1Après une période de fondation et de construction durant laquelle affluèrent les dons des fidèles inquiets pour leur salut éternel, dons en terres sur la terre ferme proche dans le Trévisan et le Padouan, en salines sur le territoire lagunaire de Chioggia, en immeubles bâtis dans les quartiers centraux de la ville en expansion rapide, ou encore en numéraire, cet afflux put provoquer une certaine euphorie et les moines utilisèrent l’argent dont ils disposaient abondamment ou le produit de leurs rentes (cens, loyers, intérêt des prêts) à arrondir leur bien. Mais cette fois, il n’était plus question de legs volontaires à l’initiative des testateurs, il s’agissait d’acheter à bas prix le bien d’alleutiers endettés et en difficulté, ou d’obtenir des dispositions testamentaires favorables, pour constituer des domaines compacts. Cependant les deux monastères bénédictins masculins n’ont pas eu le même comportement : le monastère rural et solitaire, éloigné des centres urbains, perdu à l’embouchure du fleuve Brenta (Brondolo) prit une part active à la mise en valeur de la lagune méridionale par la création de nouvelles et nombreuses salines pour lesquelles il se contentait d’un cens modique et tenta de prendre pied en ville en se faisant remettre une église paroissiale, alors que le monastère urbain, construit à la vue du Palais, protégé par le pouvoir, grapillait des biens productifs auprés des humbles comme des plus riches ou préparait à Trieste et outre-mer les voies qui allaient servir à l’expansion coloniale de Venise et à la création du Stato da Mar.

2Le grand monastère urbain s’était attiré la protection de la riche bourgeoisie marchande de Venise qui le dotait de biens meubles et immeubles dans les secteurs les plus convoités de la ville, à l’orée des Mercerie (San Zulian) et dans l’île de Rialto, sans négliger les fonds ruraux bien groupés dans la Saccisica autour de Pieve di Sacco, à mi-distance de Padoue et Chioggia, d’où il était facile de rapatrier les rentes et de faire venir le ravitaillement du monastère, les grains, la viande, les œufs et la volaille, le bois de chauffage, le grand monastére rural tentait aussi d’édifier un vaste domaine d’un seul tenant à vocation triple : agricole autour de Bagnoli, saline sur les confins de Chioggia, viticole aux dépens des dunes du fragile cordon littoral (lido). Il fut près de réussir vers 1140-1150, mais il accumulait les mécontentements, des paysans qui supportaient mal des corvées alourdies, du clergé paroissial et de l’évêque de Padoue obligés de partager le produit des dîmes avec les moines, des puissants seigneurs du district, les Carrare, qui voyaient s’établir à leur porte une forte seigneurie ecclésiastique, de la naissante commune de Padoue inquiète de voir prospérer dans son contado un monastère vénitien. À ces déboires politiques (mauvais rapports avec les pouvoirs locaux, la Commune et l’évêque, avec les grands féodaux), et sociaux (conflits avec la paysannerie et le clergé paroissial), le monastère de la Trinité ajouta deux déconvenues : les salines qu’il avait avec audace entrepris de faire aménager à l’écart de Chioggia sur la limite (gronda) lagunaire dans les Fogolane, étaient trop éloignées du bourg saunant qui concentrait le peuplement et les magasins à sel, elles étaient peu productives, avaient le plus grand mal à retenir la main-d’œuvre rebutée par la longueur des transferts et des transports et tentée de déserter en abandonnant à son sort le fragile outil de travail. Sur la façade maritime opposée (lido), le monastère, qui avait encouragé l’arasement des dunes pour dégager du terrain où planter des vignes, fut à l’origine d’une grave crise écologique dont les effets locaux à long terme furent catastrophiques (invasion de la lagune dépouillée de ses défenses naturelles par la mer).

3Le XIII^e siècle fut un temps de difficultés innombrables. L’endettement des monastères, qu’on avait vus aux siècles précédents prêteurs, atteignit des proportions alarmantes, le monastère de La Trinité créancier des Carrare, fut entrainé dans la déconfiture de ces derniers sans pouvoir récupérer les capitaux imprudemment prêtés, le monastère de San Giorgio, pourtant gravement endommagé par un séisme, eut plus de chance auprès de l’aristocratie marchande qui exerçait le pouvoir à Rialto, les derniers Ziani volèrent à son secours et multiplièrent les largesses. La crise des monastères bénédictins était ancienne, elle avait déjà suscité des mouvements réformateurs, tel celui de Bernard de Clairvaux, dont les monastères furent aussi érigés dans les solitudes forestières ou au sein de campagnes rurales éloignées des centres urbains et des grandes voies de circulation. La fiscalité pontificale, alourdie par la nécessité de financer les croisades, avait certes sa part dans les difficultés financières des moines qui souffraient aussi de deux autres maux, la désaffection des fidèles dont le mouvement de donations s’était tari avant la fin du XII^e siècle et l’arrivée au cœur des villes de nouveaux religieux animés d’un désir de pureté évangélique, de pauvreté, désirant vivre comme le Christ, refusant de posséder des biens, terres, immeubles ou droits et rentes, en somme tout le contraire de ce qu’avait pratiqué l’ordre bénédictin.

4En 1229, après avoir constaté qu’il était désormais impossible de réformer le monastère de La Trinité qui relevait pourtant directement de Rome, et sollicité l’accord des autorités ecclésiastiques locales, l’évêque de Padoue et l’abbé de Ste Justine de Padoue, le pape Grégoire IX confia la vieille abbaye bénédictine décrépite aux moines cisterciens et à l’abbé de La Colomba de Chiaravalle qu’il chargea également de réformer quelques monastères lagunaires, à Torcello ou au Lido de Venise. À l’époque François d’Assise n’était pas un inconnu à Venise où il avait séjourné à son retour de Palestine en 1220. Déjà plusieurs couvents franciscains étaient fondés sur la côte dalmate au cours de la décennie 1220, mais le pape avait préféré accorder sa confiance aux Cisterciens. De même, son successeur, Alexandre IV, en 1255, fit casser l’élection du dominicain Michele Bembo élu abbé de San Giorgio contre le prieur Marco qui avait recueilli la majorité des voix, qualifiée sanior pars, du chapitre. L’épisode en dit long sur l’influence exercée par les ordres religieux « mendiants » qui jouaient un rôle décisif dans la création en 1260 des confréries de flagellants, à qui allait désormais le flux des donations, y compris les immenses terrains légués par de puissantes familles, les Badoer et les Tiepolo, pour y construire les grandes basiliques de nouveau style, gothique importé à Venise par les nouveaux ordres.

5Le monastère bénédictin de San Giorgio frôla aussi la catastrophe. Il affronta la crise de diverses façons : il emprunta à de riches créanciers, ses traditionnels protecteurs, il tira le meilleur parti des contrats agraires (libelli) passés aux siècles précédents avec la paysannerie qui avait cru jadis assurer à elle-même et aux héritiers la stabilité de l’exploitation sur une tenure occupée à perpétuité, mais qui, au XIII^e siècle, se referma comme un piège sur de lointains descendants condamnés à perpétuer l’exploitation, sauf à passer un accord préalable écrit avec le maître du domaine direct et à lui abandonner toutes les améliorations. Ce fut la réponse apportée collectivement par les nombreux tenanciers du fondamento de salines Post Castello à Chioggia mineure, qui déguerpirent en masse, ce qui permit au monastère de regrouper les exploitations pour les confier à un nombre réduit d’occupants. En 1267 déjà le prieur avait congédié (sans préavis ?) tous les locataires de ses maisons de Venise et les gérants des magasins, au total 75 personnes et leur famille car les biens occupés constituaient l’hypothéque d’un prêt de 500 livres obtenu d’un bourgeois qui habitait la paroisse de S. Fantin. Le monastère semble avoir récupéré les biens hypothéqués assez rapidement, peut-être à la faveur d’un legs testamentaire dont la trace s’est perdue.

6Depuis longtemps, dès le dogat de Giacomo Tiepolo, la Commune s’inquiétait de l’accroissement des patrimoines fonciers et immobiliers aux mains des monastères, dans une ville dont l’espace étriqué était compté. Au XIV^e siècle, le Grand Conseil, l’organe souverain de la Commune, prit une série de dispositions pour réintroduire sur le marché ces biens que les généreux donateurs et l’Eglise déclaraient inaliénables. La Commune mit les biens en vente aux enchères publiques, elle ne les confisqua pas mais paya les propriétaires avec des bons du Trésor déclarés inaliénables dont l’intérêt rémunérerait à perpétuité les établissements ecclésiastiques. La mesure fut régulièrement renouvelée, on ignore avec quel succès.

7Le monastère n’échappa pas à la crise démographique ni aux épidémies qui frappèrent Venise de façon récurrente après 1348. Vers 1420, totalement dépeuplé et délabré, il entra, avec d’autres monastères bénédictins, dans une congrégation dont tous les membres s’épaulaient mutuellement (élection et mutation des abbés, transfert de moines pour compléter un effectif jugé indispensable au fonctionnement d’une communauté, mise à disposition des biens temporels d’autres monastères pour constituer des hypothèques et aider le monastère en difficulté à trouver du crédit). Les institutions et le gouvernement de la congrégation, bien tenus en mains par le siège apostolique, furent calqués sur ceux de l’ordre cistercien, très centralisé. Il est souvent délicat de faire la différence entre le patrimoine propre à San Giorgio Maggiore et les affaires de la congrégation même réduite à sa province vénitienne, il apparait toutefois que ce monastère urbain tirait une grande part de ses revenus de ses possessions rurales et qu’il équilibrait ses comptes, où la double fiscalité vénitienne et pontificale pesait lourd, grâce aux rentes viagères à titre onéreux (versement de cens viagers appelés livelli) qui avaient pris la place des anciennes donations, gratuites bien entendu, de biens immobiliers ou fonciers, entravées par les lois. Les monastères et autres établissements à caractère religieux (hôpitaux, confréries) pouvaient se dire endettés, ils détenaient la quasi-totalité de la dette publique consolidée de la République. Enfin, si dans un premier temps, les bénédictins eurent à souffrir de la concurrence de nouveaux ordres religieux, les Mendiants au XIII^e siècle, les Jésuites et d’autres après le concile de Trente, ceux-ci affrontaient rapidement les mêmes difficultés que leurs prédécesseurs. Tous ordres religieux confondus, ceux-ci bénéficaient de la solidarité active du pouvoir étatique qui avait fait construire deux vastes églises votives, financé leur construction, organisé deux pélerinages annuels en faveur des capucins et des somaschi à qui étaient respectivement confiées les églises du Rédempteur et de la Salute, les Manin qui allaient donner à la République son dernier doge finançaient la construction de l’église des jésuites. Aux XVII^e et XVIII^e siècles, la République et les ordres religieux avaient noué d’étroits rapports de solidarité réciproque : moines et frères, si nombreux dans la ville, étaient parmi les soutiens les plus actifs du pouvoir.