1Les contraintes exercées par les monastères à l’égard des tenanciers, inopérantes, aggravaient la crise, ceux qui refusaient de s’y plier n’avaient d’autre solution que de fuir loin de Chioggia. Les abbés et prieurs comprirent qu’ils faisaient fausse route et choisirent de nommer des gastaldi, recrutés parmi les notables chioggiottes, chargés de gérer sur place les biens et les rentes du monastère. En même temps les pouvoirs publics généralisaient l’institution des « avocats des fondamenti » timidement apparus au XII^e siècle et choisis parmi les tenanciers pour gérer les travaux collectifs et répartir l’investissement (la dépense) entre tous les consortes. Se mettait aussi en place un nouveau système d’exploitation, par transformation du statut des tenanciers. Parmi ceux-ci les plus aisés devenaient des locatores, contraints de contribuer aux frais de remise en état, mais qui cessaient de cultiver leurs salines ou la totalité de leurs salines, et recrutaient des laboratores, des travailleurs à qui ils accordaient un bail aux deux tiers et une avance en argent remboursable sur la récolte à venir. Le métayage devint-il alors la règle sur les salines de Chioggia ? La réponse n’est pas aisée car le tenancier qui poursuivait personnellement et tacitement la culture de son bien emphytéote héréditaire ne laissait pas de trace chez les notaires. D’une analyse statistique précise de l’exploitation de cinq fondamenti de salines durant les années 1380-1399, il ressort que le nouveau mode de gestion des salines intéressa seulement un tiers des biens cultivés, les deux tiers des tenanciers seraient demeurés fidèles au mode traditionnel de la tenure ad perpetuum pour laquelle tout acte notarié était devenu superflu et sans objet au-delà soit de la première concession soit de son renouvellement après 29 ans. Une majorité de tenanciers préféra garder l’antique statut qui leur conférait le dominium utile, et affronter eux-mêmes les dépenses de remise en état du fondamento au printemps, sans recourir aux nouveaux patrons qui, en échange de leurs services, se faisaient remettre un tiers de la récolte et exerçaient un contrôle étroit sur la part des sauniers, tant pour prélever leur rente que par le biais des avances à leur métayer1. Les monastères, bénédictins ou cisterciens, et les augustins n’ont pas refusé toute modernisation. Au XIII^e siècle ils avaient quelquefois concédé des tenures en métayage, le fait est confirmé au siècle suivant, au total, 19 salines, chiffre dérisoire, ont été concédées de cette manière par six monastères durant ces deux siècles. Dans ces rares cas, l’abbé bailleur percevait le cens et la « tercia pars ».

Le patrimoine foncier de San Zaccaria

2Karol Modzelewski a étudié « l’évolution de la pars dominica dans les biens fonciers du monastère de San Zaccaria ». L’abbesse Aloisia Falier fit dresser l’inventaire de tous les biens et revenus du monastère en 1305. Ceux-ci étaient évalués à 3 600 livres. Au premier rang venait la location et le loyer des immeubles possédés dans la ville (1 587 livres et demie pour 153 maisons, passées au nombre de 171 en 1312), suivis des revenus des biens fonciers détenus à Monselice, Ronco et Corte (900 livres), venaient ensuite les revenus des biens lagunaires qui consistaient en vignes et terres cultivées, en pêcheries et en salines (774 livres dont plus de la moitié pour les vignes et les jardins maraîchers), puis l’intérêt des emprunts d’État (prestiti, 73 livres et demie), enfin des revenus assez consistants étaient procurés par l’église et la commissaria de San Marco (262 livres et demie)2. Le plus surprenant dans cet inventaire est la part des revenus venant des biens lagunaires qui fournissaient des produits hautement valorisés (le poisson, les fruits et légumes, le vin). Venise avait su faire naître de ses eaux lagunaires un contado, une campagne fertile.

3À Ronco, non loin de Vérone, le monastère possédait au début du Trecento « una domus cum suo cortino cum segentibus in villa Runchi in qua habitant et stant fratres et eius familia »3. En quoi consistait la familia des frères moines ? S’agissait-il seulement de convers comme le pense l’historien polonais ? Dans les actes consultés, les convers ne formaient pas la familia des frères et agissaient souvent, on l’a vu, comme les moines. Quant à la répartition des biens, ils entreraient pour 2/3 dans le domaine tenu en gestion directe et pour 1/3 dans les tenures cultivées par les paysans et souvent vouées à l’élevage (prairies). Pour l’exploitation directe du domaine de l’abbaye, celle-ci fournissait tout l’équipement agricole, les charrues aussi bien que les cuves et les tonneaux, les charrettes et les bêtes de trait ou de labour, de même qu’elle prenait en charge les réparations et l’entretien des bâtiments. L’inventaire des lits et des paillasses ou encore des paires de drap a permis à Modzelewski d’évaluer l’effectif de la main-d’œuvre en résidence dans la casa padronale de San Zaccaria à Ronco : une vingtaine de personnes4. Ces hommes de la fameia n’étaient pas des serfs mais des manouvriers salariés à l’année qui en 1339 reçurent 13 ou 14 livres de piccoli annuellement en 2 ou 4 versements. Ce salaire de base était complété par des rémunérations qui venaient rétribuer à hauteur de 3 à 5 livres un labeur spécialisé, tel celui de bouvier conduisant l’attelage de bœufs tirant la charrue. Enfin le monastère employait aussi des journaliers à la fenaison, au curage des fossés, à la coupe du lin, aux façons de la vigne, à l’abattage des arbres. À ces hommes étaient versés des salaires à la journée, ils étaient nourris et pour eux on achetait du sel, des fromages, de l’huile. Durant quatre mois d’hiver et de printemps en 1342, la masse des salaires versés à ces deux catégories, permanents ou journaliers, fut équivalente, un peu supérieure à 12 livres pour chacune, elle connaissait une forte augmentation en été avec la multiplication des façons agricoles. Les productions, surtout du froment, étaient vendues à Vérone ou acheminées au monastère qui reçut en 1323 comme en 1324 18 ou 19 chariots de grain pour lesquels l’abbesse acquitta le dazio5 à la Commune. Les biens étaient administrés sur place par un gastaldo assisté d’un massaro qui tenait les écritures. L’établissement de Ronco eut en 1321, seule notice connue, une recette de 316 livres 14 sous et une dépense totale de 276 livres 14 sous, soit un excédent de 40 livres de piccoli. La récolte de froment s’élevait dans les bonnes années autour de 35 carra (22 en 1316, année de disette) dont 2/3 étaient destinés à la vente ou au monastère. Les terres rapportaient aussi du seigle, des fèves, de l’épeautre, de l’orge et du sorgho, du mil, des haricots et des pois chiches, quelques légumes, environ 17 carra de ces céréales ou légumineuses étaient rentrés chaque année en greniers. Le vin représentait un volume de 16 carra (vino puro), le lin était mesuré à la balance (61 belançe)6. Ce qui pourrait passer pour une exploitation agricole excédentaire et « en bonne santé » fut cependant vendu en février 1348 à Bartolomeo da Riva qui paya le prix de 70 livres de gros (700 ducats d’or) au monastère. Celui-ci aurait été contraint à la vente par les dépenses intolérables et les frais supportés pour la villa et ses dépendances. 1347 avait été une année de disette, suivie en janvier 1348 d’un violent tremblement de terre qui secoua Venise, et la peste noire allait s’abattre sur une population affaiblie par les privations en mars 13487.

4À Monselice également, le monastère procéda à d’importants changements au début du XIV^e siècle, il loua, nomine locacionis, pour cinq années commençant à la Saint-Martin de novembre 1305 à une société formée des seigneurs Maffedi Donà de Venise et de trois padouans, à leur demande, toutes les possessions du monastère à Monselice8. Il expérimentait sur la terreferme un mode de gestion qui serait adopté sur les salines de Chioggia à la fin du siècle suivant, l’affermage de l’exploitation à un entrepreneur noble vénitien. De même il transforma les rentes en nature prélevées sur les tenures paysannes en rente en argent qui connut une forte augmentation de son rendement, passant de 193 livres en 1316 à 327 livres vingt ans plus tard, soit une hausse de 70 %, alors que les superficies cultivées passaient de 150 à 180 campi et n’augmentaient que de 20 %. Le corollaire de cette mutation des cens fut la forte diminution des livraisons de céréales au titre de la rente et la disparition du vin.

5Les livres de comptes de l’administration de la gastaldia de Monselice conservés pour six exercices de la décennie 1390 montrent que le plus souvent un solde passif clôturait le bilan et le monastère compensait ce déficit. D’une part il pratiquait des investissements (achat de bœufs de labour, d’un nouveau pressoir, de semences, de fourrages) qui figuraient en recettes de la gastaldia, au total 639 livres durant ces six années, qui composaient 20 % de l’actif, mais en dépit de cet apport de capital, les dépenses annuelles s’élevaient à 4 039 livres, soit un déficit de 230 livres, qui contraignait le monastère à ajouter une contribution de 229 livres pour équilibrer les comptes. Au total Monselice coûta à San Zaccaria 869 livres (21,5 % du bilan). L’abbesse tenta de redresser ces statistiques calamiteuses en incorporant des tenures au domaine. Durant les deux décennies suivantes, le passif fut d’abord réduit et limité à 93 livres, le financement monastique s’abaissant à 160 livres, la seconde période (en fait 1412-1417) conclut le bilan avec un actif de près de 320 livres. Fort bien ! mais de 1391 à 1417, pour les trois cycles de six ans chacun, la recette totale s’effondra de 3 809 livres à 2 998 livres et, enfin, à 2 637 livres. Le taux de profit ne s’était jamais aussi bien porté, grâce à la dévalorisation du capital. En réalité ce déséquilibre était essentiellement comptable, les régisseurs notaient seulement les recettes et dépenses en numéraire et passaient sous silence les livraisons en nature opérées en faveur du monastère et le coût du transport par les chariots jusqu’à la rive puis par les barques, pourtant acquitté en monnaie9. Ainsi la valeur du vin expédié au monastère dépassa constamment les 200 livres (entre 1391 et 1399), voire les 300 livres (en 1393-1394), à quoi il conviendrait d’ajouter les livraisons de froment estimé à 156 livres en 139610, de grains, de lin, d’animaux de boucherie. En somme, quand le monastère compensait le passif de l’exploitation, il payait en réalité les livraisons de produits agricoles que Modzelewski n’hésite pas à estimer à 1 000 livres par an. La gestion directe, malgré ses coûts intégralement supportés par l’abbaye propriétaire, présentait donc des avantages incontestables quelquefois masqués dans les comptabilités monastiques et qui peuvent tromper le lecteur pressé. Elle témoigne aussi de l’aisance de la trésorerie du monastère capable de verser les salaires à une nombreuse main-d’œuvre de salariés exploitant ses domaines.

6Ce seraient les revenus immobiliers en augmentation produits par les maisons détenues à Venise qui auraient financé l’exploitation de Monselice. Le monastère tirait de ses immeubles des revenus trois fois supérieurs aux recettes produites par ses biens ruraux. Celles-ci lui permirent de revenir à la gestion directe d’un domaine qu’il parvint à reconstituer à la fin du Moyen Âge, à y investir de fortes sommes et à rémunérer une main-d’œuvre paysanne salariée à qui l’étroitesse des tenures laissait du temps pour les travaux du domaine. Ce qui aurait changé le plus au cours du Moyen Âge, non pas le lien organique entre domaine et tenure, mais la disparition de la corvée remplacée par le travail salarié de la petite paysannerie qui ne trouvait pas à s’employer suffisamment sur ses lopins de terre et cherchait un indispensable complément de ressource dans les travaux journaliers sur le domaine.

7Plusieurs éléments caractérisaient la gestion des monastères, les uns portaient sur les biens particuliers, les autres sur la totalité des biens de Chioggia, maisons, vignes, terres, salines, salaria où était déposée la récolte de sel, et leurs revenus. Les biens particuliers, dont la couple de salines demeurait l’élément de base, produisaient un cens, voire au bénéfice des moines, une rente au tiers, la totalité des biens était gérée selon l’un des deux modes bien connus de la gestion directe par les représentants du monastère ou du fermage à forfait cédé à temps à des affituari. Ni l’un ni l’autre de ces modes de gestion ne donnait toute satisfaction aux monastères qui oscillaient entre l’un et l’autre11.

Richesse du patrimoine immobilier de San Zaccaria

8Deux catastici de 1305 et 1312 donnent, dans la savoureuse langue vénitienne en gestation, une information complète et systématique sur les différents complexes de maisons de rapport que possédait le monastère dans plusieurs paroisses proches. Ces maisons étaient établies sur des cours, S. Giovanni Novo en comptait 63, S. Provolo, 78 et S. Zulian, 30, ces maisons étaient en effet très proches du monastère.

9Le monastère possédait un impressionnant patrimoine immobilier qu’il s’était employé à accroître, comme en témoignent ces deux rues (ruge) bordées de quinze maisons (kase) nouvelles à San Provolo, probablement identiques et alignées. Sur le campo S. Provolo, S. Zaccaria était propriétaire de plusieurs courées, on accédait à la cour (corte) par un portail unique ouvert sur le campo où était bâtie d’église paroissiale (campo de San Provolo, campo de S. Giovanni Novo, corte derrière San Filippo ou campo grande, aujourd’hui campo de SS Filippo et Giacomo). La cour des Bekeri (des Bouchers) est devenue la « corte del Rosario », la corte longa de lo forno organisée autour d’un four à S. Giovanni Novo est appelée « corte Nova »13, la contiguïté de la cour dotée d’un portail sur le canal (rio) avec le pont de ca’Michiel rappelle que les Michiel, voisins du monastère, avaient été ses grands bienfaiteurs au XII^e siècle14. Le regroupement des immeubles dans une zone comprise entre S. Zulian et S. Provolo y formait une sorte de bourg de l’abbaye à laquelle on accédait du campo S. Provolo par le portail surmonté d’un magnifique arc gothique finement sculpté. Autre trait de l’urbanisme vénitien, la mixité sociale, ces immeubles de rapport voisinaient avec le palais d’une famille ducale, les Michiel, et ils étaient bâtis derrière la basilique de San Marco et le rio di palazzo.

San Giorgio Maggiore et son patrimoine outre-mer

10Dans le Stato da mar (empire colonial), le monastère vénitien possédait l’église de San Giorgio de Candie, la capitale de l’île (aujourd’hui Héraklion) sur la rive du port, dont les comptes ne signalaient pas les revenus, et peut-être aussi de l’église de San Marco en Crète15. L’abbé déléguait un prieur, moine de son monastère ou prêtre issu du clergé paroissial, pour la cure des âmes et la gestion du patrimoine. La concession n’était pas gratuite : en 1251 l’abbé Pietro Bono confiait à Giacomo Bono l’église « avec toutes ses biens et dépendances, dans la cité de Candie et en-dehors, au temporel comme au spirituel ». La concession était viagère, le concessionnaire s’engageait à gouverner l’église « pour son profit (ad meum proficuum) sa vie durant » à améliorer le bien, et si le contrat cessait, les améliorations iraient au propriétaire, au monastère16. Ce contrat stipulait les clauses traditionnelles du livello et le prieur verserait le fictum annuel de 30 hyperpères d’or de bon poids. En janvier 1310, Marco Ruzzini de S. Giustina reçut en concession pour une durée de vingt ans l’église de San Giorgio « avec ses terres, possessions, maisons, propriétés et revenus », il promit de verser en deux fois la rente de 8 livres de gros (80 ducats), de faire célébrer à ses frais les offices divins par un prêtre à qui il fournirait le logement gratis. Il pourrait édifier sur le bien reçu des constructions de bois. À l’expiration du contrat, il restituerait le bien dans l’état où il l’avait reçu « sauf incendie, séisme ou autre jugement de Dieu ». Si une telle catastrophe survenait, le concédant procéderait à la reconstruction, s’il négligeait ce devoir, le locataire serait dispensé de verser le loyer ou réduirait son montant aux parties intactes. Enfin le monastère pourrait soit dédommager Ruzzini des frais engagés dans la construction des cabanes, soit exiger leur destruction17. Un tel contrat insérait une clause archaïque : la remise en état du bien avec destruction des constructions adventices, et une clause plus moderne, la couverture du risque par le propriétaire en cas de sinistre.

11L’église de Candie était d’un excellent rapport, les prieurés de Négrepont et de l’église de saint Georges à Thèbes avec tous leurs biens, terres, maisons, vignes et droits divers possédés dans toute l’île et dans le duché d’Athènes produisaient un cens annuel de 3 livres de gros et le monastère dut concéder en location la totalité de ces biens pour 29 ans au prêtre de San Tomà, Francesco Trevisan, afin de se procurer les fonds destinés tant à la curie romaine pour obtenir confirmation de l’abbé élu qu’à l’entretien des frères. Trevisan pourrait faire exploiter les biens à son profit sans pouvoir prétendre aux biens légués destinés aux églises18. Le revenu des églises d’outre-mer était quelquefois lourdement obéré par les réparations : avant 1354, le noble Marco Giustinian, fils de Pancrazio de S. Moisè, avait dépensé 39 livres de gros pour des travaux effectués sur les biens de Candie. Il en avait fait l’avance. Le 30 janvier 1354 l’abbé lui concédait en location pour 10 ans l’église candiote pour le loyer annuel de 8 livres dont Marco retiendrait 4 livres pour solder son crédit. Les réparations resteraient acquises à l’église où Marco aurait en outre fait célébrer les offices19. On peut accorder au monastère un brevet de saine gestion et d’utilisation judicieuse des relations qu’il entretenait avec les nobles vénitiens. Les deux partenaires, satisfaits du fonctionnement de leur contrat, le reconduisirent en 1364 pour un nouveau bail de 10 ans, qui portait le loyer annuel à 90 ducats « de bon or et de juste poids » et obligeait le concessionnaire à affecter 20 ducats chaque année à l’entretien des divers biens20. La possession de l’église de Candie était très utile au monastère pour gager ses emprunts : l’abbé Bonincontro avait emprunté 225 ducats d’or à Zanetto Loredan, fils du noble Bertuccio et moine profès de San Giorgio. Pour rembourser son créancier, l’abbé Pietro, successeur de Bonincontro, lui remit en location pour 9 ans l’église de San Giorgio avec tous ses revenus pour un loyer annuel de 90 ducats et obligation d’assigner 20 ducats aux réparations. Le crédit de 225 ducats serait défalqué du loyer jusqu’à complète extinction21. Il est probable que le monastère se donnait un délai de neuf années pour solder sa dette et autorisait le prieur Zanetto à verser un loyer limité à 65 ducats par an.

12Le loyer augmentait régulièrement et en 1392, à l’expiration du précédent bail, le nouvel acquéreur le vit porté à 100 ducats et une amphore de malvoisie nouvelle, le tout payable en août avec la muda22. Une fois encore on mesure le sens des affaires des abbés, l’or monnayé et la malvoisie gagneraient Venise à la faveur du retour des galées des voyages d’Alexandrie, de Chypre ou de Constantinople, toutes faisant escale à Candie lors de leur navigation. En 1419, tout le bien de Candie fut loué à Albano, fils de Troilo Capello, habitant Candie, qui obtint la faculté « de sous-louer, vendre et aliéner, faire ce qui lui plairait ». Le loyer était fixé à 100 ducats à remettre à Venise, mais les deux premières années seraient déduits 150 ducats que le récipiendaire vouerait aux réparations des maisons et propriétés. Ensuite il paierait 80 ducats et garderait 20 ducats pour l’entretien du bien23. Le monastère gérait avec souplesse, pourtant en juin 1427 son locataire renonçait à la concession. En 1430 l’abbé demandait et obtenait du Sénat d’être autorisé à échanger « certaines de ses possessions, magasins, maisons et biens » possédés à Candie avec d’autres plus commodes. Le Sénat, le 4 mai 1436, autorisa la vente au meilleur prix, dont le produit serait remis à l’évêque de Castello qui procéderait avec les procureurs du monastère à l’achat de biens jugés plus utiles. Les autorités politiques se conformaient à un précédent pontifical qui avait déjà accordé semblable privilège aux moines24.

13En 1432, au temps des réformes entreprises par l’abbé, quand le monastère était entré dans la congrégation de S. Giustina de Padoue, l’abbé Ludovico, gouverneur et économe de S. Giorgio concéda les biens de l’église de Candie, dite de « domini Zorzi Venetico », pour un cens de 50 ducats, le concessionnaire s’engageait à procéder aux réparations dont il enverrait le compte chaque année aux gouverneurs du monastère qui déduiraient les dépenses du cens. Si au terme des neuf années, les dépenses dépassaient le montant du cens, celles-ci lui seraient intégralement remboursées. Si le monastère choisissait de vendre les biens, le locataire pourrait faire valoir son droit de prélation (préemption) et bénéficier d’un rabais de 10 ducats sur le prix négocié avec d’éventuels acheteurs. Si l’achat ne l’intéressait pas, la concession serait reconduite à son gré pour cinq années supplémentaires25. Les réformateurs cherchèrent aussi à récupérer « tous les biens, revenus, prébendes et prérogatives perdus (que per tempora elapsa iverint dispersa) » et en concédèrent la jouissance au nouveau locataire dont le cens était réduit à 7 ducats à verser au retour des galées de Tana. Si le locataire engageait des dépenses, celles-ci lui seraient remboursées intégralement, en cas de vente il aurait droit de prélation, mais sans réduction de prix26. Le 20 mars 1438, le chapitre élisait le frère Luca de Padoue, moine profès de San Giorgio, son procureur, pour négocier la vente des biens de Candie à Nicoló Corner au prix de 5 773 ou 6 000 hyperpères, diminué du montant du salaire qui serait versé au chapelain que devrait nommer l’acheteur27.

14Le 28 novembre 1438 Lorenzo Giustiniani, alors évêque de Castello, commissaire apostolique, à la demande du prieur de San Giorgio qui souhaitait la réalisation d’une lettre du pape Eugène IV (6 juillet 1435), autorisa la vente des biens immobiliers, droits et revenus situés en lointaines contrées et l’investissement du produit de la vente « dans d’autres terres, possessions, maisons, livelli, cens, biens immobiliers plus proches du monastère ». Le moine Luca, procureur, fut chargé de la vente, la recette serait confiée à Filippo Querini, résidant à Candie, qui transférerait l’argent par lettre de change tirée sur la banque des frères de’Garzoni où le monastère en disposerait28. Le 8 novembre 1442, Pietro Venier habitant Candie fit agir un sien cousin (des Venier de San Moisè) pour négocier un contrat d’achat « de toutes les maisons, possessions, terrains et spécialement de la grande habitation de la cité de Candie » qu’il tenait déjà en location, et de l’église et de la maison du chapelain, aux prix et conditions établis par les contractants. Mais l’affaire ne se fit pas car un contentieux avait surgi, Venier n’avait pas réglé l’intégralité de ses loyers et en août 1445, avec l’accord du Conseil des XL, du doge Francesco Foscari et du duc de Crète, Tommaso Duodo, qui exécutaient une sentence des Provéditeurs de la Commune, l’abbé Paolo de Pavie mandatait un moine pour procéder à la saisie des biens occupés par le locataire et les relouer à un tiers29. En 1453, Lorenzo Giustiniani, à présent patriarche de Venise, autorisait de nouveau la vente, ce que confirmait son successeur, Maffeo Contarini en 1457. On ne se précipitait pas pour acheter. En mai 1464, le doge Cristoforo Moro recommandait à la veuve du gouverneur du duché de l’Archipel, feu Francesco Crispi, d’accompagner et soutenir le nonce du monastère envoyé à Naxos pour récupérer l’église Pantiphoti jadis placée sous la juridiction du monastère qui, par ignorance ou à cause de l’éloignement, l’avait laissée à l’abandon et aliénée, et qui était devenue possession de l’évêque de Smyrne, sujet turc30.

Le coup d’arrêt du Grand Conseil (28 juin 1333)

15Cette politique d’accumulation de biens fonciers ou immobiliers en ville au profit des établissements ecclésiastiques, voire des institutions charitables, stérilisait le marché immobilier dans une ville qui manquait d’espaces et de terrains à bâtir pour construire les maisons et les immeubles qui abriteraient une population en expansion. Les donations opérées en faveur des religieux étaient destinées au repos de l’âme des donateurs et rémunéraient les messes dites à cet effet, les aumônes et autres opere pie, elles s’accompagnaient d’une clause de perpétuité qui interdisait l’aliénation du bien devenu un bien de « mainmorte » frappé d’immobilisation. La Commune fut amenée à prendre une série de dispositions pour restreindre la transformation des propriétés en « pie cause » et débloquer le marché immobilier.

16Dès 1232, dans le quatrième libre des Statuts élaborés au temps du doge Giacomo Tiepolo, trois dispositions concernaient les biens des monastères : il était interdit, sous peine de nullité, de faire un testament après avoir prononcé les vœux, au religieux de succéder dans les biens paternels s’il existait d’autres héritiers directs, de se constituer commissaire dans les administrations testamentaires31. En 1258, sous le dogat de Rainieri Zeno, aucune propriété ne pouvait être transférée aux moines « si n’étaient pas sauvegardées les raisons de la Commune », sous forme de taxe et impôt pesant sur le bien transmis, une loi qu’il fallut rappeler en 1282 et 1284 en chargeant les capi sestiere de veiller à son application et à l’imposition des taxes sur ces biens religieux32.

17En 1333, le Grand Conseil adopta une loi qui déclarait nulle toute clause d’inaliénabilité. Notaires et testateurs furent informés que dorénavant ils ne pourraient transmettre la propriété de biens-fonds en ville à des fins religieuses que pour une durée de dix ans et non à perpétuité. Au-delà de ce terme, la propriété qui avait généré des revenus au bénéfice du donataire devait être vendue et son prix intégralement versé au donataire. La loi cherchait expressément à limiter l’accumulation de biens aux mains des institutions religieuses et à protéger l’investissement des particuliers dans les biens-fonds33. Cette loi n’était pas rétroactive, mais en 1353, durant la guerre conduite sur deux fronts contre le roi de Hongrie et contre les Génois, le Grand Conseil ordonna aux Procurateurs de San Marco qui géraient les biens transmis ad pias causas et en remettaient les revenus (loyers) aux bénéficiaires des donations, de procéder à la vente de ces biens déclarés inaliénables. L’annonce de la vente serait proclamée à l’heure de la messe célébrée dans la paroisse où étaient situés les biens mis en vente, pendant les quatre prochains dimanches suivant le vote intervenu le 23 juin 135334. Trois estimateurs seraient nommés pour évaluer les propriétés. Dès que les proches parents (laterani et propinqui) auraient usé de leur droit de préemption, ce qui resterait des propriétés serait vendu aux enchères à Rialto. Les paiements seraient effectués en bons d’État à leur valeur nominale pour l’intégralité du prix de vente. Ces bons étaient déclarés inaliénables ni rachetables, l’intérêt versé serait dispensé aux mêmes fins stipulées par le testateur (messes, aumônes, opere pie). Il fallut moins d’un an et demi aux Procurateurs pour vendre l’ensemble des biens. La vente rapporta au Trésor 175 420 ducats payés en titres d’emprunts qui rapportèrent 8 871 ducats affectés, comme initialement institués dans les testaments, au rachat des âmes à perpétuité. L’État réalisait une excellente opération en consolidant la dette flottante déclarée perpétuelle, et en réamorçant le marché immobilier grâce à la mise en vente des biens de mainmorte. Tant que le Trésor put servir les intérêts, tout alla bien, mais la multiplication des guerres sur terre et sur mer au XV^e siècle aboutit à l’insolvabilité de la Chambre des Emprunts, à la suspension du versement des intérêts, à la création du Monte Vecchio et de l’impôt direct (la décime)35.

Les biens religieux au XIV^e siècle dans Venise

18Au XIV^e siècle, on commence à avoir une vue plus complète des patrimoines36 car la Commune procéda à l’évaluation ‒ opération appelée estimo ‒ des biens immobiliers des particuliers ou des enti afin d’établir l’assiette des emprunts forcés auxquels seraient assujettis les contribuables. En 1379, lors de la guerre pour Tenedos et pour la défense de la Lagune où avaient pénétré les Génois qui s’étaient emparés de Chioggia, il fallut lever de multiples emprunts calculés sur la base de l’estimo de 1379. Les déclarations de patrimoines étaient obligatoires au-delà d’un seuil de 300 livres d’estimo, c’est-à-dire de 300 ducats37.

19F. Masè a exploité les données de l’estimo et établi un tableau par sestier de la propriété ecclésiastique d’une valeur supérieure à 300 ducats. Dans le tableau ci-dessous, on observe avant tout la faible part de la propriété des maisons religieuses dans la ville. Pourtant elles avaient bénéficié de nombreux legs, mais les immeubles légués étaient probablement de petites maisons, des échoppes, des boutiques, et le défaut d’entretien avait contribué à dévaloriser ces biens. Les sestiers qui concentraient sur la rive gauche du Grand Canal les plus nombreuses maisons nobles, ainsi que San Polo sur la rive opposée, voyaient la valeur de leur patrimoine immobilier s’envoler. Les nobles dévots avaient su préserver leur capital immobilier et transmettre la ca’ familiale à leur descendance. Ils n’abandonnaient que les annexes.

20Ces établissements religieux considérés disposaient d’un patrimoine au moins égal à 300 lire d’estimo. Tous ne sont donc pas présents dans le tableau qui signale quelques biens d’églises paroissiales (S. Apostoli, S. Pantalon bien pourvue : 4 000 £, seulement devancée par S. Zulian : 6 000 £, S. Zuane di Rialto, S. Aponal, S. Jacomo dell’Orio, S. Cassian, S. Giovanni in Bragora, S. Tomà, S. Moisé, S. Maria Zobenigo). Parmi les monastères, à Castello, S. Daniele est absent. Les monastères étaient inégalement pourvus, le plus riche était S. Lorenzo dont les immeubles de S. Severo, à proximité, étaient évalués 25 000 lire, alors que S. Zaccaria déclarait modestement 3 000 lire pour ses immeubles de S. Giovanni Novo, soit seulement la moitié de la valeur déclarée des biens de l’abbaye de Pomposa à S. Lio, autre quartier central. Les deux catastici antérieurs de 1305 et 1312 de S. Zaccaria avaient recensé, on l’a vu au début de ce chapitre, les maisons de rapport que possédait le monastère dans les contrade de S. Giovanni Novo qui en comptait 63, S. Provolo, 78 et S. Zulian, 30, soit un total de 171 immeubles bien groupés. Le monastère des bénédictines n’aurait-il déclaré qu’un tiers de son patrimoine38 ou la politique de vente des biens de mainmorte mise en place par le Grand Conseil et renforcée en 1353 aurait-elle porté ses fruits, obligeant le monastère à mettre sur le marché deux tiers de ses biens. S. Giorgio Maggiore de même déclarait 17 000 lire pour ses maisons de S. Zulian, mais ne signalait aucun bien à Rialto (sestier de S. Polo), jamais absent des listes de revenus postérieures.