1. La fondation de Musarna

1Musarna a été fondée à la fin du IV^e siècle av. J.-C. à l’initiative de Tarquinia. La grande métropole étrusque méridionale est située à 8 kilomètres de la côte tyrrhénienne, 85 km environ au nord de Rome. Dès le IX^e siècle av. J.-C., un établissement villanovien s'implante sur l'éperon rocheux qui domine une vaste plaine propice à l'agriculture1, à proximité des gisements métallifères des monts de la Tolfa2. Dans la seconde moitié du VIII^e siècle, le site connaît une rapide extension caractérisée par la naissance d'un centre urbain, par un contrôle accru des territoires environnants et par une intensification des échanges avec le monde grec3. À la fin de ce siècle, ces transformations profondes contribuent à la définition de la culture étrusque de la cité de Tarchna, qui devient l’un des pôles dominants de l'Étrurie maritime4. Tout au long du VII^e siècle, la cité est profondément marquée par l'intensité de ses échanges avec l'Orient, la Phénicie et les Grecs ; cette phase est caractérisée par l'importation massive de vases corinthiens, rapidement imités par les potiers locaux5. Le VI^e siècle av. J.-C. est celui de l’apogée de la cité, désormais dotée d’une puissante enceinte, d’un plan orthogonal et d’un port, Gravisca6. Le V^e siècle marque le début d’une phase de tarissement des importations grecques et de repli ; les témoignages archéologiques se font plus rares pour cette période sur l’ensemble du territoire. Au IV^e siècle av. J.-C., Tarquinia réoccupe progressivement son territoire, du lac de Bolsena (le lacus Tarquiniensis7) et vers les monts ciminiens. Les hostilités avec Rome, rapportées notamment par Tite-Live, débutent au début du IV^e siècle av. J.-C. et reprennent entre 358-351 av. J.-C. ; à leur terme, les deux villes signent une trêve de quarante ans. La guerre reprend entre 311 et 308 av. J.-C., et le triomphe célébré par Fabius Maximus de Etruscis en 281 av. J.-C. semble marquer la capitulation de la cité face à Rome8.

2Musarna a probablement été fondée au cours de ce dernier conflit, peut-être peu après 310 av. J.-C., lorsque l'armée romaine parvient à traverser la forêt ciminienne qui protégeait la frontière méridionale du territoire de Tarquinia. Environ trente ans après sa fondation, la cité commence son processus de romanisation qui s'achève en 90 av. J.-C. lorsque Tarquinia obtient, avec l’ensemble des cités italiennes, la citoyenneté romaine.

3À partir des chroniques d’Annio de Viterbe, moine dominicain et antiquaire du XV^e siècle, Francesco Orioli, érudit local viterbais, localise le site archéologique de Musarna vers le milieu du XIX^e siècle. Les premières fouilles (XIX^e-début du XX^e siècle) portent uniquement sur les nécropoles, en particulier, sur les deux tombeaux gentilices des Alethna, la principale famille de la cité à l’époque hellénistique.

4Après la découverte en 1982 d’une mosaïque sur laquelle figure en étrusque le nom des Alethna, la Surintendance archéologique pour l’Étrurie méridionale a confié les recherches de la cité de Musarna à l’École française de Rome ;9 dès lors, des campagnes de fouilles ont été menées chaque année jusqu’en 2003 sous la direction de H. Broise et V. Jolivet. Elles ont permis de mettre en évidence le plan de la cité, et d’en explorer différents secteurs.

2. Les découvertes archéologiques

5Musarna occupe l'extrémité occidentale d'un vaste plateau de tuf (pl. I), longé à l'ouest par la Leia, qui coule une trentaine de mètres en contrebas. Au total, l'espace délimité s'étend sur environ 5 hectares (longueur max. 450 m, largeur max. 150 m).

6La cité se caractérise par un système défensif imposant. Son côté ouest est protégé par la falaise surplombant la Leia ; la limite est de la ville est matérialisée par une enceinte composée de deux files de blocs de grand appareil posés en parpaings ou en boutisses, doublée par un avant-mur lui-même longé par un fossé. Deux portes, situées au sud et au nord, donnent accès à la cité. Près de la porte sud, l’enceinte englobe les fondations d’un édifice rectangulaire qui pourrait être un temple près duquel ont été trouvés de nombreux ex-voto en terre cuite hellénistiques. Tous les aménagements défensifs sont datés de la fondation du site, dans le dernier quart du IV^e siècle av. J.-C.

7Une série de sondages et des prospections géophysiques électriques et magnétiques réalisées en 1994 a mis en lumière le plan orthogonal de la cité (pl. II), étroitement lié à son système défensif. Un axe principal nord/sud, large de 6,70 m, divise la ville en deux sur toute la longueur du plateau. Cette rue s’élargit au centre pour former un espace rectangulaire à destination publique, identifié conventionnellement comme un "marché". Les autres rues, larges de 4,10 m, sont toutes perpendiculaires à la voie centrale, créant ainsi douze îlots d’habitation. Chacun de ces îlots a accès à la voie qui longe l’enceinte, et plusieurs d’entre eux sont clairement divisés en trois parties dans le sens de leur longueur.

8Lors de sa construction, l'approvisionnement en eau dépendait de nombreuses citernes publiques et privées recueillant l'eau de pluie et de l'exploitation des sources situées au bas du site. Un aqueduc souterrain, provenant probablement de la colline voisine de Monterazzano, située au nord-est, a été construit apparemment au I^er siècle av. J.-C. ; l’eau sous pression arrivait à une cote basse et devait être distribuée dans des citernes plutôt que dans des fontaines. Certaines citernes semblent néanmoins avoir été abandonnées au cours de cette phase, et utilisées comme décharge de matériel.

9L’exploration des sous-sols a mis évidence un réseau de cunicules creusé dans le banc de tuf, qui reprend la trame orthogonale de la cité. Sous chaque rue secondaire se trouvait une évacuation dont l’une des extrémités débouchait sur le flanc de la colline, tandis que la seconde se raccordait au grand égout collecteur, plus profond, aménagé sous la rue centrale, et scellé de dalles de tuf. Le sol des rues était composé d’éclats de tuf compactés.

10Les fouilles ont été menées en extension dans trois îlots (C, D et F), ainsi que dans différentes rues. Les fouilles de l’îlot C10 (pl. III) ont mis au jour un temple, peut-être dédié à Fufluns/Bacchus, construit vers le milieu du III^e siècle av. J.-C. puis transformé en bains publics un siècle et demi plus tard sous l’impulsion de deux grandes familles étrusques locales : les Alethna et les Hulchnie. Ces bains sont abandonnés sous le règne de Tibère.

11L’exploration de l’îlot D (pl. IV) a révélé une grande domus à atrium tétrastyle. Occupant toute la largeur est/ouest de l’îlot, et un tiers de sa longueur, elle comporte deux parties : une pars urbana (540 m²) qui ouvrait sur la rue principale de la cité, et une pars rustica (500 m²) qui donnait du côté de l’enceinte. La pars urbana correspond au plan canonique de la domus à atrium tétrastyle italique : la façade principale s’ouvrait à l’ouest et comportait une ou deux boutiques. L’atrium tétrastyle, flanqué au nord du balneum et de la culina et au sud de deux cubicula, comprenait un impluvium qui alimentait une citerne circulaire. Un tablinum, ouvrant sur un petit hortus, flanqué d’un œcus et d’un triclinum, occupait le fond de cette partie de la maison. La pars rustica, en partie construite sur une carrière ouverte pour la construction de la cité, est composée d’espaces divers. Dans le front de cette carrière, trois salles rupestres ont été identifiées : deux salles communicantes, 451 et 452, ainsi qu’une troisième comportant des lits dotés d’appui-coudes, 409. Il est possible que la pars rustica ait été commune à plusieurs maisons. L’extension de la fouille au sud du mur méridional de la domus, a mis au jour le départ des murs de la maison mitoyenne.

12L’îlot F (pl. V), dont le côté ouest donne sur la place centrale, compte deux édifices publics : le temple d’Hercule et le marché. Dans la partie ouest de la place s'élevait un temple probablement dédié à Hercule, construit vers le milieu du III^e siècle av. J.-C. Le marché est une construction tripartite complexe qui comporte une cinquantaine d’espaces parmi lesquels des bains publics (618-622), une forge (620), des caves (611), des citernes (625, 627, 635). Différentes phases d’aménagements sont datées des III^e, II^e, I^er siècles av. J-C., et du I^er siècle ap. J.-C.

13La porte sud-est fait partie du système défensif de la cité. Il s'agit d'une porte à cour interne, délimitée au nord et au sud par le mur de l'agger. Le premier niveau de circulation, correspondant à la carrière, a été exhaussé à l’époque de fonctionnement de la porte, avant de s’abaisser progressivement au cours de l’époque impériale.

14À l'est du site se trouvent les nécropoles hellénistiques, une nécropole du début de l'Empire ainsi qu'une vaste nécropole dont la fréquentation principale se situe au début du III^e siècle ap. J.-C. Les sépultures hellénistiques sont pour la plupart des tombes à chambre hypogée. L'accès se fait par un dromos qui aboutit à une pièce de plan rectangulaire, occupée par des sarcophages ou traversée par un couloir central, avec des fosses aménagées de chaque côté du couloir, selon le plan dit "en arêtes de poisson". Les tombes à fosses individuelles prévalent à partir de l'époque augustéenne, époque à laquelle les inhumations diminuent au profit des crémations et/ou des incinérations. Aux II^e et III^e siècles, la tendance s'inverse à nouveau.

15Une série d’explorations archéologiques ponctuelles a été conduites dans la nécropole hellénistique de Cordigliano, située au nord-est de Musarna.

3. Limites et apports de la stratigraphie

16Les fragments de céramique à paroi fine ont été découverts dans 150 contextes et 700 US environ. Les données stratigraphiques, qui sont encore majoritairement en cours de traitement, sont très inégales d’un contexte et d’une strate à l’autre, mais le mode de formation des niveaux archéologiques, bien que très varié, offre des redondances qui permettent de trier les différents contextes et de distinguer ceux qui sont susceptibles de fournir le plus d’informations chronologiques11.

a. Les strates d’occupation et d’abandon

17Dans tous les secteurs, les niveaux supérieurs des structures ont été arasés par les machines agricoles au XX^e siècle. À l’intérieur des murs des édifices (bains hellénistiques, domus, marché), conservés au maximum sur une quarantaine de centimètres de hauteur, se superposent des reliquats de terres agricoles, des strates d’abandon et d’occupation. L’analyse du matériel de ces strates a permis d’attester une occupation jusqu’au VII^e siècle ap. J.-C. ; les céramiques à paroi fine de ces niveaux, parfois présentes en grandes quantités (contexte 615), sont très fragmentaires et appartiennent à plusieurs périodes ; toujours résiduelles, elles n’apportent aucune information chronologique exploitable12.

b. Les salles souterraines

18Les constructeurs de la cité ont très largement exploité le plateau de tuf en y aménageant de nombreuses salles hypogées. Les plus anciennes ont fait office de maisons de carriers (450-452) ; les suivantes étaient destinées à être des caves aménagées. Beaucoup de ces salles souterraines ont été abandonnés au cours de l’Antiquité et remplies par des remblais riches de matériel céramique. Ces comblements, qui n’arrivent jamais à saturation de l’espace, paraissent généralement homogènes. Ils peuvent parfois être scellés par l’écroulement de la voûte et d’éventuels niveaux supérieurs (contexte 643). À ces strates d’abandon s’ajoutent diverses infiltrations liées à la dégradation du site. Un remplissage homogène résultant d’une seule opération n’équivaut pas nécessairement à un matériel contemporain, qui dépend du mode de prélèvement du remblai ou de sa formation.

c. Le réseau hydraulique

19Une partie du système hydraulique, composé de canalisations, égouts, puisards et citernes, a été conçue dès l’édification de la cité et demeure en usage après la construction d’un aqueduc souterrain au I^er siècle av. J.-C. Ce dernier continue d’approvisionner une partie du réseau, alors que certaines citernes et canalisations sont progressivement abandonnées et remblayées. Comme pour les structures souterraines, ces comblements artificiels ont livré d’importantes quantités de matériel ; ceux des citernes peuvent résulter d’une ou plusieurs opérations (contexte 635) alors que ceux des canalisations, constitués progressivement, présentent un matériel très mélangé.

20Il faut souligner la très bonne conservation du matériel dans les remblais des salles souterraines et des citernes, qui ont livré de nombreuses formes presque complètes. Les données stratigraphiques tendent généralement à identifier une (contexte 451) à trois (contexte 635) phases de remplissage. Il est à ce jour exclu que certaines structures aient pu servir de dépotoir primaire et être remplies au fur et à mesure, car les vases, toujours fragmentaires, ont été retrouvés très éparpillés dans des strates meubles de nature très hétérogène. Seuls les fonds de puits ou de citerne, où certains vases sont tombés lors du puisement de l’eau, s’apparentent à des gisements primaires. Les comblements supérieurs des salles souterraines et citernes ont été prélevés ailleurs et, bien qu’il soit impossible de remonter à l’origine précise de ce premier gisement, ce dernier se trouvait certainement à proximité, comme l’indique l’homogénéité du matériel et sa bonne conservation.

21Les remblais contiennent toutes les catégories de matériel céramique, de métal, de verre et de matériaux périssables, ce qui exclut tout type de tri. On y trouve également de grandes quantités d’os animaux indiquant qu’il pourrait s’agir de restes de dépotoirs : afin de nettoyer les décharges de surface, les déblais ont pu être déplacés dans les salles souterraines et citernes abandonnées. Dans un tel cas de figure, il est impossible de fournir des éléments résolutifs sur la contemporanéité des formes : le déplacement de gisements primaires sous-entend nécessairement un mélange stratigraphique. En revanche la bonne conservation des nombreux vases indique que l’homogénéité des dépôts a été relativement conservée. Mais, la difficulté à fournir une chronologie claire et restreinte des formes réside plus dans l’identification des césures que dans leurs associations pour lesquelles nous disposons d’indices typologiques et techniques fort. La très grande homogénéité du matériel, sa continuité ne permet pas de fixer facilement des limites de production.

d. Le pillage des tombes

22Les sépultures fournissent des contextes archéologiques dont le matériel est relativement contemporain ; toutefois, presque toutes les tombes, en particulier celles à salles hypogées, ont fait l’objet de pillages. Les tombes collectives ayant été utilisées pendant plusieurs décennies, le pillage a mélangé les différents services, en effaçant ainsi partiellement ou totalement les informations de datation. Bien que le matériel soit relativement bien conservé, il n’est plus en place.

23Les contextes de Musarna sont donc rarement dans une position stratigraphique fine, mais plutôt inscrits dans des macro-phases datables de une à deux générations. Cet obstacle est compensé par la très bonne conservation du matériel de certains contextes dont les dépôts sont en partie cohérents. La bonne conservation, l’abondance et la multiplicité des contextes de provenance des céramiques à paroi fine permettent de les comparer statistiquement, de dégager des associations de formes et d’établir une chronologie relative.