Introduction

1Les études béotiennes, depuis quelques années, se portent bien, comme en témoigne le rythme soutenu des publications portant sur cette région1. C’est surtout la dimension fédérale qui a été au cœur de ce nouvel intérêt2 pour un territoire jusqu’ici plutôt délaissé, avec par exemple la publication du « nouveau Larsen » par H. Beck et P. Funke3. C’est d’ailleurs cet aspect précis qui m’a orienté vers la Béotie comme terrain d’analyse : cette région constitue l’un des plus anciens exemples de koinon connu en Grèce, et également l’un des mieux documentés. On verra aisément, au cours de ces pages, que la sphère militaire a joué un rôle prépondérant dans la définition du lien fédéral, que ce soit à l’époque classique ou à l’époque hellénistique.

2Le caractère militaire du lien fédéral en Béotie n’a pas été négligé dans les publications sur la région, qu’elles soient anciennes ou récentes, loin s’en faut, et le matériau disponible, des récits des historiens antiques au riche corpus de catalogues militaires, a été maintes fois évoqué et exploité. Pourtant, il n’existe à ce jour aucune synthèse proposant de traiter de façon cohérente, sur le temps long, de l’organisation militaire de la Béotie, qu’il s’agisse de l’entité fédérale ou des cités qui la composent. Les découvertes récentes, notamment la mise au jour des districts fédéraux hellénistiques par D. Knoepfler, ont nécessairement des implications militaires qui ont été soulignées4 mais non explorées en détails. Les seules études thématiques sur la question portent en fait sur la période classique ; il s’agit d’un article de P. Salmon sur l’armée fédérale5, repris par la suite dans son ouvrage de 1978, Étude sur la Confédération béotienne (447/6-386) : son organisation et son administration, et de la thèse de N. Rockwell publiée en 2008, The Boeotian Army: The Convergence of Warfare, Politics, Society, and Culture in the Classical Age of Greece. Ces deux études n’épuisent cependant nullement la matière classique. Aucune des deux ne prétend en outre aborder la période hellénistique. Pour celle‑ci, l’aperçu de l’organisation militaire fédérale le plus complet demeure la thèse de M. Feyel, Polybe et l’histoire de Béotie au iii^e siècle avant notre ère, publiée en 1942, et donc déjà ancienne et en partie obsolète. En raison des récents progrès de notre connaissance de la Béotie hellénistique, et notamment après la découverte des sept districts, cette étude, malgré ses mérites intrinsèques et ceux de son auteur, doit être refaite à neuf. Cela a déjà été entrepris, notamment par Y. Kalliontzis, mais celui‑ci traite des institutions fédérales de façon beaucoup plus large, et il reste beaucoup à faire pour offrir une synthèse complète sur la question militaire6.

3Parallèlement, ces dernières années ont vu un regain d’intérêt pour l’étude du fait militaire dans les cités grecques, par plusieurs biais. L’étude des fortifications urbaines et rurales a fait un bond décisif, grâce à la publication d’études de cas régionales précises7 ; un groupe de recherche international sur ce thème s’est également formé, ouvrant la voie à plusieurs publications qui offrent l’outillage théorique nécessaire à une étude renouvelée sur ce point8. On dispose ainsi, désormais, à la fois de pistes d’analyse et de cas raisonnablement étudiés et datés pour mener à bien une approche régionale en Béotie. L’étude du combat a également été profondément renouvelée à la suite des travaux de V. D. Hanson, de P. Krentz ou encore de R. Konijnendijk sur la période archaïque et classique9. Ces études récentes offrent une trame de fond cohérente, malgré des débats encore non résolus, pour aborder les récits de bataille proposés par les historiens classiques. Rien de tel n’existe pour l’époque hellénistique10. En revanche, la fonction militaire dans les cités grecques hellénistiques a été récemment réévaluée, à travers l’étude précise de leurs institutions et de leurs cadres culturels. Ce sont surtout les cités grecques d’Asie Mineure qui ont été au cœur de ce renouvellement, avec par exemple l’ouvrage collectif Les cités grecques et la guerre en Asie Mineure à l’époque hellénistique (2004), ou encore la thèse monumentale de Th. Boulay publiée en 2014 sous le titre Arès dans la cité. Les poleis et la guerre dans l’Asie Mineure hellénistique11. Le cas athénien a également été bien traité de ce point de vue, grâce notamment aux travaux de G. J. Oliver12. Enfin, à l’échelle du monde grec, il faut mentionner les travaux d’A. Chaniotis, et notamment son ouvrage devenu un classique pour l’étude de la guerre hellénistique, War in the Hellenistic World. A Social and Cultural History (2005). Ces études ont grandement renouvelé la vision que nous avons de la polis hellénistique ; non seulement la cité grecque n’est pas morte à Chéronée, comme cela a été maintes fois répété depuis L. Robert13, mais elle a continué à entretenir une politique autonome, y compris dans la sphère militaire ; en divers endroits du monde grec, et notamment en Béotie, les cités ont su adapter à la fois leurs institutions et leur personnel militaires aux nouveaux enjeux de la période hellénistique. Elles offrent à l’étude une vie militaire bouillonnante et protéiforme, bien loin des grands affrontements entre monarques, certes, mais qui n’en reste pas moins d’un grand intérêt pour comprendre les enjeux de cette période.

4La Grèce continentale, en dehors du cas athénien, est cependant restée un peu en retrait dans ce regain d’intérêt pour le fait militaire hellénistique, et le matériau béotien reste relativement méconnu hors du cercle restreint des spécialistes de la région. Pourtant, on ne peut que souligner le caractère exceptionnel des données disponibles, et notamment du corpus épigraphique, qui donne un aperçu saisissant des institutions militaires et de la composition de l’armée béotienne. La réforme de l’armement qu’on observe notamment à travers les catalogues militaires nous montre par exemple la faculté d’adaptation des cités aux réalités de la guerre de la seconde moitié du iii^e siècle14. La Béotie, sous l’impulsion d’un koinon renouvelé, n’a pas cessé au cours de son histoire d’entretenir une armée qui, sur le papier au moins, ne le cédait en rien aux autres puissances de la région. L’absence de sources littéraires rend cette étude très besogneuse et technique, ce qui explique peut‑être qu’elle n’ait pas encore été entreprise ; mais il serait trompeur et réducteur de s’arrêter aux jugements d’un Polybe sur la Béotie hellénistique15, par exemple. Si la cité grecque n’est pas morte à Chéronée, la Béotie n’est pas morte à Mantinée.

5Ma contribution vise donc avant tout à combler cette lacune en proposant une étude aussi fournie que possible sur la vie militaire en Béotie à l’époque hellénistique. La bibliographie récente sur la guerre offre les outils d’analyse nécessaires pour mener à bien un tel projet. J’espère ainsi rendre le cas béotien plus accessible au‑delà des études béotiennes à proprement parler ou des recherches portant exclusivement sur le phénomène fédéral. La vitalité de la vie militaire en Béotie à l’époque hellénistique est tout à fait notable, et se traduit entre autres par l’inscription annuelle des jeunes gens sur des listes de mobilisables, les catalogues militaires16, qui constituent à eux seuls une source majeure pour l’étude des armées civiques du koinon hellénistique ; il n’y a guère qu’en Béotie que l’usage a été aussi systématique, au point de se maintenir dans certains cas jusqu’après la dissolution de la Confédération béotienne en 171. Toutes les cités, même les plus petites, entretenaient ainsi un corps militaire pleinement fonctionnel, intégré à l’armée fédérale par le système des districts. Cette vitalité se traduit également par la variété des corps d’armée et par l’existence de concours spécifiques incluant des épreuves militaires collectives, ce qui devait fournir l’occasion de réunir l’armée à intervalles réguliers. Le cas béotien atteste ainsi pleinement la faculté des cités à faire face aux nouveaux problèmes de la guerre à l’époque hellénistique. Simplement, l’étude pour cette période ne peut reposer sur une histoire-bataille traditionnelle, mais doit passer par l’analyse en profondeur du fait militaire dans ses dimensions politiques, sociales et religieuses.

6Toutefois, il m’a paru nécessaire d’inscrire mon approche dans une échelle de temps plus longue, en incluant la période classique à partir de 447, date de la refondation du koinon béotien, afin de mieux rendre compte des innovations hellénistiques, aussi bien sur le plan militaire que sur le plan institutionnel. Le cœur de mon propos reste cependant la période hellénistique, que je tiens à mettre en valeur tout spécialement et positivement. J’espère ainsi ne pas me laisser prendre au piège des sources antiques, qui tendraient à nous montrer le iv^e siècle comme un apogée pour la Béotie, suivi d’une sorte de longue agonie, comme cela est décrit de façon plus ou moins explicite par Polybe ou Strabon17. En particulier, j’ai pris bien garde à ne pas accorder au personnage d’Épaminondas une importance démesurée, de peur de répéter le biais des sources antiques, qui tendent à résumer bien des épisodes de l’histoire béotienne à une anecdote sur la vie de l’illustre Thébain. En cela, je suis la voie tracée notamment dans le récent ouvrage collectif édité par S. Gartland, Boiotia in the Fourth Century, qui met en valeur cette période en tant que telle, sans recourir de façon excessive à la reductio ad Epaminondan, comme cela a pu être fait ailleurs18. Ici, j’ai tenté de montrer comment les données disponibles pour le iv^e siècle, dans leur complexité, offraient parfois l’opportunité de dépasser les simplifications présentées par les auteurs antiques.

7Cette inscription dans le temps long a soulevé un problème de sources très concret : entre la période classique et l’époque hellénistique, on est confronté à une solution de continuité dans la documentation disponible. Pour l’époque classique, on dispose presque exclusivement de textes littéraires ; pour l’époque hellénistique au contraire, la matière immédiatement utile à l’étude de la Béotie dans l’œuvre des historiens antiques, que ce soit Polybe, Tite‑Live ou Diodore de Sicile, est sensiblement plus pauvre, mais on peut compter sur un corpus épigraphique exceptionnellement riche et varié, sans équivalent à l’époque classique. Ces deux types de sources, littéraires et épigraphiques, offrent des informations de nature trop différente pour permettre des recoupements satisfaisants, et j’ai donc été contraint, pour plusieurs chapitres, de traiter séparément les deux périodes. Pour le v^e et le iv^e siècle, le propos porte surtout sur la guerre en Béotie, les sources littéraires permettant d’étudier finement le déroulement des batailles dans lesquelles l’armée béotienne a été impliquée. Pour cette époque, ces textes nous présentent cette armée comme un corps en action, et c’est à travers cette action qu’il faut essayer de lire l’organisation fédérale sous-jacente et, peut‑être, la spécificité de la Béotie dans le domaine de la guerre. Le lien entre la vie militaire et la société béotienne est en revanche beaucoup plus difficile à explorer à partir de ces seules sources. Pour l’époque hellénistique, on est dans une situation inverse : la documentation épigraphique permet d’étudier la vie militaire du koinon, la composition de l’armée, la démographie de la région ou encore la vie agonistique impliquant les corps de troupes, mais il n’existe que très peu d’éléments pour mettre en lumière l’action concrète de cette armée sur le terrain militaire. Seule l’étude des institutions et, dans une certaine mesure, l’analyse des sources archéologiques, permettent de combler ce hiatus et d’offrir une séquence chronologique continue sur l’ensemble de la période. Je me suis donc attaché à prendre en compte autant que possible les fortifications de la région, tant celles de la chôra que les enceintes urbaines. Il y a beaucoup à faire pour préciser la chronologie de ces différents sites, et ils peuvent apporter des informations inestimables pour mieux comprendre la situation militaire de la Béotie ; j’ai donc accordé à cette étude toute l’attention nécessaire. Malgré la difficulté posée par l’état des sources, j’espère ainsi fournir un aperçu aussi complet que possible sur les solutions adoptées par le koinon béotien pour s’adapter aux réalités changeantes de la guerre, de la mise en place du koinon en 447 à la dissolution de la Confédération béotienne hellénistique en 171.

8Il me paraît cependant important de marquer dès maintenant les limites de mon travail. Le matériel béotien, comme je l’ai dit, est d’un abord assez délicat, et j’ai dû tour à tour manier des sources littéraires, épigraphiques et archéologiques, qui constituent mon cœur de métier, mais aussi iconographiques et numismatiques. Pour l’aspect historique, j’ai tâché là aussi de me restreindre autant que possible au traitement de mon sujet, qui implique entre autres de faire l’histoire des batailles, mais pas de l’histoire-bataille. Plus que l’histoire politique, cette étude concerne l’histoire sociale de la Béotie et vise à étudier l’impact de la vie militaire sur la société dans son ensemble et sur les institutions qui en sont le reflet. Pour le détail événementiel et géopolitique de la période d’hégémonie thébaine ou de la troisième guerre sacrée, je renvoie donc aux ouvrages de référence en la matière, notamment les travaux de J. Buckler19, ou aux récentes synthèses de N. Rockwell et P. Cartledge sur l’histoire de Thèbes20.

9Concernant les sources archéologiques, c’est‑à‑dire principalement les sites fortifiés de Béotie, j’ai pu visiter la plupart de ceux traités ici, lors de deux séjours entrepris à titre personnel, d’une bourse de l’EFA en février 2018, et surtout grâce aux missions entreprises en Béotie sous la direction de Chr. Müller en 2014, 2017 et 2019. Toutefois, pour l’essentiel, mon travail s’est fait depuis la France, ce qui ne m’a pas laissé la possibilité de mener des travaux de terrain approfondis. On ne trouvera donc pas dans les pages suivantes de relevés ou de données inédites sur ces sites. J’ai évité, autant que possible, d’avancer des conclusions trop définitives sur les sites que je n’ai pas eu l’occasion de voir par moi‑même21. Pour les autres, mes remarques restent en grande partie tributaires des publications existantes, et notamment de l’irremplaçable synthèse de J. M. Fossey, Topography and Population of Ancient Boiotia et des travaux du Boeotia Project. Si mes observations m’ont permis, ici ou là, d’étoffer les descriptions et de proposer de nouveaux éléments chronologiques, c’est surtout la comparaison à l’échelle régionale qui m’a donné l’occasion d’affiner l’interprétation du système défensif de la Béotie.

10La documentation numismatique, pour un non-spécialiste, est d’un abord relativement délicat. Les catalogues de référence, notamment ceux du British Museum, sont d’un accès difficile et sont en outre datés. La thèse de Ph. Guittet22, qui traite directement de ces questions numismatiques, m’aurait été d’un précieux secours pour prendre en compte ce matériel, mais elle est encore inédite à l’heure actuelle et je n’ai pu y avoir accès. J’ai donc utilisé essentiellement le catalogue récent de la collection BCD comme porte d’accès à ce matériel. Cela ne m’a pas permis de développer une approche économique complexe, et je me suis essentiellement attaché à analyser les symboles monétaires.

11Concernant la documentation épigraphique, enfin, une précision s’impose d’emblée : je l’ai utilisée autant que possible et que nécessaire, mais uniquement dans les limites de mon sujet. Par exemple, je n’ai pas cherché à proposer une nouvelle version de la chronologie des archontes fédéraux béotiens, et je me suis appuyé sur les chronologies existantes : la chronologie traditionnelle, présentée dans Hyettos de Béotie23, qui a depuis été largement remaniée, d’abord par D. Knoepfler lui‑même lors de ses travaux suivants24, ensuite et surtout par Y. Kalliontzis, dans le cadre de sa thèse soutenue en 2013 et publiée en 2020. Mes recherches sur la chronologie béotienne, dans le cadre de cet ouvrage, se sont limitées à deux points concernant directement mon sujet : la réforme militaire, traditionnellement datée de 245 environ, mais que Y. Kalliontzis, avec de bons arguments, propose plutôt de dater après 230 ; et la date de la refondation du concours des Pamboiôtia, très liée à la date de la réforme, puisque toutes les dédicaces d’infanterie connues pour ce concours renvoient à l’équipement nouveau. En dehors de ces questions, en revanche, je n’ai apporté aucun élément susceptible de faire évoluer cette chronologie épigraphique25.