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Les monastères vénitiens et l’argent

 | 
Jean-Claude Hocquet

Troisième partie. Le monastère de San Giorgio Maggiore leader de la congrégation cassinense (province ecclésiastique de Venise)

Chapitre 15. Un patrimoine sauvegardé

Texte intégral

  • 1 CDR, CRS, regesti, B. 17, proc. 123 ; 1264, 9 mai : le marchand Gabriele Polo fuit ultra mare sicu (...)
  • 2 Castagnetti 1986, p. 523-524, dresse une liste des communes de l’Italie du centre-nord qui, au cou (...)

1Si la Commune de Venise, héritière du duché, puis la République n’ont jamais admis sur le territoire du Dogado la levée de la dîme (autrement que sous la forme d’un droit de succession, la « dîme des morts »1), le pouvoir n’a jamais songé à abolir ce prélèvement d’origine ecclésiastique dans les seigneuries ou les évêchés conquis sur la Terreferme2. La classe dirigeante de Venise réussit au contraire à intégrer ce revenu non négligeable parmi les richesses qu’elle tirait de ses possessions foncières, de ses villas.

L’héritage du passé

Un conflit jamais apaisé : l’appropriation des dîmes

2Le monastère ne négligeait aucun revenu, si minime fût-il. Des disputes nées autour de l’appropriation des quarts de dîme à la fin du XIIe siècle, au début du XVIe siècle le motif persistait, les conflits n’étaient pas apaisés et renaissaient ici ou là. San Giorgio Maggiore tenait le compte précis des récoltes et du quart des dîmes dont les paroissiens de Chirignano et Zellarini étaient redevables à son église de San Giorgio de Chirignano et au chapelain de Zellarini pour les terres qu’ils cultivaient dans la Mestrina. Le tableau retrace l’évolution annuelle des récoltes de céréales et légumes (mesurées au setier ou en quartes = ¼ de setier [q]) et du vin (en mastelli) de 1512 à 1517 et pour chacune des années le montant du quart des dîmes dont bénéficiait le monastère.

Tabl. 16 – Les récoltes et le prélèvement du quart des dîmes sur les possessions de Mestre (1512-1517).

Années 1512 1/4 1513 1/4 1514 1/4 1515 1/4 1516 1/4 1517 1/4
froment 220 5,5 340 8,5 196 4,5 203 5 218 5 q1 280 7
méteil 1,5 65 1,5 54 4,5 32 3,75 20 1 q ½ 44 1
seigle 17 14 3 12 10 27
sorgho 23 53 48 30
légumes 8 33 37 35
mil 18 25 45 43
vin 184 4,5 380 9,5 280 7 211 5,25 260 6 1/2 390 9,5
  • 3 San Giorgio M., B. 74, proc. 158B. Castagnetti 1986, p. 526, reprend d’autres exemples de la consi (...)

3Ce prélèvement procura gratuitement aux filiales du monastère au total pendant ces six années 39 setiers 2 quartes de froment, 18 setiers de menus grains et légumes secs, 47 mastelli de vin3.

  • 4 Rippe 2003, p. 158.
  • 5 Ibid., p. 592-594.

4D’une autre ampleur fut la procédure dans le litige qui opposa durablement le monastère à la famille Michiel et dont les origines remontaient aux relations féodales que les évêques de Padoue avaient nouées avec des familles de seigneurs ruraux à la fin du XIIe siècle à qui il arrivait d’occuper le siège épiscopal. L’une de ces familles, les Tanselgardini, avait grandi à la cour (curia) de l’évêque dont elle était vassale et qui fit de l’un d’eux son vicedominus en Saccisica en 11854, ce qui intégrait les Tanselgardini à la noblesse de rang comtal. En 1206, Forzatè di Tanselgardino achetait pour 525 livres les droits d’avouerie sur le monastère de S. Giustina. La famille contribua à la défaite d’Ezzelino da Romano, présente dans le camp des vainqueurs elle participa au démantèlement des biens du vaincu et accrut encore sa puissance5. En 1288, semble-t-il, le 5 septembre, Aleduxio de Forzatè était investi par l’évêque du fief que ses ancêtres tenaient, et se le voyait confirmé par écrit. Ces biens étaient énumérés, ils comprenaient la rocca Arcedi, le castrum de Fonzaxi, tout le fief détenu autrefois par Ezzelino et son frère à Solagna, Povedo, San Nazario, avec les manses, les juridictions et les dîmes. L’investiture initiale avait été accordée par Johannis de Forzatè, évêque de Padoue.

5Ce fief considérable était encore composé de la porte de Solagna et de la route des collines du Brenta avec le péage par terre et par eau, de trois moulins à eau sur le fleuve, d’un enclos ou breuil (una clausura sive broylo) planté d’arbres fruitiers et de prairie d’environ neuf campi, d’un autre breuil avec la maison dominicale, du tiers de la marigantia du village de Solagna et des honneurs liés aux deux autres tiers de cette mairie, ainsi que d’un sedimen bâti dans ce bourg. L’énumération des biens composant ce fief suit sur trois pages. Venaient ensuite les dîmes des honneurs, terres, possessions, droits tenus par les da Romano à Povei en fief de l’évêché de Padoue, dans les collines comme en plaine, et les droits de pêche. Un manse de terre arable et de pré de 20 campi au village de Luppe avec une maison forte, crénelée (merlata), entourée de fossés, aux portes surmontées d’une tour (cum uno bitifredo super portis), un pont levis avec ses chaînes, une belle masure avec une aire devant la maison, plus encore les friches, les défrichements, les terrains de parcours du bétail et des chèvres du comté et de la communauté du village de Luppe. On retrouve la même description pour d’autres biens énumérés (cum domo et tegete, curte et ara). L’acte continuait avec l’eau du Cornio du gué à la mer avec les valli qui en dépendaient du côté de la mer, toutes les terres, bois, prés, marais, dîmes et droit de décimer les valli, les droits de vasselage des moulins, les droits et biefs des moulins, les eaux, droits sur les eaux, rives et pêcheries (valles piscium). Enfin les dîmes et droits de décimer dans les villages de Codevigo, Rosaria, Merlaria, Cambrixii, Vallonge, Fodegnane, Buschi de Sacco, Curtisroduli, et campi sancti Martini, Marsangi et Marsangelli, et Arsici et tous les autres lieux que les ancêtres avaient obtenus en fief des évêques de Padoue.

6Or le 16 mars 1407, après la mort (peut-être lors de la guerre avec Venise) sans héritier mâle des Forzatè, Africano de Enselmini et Anibale son fils, l’évêché de Padoue fut dévolu à Albano Michiel, avec les fiefs, dîmes et droits féodaux dont avaient été investis les Forzatè. Le nouvel évêque aspirait à gagner avec ces fiefs, dîmes et droits féodaux un vassal utile et fidèle à l’évêché et à son évêque et son choix se porta sur le noble vénitien Donato Michiel, fils de Pietro, qui promit de continuer à accomplir les services dus à l’évêque. En somme la conquête et le passage de souveraineté des Carrare à la puissante commune voisine n’avaient rien changé aux structures, les grands se succédaient à l’évêché et les évêques dotaient leurs proches parents des biens confisqués aux vaincus. Donato demanda humblement l’investiture des biens, fiefs, dîmes et droits féodaux vacants. L’évêque avec l’anneau d’or en main, l’investit selon les formes de l’antique investiture. Michiel reçut la tenue et possession ou quasi des dits fiefs et le pouvoir (potestas et balia) de collecter tous les fruits, entrées et revenus des dîmes (comme les Forzatè avant lui). Donato Michiel jura en touchant les évangiles fidélité perpétuelle à l’évêque. L’acte reprenait l’énumération de tous les biens tenus en fief par les Forzatè et se terminait : Donato et ses héritiers obtenaient les dîmes et le ius decimandi les villages et les territoires de Codevigo, Rosaria, Melara, etc. La conquête de la Terreferme avait apporté à une famille noble, ancienne, qui pouvait se targuer d’avoir eu des ancêtres doges, des évêchés et tous les droits féodaux jadis exercés par les évêques avant l’apparition des communes, et ces familles nobles se faisaient remettre ces droits. À la fin du Moyen Âge, des rapports féodaux exercés en Terreferme étaient littéralement importés à Venise et leurs titulaires, résidents vénitiens, devenaient des seigneurs, des domini, des maîtres.

7L’affaire allait rebondir à la fin du XVIIe siècle et au siècle suivant, à la faveur de la réaction féodale et des transformations opérées dans les campagnes qui avaient adopté la culture des plantes fourragères destinées au bétail et à la volaille. Le 22 avril 1673, Maria, fille du qd Polo Michiel rappelait dans une supplique adressée au doge Dominico Contarini que ses ancêtres avaient été investis de la portion de dîmes et droits féodaux par l’évêque de Padoue le 9 octobre 1406, qu’elle avait reçus ces droits de son père, son frère Almoro, avançait-elle, étant mort sans héritier, elle reconnaissait que ce fief ecclésiastique était placé sous le haut dominio du sérénissime prince (le doge) dont elle suppliait l’investiture de tous ses droits, biens et dîmes féodales. Le noble Ludovico Corner présenta la requête au magistrat sur les fiefs. Le 9 juillet, le doge investissait Maria. Le 18 mars 1675, les deux fils d’Almoro obtenaient aussi l’investiture du cardinal-évêque de Padoue, confirmée par les provéditeurs sur les fiefs Daniel Dolfin et Francesco Tiepolo le 17 juillet 1675.

8Or ces dîmes et droits féodaux pesaient sur les tenanciers qui cultivaient les biens du monastère à Piove di Sacco, Rosaria, Cambroso, Vallonga et Pognara… et le podestat de Piove fut informé de l’opposition du monastère aux prétentions de Maria sur la dîme.

9Trois quarts de siècle plus tard, le 4 mars 1756, l’Avogaria (le ministère public) était saisie d’une plainte pour agression sur la personne de villains et au préjudice des propriétaires commise par des hommes (dipendenti e affittuali) du noble Polo Michiel coupable de graves violences. Le conflit portait sur les dîmes. Le 19 mars 1756, à Piove, le représentant de Polo Michiel déclara que l’avant-veille il avait demandé à deux paysans de lui remettre le froment au titre de la dîme des campagnes tenues en location du vénérable monastère de S. Zorzi Mazor de Venise et des nobles Collalto et retenu en leurs mains. Les paysans refusèrent et ne voulurent rien donner. La veille ce personnage avait demandé à d’autres la livraison de la dîme du froment, du sorgho et du foin pour les champs et les prés qu’ils avaient en location des nobles Collalto. Suivait le témoignage du massier de Rosaria qui, en treize années, n’avait jamais prélevé le foin du quartese sur les rives et les champs cultivés de Rosaria, mais seulement sur les prés.

  • 6 San Giorgio M., B. 102, proc. 383 E, Lite San Giorgio Maggiore contro Michiel. cart. 1288-1756.

10Le noble Donà Michiel, colonel, produisit aussi un témoin, son fermier de la dîme des villages de Rosara, Cambroso et Vallonga pendant 14 ans (1739-1752) qui jura sur les évangiles avoir levé la dîme des contribuables dans ces ville, il avait reçu à ce titre du sainfoin (cesarelle), du millet (panizzo) mais pas de foin des vergers ou des rives et des digues et il ne se souvenait pas d’avoir reçu de l’argent pour ces produits, de même qu’il n’avait pas perçu la dîme de ce produit quand il avait été le fermier du monastère de San Giorgio à Rosara pendant 17 ans (1721-1737). Le 27 juillet le monastère faisait parvenir une lettre au conseil des Quarante : les frères Michiel continuaient d’exiger dans les possessions de Bastian Donola la dîme de tous les produits. Sous prétexte qu’ils recevaient la dîme du froment, ils voulaient aussi celle du foin, des digues, du sainfoin et du millet malgré la coutume, ce qui est « une grave injustice ». Le 14 août, nouvelle écriture, adressée cette fois aux provéditeurs sur les fiefs : le droit de décimer qui appartient aux Michiel dans les villages de Vallonga, Rosara et Cambroso ne s’étend pas aux foins des rives ni aux plantes fourragères (sainfoin et millet) et les fermiers n’ont jamais par le passé étaient soumis à la dîme pour ces produits. Cette querelle sur la dîme des foins des berges occupe un cahier de 96 folios recto verso, c'est dire l'âpreté du débat entre les paysans et les maîtres qui se disputaient la possession de nouveaux prélèvements.6.

Le patrimoine du monastère au milieu du XVIIe siècle

  • 7 Faugeron 2014, p. 67-70, sur la création de cette magistrature appelée à superviser en 1365 l’acti (...)
  • 8 « Consummo della casa di San Giorgio in elemosine et altro di tutti li sudetti luochi, computte le (...)
  • 9 Il s’agit bien de la rente et non de la récolte. Le texte écrit : si cava d’affitto e alla parte u (...)

11Les déclarations fiscales donnent une image approchée de l’étendue du patrimoine du monastère et de ses revenus. En fait la République fut également toujours soucieuse d’assurer des approvisionnements réguliers à sa population et de connaître l’état des récoltes et des stocks pour organiser d’éventuelles importations d’outre-mer (Sicile et Pouille, Maghreb) si le marché proche se révélait défaillant. Les déclarations présentaient donc un caractère prévisionnel et délivraient une information précieuse à l’office du blé et à ses magistrats, les provéditeurs et sopraprovveditori alle biave7. Le 26 juin 1640, l’abbé et les moines de San Giorgio déclaraient sous serment à ces magistrats les champs cultivés de leur propriété, les rentes perçues, la part de l’autoconsommation du monastère et des familles paysannes, de l’aumône et des semences8. Le solde positif s’élevait à 1 900 setiers de froment en moyenne9.

Tabl. 17 – Biens ruraux et revenus du monastère de San Giorgio Maggiore en 1640.

Localité Surface cultivable (en campi) Rente annuelle moyenne de froment (setiers) Autoconsommation et semences (setiers)
Abbaye du Pero et Barbarana (Trévise) 1133 910 208
Roncaietti (Padoue) 771 1010 50
Codevigo 516 623 30
Cadene (Mestre) 425 677 12
Total 2845 3220 1320
Reste 1900
  • 10 « La fondamenta overo rive o calle in concio davanti li vostri stabili posti a San Zulian, dove ab (...)
  • 11 San Giorgio M., B. 56, proc. 106 A IV.

12L’État veillait aussi à l’entretien des biens publics et à la sauvegarde de l’environnement. Le 27 février 1676, les provéditeurs di comun, en exécution d’une loi adoptée par le Sénat le 11 juin 1667, chargeaient les révérends pères de San Zorzi Mazor de l’entretien de la fondamenta ou rive ou calle, devant leurs immeubles de San Zulian et tous les négoces de côté et d’autre du pont des Baretteri10. Outre l’entretien des rives empierrées (fondamenta), le monastère reçut aussi injonction de payer la taxe d’entretien pour l’excavation des canaux, pour les années 1660 à 1715. Comme il possédait des immeubles dispersés en ville, outre les taxes de caractère général, il devait aussi contribuer plus spécifiquement au nettoyage et creusement des rii des Ferali et degli Scoacamini (contrada de San Geminiano), della Fava (contrada de San Zulian), de San Vio (contrada de Sant’Agnese), de la Ca’ di Dio (contrade de Santa Ternita et San Martino), dei Melloni, Beccarie e Carampane (contrada de San Giovanni di Rialto), delle Colonne (contrade de San Geminiano, San Salvador, San Zulian), delle Beccarie (contrade de San Matteo, San Giovanni di Rialto), delle Procuratie Vecchie (contrade de San Geminiano, San Zulian, San Moisè, San Basso)11. Les propriétés immobilières du monastère étaient, comme lors de leur acquisition dans un lointain passé, bien groupées sur le côté nord de la place San Marco à l’arrière des Procuratie vecchie et dans l’île de Rialto, sises dans les différents sestiers de la ville, sauf à Cannaregio.

  • 12 Stella 1980, p. 29-30, n. 5 (d’après San Giorgio M., B. 99, ancienne numération).

13Sans préciser la date de son relevé (peut-être le XVIIe siècle selon le contexte : les revenus du monastère de Santa Giustina), Stella indiquait que le revenu annuel du monastère de San Giorgio Maggiore dépassait 25 000 ducats, 8 506 ducats venaient des biens de Venise, 3 007 des biens fonciers de Chirignano, 6 527 ducats étaient recueillis à Monestier, 3 064 à Codevigo, 4 027 à Roncaiette et 1 490 ducats étaient les intérêts de livelli actifs, de créances12.

  • 13 Tabacco 19802, p. 130-155. En 1766, Tron avait inspiré une autre loi qui aboutit à la confiscation (...)
  • 14 Sur la politique ecclésiastique d’Andrea Tron, Tabacco 19802, p. 133-151. Tron inspira une loi en (...)
  • 15 Borelli 1980, p. 126, 143, 144, 147, 150.
  • 16 Borelli 1980, p.152-154.

14Le monastère urbain de S. Nazzaro et Celso à Vérone, entré lui aussi dans la congrégation cassinense, offre d’utiles éléments de comparaison des patrimoines avec le puissant monastère vénitien, de 1482 quand fut établi l’Estimo dal Reverendo Clero, à sa dissolution en 1771, conséquence des lois qu’Andrea Tron avait fait adopter sur la mainmorte ecclésiastique13. La République en saisit alors les biens, non sans avoir procédé à un rigoureux inventaire conduit par Alessandro Duodo, adjoint au magistrat aux monastères14. En 1482, le capital de S. Nazzaro s’élevait à 57 280 ducats, capable de produire un revenu annuel de 2 864 ducats, en 1659, ce capital serait réduit à 52 560 ducats. Cette disparition de 5 000 ducats cache un réel appauvrissement car la période a subi la révolution des prix et un long processus inflationniste qui a fortement réduit la valeur du ducat devenu simple monnaie de compte (en 1482 il était encore monnaie réelle en or). En 1724, le monastère retrouvait un capital nominal valorisé à 57 060 ducats et en 1763 à 57 600 ducats, des valeurs obtenues selon l’estimo révisé et par conversion de la lira d’estimo, et qui consistait majoritairement en biens fonciers ruraux dispersés dans tout le territoire de Vérone et en quelques maisons de ville, à quoi il convient d’ajouter des droits de dîme et des livelli15. Quand Duodo dressa son inventaire, l’ensemble des biens et revenus du monastère, y compris les animaux, les instruments agricoles, l’outillage des caves vinicoles (cantines), atteignait la somme de 187 060 ducats : depuis 1724 le patrimoine foncier s’était accru notablement, le revenu des dîmes atteignait 16 500 ducats (8,8 % du capital) et le monastère possédait aussi des livelli actifs (créances) pour 17 038 ducats16.

Les lois de la République contre l’accumulation de biens ecclésiastiques

  • 17 V. supra, chap. 9, le coup d’arrêt du Grand Conseil (28 juin 1333).
  • 18 San Giorgio M., B. 55, proc. 104, Sommario delle leggi dell’ecc.mo Senato e Maggior Consiglio comm (...)

15Venise disposait d’un marché foncier étriqué et la générosité des fidèles avait copieusement doté les institutions religieuses d’un patrimoine immobilier immobilisé, non susceptible d’être remis sur le marché. Ces biens de mainmorte tarissaient les ventes et l’État avait tôt réagi. Dès le 24 septembre 1333 la loi, dont les circonstances ont déjà été analysées17, avait disposé que les biens légués aux églises devaient être mis en vente après dix années de détention, l’argent de la vente serait remis au donataire18. La loi n’était pas rétroactive, elle n’entamait pas les patrimoines constitués, elle n’était pas spoliatrice, elle convertissait les biens immobiliers qui seraient reçus à l’avenir en un capital mobilier. En 1472, le Sénat reprenait l’examen de la question des biens religieux dans une perspective purement fiscale :

  • 19 San Giorgio M., B. 56, proc. 106, registre, decreti in materia di decime al clero, c. 1v, 1472, 22 (...)

Chaque jour les monastères, églises, hôpitaux et prêtres de la ville acquièrent par legs ou autrement des biens de nos citoyens laïcs soumis aux décimes et charges (des laïcs) mais quand ces biens sont transférés aux religieux, ils cessent d’être assujettis aux charges des laïcs, mais seulement à deux décimes pour ces biens, au préjudice de l’État. À l’avenir, les institutions religieuses de la ville et du duché ne pourront plus acquérir des biens qui ont appartenu à des séculiers. Et ce qui a été par le passé soumis aux impositions des laïcs doit rester assujettis à ces impositions à l’avenir19.

  • 20 San Giorgio M., B. 110, proc. 397, Confiscatione fatta dalli magistrati delle Razon Vecchie e Nove (...)

16L’État veillait aussi à la légitimité de la propriété : à l’extrême fin du XVe siècle, une antique magistrature habilitée à la révision des comptes publics, l’office des razon vecchie, auquel se joignait celui des razon nuove, qui avait aussi dans ses compétences l’adjudication aux enchères publiques des valli da pesca, confisqua 32 campi dans la valle de Millecampi au lieu-dit Malavolta, territoire de Codevigo, le monastère prétendait les posséder disséminés (in più pezzi) mais il était incapable d’en présenter les titres de propriété. Le bien confisqué fut vendu aux enchères à ceux de ca’Gussoni20.

  • 21 San Giorgio M., B. 55, proc. 104.
  • 22 Stumpo 1986, p. 276.
  • 23 Stella 1980, p. 28-29. Quelle était la portée d’une telle loi ? Les laïcs détenant des biens en li (...)

17En 1536, parce qu’on ne pouvait pas permettre le passage de tous les biens immobiliers de la ville aux mains des ecclésiastiques par legs ou donation, on ordonna aux notaires de dénoncer toute future donation dans un délai de 25 jours. Ces biens seraient mis en vente aux enchères par les Dix Sages au terme de deux années. Le 3 décembre 1598 il fallut préciser que la loi n’était pas rétroactive et le 26 mars 1605 elle fut étendue à tout l’État21. Enrico Stumpo retient que les biens ecclésiastiques, entendons : monastiques, connaissaient plus d’ombre que de lumière dans les territoires de la République de Venise, il parle même de régression dont il voit les causes dans « la lutte de l’État contre les privilèges et l’immunité fiscale et pour la limitation de la mainmorte », deux terrains sur lesquels la République fut toujours à l’avant-garde des États italiens22. Durant l’Interdit, sous l’impulsion de Sarpi qui déplorait que « de (son) temps les ministres ecclésiastiques sont seulement attentifs à retenir et à acquérir, si bien qu’il est nécessaire de modérer par les lois les acquisitions excessives », la loi du 23 mai 1602 abolit sans admettre aucune exception le droit de prélation des églises sur les biens emphytéotiques, il leur était interdit de s’approprier les biens des laïcs. En 1614, il fut interdit aux monastères de s’ingérer dans l’administration temporelle des confraternités et autres associations dévotes23. Il ne semble pas que la loi ait favorisé le passage des biens de mainmorte sur le marché, les patriciens firent surtout affaire dans l’achat des biens communaux.

  • 24 Barzazi 1986, p. 196-197. Les consultori, juristes de profession, formaient un organe consultatif (...)
  • 25 Stumpo 1986, p. 280.

18Encore en 1760, Antonio di Montegnacco, consultore in jure, reprenait dans un rapport « les arguments devenus classiques contre l’accroissement grâce aux legs, acquisitions, donations, de la mainmorte ecclésiastique et pour la tutelle du [pouvoir] laïque », qui inspirait le texte sénatorial du 10 septembre 1767 dans lequel « le Sénat réaffirmait avec force l’interdiction du passage des biens laïques dans les mains ecclésiastiques »24. La politique vénitienne de limitation de la propriété monastique et plus généralement ecclésiastique a-t-elle incité les établissements religieux à qui était interdit tout accroissement du patrimoine foncier et immobilier à investir massivement dans le crédit privé ou public ? En 1787, ils détenaient 52,3 % de la dette publique vénitienne25. Il serait du plus grand intérêt de vérifier si les « bons du Trésor » étaient exonérés de prélèvement fiscal, pour confronter le statut fiscal des titres de la dette publique détenus par ces établissements et la pesante pression fiscale exercée par la Chambre apostolique : investir dans les bons d’État n’était-il pas un moyen de se mettre à l’abri de la fiscalité pontificale qui avait abandonné à l’État les revenus de la dîme, d’y échapper partiellement. Cette situation dialectique mériterait d’être explorée. En tous cas, on pressent que la politique systématiquement conduite par Venise d’autonomie par rapport au Saint-Siège et de contrôle des corporations religieuses a réussi à limiter l’accaparement des biens fonciers et immobiliers qui se manifestait ailleurs, non seulement dans les États de l’Église et à Naples, mais aussi en Toscane et en Sicile. Encore faudrait-il peut-être distinguer entre la cité-capitale et la Terreferme, mais l’absence de monographies de long terme sur les monastères empêche de tirer des conclusions plus fermes. Enfin, il serait bon de distinguer le patrimoine (le capital) et le revenu qui semble en hausse rapide.

  • 26 La congrégation était une fédération de monastères bénédictins et les abbés passaient de l’un à l’ (...)

19La congrégation cassinense regroupait treize monastères bénédictins de la république de Venise26. En 1705, l’augmentation d’un scudo d’oro de deux taxes pontificales, les 15e et 20e (quindeni e vigeni), décrétée sous le pontificat du pape vénitien Pietro Vito Ottobon (Alexandre VIII, pape du 6 octobre 1689 au 1er février 1691) apporta à la Chambre apostolique 279 écus 9 baiochi ½ (100 baiochi = 1 écu), elle en attendait écus 321 : 88, mais S. Maria di Praglia, taxée à 41 : 88, était exempte du paiement du vingtième cette année-là, alors que la filiale de S. Giorgio, S. Maria del Pero, devait deux quinzièmes. La quote-part de chaque monastère, y compris Praglia, illustre la richesse ou la modestie des moyens de chacun d’eux.

  • 27 San Giorgio M., B. 149, proc. 619, Conti generali della Cassa Veneta Cassinese.

Tabl. 18 – Taxation des monastères vénitiens au début du XVIIIe siècle27.

S. Giorgio Maggiore 70 : 50
S. Maria de Praglia 41 : 98
S. Faustino de Brescia 41 : 24 1/2
S. Eufemia de Brescia 31 : 40 1/2
S. Polo d’Argon 26 : 74 ½
S. Nazaro de Vérone, 21 : 92 1/2
S. Maria del Pero: quindennij due 21 : 15
S. Nicolo di lido 20 : 83
S. Felice de Vicence 16 : 79
Ss Vito e Modesto 12 : 31
S. Giustina di Padoa et S. Biaggio de Lignano 6 : 96 1/2
S. Fortunato de Bassano 4 : 87 1/2
S. Martino de Ronchi 2 : 85 1/2
S. Giorgio de Rongliano 1 : 49

Le monastère de S. Giorgio Maggiore lors de son incorporation au Domaine

20Après la chute de la République, l’administration dressa l’état complet des biens du monastère, lequel commençait par une description des bâtiments monastiques.

  • 28 Sur le travail et les fonctions des convers, Rapetti 2013, p. 179, distinguait les activités de ge (...)

21Le monastère avait alors 11 chambres pour les hôtes (foresterie con stanze no 11), 10 chambres pour l’infirmerie, une épicerie, un four, des cantines et greniers, des magasins des bois et simili. Il avait également un très beau et grand dortoir de 55 cellules, ainsi qu’un petit dortoir de 8 cellules pour les moines et commis, un noviciat avec 13 cellules et 18 pièces pour les serviteurs. Le chapitre général de la congrégation qui s’était tenu à Pérouse en 1627 avait fixé le nombre des moines à 72 y compris 6 moines pour les monastères de Pontida, Busco et Zara. Présentement habitaient au monastère 38 prêtres (sacerdoti), 15 clercs, 5 novices, 18 commis non profès (sans doute des convers) dont 4 étaient chacun à une grange28 ; il y avait encore 31 domestiques, épiciers, fournier, gondolier, barcarol, charpentier, tailleur, cuisinier, employé au réfectoire, au poulailler, portier, jardiniers, et 14 serviteurs aux granges, dont 2 intendants (gastaldi). Au monastère vivaient 103 hommes dont la moitié étaient des religieux et les moines employaient au-dehors 18 serviteurs ou convers. La présence de si nombreux travailleurs manuels au monastère et aux granges dispensait les moines de ces tâches réputées ingrates et des travaux pénibles. Avaient-ils plus de temps pour la prière, le jeûne, la vie contemplative, l’étude et la méditation ?

  • 29 Baldan 2011, p. 22, qui réduit ensuite l’effectif à 19 moines et 5 convers au moment de la fermetu (...)
  • 30 Ibid., p. 26.
  • 31 Ibid., p. 27-28.

22La consistance du patrimoine immobilier de San Giorgio et de tant d’autres institutions religieuses de la ville devenue cité-frontière du jeune Royaume d’Italie englobé dans l’empire napoléonien, avec l’empire d’Autriche, attirait les convoitises du double point de vue de la finance publique et de la défense. Au printemps 1806, le vice-roi Eugène de Beauharnais incorporait par décret au Domaine tous les biens appartenant aux religieux réguliers, en juillet étaient fermés 18 couvents qui hébergeaient 449 religieuses et 15 monastères d’hommes, les 29 moines bénédictins de San Giorgio furent concentrés à S. Giustina de Padoue29. Le couvent libéré de ses moines fut transformé en caserne pour la troupe. En novembre 1806 un nouveau décret réquisitionna à des fins militaires 14 autres monastères, masculins ou féminins, dans les deux diocèses de Venise et de Torcello. Enfin le 25 avril 1810, un décret napoléonien supprimait les congrégations « sauf les hospitalières, les sœurs de charité et les maisons vouées à l’éducation des filles »30. La politique napoléonienne s’en prenait aux moines, au clergé régulier, ceux qui étaient prêtres devraient se présenter à leur évêque pour servir dans les paroisses. Furent ainsi sécularisés 488 religieux et 1 092 religieuses, mais à Venise il restait encore 15 monastères d’hommes et 25 couvents féminins31.

  • 32 On ignore de quel campo il s’agit. Les historiens prennent rarement la peine de convertir les mesu (...)

23Le monastère possédait des exploitations agricoles (massarie et poderi), des terres labourables, vignes, prés et bois, pour un total de 4 004 campi et demi32. Quelques-unes de ces exploitations, les granges, étaient tenues en gestion directe et formaient le domaine dirigé par des régisseurs (gastaldi). Tout le produit des granges, hormis la part destinée à la consommation de la main-d’œuvre, revenait au monastère. La quasi-totalité des propriétés monastiques était située dans la campagne proche, mais la documentation ne permet pas de mesurer la part respective du domaine tenu en gestion directe (les granges) et des exploitations confiées à ferme ou à la part (métairies), d’autant que pour les nécessités de la comptabilité, toutes les rentes étaient converties. Le revenu agricole global du monastère s’élevait à 214 913 livres 16 sous, une somme dans laquelle les propriétés dans le Trévisan entraient pour 43 % et celles du Padouan pour près de 37 %, les biens de Mestre apportaient près de 20 %. Le rayonnement économique du monastère était limité à la zone proche, à la bordure lagunaire d’accès facile par les fleuves.

Tabl. 19 – La propriété rurale du monastère de San Giorgio.

Col. 1 Col. 2 Col. 3 Col. 4
district campi selon Baldan revenu selon Baldan
Trevisan 1777 1714 92 792.10 livres
Mestrina 633 ½ 760 43 292.16 livres
Padouan 1564 1410 78 828.10 livres
Trieste 30

24De ces biens figurant en col. 2, le monastère a retiré une rente moyenne calculée sur les six années antérieures. Les rentes en nature ont été converties en argent (écus de Rome). Le monastère urbain percevait en moyenne 17 460 écus romains annuellement, hors réparation et sans compter le prix du bois d’œuvre ou à brûler non évalué car consommé au monastère ou dans les granges. Les revenus perçus en ville (à Venise) représentaient moins du quart des rentrées (23,38 %) malgré l’extension du patrimoine immobilier. Les vignes procuraient la moitié de la rente foncière et les archaïques redevances seigneuriales (onorantie ou regalie) procuraient encore un revenu appréciable (4,25 % environ de la rente foncière) qui concourait gratuitement à l’alimentation des moines et du personnel de l’abbaye. Ce faible pourcentage venait pourtant alourdir le prélèvement global exercé sur la paysannerie.

  • 33 Baldan 2011, p. 138, a exploité un document de l’Archivio Storico del Patriarcato di Venezia (ASPV (...)
  • 34 Une correspondance avec Sergio Baldan a permis de clarifier la nature de cette livre appelée « lir (...)
  • 35 Tous les biens meubles (mobiglie) du monastère, l’argent déposé chez le cellérier et l’argent de l (...)
  • 36 Un rapport cité par Antonielli 2001, p. 145, estimait qu’en 1797, la dette publique à la Zecca att (...)
  • 37 Ces livelli étaient l’intérêt versé au monastère par les débiteurs à qui il avait consenti un prêt (...)

25Dans le document exploité par Baldan33 (col. 4)34 figuraient aussi d’autres revenus, notamment les loyers de magasins sis dans l’île de San Giorgio (5 200 livres), les loyers de maisons et boutiques dans Venise (63 239 livres 9 sous), des livelli perpetui (1 621.13 livres) et l’intérêt sur des capitaux prêtés, capitali affrancabili (372 livres), plus encore, non repris dans les actifs et placés dans un compte de profits et pertes suite aux dispositions prises par l’administration française en faveur du Domaine35, des capitaux placés à la Monnaie (68 385 ducats)36, des intérêts échus (17 639 ducats), des capitaux investis dans l’hôpital des Incurables (16 150 ducats) et des intérêts échus (15 390 ducats). La composition du patrimoine du monastère souffrait de déséquilibre : les rentes perçues sur les fonds ruraux procuraient un revenu de 13 025 écus, les loyers des immeubles urbains seulement 4 082 écus, les capitaux mobiliers (livelli37, Zecca, Incurables) investis à long terme, mais sur lesquels on a peu d’informations, apporteraient au monastère 33 029 ducats (de 6 ls) d’intérêts, plus encore 1 993 livres (1 621 + 372) ou 321 ducats 1/2. Il serait périlleux d’additionner des monnaies diverses (l’écu romain et le ducat vénitien de compte devenu monnaie d’argent), mais l’impression se dégage que le monastère tirait l’essentiel de ses revenus de placements mobiliers et qu’il était, au sens que les XVIIe et XVIIIe siècles attachaient à ce mot, un « monastère capitaliste » disposant d’abondants capitaux.

Tabl. 20 – Les revenus bruts (rentes foncières et loyers) du monastère en 1806.

Revenus Revenu en nature en staia vénitiens Valeur du staio en écus romains Revenu monétaire
en écus
grains 3 049 2.4 7 317 : 6
blés divers 234 1.2 280 : 8
légumes 44 52 : 8
bois 300 carra autoconsommation
regalie, poulets, œufs, viande de porc 567 : 8 : 3
aux granges, 56 enclos (chiesure) 433 : 3 : 4
jardins, prés, au monastère et dans les granges 72 campi 199 : 8 : 3
vignoble 348 carra 12 écus le char 4 176
revenus de censi et livelli 552 : 3 : 6
à Venise, 39 maisons, 53 boutiques, 10 volte, 18 greniers, hors réparations 4 082 : 8 : 2

26Les charges qui pesaient sur le monastère étaient multiples, et l’inventaire n’oubliait pas de compter les 6 messes perpétuelles quotidiennes, plus une messe hebdomadaire, les 39 anniversaires annuels, et encore deux jours que tous les prêtres étaient obligés de célébrer. Le total des dépenses atteignait 12 886 écus (sous réserve que les crédits exigibles aient été limités à 266 écus. Les recettes auraient dégagé un excédent de 4 574 écus (appendice 16). Cet inventaire présenté de façon maladroite groupait sous la rubrique « à la Sérénissime Seigneurie » ce qui relevait des paiements effectués en faveur de l’État, aux caisses publiques par conséquent, et les dépenses d’entretien des moines, du personnel affecté au monastère et d’entretien de la fabrique. La distinction établie, abstraction faite de deux « items » (les dettes et les crédits exigibles pour un montant incertain et qui par nature ne sont pas une dépense), on observe que les dépenses imposées par Rome s’élevaient à 1 492 écus (19 % du total), celles destinées à la République atteignaient 2 515 écus (32 %), les frais de fonctionnement du monastère se chiffraient à 3 814 écus (49 %) dans lesquels entraient 909 écus pour l’entretien des bâtiments ou des constructions nouvelles et 1 014 écus pour l’assistance (aumônes diverses). Fabriques et aumônes constituaient deux postes importants de la dépense, respectivement 24 et 26,6 %, presque à égalité, soit une moitié de ce chapitre des dépenses monastiques.

27Un dernier bilan, le plus remarquable assurément, établi par le comptable Antonio Boerio (22 mars 1806) mettait simultanément en valeur les taxes payées par le monastère, les salaires versés, les frais d’entretien des moines et les investissements productifs. Le passif (281 039 livres) équilibrait l’actif (285 346 livres) et dégageait un solde positif (excédent) de 4 307 livres. Ce bilan confirme en outre la faible place faite aux préoccupations liturgiques : les messes et les aumônes (une des formes canoniques de la charité et de la pénitence) distribuées aux pauvres dépassent à peine 6 % du budget-dépenses (à quoi on pourrait peut-être ajouter les dépenses de sacristie et d’église, ainsi de la cire, de l’huile pour le luminaire et des cierges), soit moins que les intérêts passifs versés pour les capitaux empruntés en viager (7 1/3 %). En fait le monastère ne se soutenait que par l’emprunt, le poste le plus important des dépenses (45 %) allait à l’entretien des moines (dont moins d’1/5e provenait du prélèvement sur le travail paysan dans les propriétés du monastère) et des fabriques, venaient ensuite le prélèvement fiscal opéré en faveur de l’État et de la Curie romaine, les salaires versés à la nombreuse main-d’œuvre laïque employée aux divers travaux exigés par l’entretien des moines et des bâtiments conventuels, à quoi il faudrait ajouter une partie des frais (infirmerie, blanchisserie et fabrication du pain à la boulangerie) dévolus à l’entretien et à la nourriture des religieux.

Tabl. 21 – Le passif annuel du monastère (année moyenne vers 1800).

Nature de la dépense Montant en livres Pourcentage
Élémosines aux pauvres et messes 16 963 6.03
Fonctions et dépenses de sacristie et église 9 406 : 8 3.34
Impôts, taxes 41 119 : 1 14.63
Travaux d’entretien (église, monastères, biens immobiliers, fossés, drainage) 44 674 : 2 15.89
Salaires 23 986 8.53
Entretien des moines (bois, charbon, sel, habits, vivres (dont 15 914 livres fournies par les campagnes du monastère) 81 918 29.14
Frais : hôtes, infirmerie, remises, greniers, blanchisserie, boulangerie 29 545 : 9 10.51
Dépenses capitulaires, courtages, taxes de visite, procuration générale de Rome 5 929 : 9 2.11
Livelli perpétuels et prò sur capitaux empruntés (viagers) 26 111 : 6 7.33
Dépenses pour défendre les raisons du monastère 1379 0.49
Total 281 039 ≈100

Notes

1 CDR, CRS, regesti, B. 17, proc. 123 ; 1264, 9 mai : le marchand Gabriele Polo fuit ultra mare sicut mercator et longo tempore moram traxit illic et rediens post longum tempus invenit uxorem suam mortuam. Décédé, il fut enterré dans le monastère de San Giorgio qui disputa la dîme de ses biens à l’église paroissiale de S. Pantalon.

2 Castagnetti 1986, p. 523-524, dresse une liste des communes de l’Italie du centre-nord qui, au cours du XIIIe siècle, obtinrent l’exemption de la dîme pour tout le territoire correspondant à l’ancienne civitas. C’est là un aspect de la lutte de la Commune qui réussit à réduire le pouvoir hégémonique de l’évêque avec ce résultat : la dîme finit par peser exclusivement sur la paysannerie et enrichit les laïcs qui réussissaient à s’approprier cette source de revenus.

3 San Giorgio M., B. 74, proc. 158B. Castagnetti 1986, p. 526, reprend d’autres exemples de la consistance économique de la dîme dans diverses paroisses rurales du Véronais.

4 Rippe 2003, p. 158.

5 Ibid., p. 592-594.

6 San Giorgio M., B. 102, proc. 383 E, Lite San Giorgio Maggiore contro Michiel. cart. 1288-1756.

7 Faugeron 2014, p. 67-70, sur la création de cette magistrature appelée à superviser en 1365 l’action et la gestion d’« officiers au froment » qui en 1223 (première mention) opéraient une vente de grains aux communautés lagunaires méridionales, Chioggia et Cavarzere (ibid., p. 55).

8 « Consummo della casa di San Giorgio in elemosine et altro di tutti li sudetti luochi, computte le semine, formento stara 1320 ».

9 Il s’agit bien de la rente et non de la récolte. Le texte écrit : si cava d’affitto e alla parte un anno per l’altro, formento (San Giorgio M., B. 55, proc. 100, 26 Giugno 1640).

10 « La fondamenta overo rive o calle in concio davanti li vostri stabili posti a San Zulian, dove abita donna xxx et tutte altre botege in calle da una parte dall’altra azio a piedi il ponte dei Baretteri » (San Giorgio M., B. 56, proc. 106°). Ce document est un formulaire imprimé distribué aux propriétaires et complété à la main avec les indications particulières.

11 San Giorgio M., B. 56, proc. 106 A IV.

12 Stella 1980, p. 29-30, n. 5 (d’après San Giorgio M., B. 99, ancienne numération).

13 Tabacco 19802, p. 130-155. En 1766, Tron avait inspiré une autre loi qui aboutit à la confiscation d’un sixième des propriétés du clergé régulier, à leur mise en vente et au transfert des fonds vers le déficit public et l’entretien du clergé séculier (Chauvard 2018, p. 255). Il ne semble pas que la loi ait entamé le patrimoine de S. Giorgio.

14 Sur la politique ecclésiastique d’Andrea Tron, Tabacco 19802, p. 133-151. Tron inspira une loi en 1769 aux termes de laquelle seraient supprimés tout monastère dont les revenus ne suffiraient pas à entretenir au moins douze religieux (Baldan 2006, p. 15). La loi se proposait, entre autres, de réduire le nombre des religieux et des monastères jugé exorbitant par rapport à la population totale de l’État (ibid., p. 14). À Venise même fut ainsi supprimé en 1770 le monastère de S. Nicoló du Lido, ses biens et les moines passèrent au monastère de San Giorgio Maggiore. En 1787, la communauté cistercienne étant pratiquement éteinte, le monastère de la Madonna dell’Orto fut fermé (ibid., p. 3-4).

15 Borelli 1980, p. 126, 143, 144, 147, 150.

16 Borelli 1980, p.152-154.

17 V. supra, chap. 9, le coup d’arrêt du Grand Conseil (28 juin 1333).

18 San Giorgio M., B. 55, proc. 104, Sommario delle leggi dell’ecc.mo Senato e Maggior Consiglio commesse a gl’illustr.mi Sig.ri X savi sopra le decime in Rialto, che dispongono circa le vendite de i beni stabili (in Venetia 1634 appresso Gio. Pietro Pinelli stampator ducale).

19 San Giorgio M., B. 56, proc. 106, registre, decreti in materia di decime al clero, c. 1v, 1472, 22 juin in Rogatis.

20 San Giorgio M., B. 110, proc. 397, Confiscatione fatta dalli magistrati delle Razon Vecchie e Nove. Sur ces deux offices, Hocquet 2012, p. 721-722 ; Braunstein - Mueller 2015, Descripcion, p. 369.

21 San Giorgio M., B. 55, proc. 104.

22 Stumpo 1986, p. 276.

23 Stella 1980, p. 28-29. Quelle était la portée d’une telle loi ? Les laïcs détenant des biens en livello perpétuel (emphytéotiques) devenaient-ils propriétaires de plein droit de ces biens sur lesquels les églises ne pouvaient plus émettre aucune revendication ? La République aurait-elle aboli les droits féodaux ?

24 Barzazi 1986, p. 196-197. Les consultori, juristes de profession, formaient un organe consultatif dans les matières technico-juridiques. Celui-ci prit une grande importance au XVIe siècle, quand l’Église, « plus rigidement structurée, [entreprit] d’augmenter son influence dans les divers États » (Ibid., p. 179). Les plus célèbres de ces consultants furent les servites Paolo Sarpi et Fulgenzio Micanzio.

25 Stumpo 1986, p. 280.

26 La congrégation était une fédération de monastères bénédictins et les abbés passaient de l’un à l’autre sans difficulté. Ainsi en 1662 devint abbé de S. Giorgio Maggiore Cornelio Codanino alors qu’il était chancelier de la congrégation. Ensuite il occupa d’autres honneurs à S. Giustina de Padoue, S. Paolo d’Argon, en 1681 il était abbé de Ss. Nazaro et Celso de Vérone, et finalement de S. Faustino de Brescia où il s’éteignit en 1685, âgé de 84 ans (Cicogna - Orlandelli 1982, p. 376).

27 San Giorgio M., B. 149, proc. 619, Conti generali della Cassa Veneta Cassinese.

28 Sur le travail et les fonctions des convers, Rapetti 2013, p. 179, distinguait les activités de gestion foncière et d’administration patrimoniale dévolues aux convers dans les granges cisterciennes. S. Beccaria précise aussi que les convers, loin d’être de simples manœuvres comme les mercenarii, occupaient des postes de responsabilité : magistri grangiae, chefs d’atelier, administrateurs des exploitations agricoles, artisans spécialisés ou marchands qualifiés (Beccaria 1998, p. 143).

29 Baldan 2011, p. 22, qui réduit ensuite l’effectif à 19 moines et 5 convers au moment de la fermeture (p. 23).

30 Ibid., p. 26.

31 Ibid., p. 27-28.

32 On ignore de quel campo il s’agit. Les historiens prennent rarement la peine de convertir les mesures anciennes en unités métriques. Elisabeth Pfeiffer (Pfeiffer 1986) indiquait les valeurs suivantes dans sa somme : à Padoue et dans les collines Euganéennes, le campo mesurait 3 036 m² (p. 627), à Trévise, 5 018 m² (p. 313). Peut-on se fier à ces indications quand le même auteur indique pour le Frioul 3 277 m² (p. 594) et 5 398 m² (p. 511) ? Les deux valeurs peuvent être exactes et s’appliquer à deux cantons voisins. La taille plus petite du campo de Padoue peut être justifiée par la plus grande fertilité des terres. Selon la mesure utilisée, la propriété terrienne du monastère atteignait 1 214 ha (campo padouan) ou 2 009 ha (campo trévisan). Il existe une dernière hypothèse : ce recensement ayant été opéré au temps de l’administration française, celle-ci a pu utiliser une mesure unique de l’unité de surface.

33 Baldan 2011, p. 138, a exploité un document de l’Archivio Storico del Patriarcato di Venezia (ASPV), Curia III, Soppressioni, monasteri, B. 1, fasc. 2, établi le 22 mars 1806 selon une moyenne annuelle calculée sur 5 années (1799-1803). Venise et la Vénétie avaient été soumises à l’Autriche par le traité de Campoformio et le restèrent jusqu’à la paix de Presbourg (26 décembre 1805). L’état établi par le comptable Antonio Boerio était signé du cellérier et de l’abbé Raffaello Balestra.

34 Une correspondance avec Sergio Baldan a permis de clarifier la nature de cette livre appelée « lira veneta » ou « veneziana » qui fut frappée durant la première occupation autrichienne et demeura en usage dans le Royaume d’Italie. C’était une monnaie réelle, effective qui pesait 5,3 g et titrait 250/1000 d’argent. En 1806, la totalité de la dette publique enregistrée à la Zecca atteignait 56 342 926 ducats « effettivi », soit 304 251 800 lire de Milan (1 ducat effectif = 5,4 livres de Milan), mais la livre vénitienne demeurait en usage (cette même année, l’Université de Padoue était dotée d’un budget de 1 500 000 lire venete ou 750 000 lires italiennes (Antonielli 2001, p. 145 et 148). On appela « ducat effectif » le ducat d’argent frappé depuis 1665, (initialement avec la valeur de 6 ls), mais l’appréciation des métaux précieux et la dépréciation de la monnaie de compte obligèrent à un nouveau règlement en 1733 qui porta la valeur du ducat à 8 livres, soit une « valeur longue » qui demeura stable jusqu’à la fin de la République (Zannini 1998, p. 446). Gottardi 1993, p. 50-51, a indiqué les salaires des fonctionnaires de l’administration autrichienne de la Vénétie en florins pour l’année 1804 et évalué le déficit du Banco Giro en ducats à la fin de l’année 1801 (ibid., p. 79).

35 Tous les biens meubles (mobiglie) du monastère, l’argent déposé chez le cellérier et l’argent de la cassa veneta furent séquestrés et mis sous scellés (ibid., p. 98-99, extrait de la chronique 1803-1806). Le 12 juin 1806, le Directeur du Domaine et des Droits réunis du département de l’Adriatique interdisait à l’abbé, aux procureurs, protecteurs, agents du monastère, de s’ingérer dans l’administration des biens, capitaux, revenus, actions et crédits, etc. (Baldan 2011, p. 105).

36 Un rapport cité par Antonielli 2001, p. 145, estimait qu’en 1797, la dette publique à la Zecca atteignait 43 624 225 ducats effectifs, dont 23 124 229 étaient détenus par les monastères, les confréries et les établissements d’assistance.

37 Ces livelli étaient l’intérêt versé au monastère par les débiteurs à qui il avait consenti un prêt hypothécaire. En 1534, les sept sages élus pour l’emprunt avaient défini ce qui devait entrer dans la description des patrimoines (condition), notamment les livelli de case o de possession, les loyers (San Giorgio M., B. 55, proc. 100). De 1431 à 1780, le monastère perçut aussi des provéditeurs au sel un livello pour la location de la Vigna Murata où avait été édifié le lazaretto novo (San Giorgio M., B. 57, proc. 106 A X).

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