Une de mes jouissances, dès que je fus arrivée à Rome, fut celle d’entendre de la musique, et certes, les occasions ne manquaient pas1.

1Pour Élisabeth-Louise Vigée-Lebrun, comme pour nombre de visiteurs de Rome au XVIII^e siècle, l’activité musicale était un des attraits de la Ville éternelle. Aussi la littérature de voyage de l’époque renferme-t-elle parfois des témoignages précieux sur la musique que les voyageurs européens purent entendre lors de leurs séjours dans la péninsule italienne2. On n’énumérait toutefois pas systématiquement les représentations musicales pour toutes les villes italiennes que l’on visitait. Les commentaires sur la musique portaient surtout sur les villes qui formaient les principaux pôles musicaux de la péninsule, telles Naples, Venise, Bologne et Rome.

2À partir de ces traces, croisées avec d’autres sources comme les périodiques et les archives institutionnelles, on analysera la place de la musique et l’importance des milieux musicaux romains à travers l’identification des lieux, multiples et variés, de la pratique musicale. Où pouvait-on entendre de la musique à Rome au XVIII^e siècle ? Quelles étaient les spécificités et les caractéristiques des lieux qui accueillaient des spectacles en musique dans la cité pontificale ? Existait-il une hiérarchie des lieux perçue par les contemporains, et sur quels critères se fondait-elle ? C’est donc l’organisation topographique de l’univers sonore qui sera, d’abord, au cœur de la réflexion.

3Depuis une vingtaine d’années, la topographie musicale des villes européennes a fortement retenu l’attention des chercheurs3. Des historiens ont vu dans l’analyse de la dimension spatiale, qui considère l’espace comme une structure d’accueil des pratiques artistiques, une entrée efficace pour étudier celles qui ont trait à la musique4. Cet intérêt porté à la spatialisation a fortement influencé la présente recherche qui vise à définir les lieux et les institutions où l’activité musicale était pratiquée à Rome. L’espace urbain se décompose en différents lieux, chacun pouvant accueillir un genre de musique spécifique.

4La question de l’environnement sonore urbain a également suscité l’intérêt de chercheurs. Certaines études sur le monde contemporain ont porté sur le rapport entre l’architecture urbaine et la musique, en particulier entre espace et ouïe dans l’élaboration de projets d’architecture ou d’urbanisme5. L’environnement sonore, ainsi abordé à partir des monuments architecturaux, a largement nourri mes réflexions pour l’enquête historique conduite ici. Les paysages sonores des époques médiévale et moderne ont récemment fait l’objet de nouvelles études6. En ce qui concerne l’Italie, et en particulier la ville de Rome à l’époque moderne, les travaux sur la topographique musicale restent cependant encore peu nombreux7. On retiendra néanmoins l’apport essentiel des recherches conduites par Saverio Franchi et Orietta Sartori8. À partir de sources variées, parmi lesquelles les archives paroissiales tiennent une place notable, ces deux chercheurs ont identifié les ateliers d’art et les habitations des artistes (luthiers, gens de théâtre, imprimeurs et libraires-éditeurs, etc.) d’une zone située au cœur de la ville de Rome, à proximité de la place Pasquino, et observé son évolution durant la Renaissance et l’époque moderne. L’activité éditoriale et musicale de cette zone urbaine était particulièrement dynamique notamment en raison de la présence de trois théâtres (Teatro della Pace, Teatro dei Granari et Sala latina) et d’une rue où exerçaient plusieurs luthiers, le Vicolo dei leutari. Les résultats de ces recherches ont ainsi permis de mieux comprendre l’insertion des représentants de l’art musical dans une zone circonscrite de la ville.

5Les musiques jouées dans les différents espaces de Rome participaient de la construction de son identité. Pour comprendre le fonctionnement et l’organisation des activités d’un musicien actif en ville, il est nécessaire d’observer dans le détail ce paysage sonore urbain en tant qu’environnement de travail. Cette démarche permet de dresser un panorama des ressources urbaines offertes aux musiciens comme cadres d’exercice de leurs pratiques professionnelles et sociales. La musique crée finalement un cadre matériel et topographique ; elle se fixe dans certains lieux qui, spatialement arrangés pour faciliter les conditions de son exécution, de façon durable ou provisoire, peuvent être chargés, à divers, degrés de valeurs fonctionnelles ou symboliques.

6Faire de la musique est une activité qui prend place dans une époque, une culture, une société, mais aussi dans un espace. Le nombre et la configuration des lieux de production, d’exercice, et de consommation de la musique varient beaucoup d’un contexte urbain à un autre. D’où la nécessité de tenter d’établir un premier inventaire de ces lieux qui constituent autant de sphères d’activités. Les lieux ne sont pas nécessairement des bâtiments ni des espaces aménagés de façon pérenne ; pour reprendre la définition proposée par Christian Jacob, le lieu « est institué comme tel par les acteurs, les instruments et les formes d’activité9 ». On a par conséquent étendu l’étude à tous les lieux où des musiciens sont amenés à se rassembler pour donner à entendre de la musique à un public, qu’il soit large ou limité. On a accordé une attention particulière aux lieux qui accueillent des formations musicales avec régularité et qui jouissent d’une visibilité publique. Ils constituent autant de foyers connus des musiciens comme des publics, lieux de référence dans la ville pour l’exercice du métier et la conduite des carrières, lieux d’agrégation et d’interactions sociales également. Car ces lieux, qui présentent des propriétés matérielles différentes, doivent également être étudiés selon leur organisation sociale en ce qu’elle détermine largement les pratiques professionnelles. Au sein de ces espaces se constituent des liens de dépendance, de fidélité, de collégialité, des alliances, mais aussi des concurrences, des conflits, des rejets, qui nous renseignent sur les enjeux du métier, sur les stratégies de réussite sociale et professionnelle, et sur les dynamiques de recomposition des communautés de musiciens.

7L’étude des contextes sonores et de la quotidienneté de la pratique musicale, menée à partir des lieux, conduit aux formes de pouvoir et de représentation qui existaient dans telle ou telle zone urbaine puisque, comme le précise Jean-Pierre Bartoli, « la musique citadine est soit l’objet soit l’instrument des pouvoirs religieux et séculiers et elle constitue un enjeu de leurs affrontements10 ». L’organisation politique et sociale de la ville de Rome conditionnait assurément la vie musicale romaine. Plusieurs études récentes ont porté sur le fonctionnement du polycentrisme romain qui fait la spécificité de la cité pontificale11. La ville était en effet organisée autour de plusieurs centres de pouvoir reliés les uns aux autres par des relations familiales ou des liens institutionnels. Ainsi, le système politique, social et culturel de Rome, qui n’était pas polarisé par une seule cour royale ou princière, amenait les artistes à graviter autour d’une multitude de cours : celle du pape, celles des membres de grandes familles romaines, des représentants politiques étrangers, des cardinaux, etc.12. L’organisation polycentrique de Rome explique notamment la multiplicité des lieux et des institutions, plus ou moins animés par les différents pouvoirs en présence. Comme l’observe Silvia Carandini, le nombre de promoteurs de fêtes était considérable :

À Rome, en plus de la Curie, les centres les plus importants sont les édifices religieux, les collèges, les séminaires, la cour constituée par la famille du pontife en charge et du cardinal neveu quand cela arrivait, les institutions communales, l’ancienne et la nouvelle aristocratie, les « nations » étrangères dont les États italiens […] La fête devenait la principale activité religieuse, politique, industrielle et commerciale de la ville13.

8Ces caractéristiques eurent des incidences directes sur l’organisation de la pratique musicale dans la ville, en particulier sur le choix des lieux qui servaient de cadre à l’exécution de la musique urbaine et sur leur utilisation. Ainsi, les pouvoirs religieux ou séculiers pouvaient commander à des organisateurs spécialisés un événement sacré ou mondain dans un lieu de leur choix. En fonction du lieu et de l’organisateur, la musique pouvait remplir une fonction secondaire ou devenir le cœur même de l’événement organisé. La musique, comme d’autres domaines artistiques, revêtait un rôle symbolique dont les promoteurs de ces événements avaient conscience14. Elle faisait partie des ingrédients qui augmentaient le caractère festif et divertissant, ou solennel et grandiose, des manifestations.

9Quelle que soit la place accordée à la musique au sein des multiples manifestations qui marquèrent le XVIII^e siècle romain, il faut imaginer une ville dont l’offre musicale était considérable, ce dont témoigne un contemporain, Jérôme de Lalande :

Quoiqu’il n’y ait point à Rome d’Opéra pendant les trois quarts de l’année, on n’y manque pas de musique ; toutes les Églises en ont la veille & le jour de leur fête ; chaque Musicien fait une Academia chez lui de temps en temps, aux dépens de ceux qu’il invite. Les grands seigneurs donnent très souvent aussi des concerts chez eux. Les églises nationales, telles que S. Louis des Français, S. Jacques des Espagnols, S. Jean des Florentins, distinguent surtout leurs fêtes par une grande & belle musique, & elle coûte fort peu de chose15.

10Cette description souligne la variété des lieux où l’on pouvait entendre de la musique. L’auteur mentionne ici les théâtres d’opéra, les églises et les résidences privées. Il s’agit d’espaces ouverts au public ou réservés à des particuliers. Pourtant, si l’on arrive aisément à classer certains d’entre eux dans la catégorie des espaces publics (théâtres, rues, places, etc.) et d’autres dans celle de la sphère privée (palais aristocratique, pontifical ou cardinalice, domiciles de musiciens, etc.), certains espaces comme une loggia ou la cour de palais romains sont plus difficiles à faire entrer dans ces catégories, ce qui témoigne de la perméabilité des espaces16. Tous ces lieux, ouverts au public, fermés et exclusifs, ou espaces intermédiaires offrant un accès partiel aux auditeurs, doivent être pris en compte pour saisir la place de la musique dans la ville, et commencer à appréhender les contours des milieux professionnels musicaux.

11J’entends par « lieu » un pôle d’agrégation de musiciens, où ils se rencontrent et interagissent autour d’une ou plusieurs œuvres musicales ; c’est à la fois un pôle spatial, institutionnel et social. Les lieux qui, au sein de la ville, constituaient le cadre et l’environnement du travail des musiciens conditionnaient, voire déterminaient, des expériences et des façons d’exercer le métier. Ainsi, à la diversité des lieux répondait la grande hétérogénéité des activités et des carrières. Comme le précise Anne-Sophie Leterrier, « il est impossible de parler de musicien(s) sans ouvrir tout un éventail de situations, de genres et de lieux musicaux, qui tous ont apporté leur contribution, à notre définition de la musique17 ». Tout en prenant en compte la pluralité des situations individuelles, les lieux d’exécutions musicales identifiés dans les trois premiers chapitres deviennent des observatoires à partir desquels étudier les conditions d’exercice et les pratiques musicales, en fonction des cadres institutionnels et sociaux qu’ils définissaient.

12Les pages qui suivent esquissent ainsi les premiers éléments d’une topographie musicale romaine qui, bien que non exhaustive, permet d’observer précisément des lieux matériels, construits ou éphémères, situés dans des édifices ou en plein air, où se déploient les musiciens exerçant en ville. Il s’agit de dresser une typologie des lieux qui prenne en compte leur matérialité (édifices ou espaces libres), leurs temporalités (régularités, occasions répétées ou ponctuelles), les répertoires musicaux des représentations qu’ils accueillaient (sacré et profane), l’ampleur des formations musicales appelées à s’y produire, leur composition et leurs caractéristiques. Après avoir étudié les composantes spatiales de l’exercice de la musique à Rome, dans leur matérialité concrète, on observera la façon dont ces lieux sont utilisés et pratiqués par les musiciens. Ces lieux se présentaient en effet comme des foyers d’agrégation sociale, de formation de communautés musicales avec des règles plus ou moins formalisées, et dessinaient des sphères d’appartenance et de reconnaissance. Il s’agit de mettre au jour le cadre institutionnel romain et les conditions d’exercice de la musique en relation avec l’environnement matériel qui les inscrit dans le tissu urbain. Pour cela, on a pris en considération des sources de nature variée : les règles statutaires des institutions musicales (rôle et organisation, droits et devoirs des musiciens), des contrats, des suppliques et des correspondances. Cette approche permet de mettre en lumière le degré d'institutionnalisation et la hérarchie de ces lieux, ainsi que leur spécialisation, leur complémentarité ou leur éventuelle interdépendance dans le système urbain, et les circulations qu'ils activent.