Les monastères vénitiens et l’argent
|Deuxième partie. Crise, réorganisation, effondrement. XIIIe-XVe siècle
Chapitre 10. Mutations de l’exploitation salinière à Chioggia
Texte intégral
- 1 Hocquet 2012, p. 322-324.
1Aux XIe et XIIe siècles, la Lagune de Venise avait été le siège d’une expansion ininterrompue de la culture des salines qui avait occupé tout le territoire de Chioggia puis avait gagné le nord de la Lagune. En 1200, après deux siècles d’expansion, la production du sel atteignait son apogée et plaçait la lagune au premier rang des producteurs méditerranéens. Chioggia était capable de pourvoir aux besoins d’un marché qui s’étendait du versant méridional des Alpes aux vallées de l’Apennin. Venise essaya alors d’obtenir du commerce du sel un double profit, commercial et fiscal, en imposant de lourdes taxes sur le produit. Cependant, sur le pourtour des marchés du sel lagunaire, la concurrence devenait plus vive. De nouveaux centres de production se développaient, sur les rivages de l’Adriatique ou au cœur des Alpes. La concurrence était aussi le fait des Vénitiens eux-mêmes : Venise était une grande puissance maritime, ses nombreux et gros navires, qui assuraient les liaisons avec l’empire conquis en 1204 et la protection des lignes maritimes, manquaient quelquefois de fret et le sel, produit pondéreux, emplissait facilement les cales où il substituait le lest improductif1. Venise reçut bientôt des importations provenant de Pouille, puis d’Alexandrie et, à la fin du XIIIe siècle, de toute la Méditerranée. En temps de concurrence accrue, les clients-voisins cherchaient à se soustraire au monopole vénitien et à acquérir du sel moins cher auprès d’autres fournisseurs : le XIIIe siècle retentit de la clameur des guerres du sel. Les salines de Chioggia entrèrent rapidement en crise et de nombreuses salines disparurent. Il est bien difficile de déterminer les responsabilités des uns ou des autres : est-ce la crise sociale à Chioggia qui a donné l’impulsion aux concurrences extérieures, ou la restriction des marchés et l’importation de sels étrangers qui ont provoqué la crise économique à Chioggia ? En fait la crise avait des effets multiplicateurs, la crise renforçait la crise, mais l’élément premier du changement demeurait l’apparition de la taxation.
L’institution du monopole
2L’instauration d’une taxe sur le commerce du sel était antérieure à novembre 1179, quand le doge Orio Mastropiero fit quittance à Enrico Gradenigo de sa gestion des affaires du sel. En février 1184, le gastaldo de Chioggia, Sten Cortese, entouré des juges, des notables et de tout le peuple, riches ou humbles, promit au doge et à la Commune de Venise de ne vendre de sel qu’aux hommes qui présenteraient le sceau ducal. Le commerce intérieur demeurait autorisé dans les limites de Chioggia, entre chioggiottes ou avec les Vénitiens. Mais, pour exporter du sel hors du territoire de Chioggia, il fallait acheter une licence d’exportation munie du sceau. Seul le paiement de la taxe autorisait désormais l’exportation. Très vite, il fallut mettre en place une administration pour la collecte de la taxe. Les camériers-receveurs du sel et leurs employés percevaient la taxe sur les lieux d’expédition, vérifiaient la détention du sceau ducal et les quantités de sel vendues. Le Grand Conseil de Venise institua, en 1271, cinq salinari à Chioggia pour gérer l’impôt sur le sel qui, à la perception fiscale, ajoutaient la surveillance du commerce et des prix d’un produit récolté sur des surfaces considérables, dispersées, de surveillance difficile derrière des digues qui arrêtaient le regard. Les « saliniers » assistaient au mesurage du sel, au chargement des barques et à la pose des scellés, ils tenaient les écritures. Les chargements de sel avaient lieu le long des canaux de la cité, car les sauniers avaient souvent aménagé le rez-de-chaussée de leur maison en magasin apte à recevoir les récoltes.
3Le sel supporta en fait non pas une, mais deux taxes, l’une sur sa valeur, le quinto égal au cinquième du prix, l’autre sur son poids, le dazio. D’emblée, la taxe atteignit de très hauts niveaux, au départ de Chioggia. Elle fut modulée selon les destinations. L’unité du commerce d’expédition était la centaine de mesures, ou 100 mozetti qui pesaient aux environs de 2 900 kg, une unité considérable en rapport avec le tonnage des barques fluviales et avec l’importance des besoins des consommateurs. Au prix de vente et aux taxes acquittés à Chioggia s’ajoutait le coût du transport sur les fleuves.
4Les saliniers de Chioggia étaient des magistrats vénitiens et Venise, par leur moyen, se contentait de surveiller, pour les taxer, les ventes de sel, ils rétribuaient des gardes qui surveillaient le trafic du sel à Loreo, Torre delle Bebbe et Cavarzere, sur les grandes voies du sel, le Po et l’Adige. Les marchands accourus acheter le sel à Chioggia s’adressaient obligatoirement à des courtiers. Le prix était librement négocié entre le propriétaire et le marchand, en présence du courtier qui veillait à la loyauté de la transaction, afin que l’État ne fût fraudé ni sur le prix ni sur la quantité vendue, deux éléments qui servaient au calcul des deux taxes. Ce prix était libre. Les achats étaient principalement groupés en temps de foire, après les récoltes, au moment de procéder aux salaisons d’automne, quand le niveau des fleuves favorisait la navigation.
5En avril 1182 le doge Orio Mastropiero, créateur de la fiscalité du sel et du monopole vénitien, instituait à Capodistria l’étape du sel : il était désormais interdit de décharger du sel en Istrie, entre Grado et Pola, ailleurs qu’à Capodistria. Venise entretiendrait en mer une galère de surveillance. Tout le sel débarqué à Capodistria serait muni du sceau ducal. Le pacte envisageait aussi l’arrivée de grande nef (magna navis) chargée de sel que les gens de Capodistria devraient renvoyer à leur port d’origine, sauf s’il s’agissait d’une nave de Vénitiens qui refuseraient de faire escale à Capodistria pour venir à Venise. Ce texte témoigne que les marchands de Venise se livraient à l’importation de sel étranger avant même la fin du XIIe siècle. Venise avait commencé officiellement à procéder à des importations de sel bientôt dit « de mer » parce qu’il arrivait par la voie maritime, à la différence du sel de Chioggia produit dans la lagune même. Le sel de mer désigna tout sel importé, qu’il provînt de l’Adriatique, ou, par la suite, de la Méditerranée. À la fin du XIIe siècle, des marchands importaient déjà du sel à Venise sur de gros navires. C’était alors un commerce libre. Cependant, à Ferrare et Mantoue, dès 1251, la commune de Venise promettait de livrer du sel de mer, venu de Siponte et de Cannes en Apulie, à Mantoue et Milan, en 1263 et 1268, du sel de Pouille encore ou « tout autre sel de même qualité ».
- 2 Hocquet 2012, p. 19-23.
6Des crises s’abattirent sur les salines durant le XIIIe siècle : Chioggia se trouva amputée de dix-huit fondamenti de salines, soit près de 30 % de son potentiel de production. Les pertes étaient considérables ! Abandons et destructions frappaient de plein fouet les vastes secteurs lagunaires appelés Brombedo, Tezza, Pettadibo, où treize fondamenti furent abandonnés, peut-être parmi les plus vastes, assurément parmi les derniers aménagés au siècle précédent. Les environs mêmes des deux Chioggia perdaient seulement quatre fondamenti durant la première crise, celle de 1232-1240. Ensuite le nombre des salines aux environs de Chioggia demeura stable jusque dans les années 1322-1331. La lagune n’échappait donc pas à un reflux de l’occupation humaine et, comme pour les trop vastes défrichements qui avaient, dans toute l’Europe, multiplié les champs cultivés jusqu’aux limites du possible à la fin du XIIe siècle, au siècle suivant il fallut abandonner les secteurs les plus éloignés de la bonification, les plus aventurés, ceux pour lesquels la longueur des déplacements abrégeait trop fortement la durée du travail et la productivité des sauniers2.
Le faible rapport des salines monastiques
7Le monastère de bénédictines de San Zaccaria a dressé une liste des revenus que lui procurait son patrimoine salin à Chioggia.
- 3 ASV, San Zaccaria, B. 12 (redditi di Chioggia).
Tabl. 7 – Le patrimoine salin de San Zaccaria vers 12303.
Fondamento | Nombre de salines | Cens (jours de sel) |
Laguna | 2 | 6 |
Terra Torçeda | 1 | 5 |
San Nicolò | 1 | 5 |
Lagucerno | 3 | 7 |
Ramello | 2 | 5 |
Solesedo | tout le fondamento | 2 |
Canale de Conques | tout le fondamento | 2 |
Teça | tout le fondamento | 2 |
Enganna Comprate | tout le fondamento | 2 |
Corigla (Warta Massera) | tout le fondamento | 2 |
Gradonico | 2 salines ad medietatem | |
- 4 Hocquet 1970, p. 557-566.
- 5 Modzelewcki 1963-1964, p. 16.
- 6 Ibid., tableau p. 16.
8Un de ces fondamenti (Terra Torçeda) disparut entre 1232 et 1240, deux autres (Teça et Enganna Compatre) périclitèrent entre 1240 et 1250, et le Canale di Conques n’a pas laissé de trace après 12944. En 1305, on peut raisonnablement supposer que le monastère conservait la propriété de deux fondamenti (Solesedo et Warta Massera) et une dizaine de salines dispersées dans six fondamenti. Les cens convertis en monnaie lui rapportèrent cette année-là 61 livres 16 sous5. Comparé à l’ensemble des autres sources de revenus du monastère (3 597 livres), le sel représentait 1,72 % du total. C’était la source la plus faible de revenus, mais on peut se demander si le monastère défalquait l’auto-consommation. L’intérêt des emprunts de la Commune rapportait davantage (73 l 8 s), les vignes et terres cultivées dans la Lagune (418 l 14 s), les eaux de Poveglia et de Cannaregio (pêcheries) procuraient 293 l 8 s6.
Mutation de la tenure
9Le fondamento légué au monastère de San Giorgio par Pietro Enzio connut à la charnière du XIVe un profond bouleversement. Le tableau présente à gauche les renonciations des tenanciers et à droite la restructuration de l’exploitation opérée par le monastère :
Tabl. 8 – Restructuration des tenures au fondamento Post Castello au début du XIVe siècle.
Renonciation (abandon de la tenure) | Regroupement des tenures vers 1310-1315 |
|||
1256 | Fortunato Carnello | 1 | Johannes Foscari | 5 |
1256 | Bondomenico Ravagnan | 2 | Petrus de Iervasio | 4 |
1270 | Michelenda et ses filles | 1 | Matteus Foscari | 4 |
1270 | Marco Carnello | 1 | héritiers de Cristofani Polo | 8 |
1271 | Les fils de Domenico Carnello, leur mère et grand-mère | 1 | Nicolo Alexandro | 5 |
1298 | Giovanni Carnello | 1 | héritiers de Donato Foscari | 1 |
Giovanni Mayno | 3 | héritiers de Fundi Tempesta | 1 | |
Benvenuto Forza, son frère et son neveu | 1 | héritiers de dona Grisende | 1 | |
Bartolo Çi | 2 | héritiers de Mateo Ravignan | 2 | |
Egidio Carnello | 1 | les frères Ricardo | 1 | |
veuve Pace Ravignan | 1/2 | |||
deux frères Carnello et Domenico Carnello | 1 | |||
Martino Carnello | 1 | |||
Antonio Carnello, Donata et Pietro | 1 | |||
Aclino Çi | 1 | |||
Entenzo et Benvenuto Forza, et leurs neveux Desiderio Forza et Martino Forza | 1 | |||
Zanino, Pietro, Valerio et Mateo Carnello | 1 | |||
Leaçaria, Grana et Richadonna, filles de Lea Ravignan | 1 | |||
Domenico Carnello | 1 | |||
Mariota Carnello | 2 |
10Les tenanciers abandonnaient des tenures trop étriquées pour garantir l’entretien de leur famille car elles avaient subi les partages successoraux entre les héritiers de l’aïeul qui en avait reçu la concession en 1240, ou il s’agissait de veuves et d’orphelines qui n’avaient pas la force de travailler au sel. Le monastère avait regroupé ces salines pour les réaccenser en blocs compacts. Quand 40 tenanciers restituaient 18 salines et demie au monastère, celui-ci en concédait à livello 26 à cinq hommes. Un tel changement entraînait nécessairement une véritable révolution dans le faire-valoir. Le tenancier ne pouvait plus cultiver personnellement une exploitation d’une telle taille, quand son prédécesseur aidé de plusieurs membres de sa famille se contentait de deux salines (une couple) selon un rythme biquotidien, en alternance, un jour sur chacune des salines.
- 7 Le statut du doge Pietro Ziani (1226) modifia le régime de transfert, désormais qualifié d’usus no (...)
11La transformation fut favorisée par le nouveau droit qualifié d’usus novus qui réglementait les mutations de propriété à Venise et dans la lagune7. Les juges, dans le règlement d’un conflit entre les Morosini et San Cipriano, avaient accepté de scinder le droit de propriété : le cens qui fondait la propriété du monastère demeurait aux moines, Morosini qui avait légalement acheté la couple de salines en était devenu le propriétaire. La propriété était démembrée en une propriété bourgeoise accordée, suite à un achat, à une grande famille noble et en des droits fixes ou rentes perpétuelles de nature féodales reconnues au monastère. Les juges étaient coutumiers de ce type de jugement partageant les biens d’une vente. La Commune, en introduisant un dédoublement de la propriété, favorisé par le contrat de livello qui donnait les droits les plus étendus au tenancier à la condition que le bien demeurât exploité et productif, notamment productif de cens, entérinait les conséquences de la crise qui frappa l’économie salinière de Chioggia durant le XIIIe siècle, les tenanciers purent y voir un encouragement à dénoncer les livelli qui avaient fini par assimiler leur statut à un quasi-servage. Désormais la propriété fractionnée entre le monastère et le tenancier-exploitant restreignit les devoirs du tenancier au versement du cens annuel et du quint en cas de vente du bien. La voie était libre pour l’apparition de deux nouvelles catégories sociales, les locatores, qui au XIVe siècle dominèrent la production et la commercialisation du sel : ces « loueurs », souvent issus des rangs des tenanciers livellaires aisés, procédaient aux nécessaires investissements, ils reprenaient les salines désertées par leurs voisins et confronts pour édifier de petites et moyennes exploitations sur les débris du latifondium salin. L’investiture et l’immixtion du pouvoir avaient contribué à limiter la place du latifondium monastique et ouvert la voie à cette nouvelle petite bourgeoisie rurale qui exerçait le pouvoir à Chioggia au sein d’un grand Conseil et modifia profondément les rapports de production sur les salines en introduisant le métayage au tiers.
- 8 En 1410, le monastère de San Cipriano intenta un procès à un tenancier qui avait 4 salines au fond (...)
- 9 Dans un acte passé devant le notaire Giovanni Pasquali (ASV, Notai di Chioggia, B. 14784), l’achet (...)
12Les métayers appelés laboratores étaient en relation avec deux maîtres de la saline, le propriétaire ancien qui levait la rente féodale ou cens et le tenancier-locator qui percevait une rente capitaliste justifiée par sa participation à l’investissement. Ces catégories juridiques rien moins que floues devraient laisser place à une hiérarchie de droits qui juxtaposeraient le travailleur, le tenancier, le propriétaire féodal. Ce dernier demeurait bien présent aux yeux des deux autres personnages, car le droit traditionnel exigeait qu’il vînt choisir le cens sur la saline8. Malgré ces sages précautions, des confusions se glissaient d’où naissaient des conflits entre les seigneurs du sel9, ou avec leur tenancier. Quant au locator, il ne gardait sa fonction que dans la mesure où il accomplissait son devoir d’entretien des parties indivises du fondamento par les achats de bois et la contribution pécuniaire à l’investissement. S’il cessait, un nouveau venu se substituait à lui, il lui suffisait de se déclarer aux avoués du fondamento et d’apporter sa quote-part au financement des travaux de remise en état, après quoi il recrutait ses métayers et passait contrat avec eux devant notaire. Le métayer disposait de contrats à terme, d’un à cinq ans, les plus fréquents étant de trois ans. À l’ancienne gestion collective qui liait le grand propriétaire à la compagnie de consortes qui, à la troisième génération, voyait la pression démographique s’accentuer sur la tenure partagée entre quatre, cinq ou six familles d’ayant droit (les proheredes du contrat de livello perpétuel) s’était substitué le contrat de mezzadria où le locator choisissait librement un travailleur pour une courte durée, de trois à cinq ans. Ce métayer, s’il était ancien tenancier livellaire, renonçait à un tiers de sa production, mais au moins n’était-il plus obligé de diviser sa récolte avec tous les ayants droit éliminés du nouveau contrat.
Nouveaux modes de gestion à Chioggia
- 10 Par exemple : « Quaderno de tuta la intrada »; otto libretti 1425-1433 tutti intitolati Computum I (...)
- 11 ASV, Arch not., Notai di Chioggia, Atti, B. 14832-II, feuille volante.
13À l’extrême fin du XIIIe siècle, la gestion patrimoniale des biens monastiques de Chioggia fut décentralisée et confiée à des gastaldi aussi appelés sindici ou procureurs10, des régisseurs ou intendants représentant sur place l’abbé. L’institution fut maintenue aux siècles suivants, mais à partir des années 1420, les abbés usèrent de baux de fermage par lesquels ils cédaient à temps l’administration de tous leurs biens contre une redevance annuelle fixe. San Nicolò du Lido ouvrit la voie, en 1413 le chioggiotte Giovanni Faxolo versait à l’abbé Nicolò Trevisan 16 ducats d’or « après avoir arrêté les comptes de tous les tiers du sel, des loyers et de tous les négoces tenus avec le monastère », mais il restait débiteur de 10 ducats au 4 juillet 142111. Ce précédent d’un fermier peu solvable ne découragea pas l’abbé, ce même jour de juillet 1421, pour un cens annuel de 32 ducats pendant quatre ans, il instituait son fermier un autre chioggiotte. Le monastère bénéficiait, probablement par anticipation (à crédit) d’un revenu garanti et se délivrait des soucis quotidiens de la gestion. Pour la durée du bail, dans les livres l’ensemble des revenus n’apparaissait plus qu’un fois l’an, ou plusieurs fois si le fermier avait obtenu d’étaler son paiement en quatre termes. En 1434, le procureur de l’abbé de San Cipriano louait « tous les jours de sel et tous les livelli (du monastère à Chioggia), sauf les valli, les eaux et les filets qui sont aux Fogolane et demeurent dans la liberté de l’abbaye », la location d’une durée de 4 ans était conduite pour un loyer annuel de 50 ducats payable à la Toussaint, le bail précisait qu’il « appartenait au conductor de percevoir les droits et les jours de sel des tenanciers à son profit ». La véritable impulsion fut donnée au cours de la décennie 1450, dans une sorte de mouvement concerté des monastères qui coïncidait avec l’étiage démographique de Chioggia où la peste sévit de manière rémanente en 1411, en 1428, de 1456 à 1458 quand périrent deux tiers de la population, en 1477-1478, en 1485 et 1491. De nombreuses salines furent abandonnées, victimes de la pénurie de main-d’œuvre.
- 12 San Giorgio M., B. 70, proc. 124A, Carte attinenti ai beni di Chioggia, Quaternus in quo sunt dies (...)
- 13 ASV, Alfabeto dei Notai di Chioggia, VIII, 94-95.
14Dès 1398, San Giorgio Maggiore avait confié au prieur de l’hôpital de S. Croce à Chioggia la gestion de ses biens et la perception des « jours de sel »12. En 1454, il donnait à son tour un mandat de gestion à Pellegrino Cilla pour 25 ducats, en 1455, Sta Maria dei Crociferi cédait à ferme contre 20 ducats tous ses droits à un notable, Andrea Fasolo, chancelier de Chioggia, en 1459, Pelegrin de Pellestrina succédait à Andrea Cilla comme affitual de San Cipriano pour 35 ducats par an, en 1462, le monastère du lido, S. Nicolò, cédait la gestion de ses biens et de ses droits13. San Cipriano, dont nous avons déjà noté la prudence avisée, excluait les pêcheries du fermage, ainsi aux Fogolane. En 1470, tous les biens de Chioggia étaient baillés pour 34 ducats d’or par an, la seule « valle de pêcheries appelée San Marco Nuovo » était affermée à un Vénitien 68 ducats payables en deux termes, à Noël et le 25 avril, jour de la saint Marc. L’affitual de la valle da pesca devait en outre 20 paires d’oiseaux, 200 anguilles, 1500 mulets salés. Le bail de 1476, diminué à 40 ducats, précisa le calendrier des « honneurs (honori) », mulets et oiseaux devaient être donnés avant Noël, les anguilles au commencement du Carême. La différence de prix, outre le paiement en nature, montre à l’évidence le transfert de richesses à Chioggia de la saline à la pêcherie, un bien qui s’était fortement valorisé au cours du siècle. Le sort des fermiers était précaire, leur bail, de courte durée, et s’ils géraient bien leur affaire et gagnaient de l’argent, le bailleur pouvait être tenté de la reprendre en gestion directe pour encaisser les plus-values. C’est ce que fit San Giorgio à l’extrême fin du siècle.
Les régisseurs et la faiblesse des revenus de la saline
15Les régisseurs recrutés parmi les notables pour gérer les biens des moines, prélever les cens, entrer le sel dans des magasins, le céder à l’office gouvernemental du sel et encaisser les recettes lors des règlements, ont joué un rôle actif dans l’économie lagunaire de la fin du Moyen Âge. La première de leurs tâches consistait à prélever les cens, ce qui n’était pas simple quand les salines étaient dispersées dans des fondamenti éloignés. Ainsi San Giorgio, dont le cellérier D. Ignacio, florentin, avait loué tous les biens de Chioggia, salines, vignes et maisons, à Nicolò de Pellestrina habitant Chioggia, conservait des salines dans six fondamenti.
- 14 San Giorgio M., b. 70, proc. 124A, doc. 9 ou 10 (copie) sale se reschode a Chioza per lo monasteri (...)
Tabl. 8 – Les salines de San Giorgio en 147114.
Fondamento | Cens | |
Bon Castello (Post Castello) | 30 salines et | 2 jours |
2 demi-salines | 5 jours | |
Codevigoa | 3 | 5 |
San Pietro | 6 | 3 et 5 jours |
Strausoni | 3 | 3 ½ |
Conadacorio | 1 | 1 |
Rizocoso | 2 | 5 |
a. Les salines ne sont pas groupées, au Codevigo deux salines sont enserrées dans les quatre salines de Matio Gamberto, la troisième est isolée. |
- 15 Hocquet 2003a, p. 117-120.
16Peut-on évaluer les revenus monétaires que procurait la rente de sel au monastère ? On ne dispose d’aucune donnée avant 1423 et le monastère avait à cette date un patrimoine salin de 45 salines dans six fondamenti de Chioggia, il prélevait une rente variable : 2 jours sur 33 salines, 3 ou 5 jours sur les autres salines. Le monastère prélevait au total quelque 116 jours de récolte, ce qui aurait représenté en année moyenne 400 mozetti (en 1428, ce fut plus du double, mais dans les premières années du XVIe siècle la rente s’effondra autour de 100 mozetti). En 1441 et 1442, l’abbaye perçut 1041 mozetti convertis en une recette nette de 227 livres 10 sous ou une quarantaine de ducats en deux ans15. Un siècle et demi plus tôt, le patrimoine salin était un tiers plus consistant, la recette annuelle à prix constant aurait pu atteindre une trentaine de ducats. C’était peu de choses, même s’ils ne procédaient à aucun investissement les grands propriétaires de salines ne pouvaient guère miser sur le sel pour rétablir des finances obérées.
- 16 En 1498, le 12 novembre, le père abbé, d. Stefano, et le prieur, d. Ludovico, se réservèrent chacu (...)
17En 1504, fra Lorenzo et le régisseur (nostro factor) se rendirent sur le fondamento Post Castello les mardi et mercredi 9 et 10 juillet quérir les 2 jours de rente, ils obtinrent 200 mozetti de sel noir et 4 sacs pleins de sel blanc16. En 1505, furent choisis les mercredi et jeudi 6 et 7 août pour lever le cens, soit 120 mesures de sel noir et 6 sacs de sel, 3 de noir et 3 de blanc, qui furent portés a casa. Le régisseur se rendait deux jours de suite pour prélever la rente en se conformant au rythme du travailleur qui récoltait le sel un jour sur deux en alternance sur la couple de saline, unité d’exploitation ancienne (le tableau met en évidence que 9 tenanciers seulement cultivent 33 salines). Les 116 jours de récolte seraient-ils à réduire de moitié, à 58 dies salis sur l’ensemble des propriétés du monastère ? Le régisseur choisissait toujours de venir deux jours consécutifs et sur chaque saline il prélevait un sel qui avait cristallisé durant les deux jours qui avaient suivi l’immixtion de la saumure saturée dans les cristallisoirs. Le prélèvement annuel n’était pas réparti par journée, mais regroupé sur les deux journées. Le tableau rend compte du rendement de la saline (par exemple 200 mozetti + 4 sacs récoltés en 2 journées sur 33 salines), puis, lors de la conversion dans les unités métriques (kilogrammes), le rendement est calculé sur la base de la journée.
- 17 Compte de Mathio Tinto, scrivan al sal a Chioza. Ignorant le poids du sac, nous avons additionné l (...)
Tabl. 9 – Faiblesse des rendements journaliers sur les 33 salines du Postcastello17.
Date du prélèvement | Volume prélevé (9 tenanciers, 33 salines) | Rendement de la saline | Rendement journalier |
9-10 juillet 1504 | 200 mozetti (sel noir) et 4 sacs (sel blanc) |
6,18 mozetti | 92,7 kg |
6-août 1505 | 120 mozetti (sel noir) et 6 sacs (3 sel blanc) |
3,82 mozetti | 57,3 kg |
6-7 août 1506 | 160 mozetti (sel noir) et 5 sacs (2 sel blanc) |
5 mozetti | 75 kg |
- 18 Peut-être le régisseur se demandait-il : « à quoi bon aller demander le cens ? », car en 1441, non (...)
18Le prélèvement du cens était source de dépenses, il fallait en effet ces jours-là nourrir les travailleurs, avec de la viande de castrato, 11 livres et demie le 6 août et 14 livres le lendemain, à 2 sous la livre, soit une dépense de 2 l 11 s. Les 4 et 5 août 1506, les cens fournirent 160 mozetti de sel noir et 5 sacs, 3 de sel noir et 2 de blanc. La dépense s’éleva à 13 l 5 s, la nourriture était variée : poissons, oeufs, melons, il avait aussi fallu acheter les sacs. Les rendements étaient infimes et le régisseur était peu enclin à aller quérir les cens d’une demi-journée. Zuan Boza ne leva pas de sel en 1441, ni en 1442 par sa négligence18, et il ne témoignait pas de plus d’empressement pour verser l’argent dû aux moines. Le 28 nov 1446, il n’avait pas encore versé l’argent de la vente de 326 mozetti de l’année 1444. Son compte fit apparaître en 1443 un solde positif de 277 l 10 s.
- 19 Le tableau réunit les deux comptes fragmentaires de Jacobi (1423-1431) et de Boza (1438-1445).
Tabl. 10 – Les ventes et la recette du sel du monastère de S. Giorgio Maggiore au XVe siècle19.
Année | Sel récolté | Sel vendu (mozetti) | Recette en livre et sou |
1421 | 80 | 59 : 11 | |
1423 | 103 | 42 : 16 | |
1424 | 270 | 111 : 5 | |
1425 | 460 | 236 | 96 : 2 |
1426 | 400 | 534 | 220 : 10 |
1427 | 400 | 182 : 19 | |
1428 | 840 | 347 : 15 | |
1429 | 328 | 378 | |
1430 | 325 | 375 | |
1431 | 416 | 415 | |
1433 | 426 | 174,15 | |
1436 | 470 | 192,7 | |
1438 | 412 | ||
1440 | 360 | ||
1441 | 422 | 180,16 | |
1442 | 544 | 232,4 | |
1443 | 100 | ||
1444 | 326 | ||
1445 | 566 | ||
- 20 La tare était quelquefois lourde : le 6 octobre 1500, 340 moza furent réduits à 329 moza net. Sur (...)
19En 1436, le monastère se voyait promettre par l’office du sel un prix de 8 ducats pour cent mozetti de sel, mais au moment de la livraison, il supportait de nouvelles dépenses, à hauteur de 9 sous le cent (le ducat cotait alors 106 sous), et l’office procédait encore à un abattement (tara) pour la mauvaise qualité du sel20, dont la couleur noire, peu appétissante, venait de la vase à laquelle il était mêlé, le saunier en tirant le sel arrachait des particules de terre à un sol mal consolidé et fangeux. Pour la livraison de 470 mozetti, il perdit à ce double titre 6 l et demie, percevant 192 l 7 s, quand il pouvait espérer 199 l 5 s. Cependant, le 1er janvier 1446, Zuan Boza reçut des saliniers de l’office une subvention de 3 ducats au titre de l’année 1444.
20De 1440 au 18 mars 1446, Boza qui avait trouvé en magasin 1 445 mozetti de sel des années 1438-1440, consigna à l’office du sel de Chioggia 1933 mesures de sel, il fut dédommagé, semble-t-il, de 700 mozetti per l’aqua grande, l’inondation qui avait liquéfié le sel, et à la fin de son mandat, il lui restait encore 683 mozetti en magasin.
- 21 Ce compte non daté est probablement très antérieur, puisque 34 ducats d’or sont dits valoir 105 l (...)
21Un compte extrait de ce registre portant pour seule indication : « 18 mars », illustre le fonctionnement du double marché du sel. L’office promettait 8 ducats pour le sel emporté par les fermiers du monopole, mais le sel vendu sur le marché libre, destiné à Ferrare, n’obtenait pas ce prix. Zuan Guiton vendit à Piero Dalicora le sel du monastère, 877 mozetti au prix très bas de 12 l 15 s le cent. Le marché était certes libre, la transaction fut pourtant étroitement surveillée par les gabelous, camerlengue et mesureurs dont il fallut rémunérer les services, 20 sous aux porteurs, 18 sous au sazador (mesureur), leur offrir du vin (3 sous) et payer le loyer du magasin. Au total Guiton qui reçut 34 ducats d’or, perçut réellement 3 ducats 21 gros du cent21. N’exagérons pas ces volumes de sel injectés dans le commerce, 500 minots de Chioggia pesaient 15 tonnes de sel.
22Le cens, malgré sa modicité, n’avait pas la faveur des tenanciers. En 1446, Zani Gambaro aurait voulu commuer le prélèvement en nature de 5 jours pour les deux salines du Codevigo en une rente fixe en argent. Un demi-siècle plus tard, Antonio Gambaro obtint de substituer au traditionnel cens une rente forfaitaire de 300 sporte (paniers). Le monastère demeurait fidèle au prélèvement en nature en commuant un cens en fermage fixe.
23En 1500 et dans les années qui suivirent, l’exploitation des salines de Chioggia finissait de péricliter et le monastère ne touchait plus que de misérables revenus de l’office des saliniers.
Tabl. 11 – Les paiements de l’office du sel au monastère de San Giorgio.
Date | Destination du sel | Quantité (mozetti) | Recette (ducats, gros, p) |
1500, 6 oct | Padoue | 319 | 22 : 1 : - |
1502, 24 oct | Padoue | 84, 5 | 5 : 19 : 24 |
1503, 23 oct | Padoue | 108 | 6 : 23 : - |
1504, 10 oct | Padoue | 115, 75 | 7 : 13 : 6 |
1507, 20 oct | Vérone | 244 | 16 : 20 |
1508, 14 juil | Padoue | 242 | 16 : 19 : 26 |
total | 76 : - : 24 | ||
abattement | 22 : 12 : | ||
reste | 53 : 12 : 24 |
24Percevoir en près d’une décennie 53 ducats et demi soit une moyenne annuelle de 6 ducats pour les cens perçus sur 35 salines encore en exploitation dans les fondamenti Pocastello et Codevigo, explique le désintérêt témoigné par les propriétaires. L’office du sel lui-même agissait avec quelque désinvolture : le 1er décembre 1500, il avait porté au crédit de ser Antonio Pollani le produit de la vente de 340 mozetti par le monastère, et rectifiait son erreur le 27 du même mois.
L’intervention des locatores sur le marché du sel
- 22 Dans le premier quart du XIIe siècle, la livre était composée de 240 deniers d’argent, en fait d’u (...)
25Au terme de cette étude, il reste une question pour laquelle une hypothèse mérite d’être formulée. Le monastère de San Giorgio Maggiore n’a jamais cessé d’être un rentier qui, propriétaire du fonds, prélevait le cens, soit la production récoltée durant quelques jours de l’été, saison de production. Cette part de la production était réduite mais il est difficile de déterminer ce que représentait une rente de deux journées de récolte car le régisseur venait chaque année la chercher deux jours de suite, alors que le saunier récoltait tous les deux jours sur sa couple de salines : la rente se réduisait-elle à une journée sur l’ensemble des salines du fondamento. Tout le reste de la production allait à la fin du Moyen Âge pour un tiers à un bourgeois, le locator, et restait pour deux tiers au métayer, laborator. Le monastère obtenait péniblement une ou deux centaines de livres de piccoli de la vente du sel que lui procuraient ses rentes, or il avait réussi à préserver un patrimoine salin qu’il avait, pour l’essentiel, obtenu de la générosité de Pietro Encio en 1123. Encio avait en son temps à Chioggia dans ses salaria du sel pour une valeur de 1 100 livres. Encio ne possédait pas avec son sel une valeur de 5 à 10 fois supérieure à San Giorgio mais bien davantage22. Pourquoi avec un nombre de salines légèrement inférieur à ce que possédait encore San Giorgio à la fin du Moyen Âge, pourquoi avec un patrimoine constitué pour l’essentiel du fondamento Post Castello, de 14 autres salines et de celles tenues en gage de Marici, le riche Pietro Encio détenait-il dans ses dépôts de sel une valeur 20 à 40 fois supérieure à celle de San Giorgio ? Mettra-t-on en cause l’étalon de mesure choisi, le gramme d’argent fin contenu dans la monnaie de billion, le denier ? Mais toutes choses étant égales par ailleurs (l’inflation des prix durant ces quatre siècles n’étant pas prise en compte), pour reprendre une expression chère aux économistes, je crois qu’il faut chercher l’explication dans le mode de production et de répartition de celle-ci.
26On peut en effet difficilement invoquer, pour expliquer cette discordance, la théorie ricardienne des rendements décroissants liée à des terres de fertilité décroissante, puisqu’il s’agisssait pour ces deux propriétaires du même fondamento alimenté par l’eau de mer à la salinité constante, de même on ne retiendra pas comme explication que les sauniers du temps de Pietro Encio récoltaient un beau sel blanc, tandis que ceux de la fin du Moyen Âge avaient perdu ce savoir-faire et n’étaient plus capables que de récolter un infâme sel noir, terreux, humide et de faible valeur marchande. Les sauniers pressés d’argent, souvent obligés d’emprunter, gageaient ou vendaient leur récolte par anticipation et Encio aurait par ce moyen accumulé du sel dans ses vastes magasins. Deux ou trois siècles plus tard, ces hommes cédaient leur récolte à leurs bourgeois qui leur avaient à l’entrée du printemps accordé un prêt modique à la consommation remboursable à l’automne. Ce prêt constituait un achat anticipé de la récolte des métayers.
- 23 Hocquet 2003a, p. 165-166.
- 24 Ad monasterium Sancti Nicolay dimitto totas salinas quas habeo in pignore de Petro Marici […]. Ad (...)
- 25 Ss Ilario e Benedetto e S. Gregorio, doc. 2, p. 22.
27Il y a plus : quand en 1037 le doge Domenico Flabiano, conformément à la pratique qui se développait alors, se faisait remettre un cinquième des salines lors de la construction du fondamento Laguna à Pellestrina, il constituait une réserve domaniale à l’instar d’autres propriétaires de traits de lagune23. Pietro Encio s’inscrivait dans ce système : il léguait au monastère tout le fondamento, « avec les trois jours de sel qu’ils me versent chaque été pour chacune des salines, mais dans ce fondamento il avait encore 10 salines dont il percevait 7 jours de sel ». Il léguait aussi au monastère de S. Nicolò du Lido des salines qu’il tenait en gage d’un débiteur qui, s’il ne pouvait rembourser le solde de sa dette, verrait le breviarium (la reconnaissance de dette) et leurs personnes24, sa femme et ses enfants, passer dans la propriété des commissaires (exécuteurs testamentaires). Pietro Encio poursuivait son testament : Et volo et jubeo ut totos meos servos et ancillas sint liberi et inter liberos vadant pro anima mea, ce qui renvoie à un autre testament, celui que rédigeait le très grand propriétaire Giustiniano Partecipazio, doge, en 829 : Servi vero et ancillas meas vollo ut omnes sint liberi et liberos secundum suas voluntates conscriptas, et il poursuivait : Et cui scriptas non sunt, scribantur ut liberi et liberas sint omnes25.
28À trois siècles d’intervalle, deux puissants affranchissaient tous leurs esclaves. À quoi l’un et l’autre pouvaient-ils employer tous ces esclaves inscrits ou non inscrits, sinon aux travaux de la terre, des salines, ou dans des ateliers artisanaux ? La continuité est manifeste, la rupture intervint peu après, mais le schéma de l’économie domaniale s’appliquait parfaitement au mode d’exploitation du fondamento Post Castello, c’est-à-dire à une gestion directe par le grand propriétaire employeur d’esclaves qui avait divisé sa propriété en trois parties inégales, l’une de 14 salines (43,75 % du fondamento) dont il était le maître de toute la récolte, une autre de 8 salines (25 %) lui apportant 3 jours de sel, la dernière de 10 salines (31,25 %) lui procurant 7 jours. Ces troupes d’esclaves « chasés » sur des tenures à 3 ou 7 jours et travaillant sur une réserve de 14 salines, n’étaient pas exclusivement occupées aux salines, les vignes, les travaux d’endiguement, d’autres façons agricoles encore, requéraient aussi leurs bras. Des salines procurant un cens de sept jours de récolte soit environ trois semaines de travail ininterrompu, mais si survenait un orage, la production se trouvait à l’arrêt pendant une bonne semaine, c’était quasiment un bail au tiers ou à moitié, si l’on prend en compte une récolte limitée aux mois de juillet et août.
- 26 ASV, S. Giorgio di Fossone in S. Croce alla Giudecca, avril 1128.
- 27 San Giorgio M., 23.
- 28 S. Giovanni Evangelista di Torcello, doc. 2.
29En fait ce mode de gestion, la réserve domaniale cultivée par des serfs/esclaves, touchait alors à sa fin, les livelli qui se multiplieraient instaureraient une gestion indirecte où des tenanciers cultiveraient tantôt une massaritia, tantôt une couple de salines, à charge de verser le cens, de remplir leurs obligations d’entretien du domnico réduit aux parties indivises et improductives, de bien cultiver et d’améliorer leur tenure. La production était désormais aux mains des tenanciers, c’était le grand changement inauguré à l’extrême fin du XIe siècle : les plus anciens libelli conservés ne datent que de septembre 1091 et juin 1092 quand l’abbé de La Trinité concéda des salines du fondamento Pietro Mauro à des tenanciers, de janvier 1092 quand l’abbé Cariman accorda le libello de deux salines du fondamento Valerio à Stefano Berengo. Ensuite ils se multiplièrent, en 1128 le prêtre Marco Çi et son fils reçurent par libelli cartula de l’abbé de San Giorgio in Fossones deux salines au fondamento Bonenzo26. C’étaient précisément les salines léguées dans le testament de Pietro Encio, aux héritiers duquel le quint serait versé au cas où les tenanciers vendraient le bien reçu à cens. À la fin du XIe siècle, les grands propriétaires auraient commencé à lotir à des tenanciers libres des parcelles de leur domaine cultivé jusqu’alors par des serfs, rendant peu à peu inutile le travail servile ; l’exploitation domaniale aurait encore subsisté sur une partie de l’ancien domaine au siècle suivant puis les propriétaires se seraient résolus à remettre à la compagnie du fondamento les dernières salines encore tenues en gestion directe. Cette compagnie agissait solidairement dès octobre 1064 et mars 1065 quand Johannes Spatario acheta successivement deux salines incultes à la compagnie du fondamento San Pietro27 que possédait l’évêque de Castello et une étendue de marais située entre l’embarcadère de Chioggia et la digue du fondamento Anziriva (fundamento da nanti ripa) à tous les compagnons de ce fondamento28. La force de la compagnie venait de la solidarité étroite qui liait tous ses membres dans leur lutte permanente contre l’eau et les intempéries et dans le travail coopératif aux digues et peut-être avait-elle été assez forte pour détruire le système domanial et le remplacer par des tenures qui remettaient dans un premier temps l’essentiel de la production aux exploitants tenus de verser deux redevances seigneuriales, cens annuel et quint occasionnel, au grand propriétaire dépossédé de sa mainmise sur la quasi-totalité de la récolte. Dans un second temps, les sauniers livraient leur récolte à leur « bourgeois » loueur.
Guerres, monopole et misère
30La conquête de la Terreferme en 1404-1405 avait soulevé de grands espoirs à Chioggia. Jusqu’alors la cité vendait son sel librement aux marchands qui avaient acquitté les taxes ou bien ses bateliers allaient proposer le sel aux seigneuries des fleuves. À Chioggia on vit dans la conquête le moyen de monopoliser le marché. C’était la richesse entrevue. En 1410, le Grand Conseil de Chioggia souhaitait conclure avec la Seigneurie un traité de fourniture de sel et obtenir l’autorisation de vendre à Ferrare au même prix le surplus de sel dont la Dominante n’aurait pas besoin. L’office du sel concéda aux chioggiottes de porter du sel à Ferrare où ils en obtinrent un excellent prix, ce qui incita la Dominante à baisser les prix d’achat du monopole puisque les sauniers tiraient de bonnes recettes de l’étranger (Ferrare). Cependant les guerres incessantes sur terre et sur mer du XVe siècle avaient un coût financier exorbitant : quand Venise se trouvait à deux doigts de sa perte ou de la perte de l’empire maritime que les Turcs lui arrachaient par lambeaux dans le troisième quart du siècle, l’argent public était destiné en priorité à armer davantage de galères et à envoyer des renforts aux garnisons des îles assiégées du Levant ou aux troupes en campagne en Lombardie et en Romagne, les sauniers de Chioggia qui livraient alors tout leur sel au monopole voyaient leur créance enfler, sans espoir de se voir payés rapidement. À quoi bon travailler aux salines si le sel ne procurait plus de quoi nourrir la famille ? La dette de l’office du sel incapable de payer les livraisons a pesé d’un poids très lourd dans la crise. En 1461, l’office devait déjà 6 000 ducats, une dette imputable à l’arriéré des guerres contre Milan achevées en 1454, pour payer les sauniers l’office empruntait auprès des banques. Le 3 juillet 1462, au moment de récolter les premiers sels, le Sénat eut à connaître « du malheur qui frappait les pauvres fidèles de Chioggia dont les salines dans les fondamenti détruits étaient totalement submergées et ruinées. Si on n’intervenait pas immédiatement, elles risquaient d’être à jamais anéanties pour le plus grand dommage de l’État ».
31L’office envoya 1 000 ducats à distribuer « aux pauvres créanciers de l’État qui travaillent aux salines et non à ceux qui achètent leur sel pour le revendre, afin qu’ils (les métayers) restaurent leurs salines ».
- 29 Hocquet 2014, passim.
32En novembre 1464, un an après le début des hostilités avec le Turc, la Seigneurie devait 13 000 ducats, en 1468, les créanciers du sel devaient recevoir 14 000 ducats. La communauté quémandait de l’argent pour subvenir à la nourriture des enfants et des familles et pourvoir au travail des salines en ruine. En 1481, le podestat ne se contentait plus de dénoncer la ruine des salines, il signalait au Sénat que les tempêtes avaient emporté avec 1 000 pas – environ 2 km – de digue sur le lido, les propriétés, les salines et les pêcheries des chioggiottes29.
33La Seigneurie n’était pas totalement insensible à la misère de la population, mais ses méthodes de répression de la contrebande aggravaient la crise : le saunier coupable de fraude était condamné à abandonner ses salines qui ne pourraient être reprises par un voisin. Le scanno, la fraction de digue en tête de saline dont l’entretien incombait non à la compagnie mais à l’exploitant, cessait d’être entretenu et réparé, ce qui ouvrait rapidement dans l’agger du fondamento autant de brèches par où s’engouffreraient les eaux. Rien de surprenant si, le printemps revenu, des sauniers avaient quelque peine à retrouver leurs salines : fundamentum periclitavit in aqua. Ce constat jalonne la crise : le San Pietro et le Strausione disparurent au printemps 1471, le Vescovo en 1473, le Gradenigo aux 70 salines au printemps 1474, vingt ans après son voisin le Conadacorio (1454), l’Agger Poggio peu après janvier 1476, le Laguna en 1488 et le Ridello en 1491. La guerre n’entraînait pas seulement la crise financière, elle provoquait aussi de lourdes pertes dans la population, surtout la guerre navale qui mobilisait les populations maritimes, du duché, de la Dalmatie et des colonies grecques. La population de Chioggia, composée d’hommes qui maniaient la rame depuis l’enfance, paya un très lourd tribut à ces guerres, il n’est que de voir le nombre de veuves et d’orphelines signalé par les documents notariaux après chaque conflit. Les hommes appelés dans l’armata navale désertaient le travail des salines, les monastères y perdaient une source de revenu monétaire.
- 30 Bellemo 1893, p. 322-326.
- 31 Hocquet 1991, p. 77, Le fondamento Vetere (Vecchio) de Pellestrina (no 66 dans notre nomenclature) (...)
- 32 ASV, Mensa Patriarchale, S. Cipriano, P. 281 (cahier de 60 folios relatant le procès entre les deu (...)
34La disparition des salines englouties par la mer privait les sauniers de leur outil de travail, on n’ose écrire de leur gagne-pain tant leur situation économique était misérable du fait de l’insolvabilité de l’office du sel incapable de payer le sel livré au monopole, mais à leur place les propriétaires qui avaient récupéré la propriété du fonds installaient de vastes pêcheries, ainsi dans les deux valli voisines de Perognola et de Brombedo dont le bornage était indiqué par des pieux de pierre enterrés sous l’eau auxquels étaient fixés des filets appelés cogolere30. Ces pêcheries où était élevé le poisson se livraient à la « valliculture », une activité très rentable qui excitait les convoitises. En 1488-1489, le monastère de San Giorgio Maggiore soutint un procès contre le monastère de San Cipriano de Murano dont l’objet était des pêcheries situées à Pellestrina. Le monastère de Murano avançait que l’espace lagunaire lui appartenait depuis la donation opérée par Primera, épouse d’Andrea Dandolo, qui lui avait offert un « fondamento de salines ou la moitié de celles-ci sises entre le canal Timonario à l’ouest (versus montes) et le canal Populario à l’est (versus mare)31, le monastère de San Giorgio répliqua assez maladroitement que ce canal Populario désignait en fait le canal de Pellestrina qui se trouvait un mille plus loin vers Venise et que de ce côté-là il n’y avait jamais eu de salines. En 1540, l’abbé de San Cipriano précisait les limites de cette valle de pécheries32.
- 33 San Giorgio M., B. 70, proc. 120A.
- 34 Ces documents consistaient en : « doi mazi ligadi cum instrumenti vechij de bon castello per salin (...)
35Le 30 mai 1470, à Polirone au siège du chapitre général était lue une lettre de dom Justin de Feltre, président de la congrégation de S. Justine, et des diffinitores capituli generalis qui autorisaient l’abbé et le couvent à aliéner, vendre ou permuter les possessions et salines de Chioggia qui pourraient monter, à ce qu’ils disaient, à la somme et valeur de 400 ducats qu’ils convertiraient en d’autres biens immobiliers plus utiles et commodes, ou bien ils vendraient une partie seulement à un prix n’excédant pas 200 florins d’or de la chambre à convertir in piis fondis33. Le 1er septembre 1540, le cellérier de San Giorgio remit à Cristoforo Sabbadino, son agent à Chioggia, de très nombreux documents34. Sabbadino se serait-il porté acquéreur des biens du monastère à Chioggia ? De sa position sociale aurait-il tiré parti pour spéculer ?
Notes
1 Hocquet 2012, p. 322-324.
2 Hocquet 2012, p. 19-23.
3 ASV, San Zaccaria, B. 12 (redditi di Chioggia).
4 Hocquet 1970, p. 557-566.
5 Modzelewcki 1963-1964, p. 16.
6 Ibid., tableau p. 16.
7 Le statut du doge Pietro Ziani (1226) modifia le régime de transfert, désormais qualifié d’usus novus, de la propriété immobilière.
8 En 1410, le monastère de San Cipriano intenta un procès à un tenancier qui avait 4 salines au fondamento Laguna mais n’avait pas versé le cens de deux jours auquel était astreint tout le fondamento. Le podestat refusa de condamner le tenancier à verser les arriérés et « réserva les raisons du monastère invité à apporter la preuve que dans le passé les deux jours de sel avaient été demandés » (ASV, San Cipriano, P. 437).
9 Dans un acte passé devant le notaire Giovanni Pasquali (ASV, Notai di Chioggia, B. 14784), l’acheteur de trois salines au fondamento Agger Podio s’était engagé à verser le cens de deux « jours de sel » à l’évêque de Chioggia, le 8 janvier 1400 il revint devant le tabellion pour rectifier l’erreur et s’engager en faveur de la Sainte Trinité de Brondolo, titulaire du cens (Hocquet 2003a, p. 128). En 1409, ce monastère percevait encore le cens pour des salines du fondamento Ridello (ibidem). Les archives du monastère sont perdues, les actes des notaires suppléent.
10 Par exemple : « Quaderno de tuta la intrada »; otto libretti 1425-1433 tutti intitolati Computum Iohannis Iacobi de Clugia procuratoris monasterii (San Giorgio M., B. 70, proc. 124°).
11 ASV, Arch not., Notai di Chioggia, Atti, B. 14832-II, feuille volante.
12 San Giorgio M., B. 70, proc. 124A, Carte attinenti ai beni di Chioggia, Quaternus in quo sunt dies salis pertinentis monasterii Sci Georgij maioris excussi per me presbiterum Johannem Gayo priorem hospitalis S. Crucis de Clugia gastaldionem dicti monasterij sub 1398.
13 ASV, Alfabeto dei Notai di Chioggia, VIII, 94-95.
14 San Giorgio M., b. 70, proc. 124A, doc. 9 ou 10 (copie) sale se reschode a Chioza per lo monasterio de San Zorzi Mazor de Venetia. Dans trois de ces fondamenti (San Pietro, Strausone et Rizochoso), les salines étaient autrefois (olim) louées, ce qui pourrait sous-entendre qu’elles sont désormais abandonnées. En 1398, le gastaldo du monastère, avait dénombre 45 salines et demie dispersées dans ces six fondamenti.
15 Hocquet 2003a, p. 117-120.
16 En 1498, le 12 novembre, le père abbé, d. Stefano, et le prieur, d. Ludovico, se réservèrent chacun 2 mozzeti de sel blanc (compte de ser Antonio Polani).
17 Compte de Mathio Tinto, scrivan al sal a Chioza. Ignorant le poids du sac, nous avons additionné le mozetto et le sac pour calculer le rendement d’une saline (le petit nombre de sacs exerce une faible influence sur nos calculs). Le mozetto de sel de Chioggia pesait environ 30 kg.
18 Peut-être le régisseur se demandait-il : « à quoi bon aller demander le cens ? », car en 1441, non compris le sel de la dernière récolte, il avait en magasin 1 445 mozetti de sel invendus.
19 Le tableau réunit les deux comptes fragmentaires de Jacobi (1423-1431) et de Boza (1438-1445).
20 La tare était quelquefois lourde : le 6 octobre 1500, 340 moza furent réduits à 329 moza net. Sur la tare et ses définitions et sur l’attention prêtée par les marchands à cet aspect du commerce, Hocquet 1999, p. 269-271.
21 Ce compte non daté est probablement très antérieur, puisque 34 ducats d’or sont dits valoir 105 l 1 s.
22 Dans le premier quart du XIIe siècle, la livre était composée de 240 deniers d’argent, en fait d’un alliage dans lequel entrait de l’argent-métal pesant 0,09937 gramme, tandis que la livre de piccoli en 1442 était fondée sur un denier de 0,248 g contenant seulement 0,027 g d’argent. Le denier d’Encio contenait au bas mot 3,68 fois plus d’argent que celui du XVe siècle (Buenger Robbert 1971, p. 28, Lane – Mueller 1985, p. 528, table A.3). On aboutit à une telle précision par le seul calcul fondé sur une information de ASV, Mensa Patriarcale, B. 28, San Giorgio de Pineto, pro pignore habuit de Almerico da Bosco per libras nostre monete octuaginta sex que computabantur in tempore illo decem libras illarum monete marcam argenti unam (1154). Or le marc employé pour la pesée des métaux précieux était égal à 238,499 g et la livre « de notre monnaie » pesait donc 23,85 g d’argent fin.
23 Hocquet 2003a, p. 165-166.
24 Ad monasterium Sancti Nicolay dimitto totas salinas quas habeo in pignore de Petro Marici […]. Ad predictum Petrum Marici dimitto medietatem de ipso breviario […] et aliam medietatem per omnia volo ut de ipso precio deliberet fideicommissarions meos. Et si deliberare noluerit […] aut contrarium fecerit de ipsis salinis ad monasterium Sancti Nicolay, quod tunc totum quod legitur in ipso breviario et illorum personas deveniant in potestate predicti commissarii mei, secundum quod obligati sunt in ipso breviario (San Giorgio M., 136).
25 Ss Ilario e Benedetto e S. Gregorio, doc. 2, p. 22.
26 ASV, S. Giorgio di Fossone in S. Croce alla Giudecca, avril 1128.
27 San Giorgio M., 23.
28 S. Giovanni Evangelista di Torcello, doc. 2.
29 Hocquet 2014, passim.
30 Bellemo 1893, p. 322-326.
31 Hocquet 1991, p. 77, Le fondamento Vetere (Vecchio) de Pellestrina (no 66 dans notre nomenclature) apparaît dans la documentation conservée en septembre 1166, mais il existait bien avant 1128. Il fut détruit en 1380. Nous n’avons pu consulter le poster d’Alessandra Minotto (Minotto Poster).
32 ASV, Mensa Patriarchale, S. Cipriano, P. 281 (cahier de 60 folios relatant le procès entre les deux monastères) et P. 137 (la situation en 1540).
33 San Giorgio M., B. 70, proc. 120A.
34 Ces documents consistaient en : « doi mazi ligadi cum instrumenti vechij de bon castello per saline no64; un mazo de instrumenti per vigne e saline de Pellestrina no28; id per saline de Cazacan no28; id per saline de Venegia no17; id per saline de San Piero no9; id per saline de Struson no11; un mazo de instrumenti de Rizocozo no4; id de Sablon no4; id de Ramello n°2; id de Ziole no2; de Molmenta no40: de diversi luoghi de Codevigo et de […] et Gradonico no22: un mazo de diverse sorte de episcopato Podij no26 ». Cette abondante documentation qui justifiait tous les titres de propriété du monastère disparut du fonds de San Giorgio.
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