Ingérence ou interaction ?

1On remarque dans la documentation produite au début du XVII^e siècle par les ambassades et les gouvernorats militaires, comme dans les consultations rendues par les Conseils de la Monarchie hispanique, un changement d’ambition globale, même si l’on trouve encore ici et là des aspects rappelant les années intenses de la toute fin du XVI^e siècle. Cette transformation a certainement à voir avec un changement de conjoncture et la réduction de la belligérance à grande échelle, mais il y a d’autres éléments décisifs, qui ne relèvent pas de la partition impériale mais ont néanmoins à voir avec des facteurs liés entre eux, comme la perte de capacité effective pour des interventions militaires extérieures et les leçons tirées par les serviteurs du roi catholique des récents échecs accumulés par la Monarchie.

2Non pas que les demandes d’intervention aient cessé d’arriver après la reconnaissance par Madrid des gouvernements de Henri IV à Paris ou d’Élisabeth I^re à Londres, mais plutôt que les agents de la Monarchie, sur le terrain comme à la cour, voyaient désormais avec plus de méfiance, voire de scepticisme, les plans présentés pour incorporer les puissances les plus proches, et ce, en grande partie à cause du manque de crédibilité que leurs interlocuteurs avaient à présent à leurs yeux. Les échecs de la dernière décennie du siècle précédent pesaient sur l’accent mis, de plus en plus, sur la conservation des territoires plutôt que sur leur incorporation1, malgré les échos qu’avaient toujours dans la documentation hispanique les projets de conquête de la Chine2 ou de libération des Balkans ottomans3.

3En outre, la politique extérieure de Philippe III4 ajouta à ces raisons ses propres revers, avec l’insuccès de certaines expéditions militaires (Alger5, Irlande en 1599-16006, Cambodge7), qui sembla justifier ces réserves ou contribua sans doute à les confirmer, même si ces entreprises étaient de moindres dimensions que celles du passé. Il ne faut pas oublier que ces campagnes n’engagèrent pas de façon décisive les moyens de la Monarchie, ni n’affectèrent réellement sa capacité militaire ou son dispositif de défense. Si la Monarchie cessa d’agir avec agressivité, ce fut en partie (et à travers un processus très complexe de prises de décision) parce qu’elle n’y avait plus directement intérêt, l’hégémonie fondée sur le prestige étant plus efficace et moins coûteuse que celle que l’on obtenait par la force.

4Dans les explications traditionnelles du coup d’arrêt impérial de la Monarchie hispanique, on a considéré à différents degrés les changements opérés parmi le personnel chargé de décider s’il fallait intervenir et comment8, les limites des ressources après l’effrayant effort fiscal de la décennie 1590 combiné aux effets de la peste atlantique de 15969, ainsi que l’extension d’un certain esprit de défaite postérieur surtout à l’épisode de l’Invincible Armada10. Ces conceptions, qui restent valides, persistent à interpréter les problèmes et l’évolution de l’Empire en se concentrant sur des facteurs internes plutôt que sur les possibilités ouvertes par l’interaction avec ses voisinages11, dont on traitera ici.

5Il paraît donc nécessaire de réfléchir à l’usage des deux expressions « interaction avec » et « ingérence dans » au sujet de la politique développée par la Monarchie dans les territoires voisins. La deuxième expression renvoie à la volonté de perturber, ou d’interférer avec, l’évolution « normale » de la gestion du pouvoir et des prises de décisions d’un pouvoir extérieur. Il s’agissait évidemment d’une pratique commune dans la politique internationale qui n’était pas l’apanage des puissances impériales. Même une fois devenue une puissance de second plan, la Monarchie fit ce qu’elle put pour que les gouvernements voisins lui fussent proches ; elle compta pour cela sur un important personnel de diplomates qui, non sans difficultés, poussèrent à des alliances, tissèrent des liens et firent ce qu’ils purent pour soutenir les alliés et affaiblir les ennemis12. La première expression suggère en revanche une vision beaucoup plus large de l’action politique hispanique sur d’autres terrains, une action dont les agents du roi ne sont pas les seuls sujets et, dans de nombreux cas, pas les principaux. L’interaction englobe l’ingérence et, à l’usage, permet de définir la position du pouvoir impérial à deux titres : sa nature hégémonique et sa dimension impériale13. Dans cette perspective, la référence au pouvoir ibérique comme hégémonique dans une région dépendra de sa position, centrale ou non, dans les débats internes de ses voisins : si elle est centrale, son importance pour la politique locale l’est aussi. De même, on considèrera ce pouvoir comme impérial, et pas seulement comme un pouvoir régional majeur, s’il est hégémonique en même temps dans plusieurs régions14.

6Parler d’interaction, comme on le fait dans ce texte, signifie insister sur le rôle non pas seulement du roi catholique, de ses ministres ou de ses soldats, mais des agents locaux qui évaluèrent, décidèrent, virent, estimèrent ou proclamèrent que pour le devenir de leurs pays, la Monarchie hispanique était, ou pouvait être, décisive, en bien ou en mal. L’historiographie a surtout retenu l’effet qu’avait, en termes d’autodéfinition, sur le discours officiel des rivaux du roi catholique, la conjuration de ce qu’on peut appeler le « danger espagnol ». Ce rejet déboucha sur des politiques répressives et passait par une narration démontrant l’impossibilité des relations avec une Monarchie hispanique et une nation espagnole dont l’aide cachait en réalité un désir de domination universelle fondé sur la violence et la tyrannie – une argumentation devenue classique15. Pour des raisons trop longues à rapporter ici, on a prêté moins d’attention à l’étude des groupes qui cherchèrent un allié dans le roi catholique, voire qui s’exilèrent dans ses domaines16, ainsi à l’effet de la politique globale que put avoir l’image positive de la Monarchie entretenue par ceux qui avaient des affinités avec elle17.

7Ce n’est pas un hasard si l’apprentissage ou la simple accumulation d’expériences et de déceptions par les ministres royaux au cours des dernières décennies du XVI^e siècle eurent lieu au moment des plus intenses interactions de la Monarchie avec ses voisinages. C’est précisément dans cette accumulation des frustrations que l’on peut trouver les causes de sa prudence ultérieure. On peut penser que les fiascos n’étaient pas si graves, dans la mesure où, au-delà de l’impact psychologique énorme des coups portés par ses ennemis, les pertes de la Monarchie furent assez limitées. Les actions offensives alliées contre l’Espagnol avaient à peine endommagé la trame impériale, car celles qui furent couronnées de succès (Cadix en 1596, Porto Rico en 1598 ou Nieuwpoort en 1600) étaient des accidents de surface, tandis que celles qui auraient pu être dévastatrices (une révolte générale au Portugal en 1589, dans les Flandres en 1595-1600 ou à Kotte – Ceylan – en 1594)18 avaient fait long feu ou avaient eu un effet limité. Mieux, la résistance en ces trois lieux avait été l’occasion de démontrer la loyauté d’une grande partie des populations autochtones envers le roi catholique. Les forces militaires et navales de la Monarchie, une fois dépassée la crise financière de 1597, semblaient intactes et les incursions hollandaises dans le Pacifique, bien que préoccupantes, ne constituaient à ce moment-là encore qu’une simple gêne19.

8Il faudrait cependant nuancer ce point de vue, car il prend en compte ce qui n’avait pas été perdu et non ce qui n’avait pas été gagné. Les expectatives des ministres espagnols et de nombreuses personnes qui avaient trouvé refuge dans la Monarchie, promettaient une expansion glorieuse, possible et pour certains même inévitable. Ministres et soldats du roi catholique avaient négocié et planifié d’intégrer – directement ou indirectement – des royaumes comme l’Irlande, la France, l’Angleterre, Candy (Ceylan), l’Algérie ou le Maroc. Les uns et les autres avaient vu comment au cours de la décennie 1585-1595 leur seigneur et roi engageait ses ressources militaires à une échelle inouïe pour atteindre ces objectifs, leur accordant de grandes quantités d’argent et d’hommes, prêtant l’oreille aux propositions de secours des rebelles de ces territoires et se montrant même disposé à donner satisfaction à une grande partie des conditions que ceux-ci posaient20… et ils avaient vu que tout cela n’avait débouché que sur bien peu de choses. Pour le dire autrement : on ne peut pas comprendre la désillusion des Ibériques au XVII^e siècle sans tenir compte des hautes aspirations qu’ils avaient formulées à peine quelques années auparavant et qu’ils avaient pu croire réalisables.

9Si la décennie 1580 avait été un moment de grands espoirs impériaux21 et la majeure partie de la décennie suivante le théâtre d’un combat à grande échelle et sur de multiples fronts pour l’hégémonie, à la charnière entre les deux siècles, les personnes qui avaient vécu cette conjoncture avaient conscience de l’énorme force que la Monarchie était capable de mobiliser, mais aussi de ses limites. En 1595-1598, les ressources du roi le rendirent capable de freiner à lui seul une offensive conjointe des Français, des Anglais et des Hollandais. La solidité de la Monarchie, ses capacités financières, son excellence militaire et même sa chance paraissaient hors de doute, mais tout cela était bien loin d’être suffisant pour développer une politique d’incorporation effective de ses voisins. Une fois déployée l’énorme force impériale, une fois démontrées quelles étaient les ressources du roi d’Espagne, si une chose était claire, c’était que tout cela ne suffisait pas à imposer la volonté du souverain et à confirmer sa position comme leader effectif de la Chrétienté. Il allait falloir négocier avec les populations autochtones et le succès ou l’échec de la politique royale allait dépendre en grande partie, de façon décisive, de la fiabilité de ses alliés locaux. C’est au cours de ce processus que se développa, entre 1588 et 1598, la croissante frustration des Espagnols et leur sentiment de défaite.

10Pour tous ceux qui avaient de l’expérience en matière de politique impériale, l’aventure avait été profondément décourageante et cela justifierait plus tard le retour à des façons plus classiques de faire de la politique et de gérer l’hégémonie en veillant à la sauvegarde de la construction impériale. La reconstruction de la trame matrimoniale des maisons royales, principalement à travers les alliances Habsbourg-Bourbon et Bourbon-Stuart, fit non seulement de Marie de Médicis la mère de l’Europe22, mais signa en outre la fin de l’instabilité monarchique qui avait secoué le continent depuis 1578. Pour guerrier que fut le XVII^e siècle – et bien sûr il le fut –, la stabilité du système politique fut si notable qu’elle contrasta de façon très significative avec l’épilogue qu’elle trouva dans la guerre de Succession d’Espagne. D’une manière générale, ce processus combinant stabilisation dynastique et politiques d’émulation entre gouvernements qui, à la fin, se considéraient comme légitimes, tenait beaucoup de la réaction aux années d’expansion impériale hispanique, c’est-à-dire à un processus qui s’était appuyé, au nom de la religion et de la justice, précisément sur le contraire, en l’occurrence : le désordre, la rébellion et la confusion entre politique intérieure et extérieure.

11Le désenchantement des agents royaux hispaniques envers les aventures extérieures s’accompagnait du renforcement de la représentation d’une partie des alliés extérieurs comme ingénus, arrivistes, intéressés et inconstants, quand ils n’étaient pas considérés directement comme félons, hypocrites et traîtres. C’était en partie logique, car sur les principaux terrains extérieurs sur lesquels la Monarchie avait employé ses ressources, une partie notable des dirigeants qui s’étaient réclamés d’elle finirent par pactiser avec les pouvoirs locaux qui se révélèrent les triomphateurs à la fin du siècle, laissant en plan ou même retournant leurs armes contre les corps expéditionnaires ibériques. Si un jour on avait cru aux promesses de fidélité de la noblesse française ou nord-africaine, la soumission de la première à Henri IV de Bourbon23 et les attitudes velléitaires de la seconde24 étaient à présent vues comme l’expression de leur nature inconstante, de leur avidité insatiable et d’une moralité très laxe. Pour les ministres espagnols, c’était l’intérêt particulier qui avait poussé les alliés autoproclamés du roi catholique à demander son aide, au nom de la liberté et de la religion, de sorte qu’une fois satisfait cet intérêt, ils avaient abandonné l’alliance et la cause25. Tous les alliés n’avaient pas été si opportunistes : les agents espagnols constataient qu’une partie d’entre eux avaient donné des témoignages de leur persévérance, en succombant face à des gouvernements tyranniques ou bien en se réfugiant dans les nombreux domaines du roi d’Espagne au nom de la liberté de conscience26 ; mais même ceux-ci pouvaient être vus comme aussi naïfs que bien intentionnés, car les promesses qu’ils faisaient sur l’adhésion massive de leurs coreligionnaires quand le roi catholique enverrait ses armées libérer leurs pays se révélèrent bientôt limitées et illusoires27.

12Du point de vue espagnol, les récents revers de l’expansion impériale montraient deux choses complémentaires : le roi détenait la force, mais celle-ci n’était pas en elle-même suffisante, tandis que la volonté de ses alliés à défendre la cause ne s’était pas non plus révélée constante. Aux yeux des Espagnols, le succès de la politique d’expansion dépendait de la conjonction heureuse de ces deux éléments, mais celle-ci ne s’était pas produite. Un tel récit réduisait considérablement les phénomènes complexes qui permirent et freinèrent les possibilités d’expansion impériale, dans la mesure où il ne considérait pas les dynamiques déclenchées par l’intervention elle-même, mais il avait au moins le mérite de mettre l’accent sur le poids de la politique intérieure sophistiquée des voisins pour comprendre le devenir de la projection impériale hispanique.

Toucher (presque) la gloire

13Les dimensions de l’échec étaient en rapport avec l’ambition des attentes. Les soldats et administrateurs ibériques étaient tout à fait conscients du caractère exceptionnel de ce moment28 : il était complètement inouï que la capitale française reçût une garnison espagnole29, que l’on discutât des droits d’une fille du roi d’Espagne à la couronne de France30 ou à celle d’Angleterre31, que l’on offrît au roi catholique la soumission d’une partie de la noblesse irlandaise32, que l’on pût introniser une princesse cliente dans le royaume de Candy ou que depuis de multiples horizons fussent formulés des projets pour réorganiser politiquement la Chrétienté sous la direction effective du roi catholique33. Et tout cela en même temps et dans l’urgence.

14Comment évaluer la viabilité de l’expansion promise ? Comment décider si la Monarchie avait intérêt à employer ses moyens militaires et financiers réduits à secourir ses voisins ? Les possibilités d’engranger un succès qui paraissait à portée de main ne pouvaient passer que par une compréhension du cadre politique et militaire dans lequel on allait s’engager. Alexandre Farnèse, le brillant neveu de Philippe II, était tout à fait conscient des changements politiques intervenus en France, du caractère exceptionnel du moment et de l’existence de partisans sincères d’une certaine hégémonie hispanique34, mais il n’en fut pas pour cela moins hostile à envoyer les ressources disponibles de son gouvernement des Flandres dans le puits sans fond de la guerre civile au royaume de Saint Louis35.

15Farnèse, habitué qu’il était à interagir avec de multiples interlocuteurs pour obtenir la réintégration du sud des Pays Bas36, connaissait la complexité des sociétés en conflit et les replis qui se forment entre la rhétorique et l’action politique ; ces compétences allaient se révéler décisives pour le succès d’une politique impériale qui semblait fort dépendante des alliés. Les administrateurs ibériques comprirent parfaitement le caractère décisif de cette question. Si les armées de Philippe II purent réaliser des incursions en profondeur dans le Languedoc37, en Bretagne38, dans le nord de la France39 ou à Candy40, ce fut grâce à l’aide de leurs alliés locaux. Aussi efficaces que fussent les armées du roi catholique, elles n’étaient préparées à, ni ne pouvaient (ne serait-ce que pour des raisons simplement numériques) contrôler tous les points forts, dominer les villes ou tenir les ponts sur les rivières et les fleuves. Il n’est pas inutile de rappeler que quand les troupes royales opérèrent dans des territoires non dominés par leurs alliés41 ou quand ceux-ci désertèrent, la position des forces expéditionnaires devint très difficile42, et que quand les coalitions d’alliés se décomposèrent la guerre acquit un caractère de conflit de frontière entre princes43. Mais beaucoup frappaient à la porte du roi catholique, et ils venaient de nombreux horizons.

16Avec le relâchement des liens de loyauté envers le pouvoir central et la mise en question du contrôle du territoire, les constructions politiques que constituaient les monarchies du XVI^e siècle montraient toute leur complexité. La domination locale et régionale allait à celui qui obtenait la force militaire, l’adhésion et la mobilisation financière les plus solides, étant bien entendu que ce genre de position n’était ni stable ni pérenne. La demande d’intervention militaire hispanique passait par des voies souvent nouvelles pour la diplomatie, et donc par de multiples agents (noblesse insurgée, rois menacés et exilés cherchant la reconquête de leur patrie, élites urbaines et régionales désireuses de plus d’autonomie), ainsi que dans de nombreux domaines seigneuriaux eux-mêmes très souvent hétérogènes et dans lesquels en général les interlocuteurs étaient variés. Le prestige de la Monarchie, l’image de l’accès à des ressources inépuisables, la défense supposément acharnée de la foi et l’expérience des incorporations récentes (Portugal et même Flandres) stimulèrent grandement l’idée qu’elle était la solution aux problèmes locaux, comme une protectrice exerçant une tutelle paternelle et désintéressée sur les peuples qui cherchaient à fuir la tyrannie. Les multiples portes, physiques et politiques, qui paraissaient s’ouvrir devant les troupes et les désirs dynastiques du roi catholique avaient quelque chose de très trompeur, car elles reposaient sur un malentendu de départ qui allait se révéler insoluble.

17Ministres et soldats se souviendraient de cette période comme d’un moment de fascination où l’on avait fait des choses incroyables, où l’on avait presque atteint la gloire et confirmé la vocation impériale de la Monarchie. Certes, mais ce devait être aussi le moment où l’on avait aperçu quelques limites, qui dépendaient plus, selon l’autoreprésentation qu’en avaient ces acteurs44, de l’inconstance des étrangers que de l’esprit de sacrifice des hommes du roi – interprétation courante dans cette fin de XVI^e siècle, où les discours sur l’éminence de la Monarchie formaient un genre littéraire bien solide45.

18Il était pourtant nécessaire d’expliquer le fait que ceux qui avaient été appelés comme des libérateurs aient été reçus comme des envahisseurs. Cette apparente contradiction donnait aux hommes du roi d’Espagne la mesure de l’instabilité des positions politiques qui s’étaient développées dans les pays voisins. Mais elle leur permettait aussi d’entrevoir un autre élément important : en l’occurrence, le fait que l’intervention espagnole constituait un facteur clef dans les processus d’adhésion et de consolidation institutionnelle. La discussion sur les phénomènes d’ingérence et d’interaction faisait elle aussi partie du débat, bien qu’avec d’autres mots. Ministres et soldats ne pouvaient manquer de constater que dans la plupart des cas, ceux qui leur facilitaient l’entrée dans leur pays ou réclamaient leur secours étaient des opposants à un gouvernement qui se proclamait légal. Le fait que le régime en question soit peu reconnu par le roi, et dans une moindre mesure par la papauté46, aidait à légitimer l’alliance avec les rebelles, surtout quand le peuple (ou une partie du moins) réclamait l’aide du roi en défense de la religion47. Il apparaissait néanmoins rapidement que derrière ces demandes et ces argumentations rhétoriques sur l’affinité avec la Monarchie, les mouvements insurrectionnels, de l’Angleterre à l’Irlande, de la France à l’Écosse ou des Balkans à Ceylan constituaient de vastes coalitions d’agents et d’institutions qui avaient des intérêts multiples, des objectifs divergents, des représentations distinctes et des conflits internes, tant sur le plan idéologique que sur d’autres affaires plus triviales.

19Les diplomates et soldats du roi catholique, dans leur interaction avec la politique intérieure de leurs voisins, incarnaient le caractère impérial et hégémonique de la Monarchie de leur seigneur, en se présentant comme les alliés nécessaires et désirables de telle ou telle force politique née de la profonde crise de légitimité d’un grand nombre de pouvoirs monarchiques en Asie, en Afrique et en Europe. À la classique résistance nobiliaire et urbaine au pouvoir souverain, exacerbée par la consolidation de celui-ci au long du XVI^e siècle48, s’ajoutait alors la fracture religieuse, la position agressive des régimes réformés et, comme si cela ne suffisait pas, la grande crise dynastique qui affecta les royaumes de l’Europe occidentale. Le résultat fut la floraison de nombreux mouvements de rejet de souverains installés (Angleterre, Empire ottoman, Maroc) ou d’héritiers légaux (France) et la mobilisation de théories de la résistance et du tyrannicide réactualisées49, tous ces mouvements regardant alors le roi catholique comme un appui nécessaire.

20Au-delà des promesses d’unanimité au sujet de l’intervention hispanique et au-delà des affirmations plus ou moins vagues de loyauté envers le roi d’Espagne et d’affinité avec la Monarchie, la couronne de Castille et la nation espagnole elle-même50, les hommes du roi se virent confrontés au fait que chacun de ces mots avait une définition particulière, intéressée et pas forcément stable, pour chacun des multiples interlocuteurs qui surgissaient çà et là spontanément. Ce que les Ibériques pouvaient considérer comme la recherche d’intérêts particuliers était en réalité la preuve de la pluralité de leurs alliés, une pluralité qui comprenait des agents qui s’inscrivaient dans diverses traditions politiques et culturelles, avec des projets qui pouvaient être opposés et des inclinations personnelles qui donnaient du poids à l’expérience et à la décision individuelle au sein des différents contextes corporatifs. S’agissant de coalitions insurrectionnelles, il était très difficile de faire émerger un discours commun qui aille au-delà du large rejet du gouvernement tyrannique. Les nobles (en réalité chaque noble ou chaque clan familial), les prêtres (en réalité chaque prêtre ou chaque ordre religieux) et tant d’autres se faisaient leur propre image de ce qu’était et de ce à quoi devait servir l’aide espagnole, et de quelle était, en conséquence, la relation à établir avec la Monarchie en attendant que la justice soit rétablie et après51.

21L’atomisation politique de l’opposition en France, en Angleterre et en Écosse contribua fortement à ce que les partis structurés autour d’une direction ferme, autour d’un candidat évident à la couronne, finissent par s’imposer dans les conflits civils. Le besoin d’un roi régulateur de la société52 explique la faiblesse intrinsèque des rebelles et leur échec, le risque de désordre et de folie étant habilement exploitée par leurs rivaux, portés de plus en plus par le succès de la réception des formulations de Juste Lipse53 et l’insistance de la contre-réforme catholique sur l’ordre et la hiérarchie54.

22Dans le processus de discrédit politique des rivaux (qu’ils fussent « recusants » en Angleterre, « ligueurs » en France ou « chrétiens » à Candy), ceux qui allaient être les vainqueurs dans les guerres civiles usèrent d’un argument efficace, en faisant de la lutte et de la résistance des rebelles non pas l’expression de la défense du bien public ou de la religion, mais la preuve de leur nature de marionnettes à la solde du sinistre pouvoir espagnol. Le succès de ce genre d’opération fut fulgurant et connut un écho historiographique durable, convertissant la propagande de guerre en discours officiel puis en mémoire publique55. Mais ni les espoirs des Espagnols de trouver des alliés unanimes et soumis à la volonté de leur seigneur, ni les accusations de leurs ennemis faisant des rebelles les clients serviles et soumis de Philippe II ne trouvent de correspondance dans la documentation. Les délégués du roi catholique allaient comprendre rapidement que leur possibilité de pénétrer dans des territoires extérieurs à la Monarchie était liée aux logiques, conflits et espoirs propres à des rebelles pour lesquels l’action impériale espagnole était un moyen pour atteindre des fins propres ; un moyen qui, bien que crucial, n’en restait pas moins accessoire au sein des cultures politiques propres aux différents rebelles.

23La confiance nécessaire pour aspirer à changer le monde est une chose importante, mais la capacité à le faire l’est tout autant. Les agents du roi catholique virent à quel point la fragmentation politique qui se développait chez leurs voisins multipliait le nombre de leurs interlocuteurs potentiels et effectifs et ouvrait des possibilités d’expansion. Même si la diplomatie secrète hispanique était habituée à traiter avec tout type d’agents, depuis des maîtres de postes jusqu’aux gouverneurs de places fortes en passant par les favoris des rois, ce qu’elle dut affronter après 1580 allait bien au-delà de cela et révolutionna le monde des agents, les espaces de négociation et les thématiques abordées56. Le halo de grandeur, une fois atteint, se retrouvait au cœur de la conception que de nombreux hommes du roi avaient d’eux-mêmes. Cela peut expliquer qu’ils se permirent, comme le fit le franciscain Matheo de Aguirre, d’encourager les radicaux parisiens à s’affirmer dans leur engagement auprès de la Monarchie et à repousser les accommodements avec les modérés57 – ou comme le commandant portugais Pedro Lopes de Soussa, qui décida avec qui la souveraine de Candy devait se marier. Se présentant comme de fins connaisseurs du monde extérieur avec lequel ils entraient en contact, Espagnols, Italiens, Flamands et Portugais tentèrent de partager leur vision de ce que devait être ce contact et contribuèrent, avec l’argent de leur seigneur et leurs propres armes, à le modeler. Il s’agissait de spécialistes comme Bernardino de Escalante58 ou l’enseigne Alonso de Cobos. L’expérience de ce dernier peut être instructive, dans la mesure où il participa à deux des diverses missions organisées en 1596 pour encourager la résistance des nobles irlandais contre Élisabeth I^re. Sur la première, il a laissé un témoignage célèbre dans lequel il se présente, lui l’enseigne de vaisseau, comme un agent décisif pour que les comtes irlandais ne pactisent pas avec la reine et acceptent au contraire la protection du roi catholique59. La documentation et l’historiographie montrent comment, à tous les échelons et sur tous les fronts, ce genre d’agents furent nombreux qui, en dépit d’une origine sociale et d’un statut professionnel modestes, parlaient au nom de leur roi et donnaient des leçons aux grands sur ce qu’ils devaient faire.

24Comment expliquer et comment comprendre que les énormes coalitions qui appelèrent au secours le roi catholique purent se dissoudre et que les promesses de mobilisations ne débouchèrent sur rien ? Comment ces mêmes ministres et soldats pouvaient-ils s’expliquer les choses, quand ils étaient tout à fait conscients du fait que la Monarchie avait fait tout ce qu’elle avait pu et même plus ? La perplexité des agents royaux s’exprima par une critique – la plupart du temps voilée – à l’encontre de la politique imprudente du roi prudent, jugée irréaliste quand ils ne la qualifiaient pas de naïve ou d’arrogante60. D’autres explications tentaient de comprendre les défections en les interprétant comme partie d’un processus politique dans lequel n’intervenait pas que l’intérêt. Il est notable qu’un Luis Cabrera de Córdoba rappelle à propos du maréchal de Rosne que sa loyauté au roi espagnol venait de ce qu’il faisait primer sa fidélité sur sa nature, ce qui constituait un acte héroïque et même exceptionnel dont on pouvait difficilement attendre qu’il soit partagé par tous61. Les deux explications, celle de la déloyauté et du poids de la nature, partaient d’une vision statique de la réalité politique, potentiellement efficace pour justifier l’échec, mais peu conforme aux faits, même si elle illustre bien la représentation que ces agents avaient d’eux-mêmes.

25Vers la toute fin du XVI^e siècle, le vétéran Alonso de Valdés n’hésitait pas à comparer Hernán Cortés aux héros classiques, car les hauts faits du conquistador comprenaient l’acquisition d’un royaume pour la Monarchie62. Un homme de plume et d’épée comme Valdés n’allait pas entrer dans ce qu’il aurait pu qualifier de subtilités juridiques sur le droit de la conquête, de sorte que son opinion permet d’entrevoir quel était le miroir dans lequel se regardaient les hommes du roi catholique : en l’occurrence, un miroir de faiseurs d’empires, de conquérants de royaumes, d’évangélisateurs du monde. En effet, à ce moment-là et au début du XVII^e siècle, l’action d’un Filipe Brito e Nicote à Pegu (Birmanie) faisant reconnaître Philippe III comme souverain, montre que cette culture restait vive, quand bien même elle était démentie par les faits, comme ce fut le cas pour cet agent qui finit exécuté par les forces locales63. La réalité avait sans doute changé, mais les acteurs gardaient une trace profonde de ces temps de l’héroïsme impérial.

26 

27Au début de ce texte, j’indiquais que la tonalité de la musique monarchique au sujet de son hégémonie changea au début du XVII^e siècle, quand les velléités impériales d’expansion semblaient devoir appartenir au passé. Pour les contemporains comme pour de nombreux historiens postérieurs, toutes ces alliances, ces agents, ces discours politiques apparaissaient dorénavant comme un bourbier, un désordre dangereux, un fatras inopérant. On voulait penser un monde plus simple, comme celui d’avant 1583, où les forces du roi catholique lui suffiraient pour se maintenir comme première puissance, plutôt que de dépendre d’alliés mesquins ou de chimériques entreprises. Mais le changement ne pouvait signifier un retour en arrière, car la génération de ces agents qui vécurent le moment d’expansion impériale non seulement souffrit de l’échec, mais elle constata aussi, ou voulut constater, la valeur des vertus que ces hommes s’attribuaient. Ils étaient entrés dans Paris, avaient débarqué en Angleterre, parlé à tu et à toi avec des princes et des rois, menacé de grands nobles, défendu la foi et libéré des villes. Là où on avait lutté pour la justice, c’était à eux que l’on avait fait appel. Cette génération vécut la grande ambiguïté d’assumer ses limites tout en se pensant comme éminente, de proclamer qu’elle avait accompli des exploits tout en voyant que l’entreprise avait dépassé ses forces, de se sentir élue par Dieu mais de ne pouvoir atteindre Sa grâce. Avec leurs contradictions, les agents ibériques comprirent cette chose décisive que l’Empire, dans ses logiques, ses représentations et ses réalités, dépend en grande partie de la politique de ses voisins, des opportunités qu’elle semble faire naître et des labyrinthes qu’elle dessine. Il est pour l’historien une autre leçon : pour comprendre cette politique, il faut convoquer dans la recherche ces espaces qui, même s’ils ne relèvent pas d’elle, subissent son influence et contribuent à la déterminer.