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Raison administrative et logiques d’empire (xvie-xixe siècle)

 | 
François Godicheau
, 
Mathieu Grenet

Deuxième partie. Raison administrative, gouvernement et Empire

Dilemmes de l’anthropologie historique

Jean-Frédéric Schaub

Texte intégral

Introduction : une histoire sociale et juridique de l’autorité

1Les quatre chapitres qui forment cette partie abordent deux thèmes que les sciences sociales contemporaines identifient avec clarté. D’un côté, une interrogation sur deux fonctions régaliennes du pouvoir gouvernemental : la gestion des affaires extérieures sans laquelle la définition du périmètre d’exercice de l’autorité ne peut être définie (José Javier Ruiz Ibañez), la levée de l’impôt sans laquelle aucune décision de caractère général ne peut être mise en œuvre au sein de ce périmètre (Rachel Renault). De l’autre côté, les résultats de deux enquêtes sur la façon dont l’ajustement administratif de la conflictualité politique façonne la société et enregistre les relations sociales existantes. Deux cas sont examinés : celui de la réforme dans la représentation des corps de la société dans l’institution municipale au lendemain des motines de Esquilache (Carlos Garriga) ; celui de l’institution progressive du gobernador civil dans la Catalogne du premier XIXe siècle (François Godicheau et Manel Risques Corbellà). Chacune de ces contributions, à sa façon, offre une réflexion sur la diffraction des situations politiques et des règles qui les interprètent. Diffraction dans la façon dont se pose la définition du monde extérieur pour une monarchie, comme l’espagnole, qui se trouve prise dans une dynamique impériale et catholique, c’est-à-dire sur la trajectoire rêvée de la Monarchia Universalis. Diffraction des autorités suzeraines dans l’architecture du Saint Empire qui compose, à diverses échelles et selon des formules variables, la reconnaissance de l’autorité des Princes et celle de l’Empereur. Diffraction du peuple et de la plèbe dans les réformes engagées pour desserrer l’emprise des oligarchies au sein du pouvoir municipal dans les villes espagnoles ; réformes qui ont enrichi l’expérience du suffrage et accru la participation populaire aux affaires de la cité, mais dont certains des effets les plus émancipateurs ont été rognés sous l’action de familles privilégiées qui n’entendaient rien céder de leur capacité d’action. Diffraction, enfin, au long du parcours constitutionnel de l’Espagne postnapoléonienne entre établissement d’une règle politique commune et présence de la guerre civile, avec pour effet le réinvestissement du for militaire d’Ancien Régime sous la forme d’une tutelle militaire sur l’ordre public, en lien avec la tentation du « caudillisme ». Les quatre textes déploient des modes d’enquêtes différentes, mais elles partagent une même sensibilité : l’étude des conditions de construction de l’autorité politique ne peut se fonder sur une opposition entre normes édictées et pratiques constatées.

Vanité de l’opposition normes/pratiques

2Quand les historiens fréquentent les historiens du droit, ils s’émancipent de l’opposition entre pratiques et normes. Lestée du poids du sens commun, cette distinction a longtemps servi de viatique à l’histoire sociale. Elle recoupe une division professionnelle, pour ne pas dire corporatiste. D’un côté les historiens dont la matière première et dont la matrice intellectuelle résident dans les séries d’archives manuscrites ; de l’autre des historiens du droit qui, sans ignorer les trésors de l’archive, se réfèrent en premier lieu à des compilations normatives dont ils dégagent le fonctionnement en système. En ce sens, l’histoire juridique est placée sous la même suspicion que l’histoire intellectuelle. Pourtant, depuis longtemps l’histoire intellectuelle n’est plus un parcours exégétique et téléologique vers l’avènement de la modernité libérale. Continuer d’instruire ce procès, sans apporter d’arguments nouveaux, c’est faire montre d’un manque de curiosité scientifique. Il suffit de prêter un peu d’attention à l’histoire intellectuelle telle qu’elle s’écrit, et non pas telle que l’imaginent ceux qui la récusent au nom du primat accordé à l’analyse sociale, pour mesurer toute l’importance accordée aux formes concrètes de production, aux processus de réception, à la matérialité de la mise en œuvre du travail de la pensée et de l’écriture dans les sociétés du passé. De la même façon, l’enseignement d’« histoire des institutions et des faits sociaux », longtemps délivré dans les facultés de droit, dans sa platitude et son absence de toute sensibilité sociologique, se présente comme une caricature de ce qui n’est ni de l’histoire ni du droit. A contrario, l’examen de la recherche conduite depuis plus de quarante ans par le regretté Antόnio Manuel Hespanha, qui conclut cet ouvrage, montre qu’une sociologie critique du milieu des juristes d’Ancien Régime est la compagne indispensable de l’entreprise de reconstitution du système normatif effectivement à l’œuvre dans le fonctionnement de ces sociétés.

3Les historiens de la société, en tout cas ceux qui n’ont jamais cessé de faire dialoguer leur connaissance de l’archive avec le renouvellement de l’historiographie, se sont débarrassés de l’illusion selon laquelle il existerait une vérité supérieure de l’archive dans le rapport au réel. Ce qui est en jeu n’est pas une hiérarchie des sources du passé allant des plus immédiates (l’archive) au plus médiatisées (la compilation des normes). L’argument pourrait se trouver inversé du tout au tout. D’un côté, les archives ne sont pas le papier carbone de la vie sociale mais le fruit de procédures conduites par des agents sociaux à des fins précises – toutes autres que l’enquête historique ! – et suivant des méthodes qui trouvent leur justification et leur légitimité dans le système normatif en vigueur pour eux. D’un autre côté, la littérature des jurisconsultes d’Ancien Régime articule, sans contradiction, le raisonnement technique sur le système des normes et la présentation des cas particuliers dont la résolution fonde la démarche jurisprudentielle. Pour ne prendre qu’un exemple, le travail de compilation de Juan de Solórzano Pereira concernant les normes édictées et les décisions adoptées sur et dans l’Amérique coloniale espagnole expose une telle quantité de cas, qu’on en vient à se demander s’il peut arriver que l’on trouve dans les archives des juridictions des Indes de Castille des types de situation que Solórzano Pereira n’aurait pas répertoriées. Ce volume et cette section rendent ainsi compte de la complémentarité des informations tirées des différents types de traditions textuelles et, ce faisant, ils renvoient l’opposition histoire du droit et histoire de la société au magasin des accessoires sans utilité.

Temporalités des historiens du droit et des historiens de la société

4Dans leurs pratiques professionnelles, les historiens du droit abordent les durées historiques d’une façon qui n’est pas coutumière des historiens. Concernant l’Ancien Régime, la référence au Corpus Iuris Civilis, aux compilations wisigothiques, et aux Siete Partidas d’Alphonse X Le Sage (1221-1284) sont un pain quotidien qui permet de mettre en perspective les écarts, les apports, les reformulations engagés dans la glose et dans la glose de la glose, qui sont le fondement de la formation des juristes d’Ancien Régime, depuis que le modèle de l’université de Bologne s’est répandu en Occident à partir de la fin du XIIe siècle. La prise en compte de cette longue durée du droit reflète avec exactitude les durées embrassées par les jurisconsultes, acteurs du passé, qui opèrent par réinvention et actualisation, dans les limites d’une volonté de systématisation. Bien entendu, les historiens de la politique ne peuvent que manifester leur désarroi face à la mobilisation de nomenclatures de magistratures romaines lorsqu’elles sont appliquées à l’exercice du droit public des royaumes d’Ancien Régime. De même les historiens de la société peuvent être déconcertés devant la persistance de raisonnements juridiques sur les différentes formes de l’adoption d’enfants tirées du droit romain, alors même que les sociétés médiévales et modernes de l’Occident chrétien ont réduit la pratique de l’adoption à la quasi-nullité.

5Archives en main, il faut bien admettre que le monde de la langue vernaculaire et celui du latin ne sont pas séparables avant un XVIIIe siècle bien engagé, ce qui dénote la capacité des acteurs et rédacteurs de l’Ancien Régime à vivre au quotidien des temporalités de nature différente. Le problème de la temporalité n’engage pas seulement une question technique, mais également le problème du jugement moral. Soient deux exemples qui concernent l’histoire des Anciens régimes européens.

6D’abord, la question double de la corruption et de la vénalité des charges dans des sociétés qui ne distinguent pas de la même façon que nous le public et le particulier. La facilité consisterait à prendre appui sur un certain nombre de faits pour en tirer la conclusion que la notion de corruption est un anachronisme venu d’une société qui sépare les sphères de l’existence : le fait que la patrimonialisation des charges, sous certaines conditions, n’était pas tenue pour une anomalie, le fait que l’exhibition de la prospérité de sa famille participait de l’autorité du titulaire de la charge, le fait que le domicile des acteurs investis d’une autorité pouvait être un des sièges d’exercice de leur fonction, par exemple. Mais dès lors que la corruption est une qualification judiciaire invoquée à l’occasion de procès et de « visites », on ne peut plus affirmer que la sensibilité à la confusion des registres et des intérêts eût été absente du jugement politique et moral des sociétés d’Ancien Régime. La casuistique de la concussion et de l’abus de pouvoir engendre une jurisprudence qui reflète la condamnation morale de certains comportements dans certaines conditions, tenant compte notamment de l’intensité des déséquilibres provoqués par une conduite indélicate dans le jeu politique, social et économique.

7Le second exemple est celui de l’interprétation des massacres et des explosions de guerre civile. Ces phénomènes se situent sur le seuil externe de la politique, c’est-à-dire aux antipodes du rapport d’autorité, à l’opposé de l’articulation entre commandement et consentement au commandement. Les acteurs de l’époque moderne ont su identifier plusieurs phénomènes qui excédaient toutes les normes du côté du déchaînement de la violence. D’une part, ce côté obscur de l’histoire ne peut être dissocié de l’histoire sociale et juridique de la politique sous l’Ancien Régime, car il en constitue l’arrière-fond que nul acteur n’était prêt à oublier. Les horreurs des guerres civiles, a fortiori des guerres civiles de religion, sont le contexte, réel ou fantasmé, des arrangements socio-politiques et des montages normatifs sur lesquels reposait le cours ordinaire de la vie commune. D’autre part, ces phénomènes posent aux historiens la question du rapport entre jugement éthique et distance temporelle. L’importance du thème du Massacre des innocents dans le cadre des sociétés chrétiennes indique que la question n’est pas vaine. Mais, en l’occurrence, il s’agit autant d’un motif enchâssé dans l’horizon de la révélation du Messie, que de la mémoire d’un crime qui invite à l’identification de chacun avec les victimes. Mais qu’en est-il de la Saint Barthélemy, ou auparavant des massacres subis par les calvinistes de Floride, ou le sac d’Anvers, plus tard le ravage du Palatinat ou la guerre faite aux Camisards ? L’empire du droit, en dépit de son impuissance à résorber la violence, explique-t-il que dans la mémoire collective l’identification avec les victimes de ces épisodes soit encore possible, tandis qu’elle serait devenue impossible avec les victimes des Vikings, de la Première Croisade, des guerres civiles de la fin du Moyen Âge ? Ou bien faut-il comprendre qu’au temps de l’expansion européenne, à partir du XVIe siècle, l’ambition d’incarner un degré supérieur de l’humanité se heurte à la réitération de formes de violence qui démentent cette prétention ?

8Les décisions les plus délicates que doivent adopter les historiens lorsqu’ils construisent leurs enquêtes portent sur le choix des temporalités qu’ils entendent articuler, sans parler de la gestion des demandes, de plus en plus lassantes, de mise en récit de la mémoire. Les traditions intellectuelles des historiens du droit et des historiens sociaux sont sensiblement différentes sur ce point, même si dans les deux cas et pour des raisons distinctes, la longue durée leur apparaît comme une source de légitimité. Reste, alors, à s’interroger sur la possibilité de repérer des changements substantiels dans l’évolution sociale, politique, institutionnelle et normative des sociétés occidentales, entre Moyen Âge et époque contemporaine.

Ni rupture ni continuité : avant l’âge contemporain

9Les quatre textes de cette section suscitent une interrogation sur l’existence de ruptures dans l’ordre politique de la Renaissance à la formation des États-nations. Nombre d’historiens est confronté au petit jeu selon lequel des aspects jugés centraux du phénomène des Lumières seraient déjà présents en Europe dès la Renaissance. À l’inverse, une part de l’historiographie portant sur le libéralisme du XIXe siècle s’emploie à montrer tout ce qui demeure ancré dans les structures corporatives de l’Ancien Régime à l’ère postrévolutionnaire. Sans doute s’accorde-t-on plus aisément à identifier une rupture claire avec l’avènement du suffrage universel masculin et, à la même époque, l’effondrement des protections traditionnelles, mais aussi les abolitions de l’esclavage. Ces transformations créent les conditions d’apparition d’un nouveau sujet historique : les masses faites d’individus en théorie souverains sur leur parcelle de participation au suffrage mais également moins protégés que dans une société de caractère corporatiste. Si à cette double inflexion on ajoute l’irruption de la guerre de conscription à une échelle inconnue, de l’aventure napoléonienne à la Grande Guerre, on repère des transformations sociales et normatives par rapport aux sociétés d’Ancien Régime qu’il est aventureux de vouloir relativiser. Cet ensemble de dérèglements a engendré des réaménagements qui font la trame de l’avènement de notre contemporanéité : qu’il s’agisse de l’utopie communiste, de l’État fasciste, ou de la réduction des risques de l’existence par la redistribution des revenus et la mutualisation des assurances gérées par l’État. Sauf à s’installer dans le confort du relativisme, l’époque moderne appelle un type d’analyse qui lui est propre et se distingue de l’étude des sociétés contemporaines. Cela en dépit de l’invocation de la longue durée comme marque de fabrique de l’histoire sociale ; cela en dépit de l’habitude prise par les historiens du droit de traverser les périodes avec assurance.

10Comme une variante de l’opposition normes/pratiques, l’histoire politique a recours, avec une grande facilité, au lieu commun tiré d’une réplique du Guépard de Giuseppe Tomasi di Lampedusa : « Si nous voulons que tout reste tel que c’est, il faut que tout change » (Se vogliamo che tutto rimanga come è, bisogna che tutto cambi). Bien souvent, soit la longue durée des montages normatifs sous la surface de l’agitation politique et de la succession des régimes, soit la capacité de certains lignages, de certains clans, de certains groupes à tirer parti de modifications apparentes, incitent les historiens à se réfugier sous le bon sens de la formule du prince Tancredi. L’étude de Carlos Garriga échappe avec précision et subtilité à cette commodité. À le lire, on comprend que la volonté royale de changer les modalités de représentation des roturiers dans les corps de ville d’Espagne a eu une incidence certaine sur les pratiques du suffrage et sur les arrangements politiques locaux, même si nombre d’oligarques ont su conduire avec succès des stratégies visant à conserver le contrôle sur les affaires communes. Si l’on se place du point de vue de l’enquête sociale, l’histoire politique de l’Ancien Régime européen, en réalité, offre de très nombreux exemples d’élites du pouvoir, de l’honneur et de l’argent décapitées et remplacées par des fournées d’hommes nouveaux, issus de milieux moins élevés dans la hiérarchie sociale, comme la conséquence de crises de divers type. En cela, la remarque du jeune Tancredi ne peut servir de règle générale. Que l’on songe à la façon dont Philippe II façonne une nouvelle aristocratie portugaise en 1581 et dont João IV opère de la même façon en 1641-1642. Que dire de la fameuse « domestication de l’aristocratie » par Louis XIV au terme d’un siècle d’affrontements entre les familles royales de France et les grands, qui se soldent par deux échecs de l’aristocratie à la fin des Guerres de Religion et à l’issue de la Fronde : plus de Guise, plus de Condé face au roi. Mais au-delà de la politique au plus proche, quelle portée peut-on accorder à l’idée que le changement dans l’ordre politique est une illusion, si l’on veut bien se placer, par exemple, du point de vue des populations et des systèmes politiques qui ont été soumis aux ordres nouveaux issus de la conquête et de la colonisation ?

11Sans valider la distinction, combien artificielle, entre histoire nationale (ou métropolitaine) et histoire coloniale (ou ultramarine), l’articulation de la rupture et de la continuité mérite d’être observée dans ce qu’on pourrait désigner comme la capacité d’ingénierie sociale que certaines autorités d’Ancien Régime ont su mettre en œuvre.

Ingénierie sociale et information d’Ancien régime

12Puisque l’Espagne occupe l’essentiel de cette section de l’ouvrage, des exemples d’ingénierie sociale peuvent aisément être tirés de l’Ancien Régime hispanique. Les deux grandes expulsions, celle des juifs de 1492 et celle des morisques de 1609-1611, sont deux cas qui interdisent de reconduire de penser que nihil novi sub sole. Dans les deux cas, des institutions de pouvoir organisent à grande échelle une modification de la composition de la société qu’elles gouvernent. Il n’est pas inutile de garder toujours en tête que les délices du Ius Commune, ses flexibilités, ses trésors de casuisme, son universalisme de principe dans le périmètre de la catholicité, tout cela ne concerne en vérité que les sujets vieux-chrétiens des rois espagnols. Au-dessus des autres, convertis et descendants de convertis, pend l’épée de Damoclès de l’accusation double d’infidélité et d’apostasie, sur la seule présomption d’une origine familiale douteuse. Et que dire des esclaves d’Afrique du Nord et d’Afrique subsaharienne qui furent acquis sur les marchés méridionaux d’Espagne et aux Indes de Castille. Quant aux Amérindiens encadrés au sein de la República de Indios, s’ils disposent d’une marge normative qui leur est propre dans l’architecture juridique des Amériques, en revanche leurs enfants métis, tenus pour bâtards et donc impurs dans l’immense majorité des cas, subissent un statut de réprouvés, en marge des instituions et de la société hispanique organisées selon les normes du Ius Commune. Il ne s’agit pas ici d’un contrepoint portant sur une question secondaire, mais d’un avertissement sur le risque que court l’interprétation des montages normatifs d’Ancien Régime si l’on ne prête pas attention aux segments de la population qui s’en trouvent exclus.

13Sous l’Ancien Régime, la monarchie espagnole fut pendant près d’un siècle la plus grande puissance de la Chrétienté. Parmi les facteurs qui expliquent cette réussite, il en est un qui situe l’Espagne sur la trajectoire de la modernité, c’est le gouvernement de l’administration par l’information. L’image de Philippe II comme roi de bureau, lisant et annotant chaque jour plusieurs dizaines de documents placés à sa demande sous ses yeux sur tout type de sujets, à tout type de niveau, concernant n’importe quel lieu de sa monarchie ne relève pas du mythe. Le roi Prudent avait acquis la conviction que l’exercice de l’autorité reposait sur le flux d’informations parvenant jusqu’à lui de tous ses territoires et extraites en son nom de tous ses territoires. Si l’on compare le système de circulation de l’information bâti par Philippe II pour connaître ses possessions avec le « tour de France » de son contemporain Charles IX, par exemple, on perçoit combien le mode de gouvernement espagnol tranchait. On comprend, surtout, que l’échelle impériale de la monarchie espagnole n’est jamais reléguée.

14Les quatre textes proposés, y compris celui de Rachel Renault qui porte sur la question fiscale dans le Saint Empire, témoignent de l’intensification de l’action gouvernementale par l’accroissement des ressources en informations destinées aux Princes, avant d’être mises à profit par les historiens. Ce constat appelle une réflexion générale, à l’heure où le désir de produire une histoire globale des sociétés du monde se fait de plus en plus pressante, et à juste titre. L’association de l’émission de documents écrits et du souci de leur conservation produit des résultats dans certaines régions de l’Europe, en Chine, dans les Empires ottoman, perse et moghol beaucoup plus que dans d’autres régions du monde. Il en résulte qu’il demeure vain de prétendre que l’on puisse jamais atteindre un degré de connaissance comparable pour les sociétés qui sont héritières d’immenses corpus archivistiques et pour les sociétés qui n’ont pas reçu un héritage comparable. Sans doute les historiens sont-ils appelés à retrouver les mondes perdus dans le reflet qu’ils ont laissé dans les sources venues des mondes mieux documentés. Ces opérations sont importantes mais elles ne peuvent masquer une asymétrie de situation et ne peuvent la corriger que – très – partiellement.

15Si pendant plus de trois siècles, l’Espagne a su conserver un contrôle pour une grande part réel, pour une part nominal, sur un ensemble immense de territoires de taille et de nature les plus divers, elle le doit à la capacité de ses acteurs à coucher par écrit de l’information, à la faire voyager, à en prendre connaissance et à la préserver des atteintes du temps par une pratique très avancée de l’archivage. C’est là que réside le nœud de son système politique. C’est également là que se noue, aujourd’hui, l’alliance de l’histoire sociopolitique et de l’histoire du droit. Car cette société qui confiait à la rédaction de documents, c’est-à-dire à l’écriture de la vie sociale, une place si centrale, le faisait suivant des règles de composition et sur la base d’un lexique et d’un cadre conceptuel qui s’alimentaient à la pratique des juristes et qui les nourrissaient en retour.

16Cette activité d’écriture, de lecture et de classement suivait un cours parallèle à celui de l’autre continent de papier engendré par l’encadrement spirituel, c’est-à-dire ecclésial, de la société. Même si les études de cette section n’abordent guère cette dimension du montage politique des sociétés d’Ancien régime, elle en constitue toutefois le second hémisphère. Or, les hommes qui produisirent, prononcèrent, commentèrent, diffusèrent, traduisirent les textes de la religion, c’est-à-dire du lien le plus fondamental, pour la plupart d’entre eux, avaient partagé leurs années de formation supérieure aux côtés des futurs juristes, dans une communion, peut-être même une camaraderie, dont l’histoire sociale des universités ne nous livre qu’une image à demi effacée. La gestion des diocèses, en tant que seigneuries, mobilisait des techniques juridiques tirées du droit canon ; la décision royale ne pouvait se passer de l’expertise des théologiens : la contamination réciproque, dans le domaine politique, plaçait les acteurs de l’Ancien Régime à l’opposé de la distinction des ordres à laquelle Pascal tenait tant. Ainsi l’ordre des mœurs, celui des règles de droit et celui de la communion spirituelle se conjuguaient pour assurer aux hommes et aux femmes que le monde social non seulement n’était pas livré au chaos, mais encore que son fonctionnement pouvait être reproduit dans le temps à venir. Cette promesse de stabilité était la condition sine qua non de l’installation de l’expérience individuelle et collective dans une architecture politique.

Vie de cour et polycentrisme : une fausse antinomie

17Les deux monarchies étudiées dans cette section, l’Espagne et le Saint Empire, embrassent des ensembles territoriaux de nature composite et de tailles diverses. Dans les deux cas, le monarque et l’empereur sont tenus de façon symbolique mais tout autant de façon réelle pour les cœurs vivants du système. Depuis plusieurs décennies, les historiens dénoncent ou amodient, au cas par cas, le schéma binaire qui distingue le centre et les périphéries dans tout montage institutionnel. Les recherches présentées ici n’échappent pas à la règle, à raison. On le voit ainsi avec une grande clarté dans la forme subtile de négociation de petits acteurs du Saint Empire, qui aspirent à établir une communication directe avec la couronne impériale, afin d’échapper à l’emprise de leurs puissants voisins au sein de l’empire. Concernant l’Espagne, on a affaire à une construction politique qui associe un investissement spectaculaire dans la mise en scène de la cour royale et une grande disparité de situations dans les territoires, possessions et dominions gouvernés par le roi. La cour doit alors être comprise comme le théâtre de la présentation de la majesté royale, c’est-à-dire d’une composante qui domine l’économie de l’autorité car elle donne à voir et à imaginer le lieu de l’exercice du commandement en son échelon le plus élevé.

18La cour sous l’Ancien Régime, et la capitale à l’époque postrévolutionnaire, opèrent dans le système politique comme le forum où se manifestent toutes les remontées en appel des juridictions, puis des administrations. L’existence d’un lieu unique n’est pas le résultat d’un processus d’unification, du moins au sens où l’entendent les constitutions souveraines des États-nations tels qu’elles se sont définies à l’ère postnapoléonienne, tout au long du XIXe siècle. La symbolisation de l’unité n’est pas l’institution de l’unité. Au contraire : c’est justement parce que la monarchie, de fait, a opéré comme une fédération de villes-républiques et une confédération de royaumes, de vastes seigneuries, d’évêchés, de dominions, de domaines confiés à des conquérants, à des pyramides féodales à l’italienne, etc. qu’il était indispensable d’orchestrer, de la façon la plus spectaculaire, l’existence d’un centre d’impulsion et d’arbitrage, reconnu comme le bien commun des fédérés et des confédérés. Il suffit, pour rendre compte de ce phénomène, de songer à la façon dont, à l’époque de l’union des couronnes, nobles, prélats et notables portugais ont investi la cour de Madrid/l’Escurial, pour s’assurer que le Conseil du Portugal jouerait bien son rôle d’incarnation des juridictions portugaises auprès de la personne de leur monarque.

19Croire qu’il existe une antinomie entre l’existence d’une cour (ou d’une capitale) productrice de lien social, de dépendance politique, de création artistique et d’investissement financier avec la persistance d’une articulation polycentrique de l’ensemble des pays associés résulte d’un malentendu. En effet, l’exhibition de la majesté qu’accompagne l’écheveau d’intérêts particuliers de toutes les personnes et de toutes les familles qui participent, de façon pérenne ou occasionnelle, au fonctionnement de la cour, ne saurait être confondue avec la souveraineté, surtout pas dans la définition Une et Indivisible que la Révolution française a entendu lui donner. Ainsi, pour composer les parties disparates de l’empire ou de la monarchie, une institution telle que la cour apparaît comme un mécanisme assurant une certaine stabilité dans l’ordre politique, en étroite relation avec l’Église et avec les pyramides de clientèles qui tissent le réseau des interdépendances sociales à toutes les échelles de la vie collective. Si tel n’était pas le cas, on ne pourrait pas comprendre comment les auteurs des quatre études considérées suivent des stratégies de recherche qui associent dans le même mouvement des études de cas localisées au plus près de l’expérience individuelle avec la mise en œuvre de politiques décidées au niveau supérieur de la hiérarchie des autorités dans les sociétés étudiées.

 

20José Javier Ruiz Ibañez, Rachel Renault, Carlos Garriga, François Godicheau et Manel Risques Corbellà, à partir d’expériences historiographiques différentes, manifestent leur appartenance à un mouvement et à un moment commun pour la recherche historique. Celui qui, au sein de l’histoire telle qu’elle se fait dans les facultés de lettres ne reconnaît plus de pertinence à la distinction entre histoire sociale, histoire politique et histoire intellectuelle ; celui qui, pour l’histoire du droit, s’est constitué une boîte à outils faite d’anthropologie et de sociologie mais aussi d’analyse de l’argumentation et de philosophie politique. Ces deux tendances se sont rencontrées depuis une trentaine d’années, en Italie, en Espagne et au Portugal et ont donné des résultats qui ont transformé en profondeur l’interprétation de l’évolution politique des sociétés d’Ancien Régime et celle de leur passage postrévolutionnaire à la formation des États-nations selon les paramètres du libéralisme. Ces déplacements et ces ouvertures ont permis de tendre des ponts entre les travaux des historiens des facultés de lettres et ceux des facultés de droit. L’ensemble du volume témoigne de ces croisements et de leur fertilité intellectuelle. Le point d’arrivée ne signifie pas que les questions posées se trouvent résolues. Les processus d’affirmation de l’autorité dans la pratique du commandement, quelques progrès que les historiens puissent faire pour en élucider les fonctionnements, conservent une part de leur mystère. Même à propos de sociétés dont l’ancrage dans le catholicisme était si robuste, cela ne devrait plus inciter à regarder du côté d’une théologie politique à l’usage des contemporains, mais à tenir l’enquête pour toujours ouverte.

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