1La reconstruction des contours du milieu musical proposée dans les pages précédentes, l’étude de sa structuration par les institutions urbaines et le mécénat, de ses hiérarchies internes et des modalités d’accès à l’emploi, a éclairé le cadre quotidien dans lequel les musiciens développaient leurs activités et construisaient leurs carrières. La ville de Rome offrait de nombreuses ressources aux musiciens, lesquels en disposaient de façon variée, en fonction de choix personnels ou des opportunités qu’ils rencontraient au cours de leurs carrières grâce à leurs réseaux relationnels.

2La période chronologique prise en considération pour cette enquête a été traversée par des évolutions et des changements notables portant aussi bien sur le goût musical que sur l’organisation structurelle du milieu de la musique. Les musicologues ont mis en évidence le développement et le perfectionnement du système théâtral dans les villes italiennes et européennes. L’activité théâtrale, comme l’a décrit Franco Piperno, devint plus « institutionnalisée et habituelle, fondée sur un appareil financier moins improvisé, aléatoire et approximatif1 ». Le fonctionnement des circuits théâtraux se perfectionna avec le développement des réseaux professionnels, notamment ceux des agents et des imprésarios dont les figures devinrent centrales. L’univers théâtral se présentait comme plus libre que celui des chapelles musicales, dans la mesure où on cherchait avant tout à engager les meilleurs musiciens, en particulier les chanteurs et les compositeurs. Les divertissements de genre comique (intermezzi, opera buffa, comedia in musica) se développèrent et leurs succès ne firent que s’accroître au cours du siècle2.

3Dans ce contexte, où les emplois offerts sur la place urbaine se font particulièrement abondants, et où l’appréciation des capacités professionnelles est produite par divers pôles de légitimation, des autorités institutionnelles aux publics, il convient de s’interroger sur les dynamiques de professionnalisation (surveillance des apprentissages, certification des savoir-faire et des niveaux de qualité, spécialisations, conscience d’une tradition professionnelle, codes de comportement et autoreprésentation) et sur l’autonomie d’action des musiciens qui, par ailleurs, avaient des liens de dépendance avec les institutions musicales qu’ils servaient comme avec leurs protecteurs.

4Pour analyser les dynamiques sociales et culturelles qui ont façonné le milieu musical au cours du siècle, deux orientations ont été suivies dans les prochains chapitres.

5Une première a été orientée vers les discours des premiers protagonistes de cette enquête : les musiciens. On a pris en compte la façon dont les individus décrivaient leur milieu, la manière dont ils parlaient de leurs activités et de l’exercice de leurs charges. Sur la base de correspondances et de mémoires de compositeurs et d’interprètes – ceux des seconds étant néanmoins moins nombreux –, on a cherché à dresser le portrait du « musicien-travailleur ». Les correspondances entretenues entre le maître de chapelle bolonais Giovanni Battista Martini (1706-1784) et ses contemporains musiciens, exploitées généralement par les spécialistes selon des perspectives de recherche variées (étude de la pratique musicale, construction de biographies individuelles…), s’avèrent précieuses pour approcher le milieu musical dans les villes de la péninsule italienne. Il s’agit néanmoins d’un fonds unique en son genre. Le chercheur doit généralement élargir ses investigations pour exhumer les écrits de musiciens, notamment en explorant les archives familiales de protecteurs ou d’amateurs d’arts, ce qui fut le cas pour la famille Caetani.

6L’analyse de ces différents textes narratifs s’est centrée, en particulier, sur le positionnement des musiciens par rapport à l’offre et la demande locales dans ses diverses composantes : le service auprès de l’élite, l’activité théâtrale, les fonctions religieuses. On a également observé la façon dont les musiciens décrivaient les milieux qu’ils côtoyaient, afin de voir s’ils avaient conscience des évolutions qui affectaient leur milieu professionnel, et d’observer d’éventuelles réactions ou la mise en place de stratégies adaptées pour la construction de leur carrière. Les points de vue et les perceptions des musiciens permettent en effet de compléter l’étude du monde musical à une autre échelle, celle de l’expérience singulière, en accordant une attention marquée au langage des acteurs eux-mêmes, comme indice de la construction d’identités professionnelles plurielles3, aux représentations de cette activité et de sa place dans la société. Ces témoignages internes peuvent ainsi éclairer autrement notre connaissance du fonctionnement et de la structuration du milieu musical.

7Le changement de focale ensuite opéré a permis d’appréhender le milieu musical à partir de documents qui renseignent l’activité des principales institutions musicales romaines dans le milieu musical sacré. Les évolutions du goût musical contribuèrent en effet à fragiliser l’activité des chapelles musicales, comme en témoignent les tensions observées dans ces lieux, parfois décrites avec virulence par les contemporains. À travers quelques dossiers d’archives choisis, on a questionné les évolutions liées à la professionnalisation. La définition du statut du musicien et, avec lui, celle du groupe auquel il appartient ont ainsi été interrogées à l’aune de cette documentation réglementaire.

8Le croisement de ces deux perspectives permet ainsi de prendre la mesure des évolutions du siècle et de saisir leur impact sur l’identité des musiciens en tant que groupe professionnel, comme sur l’identité musicale de la ville.