1La création de congrégations à l’initiative de quelques esprits réformateurs encouragés par la cour pontificale au XV^e siècle a aidé le monastère bénédictin de San Giorgio Maggiore à échapper au sort funeste qui frappa d’abord le monastère de Brondolo puis quelques autres qui ne parvinrent pas à surmonter la crise des vocations à l’époque moderne. La congrégation instituait une solidarité active entre les monastères qui la composaient à la fois en matière financière, dans l’administration des abbayes et l’affectation des moines appelés à quitter leur couvent pour renforcer l’effectif défaillant d’un monastère voisin ou éloigné. Le chapitre de la congrégation procédait à l’élection des abbés soumis à mutation rapide et ceux-ci étaient aidés dans la gestion des affaires de l’abbaye par un personnel spécialisé à la tête duquel le cellérier exerçait un pouvoir étendu dont avaient été dépouillés les prieurs. Le monastère de San Giorgio continuait de dépendre de la chapelle ducale de San Marco et, à ce titre, il bénéficiait de la tutelle vigilante du pouvoir politique ‒ laquelle a laissé peu de trace dans la documentation ‒ mais qui lui a sans doute évité de passer sous la commende d’un prélat romain, même si la congrégation requérait l’attention soutenue de quelques cardinaux et de la Chambre apostolique.

2Le patrimoine du monastère, foncier et immobilier, a été caractérisé par son extrême stabilité. C’en était fini du flux des donations, tari dès la fin du XII^e siècle et le monastère a dès lors vécu sur l’acquis. Pourtant certains secteurs ont disparu, mystérieusement tel l’héritage des Bonoaldo en bordure du canal de la Giudecca dans les marais de Luprio, ou pour des raisons structurelles, ainsi le patrimoine salin de Chioggia emporté par les crises économique ou écologique, par la concurrence d’autres sels de meilleure qualité, par les effets délétères de la lutte contre la contrebande. Si la politique de Venise, la Dominante, a asphyxié la production de sel à Chioggia, le monastère n’a pas joué un rôle actif dans la gestion de son bien, il est resté replié sur un schéma ancien d’exploitation, se contentant de prélever un médiocre cens et, malgré la création de régisseurs sur place, il a laissé se développer une catégorie socioprofessionnelle nouvelle, les locatores dont la fonction essentielle était l’investissement pour la poursuite de la production par des métayers. À la différence des salines abandonnées à leur sort, les vignes ont été systématiquement développées, comme les pêcheries, les unes et les autres procurant des produits activement recherchés sur le marché urbain et qui, à la différence du sel, échappaient aux tracasseries du monopole étatique. Le monastère urbain tirait le plus clair de ses revenus de ses biens fonciers bien groupés sur la terreferme voisine, dans une proportion nettement supérieure aux loyers qu’il percevait d’un patrimoine immobilier pourtant considérable et remarquablement placé au cœur du quartier du commerce et des affaires, de San Zulian à l’île de Rialto. San Giorgio était incontestablement un propriétaire latifondiaire, non pas absentéiste, il ne négligeait pas l’exploitation directe de ses biens ruraux, il avait au contraire créé des granges gérées par des gastaldi salariés et des convers.

3Si le fonds archivistique consulté est prolixe sur les redevances seigneuriales exigées des tenanciers tenus de livrer gratuitement l’épaule de porc et la fougasse, signes de leur dépendance, il est plus avare d’informations sur les dépenses supportées pour la construction ou la reconstruction de l’église, des cloîtres, du réfectoire et des cellules des moines, du noviciat et des bâtiments annexes. On ne sait rien de précis du rôle joué par les architectes appelés à conduire ces travaux ni de leur rémunération. La décoration, la statuaire, le mobilier religieux ont été mieux traités. On découvre le coût des travaux entrepris quand leur financement exigeait d’emprunter auprès de monastères amis ou de puissants protecteurs. La Renaissance a certes laissé aux siècles futurs des monuments d’une stupéfiante beauté, mais à Rome comme à Venise la fièvre de bâtir exigeait beaucoup d’argent : les papes mettaient à contribution l’ensemble de la Chrétienté et la fiscalité pontificale sur les monastères s’appesantit lourdement quand Venise engageait ses forces navales contre un puissant ennemi, les Turcs maîtres de l’Empire ottoman. Venise aussi se voyait obligée de multiplier les emprunts et les expédients fiscaux puis d’inventer de nouveaux impôts, la décime et les subsides, pour financer son effort de guerre. Mais le Turc était l’Infidèle, musulman, Venise se présentait en défenseur et bouclier de la Chrétienté et parvenait ainsi à détourner vers ses caisses une partie de l’impôt pontifical. Les monastères contribuaient donc aux finances de deux États, la République de Venise et l’État pontifical. À l’extrême fin du XVIII^e siècle, cette double fiscalité absorbait une bonne moitié (51 %) des ressources du monastère, lequel était canoniquement tenu à une mission charitable d’assistance aux pauvres, aux infirmes.

4Endetté, menacé de voir ses biens saisis, le monastère se voyait dans l’obligation de trouver du crédit. Il se tourna d’abord vers les nobles amis qui lui accordèrent des prêts au taux légal (20 %) tout en exigeant des garanties que leur apportaient d’autres nobles, parents des abbés. Les abbés ne sortaient pas du cercle familial ou des proches. Quand les difficultés s’amoncelaient, ainsi au temps de la guerre de Cambrai, quand les provinces de terreferme étaient occupées par les troupes ennemies qui bloquaient le ravitaillement de Venise et l’acheminement des rentes, le monastère s’adressait à tous, même aux voyageurs étrangers de passage, pour obtenir quelque crédit d’une ou deux centaines de ducats, les nobles vénitiens sollicités montraient encore une grande générosité. Les abbés n’hésitaient pas à se lancer dans des opérations plus hasardeuses, tels ce change et rechange sur les foires de Lyon qui reposait initialement sur un crédit obtenu du libraire Giunti à qui avait été promis en gage la récolte de froment des propriétés de Mestre, emmagasinée dans les greniers du monastère. Les créanciers entendaient ne courir aucun risque.

5Le moyen le plus sûr de trouver de l’argent fut offert par un prêt hypothécaire, le livello, qui consistait à vendre un bien pour en percevoir le prix, l’acheteur acceptant immédiatement de louer le bien au vendeur qui s’engageait à l’exploiter, à l’améliorer et à verser un cens au nouveau propriétaire. Ce contrat durait tant que le vendeur n’aurait pas racheté son bien (livello francabile) en restituant à l’acheteur-créancier le prix reçu lors de la première opération. Il s’agissait donc d’une vente avec possibilité de rachat ou « vente à réméré ». Elle apportait du crédit, et dans ce type d’opération, la congrégation jouait un rôle très actif, le monastère pouvait gager les biens d’autres établissements, la congrégation mettait donc en œuvre une étroite solidarité financière entre tous ses adhérents. La formule qui avait les faveurs était le cens viager, car, à la mort du crédirentier, le bien faisait retour au monastère qui se trouvait exonéré du versement du cens. La mort éteignait la dette et le cens qui n’était pas autre chose que l’intérêt de l’argent reçu lors de la vente. Ces prêts rachetables étaient recommandés par l’Église car ils s’accommodaient avantageusement de l’inaliénabilité des biens ecclésiastiques, tandis que le cens masquait habilement l’intérêt du prêt derrière la rente foncière due à tout propriétaire.

6Le monastère continuait aussi à recevoir des dons et il investissait à son tour l’argent reçu dans des livelli actifs, il prêtait contre versement du cens cet argent à des institutions charitables, l’hôpital des incurables par exemple, ou à des confréries artisanales, celle qui avait ses préférences était hébergée dans l’église de S. Stefano (peut-être les religieux se souvenaient-ils que leur monastère avait reçu des reliques du premier martyr et avait d’abord été intitulé à saint Georges et saint Étienne). Il se montrait très attentif aux fluctuations des taux et n’hésitait pas à négocier leur baisse avec ses créanciers, à déplacer ses capitaux vers les placements plus rémunérateurs, à solliciter des offrandes grâce auxquelles il rachetait des livelli jugés trop onéreux. La situation financière du monastère était sous l’étroite dépendance de la conjoncture politique et militaire, l’onéreuse guerre turque contraignait la République à multiplier les levées d’impôts et de subsides, la fin des hostilités détendait le marché, les exigences de l’État s’apaisaient et le monastère parvenait à dégager ses biens hypothéqués et à se libérer du versement des cens en restituant aux créanciers le prix d’achat de ses biens.

7Parmi les recettes du monastère figurait, encore au XVIII^e siècle, le quart des dîmes et San Giorgio s’obstinait à prélever ce revenu même sur des terrains exempts de cette lourde taxation dimière, ainsi les berges des fleuves qui livraient un peu de foin. Le monastère n’hésitait pas à entrer en conflit ou avec les communautés rurales ou avec les puissantes familles de l’aristocratie qui avaient hérité des seigneuries de la terreferme confisquées aux vaincus au XV^e siècle et prétendaient accaparer les dîmes produites par la culture des biens monastiques. En ce sens ces familles de nobles vénitiens qui s’attachaient à édifier des seigneuries territoriales revendiquant l’autorité sur tous les biens de leur district, participaient de la réaction féodale qui parcourait l’Europe.

8Malgré les lois adoptées par la République contre la prolifération des biens de mainmorte, dont aucune n’était rétroactive, le monastère réussit à préserver l’intégrité de son patrimoine foncier et immobilier, la loi lui interdisant de procéder à de nouvelles acquisitions durables et obligeant à la revente des biens qui lui viendraient de la générosité des fidèles inquiets pour leur salut. L’argent de ces ventes était investi dans la dette publique dont les monastères détenaient plus de la moitié du capital en 1787. L’incertitude qui pèse sur la nature et la valeur des monnaies en circulation au temps de l’occupation française interdit de bien mesurer l’étendue et la variété du patrimoine de San Giorgio quand le monastère fut incorporé au Domaine public et ses bâtiments affectés aux troupes de la garnison et transformés en casernement.