L’histoire fiscale d’un peuple constitue une part essentielle de son histoire tout court (…). Mais l’histoire des institutions financières revêt en fin de compte plus d’importance pour sa valeur d’indicateur que par son rôle directement causal. On y retrouve, dépouillés des rationalisations de toutes sortes, la culture d’un peuple, son niveau de civilisation et sa structure sociale, les buts qu’il poursuit en politique et mainte autre chose encore1.

Fiscalité, Saint Empire et (non-)construction de « l’État dit moderne »

1En suivant l’impôt d’Empire dans les méandres de son administration, cette contribution voudrait participer à la compréhension de formes de pouvoir singulières, irréductibles à la catégorie de « l’État dit moderne »2 : le Saint Empire romain germanique et ceux qui comptent parmi les plus petits des territoires qui le composent. Cela permet d’aborder la fiscalité autrement que du point de vue de son « rôle directement causal », et de l’appréhender avant tout comme un geste social, qui exprime et élabore tout à la fois les relations de dépendance, d’allégeance et de domination. C’est seulement sur le fond de ces dernières que l’on peut véritablement comprendre la logique au sens fort, la raison d’être et de persister de ces formes politiques étranges qui font toute l’extravagance du Saint Empire romain germanique.

2L’historiographie française a attribué de longue date à la fiscalité une place matricielle dans la construction de l’État et, conséquemment, dans l’histoire et la mémoire nationales3. Dans l’espace allemand, le Saint Empire romain germanique, habsbourgeois et catholique, a été accablé par l’historiographie prussienne et protestante du XIX^e siècle de tous les maux – et notamment, accusé d’avoir freiné la modernisation et le développement de l’État-nation allemand. C’est seulement au sortir de la guerre, après 1945, qu’il a commencé à faire l’objet d’une réévaluation historiographique, lorsque les historiens allemands ont éprouvé la nécessité de renouer avec un passé moins nationaliste et militariste que le passé prussien4. Dans le sillage de ce regain d’intérêt se sont multipliés les travaux sur l’Empire et c’est sur le fond de ce renouveau que l’« étaticité » (Staatlichkeit) de l’Empire a fait l’objet d’une controverse importante5. À l’issue de la querelle pourtant, le Saint Empire demeure un corps politique « innommable », au sens propre. Et si la controverse a entraîné un nombre important de travaux sur la prérogative régalienne par excellence qu’est la justice, l’impôt d’Empire, lui, n’a eu que de bien rares historiens. Cela tient non seulement à la complexité et à l’aridité de l’objet fiscal en général – et de l’objet fiscal impérial en particulier – mais également, précisément, à la gangue interprétative de la question de la construction de l’État. Parmi les rares historiens qui se sont attelés à la question, la plupart ont voulu analyser l’impôt d’Empire comme facteur de « l’échec de l’État fiscal6 », et en ont conclu que l’Empire n’avait « pas réussi » car il n’était pas « mûr » pour « dépasser le stade des impôts extraordinaires7 ». Selon le récit canonique, l’Empire donc ne parvient pas à devenir un État, et seuls ses « territoires » seraient devenus de véritables États modernes8 – des « États territoriaux » : en renonçant à imposer directement les sujets de l’Empire, et en passant par l’intermédiaire des états d’Empire pour taxer les sujets, le Saint Empire aurait perdu la possibilité de se construire comme État moderne. Conformément à leur cadre d’interrogation, ces récits sont fondés principalement sur l’analyse d’institutions « centrales » – c’est-à-dire viennoises – et centrés sur le XVI^e siècle, puisqu’après cette date, la construction étatique de l’Empire a définitivement échoué. Précisément, cette contribution souhaite opérer plusieurs déplacements : analyser les logiques de l’impôt d’Empire au moment où il est censé ne plus peser, ni financièrement ni politiquement – soit après les traités de Westphalie de 1648, au moment où l’État territorial est censé triompher ; les analyser non pas à l’échelle du gouvernement de l’Empire, mais depuis les « territoires », et qui plus est, depuis les « états d’Empire9 de moindre puissance » (mindermächtige Reichs-Stände), à savoir les comtés et principautés de Reuss et Schwarzburg, situés en Thuringe. Toutes ces choses prises ensemble permettent d’observer l’Empire en quelque sorte en contre-plongée, et de contribuer à comprendre les raisons de sa forme politique « monstrueuse ». Mais cela suppose de déplacer les interrogations et de poser à l’impôt d’autres questions que celle de la (non-) construction de l’État.

3Faire l’histoire d’un impôt sans État, c’est nécessairement aborder la fiscalité autrement que par son « rôle directement causal ». Et de fait, avant de « construire l’État », payer l’impôt est un geste lourdement chargé de connotations symboliques : c’est un acte public de soumission, qui dit l’allégeance et la reconnaissance d’une autorité politique ou d’une domination sociale. C’est pourquoi il est aussi un précipité des relations sociales, le lieu par excellence de l’expression des dominations et des dépendances, mais également le lieu de leur renégociation permanente. Or, c’est de cette réélaboration permanente des relations de subordination et de prééminence que l’autorité politique reçoit son fondement, et c’est seulement une fois opéré ce détour par les comportements des agents sociaux que l’on est à même de comprendre la logique et la fonction de ces formes institutionnelles et politiques singulières. Aussi le terme de « logique » nous a-t-il paru crucial : il dit bien la cohérence de comportements situés parfois en dehors, ou du moins en marge d’une « rationalité en finalité » wébérienne, moderne et efficace. À l’horizon de la démonstration réside donc la question de la permanence, jusqu’au cœur du XVIII^e siècle et même au-delà, de formes de pouvoir perçues comme archaïques, inefficaces et irrationnelles. Loin d’être une erreur de l’histoire, la « monstruosité » du Saint Empire et de ses petits territoires est rendue possible par une configuration particulière des rapports de domination qui est l’expression d’un certain nombre d’intérêts sociaux. Et si l’absence d’État moderne crée une insécurité conceptuelle et interprétative, elle permet pourtant d’éviter le piège d’une essentialisation consistant à prendre l’État pour une donnée évidente et allant de soi10.

Impôt, étaticité et « souveraineté » dans le Saint Empire : la logique d’équivocité

Comme le règne de la nature dans ses productions, l’Empire allemand est insondable dans l’infiniment grand comme dans l’infiniment petit ; et c’est cet aspect qui a provoqué chez les personnes initiées à l’extrême complexité du droit cet étonnement devant le système étatique allemand et cette admiration pour ce monument de justice achevée11.

L’Empire ou le règne de l’équivocité

4Le débat sur la nature politique et institutionnelle du Saint Empire, lié à l’impossibilité de le subsumer sous les catégories juridiques traditionnelles, lui a valu au milieu du XVII^e siècle déjà la qualification de « monstre12 ». La polémique qui s’est embrasée avec Pufendorf s’est depuis lors rallumée avec une certaine régularité. Or, si nul n’est jamais parvenu à définir une bonne fois pour toutes le corps politique impérial, c’est non seulement que l’Empire est un édifice complexe, surprenant et semblable à aucun autre, mais cela tient également beaucoup au caractère mouvant, labile, toujours controversé, bref, jamais définitif des définitions politiques et juridiques. Cette situation procède à son tour d’une configuration sociale particulière et d’un certain état des relations entre les groupes sociaux : l’univers impérial étant caractérisé par un relatif équilibre des pouvoirs entre Empereur (Kaiser) et Empire (Reich) – ou tout au moins, par l’absence d’un pouvoir susceptible d’être plus fort que la coalition de tous les autres – on n’y trouve aucune autorité susceptible de s’affirmer, même de manière incomplète, comme transcendante. Malgré le prestige symbolique et la puissance bien réelle de l’autorité impériale, trop longtemps sous-estimée par l’historiographie, celle-ci n’est jamais en mesure, ni aucune des institutions qui la représentent, de s’imposer aux états d’Empire contre leur gré. Il n’y a pour ainsi dire dans l’Empire ni monopole de la violence physique, ni monopole de la violence symbolique, mais bien plutôt une situation de libre-concurrence – sur un marché où les agents sont dotés de forces inégales13. Il en résulte une reconfiguration permanente du rapport de force entre les divers agents et groupes d’agents à l’échelle impériale, c’est-à-dire à la fois entre Empire et Empereur, mais également entre états d’Empire faibles et puissants – et in fine entre princes et sujets. Ce rapport de force, mouvant débouche lui-même sur une redéfinition permanente des relations sociales et politiques14. Bref, la logique d’Empire, ici, est celle d’une équivocité permanente, érigée en principe de fonctionnement.

5Aussi le Saint Empire ne partage-t-il en apparence avec les États français et anglais que peu de caractéristiques. On en trouve bien davantage cependant lorsque l’on saisit ces derniers en dehors de leurs propres proclamations, et que l’on s’intéresse à leurs pratiques du pouvoir et aux logiques sociales qui les sous-tendent, sans gommer a priori comme marginal ce qui semble ne pas relever de cette « modernité15 » : ces « résidus archaïques » n’en sont pas, et ils expriment des intérêts sociaux et économiques tout à fait identifiables. L’Empire constitue en réalité une forme exacerbée, comme un précipité de ce qui, dans les formes du pouvoir à l’époque moderne, ne relève pas de l’État moderne.

La supériorité territoriale

6L’exemple le plus frappant de la singularité de l’organisation politique impériale est sans doute la diversité des formes de la « supériorité territoriale » (Landeshoheit). Johann Jacob Moser la définit comme :

Un droit par lequel celui qui le détient est fondé à ordonner, interdire et promulguer, à faire et à faire faire dans son pays et ses domaines tout ce qui incombe à un gouvernant d’après les droits de Dieu, de la Nature et des gens, pour autant que ses mains ne sont pas liées par les lois de l’Empire, ses coutumes, les contrats conclus avec les états et les sujets, ou par les libertés et coutumes ancestrales et bien établies16.

7Elle définit donc le cadre de l’exercice du gouvernement dans l’Empire, mais son contenu est mouvant, flexible, et susceptible de donner lieu à des définitions conflictuelles et contradictoires. Équivalent fonctionnel de la souveraineté dans l’espace allemand, elle ne partage que peu de caractéristiques avec cette dernière, à commencer par son indivisibilité. La supériorité territoriale est en effet toujours partagée : entre l’Empereur et l’Empire d’une part, mais également entre états d’Empire – il est rare qu’un état dispose de la supériorité territoriale entière et incontestée sur un espace, y compris pour les princes les plus puissants. Elle est théoriquement attachée aux terres, mais il arrive qu’elle soit personnelle, et délimiter son contenu concret relève de la gageure, tant ses formes sont modelées par le contexte local17. Elle consiste donc dans l’exercice d’un nombre fluctuant de droits régaliens, parmi lesquels cependant le droit d’imposer (jus collectandi), qui recouvre le droit d’exiger et de lever des impôts, est un élément majeur. Et comme le résume de nouveau à merveille Moser :

Le droit d’imposer est un morceau de la supériorité territoriale : il en découle deux règles et principes, à savoir : 1. Qui détient la supériorité territoriale détient aussi ordinairement le droit d’imposer, et 2. Qui ne détient pas la supériorité territoriale ne détient pas non plus ordinairement le droit d’imposer. […] Mais ces règles souffrent leurs exceptions18.

8Toute la lutte s’organise autour de la brèche ouverte par la précision « ordinairement » et les « exceptions » qu’elle permet.

Des « territoires » indéfinissables

9Corollairement, l’immense majorité des « territoires » qui composent l’Empire sont tout aussi « monstrueux » et indéfinissables que l’Empire. On peut excepter une grosse dizaine d’états puissants qui sont de véritables États territoriaux tels que l’entendent les juristes19 : leur organisation s’efforce de tendre vers l’homogénéité et la continuité spatiales et juridictionnelles, vers une relative centralisation, et vers l’organisation d’une bureaucratie professionnalisée. L’immense majorité des trois cents autres, en revanche, ne peut en aucun cas prétendre au qualificatif d’« État moderne » et à certaines conditions seulement à celui de « territoire ». Depuis les années 1930 et les grandes controverses sur les origines du pouvoir territorial, les historiens se sont, au reste, très peu penchés sur ces formes de pouvoir20.

10On ne peut cependant nier ni la complexité de ces organismes, ni la difficulté à les qualifier, ce qui tient ici principalement à deux choses : l’entrelacement d’une logique réelle (fondée sur les terres) et d’une logique personnelle dans la définition du pouvoir d’une part ; la contestation permanente dont la nature du pouvoir fait l’objet, et l’impossibilité de trancher une fois pour toutes ces conflits de définition, d’autre part. Le statut et le rang des personnes contribuent en effet pour partie à déterminer la nature du pouvoir exercé sur les terres qu’ils détiennent : les comtes et princes d’Empire des Maisons de Reuss et Schwarzburg sont des « états d’Empire » (Reichsstände), c’est-à-dire qu’ils ont voix et siège à la Diète de Ratisbonne. Ils sont en principe également immédiats d’Empire, c’est-à-dire qu’ils relèvent immédiatement de l’autorité impériale (reichsunmittelbar), à la fois pour leurs personnes, et à titre de fief (Reichslehnbarkeit). En théorie, ces différentes prérogatives sont corrélées. Dans les faits, elles sont souvent disjointes21. Ici, seule leur convergence incontestée permettrait aux petits états d’Empire de jouir d’une définition pérenne de leur pouvoir, mais leur faiblesse et leur petitesse les condamnent à subir les appétits territoriaux et politiques de leur puissant voisin, l’Électeur de Saxe. Celui-ci s’emploie à contester en permanence leur statut, en leur déniant tantôt la qualité d’état d’Empire, tantôt l’immédiateté, tantôt encore en niant le caractère impérial de leurs fiefs. Or, ce sont ces trois variables qui déterminent le droit à exercer sur leurs terres la supériorité territoriale22. Ici, ni l’une ni l’autre des deux Maisons ne jouit de l’exercice d’une supériorité territoriale « pleine et entière », puisque la Saxe parvient à contester leurs droits.

11Payer l’impôt d’Empire représente par conséquent pour les seigneurs, comtes et princes d’Empire un geste de survie sociale et d’affirmation politique : il manifeste publiquement leur statut d’états d’Empire, siégeant à la Diète et y consentant l’impôt, participant aux affaires communes de l’Empire, mais également jouissant sur leurs terres du droit de collecte (jus collectandi), qui est l’un des attributs de la supériorité territoriale. Ces Maisons ont absolument besoin de l’Empire et plus encore, de l’Empereur, pour asseoir leur pouvoir car, dans ces conflits, il est le seul à pouvoir les soutenir – et le seul également à y avoir intérêt23. Et si l’Empereur – entendons non seulement sa personne, mais encore ses institutions, parmi lesquelles le Tribunal impérial aulique – est à même de peser pour faire pencher en leur faveur la définition de leur pouvoir, il n’est cependant pas en mesure de l’imposer une fois pour toutes. L’exercice du pouvoir fait donc l’objet de redéfinitions permanentes, au gré de l’évolution du rapport de force entre les groupes d’agents : la Saxe électorale ; l’Empereur ; les Maisons comtales et princières.

12Aussi l’équivocité de la nature du pouvoir exercé tient-elle à la fois à son ambiguïté intrinsèque et au fait que sa définition est un enjeu de lutte permanente, dans une situation marquée par l’absence de transcendance normative et de monopole : par conséquent elle varie selon les moments, au gré des accords conclus, et selon les points de vue. Chaque échéance fiscale est ainsi lestée d’une charge symbolique et d’un enjeu politique extrêmement forts pour les petits princes et comtes d’Empire : c’est, chaque fois, leur statut social et politique qui est actualisé sur la scène impériale.

Payer l’impôt à l’Empereur : incertitude et logique distinctive

13Longtemps ignoré en raison de la faiblesse des montants consentis par la Diète, l’impôt d’Empire est pourtant crucial pour les petits états en raison des logiques politiques et sociales qui le sous-tendent. Qui plus est, en termes relatifs, il ne pèse pas peu sur les finances de ces petits territoires, qui sont non seulement bons payeurs, mais également proportionnellement plus lourdement ponctionnés que les grands24. Sa première caractéristique est pourtant la très forte incertitude qui le caractérise, à tous les niveaux.

L’impôt d’Empire et la matricule : à monstre impérial, monstre fiscal ?

14L’impôt d’Empire, comme toutes les institutions de l’Empire, est lui-même un objet mouvant, difficile à définir et conflictuel. C’est un impôt extraordinaire, consenti par la Diète sur demande de l’Empereur ; celle-ci octroie un certain nombre de « mois », dits « romains » en référence à la solde nécessaire à l’entretien d’un soldat lors des expéditions à Rome pour le couronnement impérial25. Ces mois romains correspondent pour chaque état d’Empire à un certain montant, en principe fixé dans la « matricule d’Empire », laquelle « n’est rien d’autre qu’un registre de tous les états d’Empire, qu’ils soient aujourd’hui exemptés ou non, avec le nombre de troupes dont ils sont redevables pour l’armée d’Empire, ou leur équivalent en contributions numéraires pour les dépenses communes26 ». En réalité, de nombreuses matricules d’Empire furent produites27, certaines officiellement – c’est-à-dire sanctionnées par un vote de la Diète d’Empire et l’accord de l’Empereur – d’autres officieusement, produites par les maîtres du Denier Impérial, qui sont les deux officiers chargés de rassembler le produit des impôts à l’échelle de l’Empire tout entier28. Celle qui fit le plus durablement référence fut la matricule élaborée à Worms en 1521 afin de répartir entre les états d’Empire les troupes à lever pour accompagner l’empereur à Rome. Ainsi y figurent nos « territoires » qui doivent, pour un mois romain, les sommes suivantes (tabl. 1).

15Le montant est exprimé en nature – en hommes à pied et à cheval – et convertible en florins : l’impôt d’Empire n’est pas véritablement distinct du service féodal, et c’est là un des aspects qui permettent à la noblesse d’Empire d’en faire un support de distinction sociale. Cette matricule fait, elle aussi, l’objet de nombreuses contestations et la multiplicité des matricules disponibles fait que l’on ne sait pas toujours exactement ce que l’on doit. On retrouve bien ici l’absence de transcendance et d’univocité normatives et de nouveau, c’est Johann Jacob Moser qui l’exprime de la manière la plus tranchante :

Toutes ces choses prises ensemble créent, en ce qui concerne la matricule d’Empire, une grande confusion, et ni l’Empereur, ni les états d’Empire, ni les receveurs impériaux, etc. ne savent de façon certaine : qui doit payer ? ni combien29 ?

16L’impôt d’Empire est donc un impôt extraordinaire, payé en argent ou en nature, dont le produit est relativement imprévisible30. Ses formes concrètes sont extrêmement labiles : il arrive, certes, que les états d’Empire versent des espèces sonnantes et trébuchantes directement à l’Empire. Mais ce n’est là que l’une des manières de le payer. Il consiste parfois simplement à mettre sur pied des troupes, levées dans le territoire et mises au service de l’armée de l’Empire. D’autres fois encore, on lève dans le territoire un impôt en numéraire pour financer ces troupes : l’impôt est alors monétarisé à l’échelle locale, mais pas à l’échelle impériale. Parfois enfin, l’impôt est versé directement à un état doté d’une armée permanente – l’impôt est alors monétarisé pour les petits états, mais pas pour les grands31.

Les incertitudes du paiement

17L’impôt d’Empire, qui plus est, ni ne connaît de chemin administratif fixe, ni n’est pris en charge par une structure pérenne32. Régulièrement, lorsque la somme due arrive à échéance, on ne connaît ni les lieux, ni les institutions où il doit être versé, et l’on ne sait pas quels agents sont chargés de le recueillir. Aussi le paiement intervient-il toujours dans un contexte de très forte incertitude, d’autant plus que, si l’on veut payer à temps, il faut souvent faire très vite.

18En juillet 1734, il faut payer les 30 mois romains consentis en juin, et l’on ne sait pas dans quelle ville il faudra acheminer l’argent. Günther de Schwarzburg propose de payer à la caisse de l’Empire à Ratisbonne, « si entre temps aucune autre ville de dépôt n’est spécifiquement nommée33 ». Chez les Reuss, de même, dès le 28 juin 1734, on charge le conseiller commun de s’enquérir auprès du légataire à la Diète de Ratisbonne pour savoir « quand, où et à qui il faudra payer ces deniers34 ». Quelques jours plus tard, le comte de Reuss estime « qu’il n’y a nul doute que cette somme doit être envoyée à Ratisbonne, aux receveurs qui y ont été nommés35 ». Le paiement s’effectue toujours dans une ville qui compte parmi les hauts-lieux de l’Empire : Vienne, Ratisbonne, Francfort-sur-le-Main et parfois Nuremberg36. Mais parfois, on ne sait pas non plus à qui, dans la ville, il faut verser l’argent. Ainsi lorsque le 25 juillet 1713, le chancelier des Reuss, Johann Samuel Brunner, écrit aux comtes que l’argent a commencé d’être acheminé à Francfort par le biais de marchands. Mais comme ni le Maître du Denier d’Empire, ni le receveur de la caisse des opérations de l’Empire n’ont encore été nommés, et qu’aucune institution de la ville ne veut se charger de recevoir l’argent, on ne sait pas à qui payer37. À cette forte incertitude sur les conditions du versement, il faut ajouter toutes celles qui sont liées aux difficultés logistiques et techniques, et parmi lesquelles la conversion des monnaies entre les différentes villes n’est pas des moindres.

19Le paiement s’effectue via la mobilisation de tout un réseau d’intermédiaires disséminés dans l’Empire, et qui comprend à la fois des marchands et des administrateurs liés au territoire – les légats à la Diète d’Empire lorsque l’on paie à Ratisbonne, les représentants au Tribunal Impérial Aulique ou à la Cour lorsque l’on paie à Vienne, etc. Aucune administration pérenne n’est créée et, tant pour l’Empire que dans les territoires, le paiement mobilise souvent des institutions et des agents ad hoc. Mais cela signifie également que ces « territoires » fonctionnent dans l’espace impérial à travers un réseau d’administrateurs, d’agents et de marchands, dont aucun n’est spécialisé dans la fiscalité. Or ces tâtonnements sont précisément l’occasion, pour les petits immédiats d’Empire, de faire jouer leurs stratégies distinctives à plein : l’impôt d’Empire, labile, extraordinaire et par conséquent jamais routinisé, offre une importante marge au jeu social.

La « distinction par la dépendance38 »

20Le paiement, on l’a évoqué, est pour les petits comtes et princes d’Empire un vecteur de distinction et d’affirmation d’une supériorité sociale – paradoxalement, eu égard au caractère ordinairement stigmatisant du fait d’être assujetti à l’impôt. Il permet de manifester qu’on ne dépend que de l’Empereur et donc, de se distinguer, au sens fort, des noblesses « médiates ». Mais c’est également une manière de s’assurer le soutien de l’Empereur en lui manifestant « fidélité et dévouement » (Treue und Devotion), un lien qui traduit dans les termes de la relation féodale l’échange « argent contre protection » (Rat und Hilfe gegen Schutz und Schirm) qui est également au cœur de la relation fiscale. Le versement de l’impôt actualise donc une relation de dépendance personnelle qui est le fondement de la relation politique et qui confère sa substance au pouvoir des comtes et princes.

21C’est pourquoi il fait l’objet d’un zèle tout particulier, et ce faisant, prend des traits inattendus : il se fait de manière rapide – voire en avance, pour aller au-devant de l’exigence impériale ; il s’opère de manière publique – voire ostentatoire ; et il excède régulièrement les montants exigés. Bref, il prend tous les traits d’une logique du don et les « états de moindre puissance » (mindermächtige Stände) de l’Empire en attendent en retour un contre-don sous forme symbolique ou politique. Cet impôt d’Empire qui, dans l’historiographie, avait la réputation d’être fort mal payé – et c’est le cas effectivement de la part des grands princes qui n’ont nul besoin de la protection de l’Empereur – fait l’objet, de la part des petits immédiats d’Empire, d’un zèle tout particulier. Bien souvent, la stratégie est payante, ainsi chez les Reuss en 1738, où leur représentant à Vienne leur rapporte que :

Son Excellence [le Vice-chancelier d’Empire] nous a assuré que Sa très haute Majesté Impériale non seulement a loué, comme il est juste, le fait que la haute Maison comtale des Reuss en particulier se soit montrée si prompte et zélée à prouver par ses actes son très humble dévouement et sa fidélité, mais encore qu’elle veut conserver le souvenir de ce service que Vos très nobles Seigneuries ont témoigné pour le très haut intérêt de l’Empereur39.

22Les Reuss sont ici verbalement assurés du fait que leur paiement prompt et zélé sera reconnu et fera l’objet d’une récompense. Mais la quête de la faveur impériale doit cependant s’opérer dans les limites étroites d’une loyale concurrence avec les autres états d’Empire. Ainsi, toujours chez les Reuss, en 1713 :

Il se peut aussi qu’un paiement trop prompt n’éveille, d’une part, la jalousie de ceux qui ont du retard dans leur paiement, et d’autre part, la présomption que les pays de Vos très Hautes Seigneuries et Excellences sont pourvus de riches sujets, ce qui pourrait avoir un effet désavantageux, en entraînant des cantonnements de troupes ou autres désagréments40.

23Pour être efficace, en effet, le paiement doit aussi être ostentatoire : il ne s’adresse pas qu’à l’Empereur. En tant que manifestation du lien immédiat à ce dernier et du statut d’état d’Empire, il est aussi destiné à l’ensemble de l’Empire (Reich) afin que tous puissent collectivement reconnaître l’immédiateté d’Empire des petits princes et comtes : c’est un élément crucial dans le rapport de force qui les oppose à la Saxe électorale. Et de fait, tout le monde sait toujours très bien qui a payé, combien et à quelle date.

24L’impôt d’Empire, extraordinaire, sans administration ni chemin institutionnel fixe, très labile dans ses formes, ne construit certes pas d’« État impérial ». En revanche, et en raison même de sa plasticité, il actualise chaque fois la relation de pouvoir entre l’Empereur et les états d’Empire, et cette relation est indissociablement politique et sociale. Le pouvoir des petits états d’Empire reçoit ainsi son sens et sa validation du corps impérial et l’espace de l’Empire est aussi l’une de leurs échelles d’administration : ils y disposent d’un réseau mobile d’administrateurs, représentants, légats et marchands, disséminés un peu partout.

25Si l’on renverse l’échelle d’observation et que l’on regarde ce que l’impôt d’Empire fait aux « territoires » de ces comtes et princes, on s’aperçoit que, de nouveau, sans construire d’État, il contribue considérablement à souligner et renforcer un rapport de domination sociale et politique. Ici non plus, l’impôt d’Empire ne suscite aucune administration propre et ce sont des administrateurs locaux qui sont chargés de le répartir et de le lever dans les bailliages et les seigneuries. Et il apparaît très clairement que l’impôt ne contribue pas le moins du monde à homogénéiser les « territoires », ni à les centraliser d’une quelconque manière, bien au contraire.

Lever l’impôt dans les « territoires » de l’Empire : fragmentation et logique d’illisibilité

Les « territoires » des Maisons

26Selon la thèse devenue classique dans l’historiographie allemande, l’impôt d’Empire, à défaut d’avoir construit un État impérial, aurait permis de construire les États territoriaux en renforçant les pouvoirs régaliens des états d’Empire41. Outre que c’est là de nouveau une manière de ployer la fiscalité à la question de la « construction de l’État moderne », si l’on observe véritablement le fonctionnement de l’impôt d’Empire dans les petits territoires, on est au plus loin d’un impôt constructeur d’État : c’est pourtant bien là, et non dans les grands États territoriaux, que la fiscalité d’Empire a une réelle incidence42. En réalité, la répartition et la levée de l’impôt d’Empire contribuent à rejouer, voire à consolider, la fragmentation spatiale et les tendances centrifuges de ces petits pouvoirs, ou encore leur propension à la discontinuité, sans entraîner de construction « étatique » sur le plan administratif ou bureaucratique. Assimilés de façon mécanique à une forme d’archaïsme, ces traits ont pourtant rarement conduit les historiens à reconsidérer, pour désigner ces espaces, l’usage de la notion de « territoire », alors même qu’elle présuppose un espace approprié et soumis à une juridiction, impliquant donc une relative unité, homogénéité et continuité spatiale. En allemand, le terme Territorium prend, à propos de l’époque moderne, un sens plus restrictif encore, puisqu’il est en fait quasiment synonyme d’« État territorial43 » (Territorialstaat).

27Reconsidérer l’usage de la notion de territoire permet donc d’analyser ces pouvoirs pour ce qu’ils sont, sans les ranger derrière une bannière épistémologique, mais également de revoir la manière dont on se représente ordinairement l’Empire – comme une mosaïque de territoires séparés par des frontières nettes44. Les formes spatiales du pouvoir dans l’Empire, au contraire, sont bien davantage caractérisées par l’omniprésence de l’enclave, de l’exclave, du chevauchement et de la concurrence juridictionnelle et ce, quelle que soit l’échelle à laquelle on les observe45. Autrement dit, en les qualifiant de « territoires », on a désigné ces entités par un terme qui ne les décrit que fort imparfaitement, pour s’étonner ensuite de leur faible capacité à correspondre à ce que l’on attendait d’elles.

28Le « territoire » appartient aux catégories trop évidentes, toujours postulées comme allant de soi et rarement interrogées. Employé avant tout par ou pour désigner les grands États territoriaux, le discours du « territoire » est également du ressort de la prophétie auto-réalisatrice ou de l’effort performatif, visant à établir par l’acte de langage ce dont on ne dispose pas dans les faits, à savoir une juridiction incontestée sur un espace homogène et unifié46. Pour mentionner les espaces soumis à l’autorité des princes et comtes d’Empire, les agents utilisent plus volontiers la notion de pays (Lande). Mais ils parlent également souvent de « Maisons » ou de « Maisons communes » (Gesamthaus) et, ce faisant, mettent systématiquement l’accent sur la dimension personnelle du pouvoir, conçu comme un ensemble de prérogatives avant d’être conçu comme un espace de juridiction : le fondement réel du pouvoir, au sens de sa territorialité, ici, passe souvent au second plan.

29C’est donc à partir de l’organisation personnelle que l’on pense et pratique le pouvoir. Les deux « Maisons communes » Reuss et Schwarzburg se divisent chacune en deux branches : Rudolstadt et Franckenhausen chez les Schwarzburg, « aînée » et « cadette » chez les Reuss, au sein desquelles, jusqu’à une date tardive, tous les aînés règnent – on compte pas moins de dix comtes régnants chez les Reuss à la fin du XVII^e siècle47. Tous gouvernent à la fois individuellement un ensemble de seigneuries et bailliages soumis à leur juridiction, et collectivement les pays de la « Maison commune ». Cette dernière échelle, qui devrait correspondre à ce qu’implique le concept de « territoire » est, en tant qu’échelle d’action administrative, la moins prégnante de toutes. Il n’existe quasiment pas d’institutions correspondant à ce niveau collectif, qui se réduit en général à un « conseiller commun » chargé des affaires impériales : la fonction est créée en 1694 chez les Schwarzburg48. La « Maison commune » est donc dotée d’une existence plus sociale qu’administrative, et elle est dirigée vers l’extérieur plus que vers l’intérieur : c’est sur la scène impériale, auprès des autres états d’Empire et vis-à-vis de l’Empereur, qu’elle a un sens. On ne trouve une véritable administration qu’à l’échelle inférieure, où chaque « portion », gouvernée par un prince ou un comte, est dotée d’une « Régence » (Regierung) qui fait office de gouvernement du pays : on en trouve en règle générale une par résidence. Le fonctionnement commun à l’ensemble de la Maison se limite ainsi principalement à l’entretien d’une correspondance par circulaires entre comtes ou princes régnants – ou entre leurs conseillers respectifs. La réalité de l’administration s’exerce au niveau des bailliages, seigneuries et « portions » dévolues à chaque individu régnant : c’est là que l’on trouve un mailliage d’administrateurs et d’institutions, et c’est par conséquent à cette échelle-là que l’impôt est exigé et levé, et que les comptabilités sont établies.

Opacité et endettement : l’illisibilité

30Concrètement, lorsqu’il faut lever des impôts d’Empire sur les sujets du territoire, on procède tout d’abord à un travail dit de « sous-répartition », qui subdivise la somme à payer entre membres régnants. Puis chaque individu régnant subdivise de nouveau son propre montant entre ses bailliages et seigneuries, et enfin, il est réparti par les autorités locales à l’échelle des communautés d’habitants. La levée est opérée la plupart du temps par des administrateurs locaux, baillis et petits officiers, qui ont une bonne connaissance de leur pays, et qui sont en charge des affaires ordinaires : il n’y a aucun personnel spécifique dévolu aux affaires impériales. Chaque comte ou prince régnant est libre de choisir les rythmes de levée, le type et l’assiette de l’impôt, ce qui ouvre un espace pour des contestations multiples et des concurrences féroces entre communautés, mais également entre sujets des différents comtes ou princes régnants : la demande d’équité intervient bien souvent au terme d’une comparaison avec la « portion » voisine – ainsi les paysans d’Obergreiz, dans la branche aînée des Reuss, qui demandent à « être traités sur un pied d’égalité » ou « tenus pour égaux » (gleich gehalten) avec les sujets de la seigneurie de Gera, dans la branche cadette49. L’impôt d’Empire, dans les faits, épouse localement la multiplicité des formes de la fiscalité ordinaire : on se contente bien souvent d’ajouter une ou plusieurs échéances à l’impôt ordinaire – ce qui ne va pas sans susciter de nombreuses résistances actives ou passives, comme ici dans le bailliage de Franckenhausen, où les conseillers de la Régence rapportent que : « quant à l’impôt extraordinaire, il entraîne à Franckenhausen la cessation du paiement de l’ordinaire50 ». Le produit de l’impôt collecté est ensuite envoyé directement, par chaque comte, à l’intermédiaire commun de la « Maison », chargé de son transport vers sa destination finale.

31À l’échelle locale, la levée révèle des tâtonnements analogues à ceux qui caractérisaient le versement de l’impôt à l’échelle de l’Empire. La levée de 1690 chez les Schwarzburg en est assez exemplaire, alors même que les comptabilités de l’administrateur local comptent parmi les plus soignées51. La ville de Franckenhausen doit 4 444 Taler 8 Groschen, au titre de 200 mois romains. Le paiement est réparti en deux fois – 2000 Taler, puis 2444 Taler, tout en étant parallèlement mensualisé, à 634 Taler 21 Groschen 8 2/3 deniers par mois sur sept mois, de décembre 1689 à juin 169052. En mai 1690, le second versement, de 2444 Taler, est prescrit dans les villes et bailliages. Mais en janvier 1691, on répartit de nouveau 3000 Taler, puis 3600 Taler en avril 1691 : entre temps, le montant total de l’impôt dû est passé de 200 à 300 mois romains. Ce sont donc 6 666 Taler qui doivent être répartis, de nouveau ici en deux fois : 3000 Taler en janvier 1691 et 3666 Taler en avril. Là encore, cette division en deux échéances principales est doublée par une mensualisation de l’impôt (1 111 Taler par mois pendant six mois). L’opacité des comptes ici est accusée par le changement du montant réclamé – on passe de 200 à 300 mois romains – comme par le fait que des sommes partielles sont versées directement à des soldats saxons logés dans le territoire : de faibles montants sont ainsi progressivement soustraits à la somme globale. Si on ajoute à cela l’extrême fragmentation des sommes par bailliages et par villes, et l’entremêlement des types de fiscalité dans les échéances réclamées aux contribuables, cela rend les comptabilités difficilement intelligibles. La situation débouche d’ailleurs sur une concurrence féroce entre communautés, la ville de Franckenhausen refusant d’être tenue solidaire des communautés avoisinantes si celles-ci s’avéraient mauvaises payeuses.

32L’opacité qui caractérise les comptabilités s’étend largement à la question de l’affectation du produit de l’impôt. Si certains comptes à usage interne aux Régences établissent clairement la somme qui doit être versée pour les divers frais d’Empire et quels sont les frais ordinaires liés à l’administration du territoire, c’est très rarement le cas au moment de la levée. Du point de vue des communautés d’habitants, les divers prélèvements s’entrelacent, sans que ce qui relève des impôts d’Empire et des autres dépenses ne soit spécifiquement distingué. Les autorités locales les exigent pêle-mêle, et recalculent le montant au gré de l’évolution des exigences impériales, si bien qu’il règne, du point de vue des contribuables, une opacité et une incertitude extrêmement fortes sur les montants, qui ne contribue pas peu à l’impopularité d’un impôt imprévisible dont on dénonce de plus en plus, à mesure que l’on avance dans le XVIII^e siècle, « l’arbitraire » et l’ « insécurité » dans laquelle il plonge les contribuables.

33Chez les Schwarzburg, en 1742, les comtes s’efforcent de profiter du changement d’Empereur à la faveur de la guerre de succession d’Autriche pour obtenir l’élévation au rang de princes d’Empire : payer vite et bien les 50 mois romains exigés par le nouvel Empereur devient particulièrement crucial. On décide alors de lever l’impôt d’Empire en faisant rentrer les reliquats de l’impôt territorial53 : comme pour la taille en France, les contribuables laissent souvent d’importants reliquats54. Si le changement d’affectation du produit de l’impôt révèle l’opacité qui règne, du point de vue des contribuables, sur l’utilisation des sommes levées, et si le mauvais paiement est le signe d’une résistance passive des contribuables à l’exigence fiscale, l’exemple permet également de souligner que ce système de l’endettement fiscal a, pour les autorités, un certain nombre d’avantages : il concourt à maintenir les sujets dans une situation à la fois matérielle et symbolique de débiteurs perpétuels – ce qui permet, en cas de besoin, d’organiser des levées fiscales sans justification, et d’ajuster les prélèvements aux besoins.

34Loin de contribuer à homogénéiser ces petits pouvoirs, à centraliser leur administration, à unifier ou à lisser leurs aspérités spatiales et juridiques, l’impôt d’Empire tend plutôt à les accuser et à renforcer leur tendance à l’éclatement et à la dispersion. Ce fonctionnement spatial du pouvoir, décrié encore aujourd’hui par certains de ses historiens qui s’étonnent de son manque de « rationalité55 », a pourtant bien un sens et une logique : il exprime une autorité politique conçue avant tout de manière personnelle et dont la finalité primordiale est sans doute moins l’efficacité administrative que l’affirmation d’un pouvoir. Ici, lever l’impôt sur les sujets manifeste une prérogative régalienne et l’endettement des contribuables manifeste leur sujétion, car le sujet est essentiellement et par nature un être redevable (schuldig). La forme spatiale représente, au sens fort, la nature du pouvoir et la configuration sociale qui lui préside. Corollairement, ces pouvoirs ne sont que difficilement cartographiables, ni non plus appréhensibles en chiffres : bref, ils ne sont pas lisibles, au sens que James C. Scott donne à ce terme56. Pour rendre raison de cette logique-là, il faut rechercher ailleurs l’horizon du pouvoir : non pas dans la création d’un État territorial, dont les princes et comtes d’Empire n’auraient eu que faire, étant donné le caractère collectif de leur pouvoir et la faible étendue des espaces qu’ils gouvernent, mais précisément dans le maintien d’une domination politique et sociale, laquelle est rendue possible également par l’horizon impérial.

35Au plus loin d’une rationalité étatique, les petits états d’Empire de l’époque moderne gouvernent des espaces qu’ils ne s’efforcent aucunement de rendre « lisibles ». Cette opacité remplit en outre une fonction politique éminente : elle freine les velléités d’ingérence émanant à la fois de la Saxe électorale et de leurs propres administrés. Car si une force pousse, dans ces espaces, à davantage d’homogénéité, de centralisation et de « lisibilité » comptable, ce sont les contestations menées, en permanence, par les sujets.

36Logique d’Empire et raison fiscale, ici, s’entrelacent à toutes les échelles pour créer des relations sociales et un corps politique d’une infinie complexité. Incertitude, indéfinition, équivocité : le caractère mouvant et contesté en permanence des institutions et des statuts sociaux dans l’Empire, lié à l’absence d’institution, de corps, ou de groupe susceptible d’arbitrer les conflits et de les trancher de manière définitive, a pourtant l’avantage d’offrir une marge importante de jeu aux stratégies sociales des agents et groupes d’agents. Il y a bien ici plusieurs logiques qui s’intriquent : celle du maintien à la fois de l’équivocité et de la pluralité normatives ; celle de la « fractalité » et d’un fonctionnement spatial du pouvoir conforme aux besoins et aux stratégies des élites du monde social impérial et qui, du point de vue fiscal, se traduit non sans paradoxe par une logique de la distinction sociale dans le paiement ; celle, enfin, de petits « territoires » qui n’en sont pas véritablement, à moins d’entendre ce terme tout simplement au sens de l’espace approprié par un groupe – et qui, ici, ferait référence bien davantage aux administrés, et à tous les simples contribuables qui n’ont de cesse, durant près d’un siècle et demi, de revendiquer davantage d’homogénéité, d’équité, de transparence et de participation dans et aux affaires communes que l’impôt d’Empire met en jeu. Bref, l’impôt d’Empire nous plonge au cœur des allégeances, des dépendances et de leurs reconfigurations permanentes : c’est cet équilibre sans cesse remanié, mais néanmoins persistant, qui a rendu possible la permanence de formes de pouvoir qui passent encore largement aujourd’hui pour des reliquats d’un autre temps et qui, pourtant, expriment bien un certain nombre d’intérêts sociaux.