Sacrifier aux dieux à Delphes : espaces et agencements cultuels
p. 35-50
Résumés
L’étude d’un sanctuaire – mais aussi d’une ville autour de ses sanctuaires – doit être envisagée en considérant la fréquentation et les modes de fonctionnement du lieu. La mise en contexte des sacrifices à Delphes montre que de nombreuses questions se bousculent encore sur les pratiques sacrificielles telles qu’elles étaient mises en œuvre dans les religions antiques polythéistes à caractère ritualiste. Côtoyer les dieux à Delphes, c’est d’abord leur offrir un sacrifice. Une lecture du site sous le prisme de ce côtoiement essentiel dans la société grecque antique montre que son emprise peut être déterminée lorsque l’on convoque dans leur globalité l’ensemble des données disponibles, dans un maillage qui intègre, aux abords sud‑est de la ville, les deux ensembles du sanctuaire d’Athéna Pronaia et du Gymnase orientés vers la vallée du Pleistos, qui constituent un ancrage essentiel dans la topographie de la cité co‑gestionnaire du grand sanctuaire panhellénique L’empreinte des sacrifices est par ailleurs gravée dans la mémoire et, surtout, la part prise par les hommes dans les sacrifices est inscrite sous la forme d’offrandes, monumentales ou non.
The study of a sanctuary – but also of a city around its sanctuaries – must be considered in the light of who frequented the sanctuary and how it functioned. Putting sacrifices at Delphi into context shows us that many questions remain with regard to sacrificial practices as implemented in ancient polytheistic religions of a ritualistic nature. An encounter with the gods at Delphi meant, first and foremost, offering them a sacrifice. A reading of the site through the prism of the sacrifice, an elemental part of ancient Greek society, shows that its influence can be determined, when we sum up all the available data from an area that includes the two monumental complexes of the sanctuary of Athena Pronaia and of the Gymnasium facing the Pleistos valley, on the south-eastern outskirts of the city, which constitute an essential foothold in the topography of the city that co‑managed the great Panhellenic sanctuary. These sacrifices are etched in the collective memory and above all, the part played by men is recorded through offerings, in the form of monuments or smaller gifts.
Texte intégral
Introduction
1Le sanctuaire d’Apollon Pythien à Delphes était un des sanctuaires les plus fréquentés du monde grec en raison de son oracle. Chaque oracle était précédé d’un sacrifice préliminaire qui permettait de connaître la disponibilité du dieu1 ; un sacrifice de remerciement était aussi vraisemblable, mais ne semble pas formellement assuré dans les sources2, souvent sous la forme d’hécatombes, quelles que soient la nature et l’ampleur de l’hécatombe3. Des fêtes solennelles ont par ailleurs lieu à un rythme soutenu, annuelles, triétérides, pentétérides, ennéatérides, la plus brillante du calendrier delphique étant naturellement celle des Pythia. Fêtes solennelles ou oracles privés, tout prétexte au sacrifice était bon. L’abattage des victimes était encouragé par la parole même du dieu4, il prenait donc des proportions considérables. Delphes était la cité des bouchers-sacrificateurs5 : Apollon Pythien était le dieu d’un sanctuaire où l’abattage des bœufs et des chèvres se faisait à grande échelle ; c’était donc aussi la ville des banquets et des festins. Côtoyer les dieux – plutôt le dieu (ὁ θεός), Apollon – à Delphes, c’est d’abord offrir un sacrifice.
2L’histoire de la recherche conduite à Delphes est caractérisée par une importante accumulation de connaissances. Depuis la Grande Fouille au tournant du xxe siècle, quantité de fondations de monuments, fragments de sculpture et objets exceptionnels ont été mis au jour, qui ont conditionné le développement de la recherche. On peut ainsi dire que l’on a affaire, à Delphes, à une certaine pesanteur de la monumentalité. La fonctionnalité des édifices et, de fait, leur fonctionnement ont en quelque sorte été laissés pour compte dans la recherche menée sur le site. Les dieux et leurs fidèles (les individus) disparaissent en arrière-plan.
Histoire de plans
3Fixons d’abord le cadre géographique de la réflexion. Les plans publiés de Delphes sont souvent limités au périmètre du mur d’enceinte du téménos d’Apollon (fig. 1) et, reproduits quasi systématiquement à l’identique dans de nombreuses publications, présentent une accumulation de constructions, sans que des courbes de niveaux ou tout autre moyen graphique ne permette d’apprécier la déclivité du terrain ; l’espace n’y est en outre pas traité : on a affaire à une focalisation sur les offrandes construites. Le plan reproduit ici6, mis à jour dans la nouvelle édition du Guide du site de Delphes parue en 2015, est de ce genre, à l’exception de l’ajout du portique ouest à l’ouest de la Terrasse du Temple d’Apollon et de l’ensemble appelé « Agora romaine » au sud‑est du téménos du dieu.
Fig. 1 — Plan schématique du téménos d’Apollon Pythien.

N.B. : Les numéros des structures correspondent au Guide de Delphes, voir Bommelaer 2015.
EFA, D. Laroche.
4Or le Sanctuaire d’Apollon à Delphes était un sanctuaire urbain, qui s’est développé au sein d’une ville (fig. 2) maîtresse d’un territoire, comme toutes les cités grecques. Rappelons que des vestiges d’habitat datables depuis environ 800 avant notre ère ont été mis au jour sous la totalité de l’espace qui sera occupé par le sanctuaire d’Apollon7. Le premier péribole en pierre du sanctuaire daterait des années 580-570 et aurait entraîné une rupture dans l’habitat, consacrant alors l’empiètement du sanctuaire sur la ville8. Par la suite, la ville se développa à l’ouest et à l’est du sanctuaire ; elle n’est pas vraiment connue, d’abord parce que l’intérêt s’est focalisé à Delphes sur les sanctuaires, de sorte qu’elle n’a été fouillée que de manière très sporadique, mais aussi parce que certains bâtiments romains ou paléochrétiens ont été fondés plus bas que les maisons classiques et que leur démontage mettrait en péril la stabilité du terrain9. Un programme d’étude de la ville est en cours : le plan rassemblant les vestiges visibles sans fouille, ainsi que les données issues de prospections géophysiques et des premières fouilles archéologiques conduites dans le cadre de ce programme est éclairant sur l’insertion du sanctuaire dans un tissu urbain dense, au moins à partir de l’époque archaïque, et dans un réseau viaire développé selon les courbes de niveau, en parfaite adéquation avec la topographie et les réseaux de circulation du sanctuaire d’Apollon qui coupe l’habitat en deux10. Le côtoiement des dieux et des hommes à Delphes est tributaire de cette particularité topographique.
Fig. 2 — Carte des vestiges de Delphes.

Les lettres en rouge correspondent à une numérotation des constructions datant de l’Antiquité tardive et les secteurs en jaune aux ensembles funéraires de même époque.
D’après Déroche, Pétridis, Badie 2014, pl. I.
5Mais la discussion doit se déployer dans un maillage encore plus grand, afin d’intégrer, aux abords sud‑est de la ville, les deux ensembles du sanctuaire d’Athéna Pronaia et du Gymnase orientés vers la vallée du Pleistos, qui constituent un ancrage essentiel dans la topographie de la cité co‑gestionnaire du grand sanctuaire panhellénique.
6La réflexion proposée ici doit tout ou partie aux réflexions produites dans le cadre du programme « Sacrifices à Delphes » que nous avons conduit avec Anne Jacquemin et Didier Laroche, avec la collaboration de Manon Bublot11, et profite de recherches menées conjointement, parmi lesquelles l’étude susmentionnée de la ville de Delphes, celle qu’Amélie Perrier et Jean‑Jacques Malmary consacrent au portique ouest12, les travaux conduits par Anne Jacquemin et Didier Laroche sur les offrandes monumentales13, ainsi qu’un programme consacré à l’eau à Delphes, conduit par Amélie Perrier.
7Parmi les nombreux thèmes qui permettent de renouveler le sujet des sacrifices à Delphes, l’une des approches nouvelles est de ne pas considérer le sacrifice comme une cérémonie qui se termine sur l’autel par une offrande au dieu d’une partie de l’animal sacrifié, mais comme un tout comprenant la boucherie sacrificielle qui résultait du sacrifice et de la consommation des produits du sacrifice. Il s’agit pour cela de considérer la fréquentation du lieu, ses modes de fonctionnement en contexte, en tenant compte de la déclivité du terrain ; d’inscrire l’étude dans un cadre chronologique ; enfin, au lieu de vouloir restituer des quantités de monuments sur les esplanades dont l’existence est assurée, par un réflexe consistant à remplir le vide, accepter ce que les ruines nous enseignent, à savoir que les offrandes étaient disposées autour de ces vides, collées les unes contre les autres, voire, à partir d’une certaine époque, installées contre des monuments aussi importants ou vénérables que l’autel ou le temple (la sacralité a son importance), tout ceci bien évidemment se conformant aux règlements sacrés qui interdisaient de dresser des statues n’importe où et aux mesures prises pour laisser le passage libre14.
Côtoyer Apollon Pythien
8Ces prémisses posées, centrons la discussion sur le téménos d’Apollon Pythien, à l’intérieur et aux abords directs du sanctuaire en sachant que les processions et la suite des sacrifices concernaient des zones périphériques quelquefois éloignées du sanctuaire.
9Inscrire l’étude dans un cadre chronologique n’a plus été fait à Delphes depuis un article de Pierre de La Coste-Messelière en 1969, qui résumait notre connaissance, à l’époque, sur l’évolution du sanctuaire15, à l’exception d’un plan relativement récent, reproduit par Jean‑Marc Luce en 2008 dans la publication des vestiges anciens qu’il a mis au jour sous le pilier des Rhodiens à l’est de la Terrasse du Temple, qui superpose les vestiges assignables aux périodes mycénienne, géométrique et archaïque16. Pour comprendre le développement dans le temps et dans l’espace du sanctuaire – donc de sa fréquentation et de la pratique des sacrifices – la réflexion doit s’attacher à deux questionnements essentiels : 1) les circulations dans et hors du sanctuaire ; 2) l’organisation pratique et matérielle des rites sacrificiels, surtout lors des sacrifices sanglants : localisation, organisation spatiale des participants (hommes et animaux), modalités depuis l’abattage des animaux jusqu’à la consommation, etc.
Les circulations
10Le relief montre que, grosso modo, le sanctuaire est aménagé en étages, par terrasses (fig. 3 : T1‑T6). Chaque terrasse comporte sa propre logique, et non pas un continuum tel qu’imaginé et gravé par le parcours touristique actuel, hérité d’un cheminement qui semble dater de la fin du sanctuaire, appartenant à la bourgade qui s’est installée lorsque le culte chrétien a remplacé celui d’Apollon17. Certains accès et certains passages sont étroits ; cette étroitesse peut avoir un sens s’il s’agit par exemple de filtrer l’accès ou le passage en un lieu donné. Il ne faut donc pas s’étonner de la largeur réduite de certains escaliers18. Delphes s’inscrit dans une série de sanctuaires marqués par leur étagement en terrasses successives, même si l’état actuel du terrain à Delphes, très ruiné, ne fait pas apparaître aussi clairement cette disposition.
Fig. 3 — La succession des terrasses constitutives du téménos d’Apollon Pythien.

EFA, D. Laroche.
11Bien que le Temple d’Apollon ait toujours occupé, dans les différentes phases d’agrandissement du sanctuaire depuis le vie siècle, une position centrale (voir fig. 3), les études se sont pourtant focalisées sur le secteur immédiatement autour de l’autel à partir de la façade orientale du temple. Cette focalisation ne prend pas en compte l’ensemble de la terrasse qui, il est vrai, a de nos jours entièrement disparu (fig. 4), ceci bien qu’à l’ouest la construction du portique ouest, et de la porte attenante, a montré l’importance de cet accès au sanctuaire en tout cas depuis le ive siècle19. De même, à l’est, le fait de considérer l’ensemble appelé « Terrasse d’Attale Ier » uniquement comme une excroissance du sanctuaire a empêché de saisir que cette terrasse est en réalité un trait d’union entre une terrasse située encore plus à l’est et l’organisation d’une porte dans l’axe du Temple d’Apollon (voir fig. 1, 2 et 3). En effet la terrasse située à l’est – dont les vestiges proviennent exclusivement du temple des Alcméonides (notons ici un premier témoignage de remploi, hors du téménos d’Apollon, d’éléments architecturaux issus de constructions consacrées20) – a de fortes chances d’être en rapport avec le Dionysion que plusieurs archéologues ont cherché dans ce secteur21.
Fig. 4 — Vue aérienne du cœur du sanctuaire d’Apollon à Delphes.

Cliché EFA, P. Amandry.
12Dans le plan très centré de l’Apollonion, le décentrement de la Terrasse du Temple par rapport au temple n’est pas forcément le résultat de la volonté initiale des aménageurs du site comme le montre le mur polygonal inachevé, qui aurait dû permettre l’établissement d’une immense terrasse au vie siècle. Ce décentrement permettait aux processions, quelle que soit leur taille, de longer, venant de l’ouest, le temple avant d’accéder à la façade principale de la demeure du dieu et, surtout, à l’autel, schéma que nous connaissons dans d’autres sanctuaires pour n’évoquer que l’Acropole d’Athènes. Les processions, qu’elles viennent de l’ouest ou de l’est (où se trouve la fontaine Castalie22), accédaient à la Terrasse du Temple d’Apollon en pénétrant dans le sanctuaire à hauteur de cette terrasse centrale (fig. 3 : T4).
13Finalement il n’y a pas de raison d’imaginer les participants aux processions et les animaux conduits au sacrifice – peut‑être parfois en grand nombre – gravir le cheminement escarpé menant à l’autel tel que l’on pouvait l’imaginer jusqu’à présent ; le parcours de Pausanias (une fois encore) a conditionné notre vision du sanctuaire. Relevons ici que la documentation épigraphique témoigne, aux côtés d’immolations d’ovi-caprinés, de sacrifices de bovins, mais pas d’hécatombe stricto sensu. Dans les textes littéraires, on rencontre la mention d’hécatombes aux deux extrémités de l’arc chronologique, chez Ps.‑Hésiode, Bouclier, 477‑482 (Kycnos dépouillait ceux qui apportaient des hécatombes à Delphes) et chez Héliodore, Éthiopiques II 34‑III 6 (hécatombe lors des sacrifices célébrés tous les quatre ans par les Énianes, peuple thessalien, en l’honneur de Néoptolème) ; dans les sacrifices hors normes, évoquons la panégyrie des Pythia que Jason de Phères voulait organiser lui‑même en 370 av. J.‑C., selon Xénophon (Helléniques VI 4, 29‑32), en donnant l’ordre aux cités de la Confédération thessalienne de fournir mille bœufs et dix mille moutons, chèvres et porcs23.
14Il n’est pas non plus nécessaire d’imaginer un encombrement d’offrandes sur la Terrasse du Temple d’Apollon comme on avait tendance à le faire jusqu’à présent, dans un espace dont la fonction principale devait être l’arrivée de bêtes destinées au sacrifice. Les offrandes étaient majoritairement situées en face du temple, à l’est de l’autel. Le secteur au nord‑est du temple présente aussi une forte densité d’offrandes monumentales ; les offrandes dont nous connaissons avec certitude l’emplacement constituent des accumulations formant un front construit continu au nord et à l’est de l’autel. La même constatation a été faite dans le sanctuaire d’Apollon Délien à Délos, où tout laisse penser que les gestionnaires du sanctuaire ont veillé à ce que les offrandes monumentales soient collées aux structures qui bordent sur les quatre côtés l’espace devant l’Autel de cornes24, ménageant ainsi un espace vide d’environ 415 m2 (ca 35 × 13 m)25 ; on observe le même phénomène de gestion de l’espace dans d’autres sanctuaires, notamment celui de Zeus Olympien à Olympie26.
15En revanche, il est difficile de raisonner sur l’étroit couloir qui borde au nord le Temple d’Apollon. Rien ne dit que le mur de soutènement aujourd'hui conservé, construit sur les vestiges de l’Ischégaon (littéralement le « mainteneur de terre ») mentionné dans les Comptes du sanctuaire au ive siècle, reprenne la limite antérieure à l’époque classique27 ; peut‑être n’y avait‑il d’ailleurs pas de mur à cet endroit auparavant, mais une pente naturelle.
Sacrifier à Apollon Pythien à Delphes
16Lorsqu’il s’agit de discuter des pratiques sacrificielles dans les sanctuaires grecs antiques, le discours englobe souvent toutes les étapes sous l’expression « la cuisine du sacrifice », surtout depuis la parution, en 1979, de l’ouvrage homonyme dirigé par Marcel Detienne et Jean-Pierre Vernant28. Foison de publications sont parues depuis cette date, qui convoquent principalement les textes et l’iconographie, assortis depuis quelque temps des données archéologiques, parmi lesquelles les restes fauniques et carpologiques se placent de plus en plus en première ligne. Toutefois, force est de constater que, d’une manière générale, les étapes des rites que l’on rassemble sous l’appellation générique de « sacrifice » ne sont pas encore totalement caractérisées et distinguées les unes des autres comme elles le devraient. Delphes constitue un cas éclairant.
L’autel d’Apollon Pythien
17Chez Apollon Pythien à Delphes, commençons par l’autel du dieu (fig. 5 et 6). Les archéologues de la Grande Fouille ont mis au jour les vestiges correspond à son dernier état, dont la construction remonte au iiie siècle av. J.‑C.29. Il était constitué d’un massif rectangulaire mesurant 8,77 m de longueur, fait d’assises régulières de pierre dure et revêtu d’orthostates de marbre bleu sur les faces est, sud et nord ; le côté ouest était aménagé en degrés qui permettaient au prêtre d’accéder à la table d’autel, sur laquelle il consacrait par crémation la part de l’animal sacrifié : les meria (os des cuisses) et l’osphys (la queue). Cet autel n’est donc pas celui qu’avait vu Hérodote (II, 135) au ve siècle, mais il est fort probable que ses aménageurs, lors de sa reconstruction à l’époque hellénistique, ont pastiché les formes du premier monument offert par les citoyens de Chios.
Fig. 5 — Les vestiges de l’autel d’Apollon Pythien assignables à sa dernière phase d’aménagement à l’époque hellénistique.

Fig. 6 — Restitution de l’autel.

EFA, D. Laroche.
18L’examen des substructions visibles du côté sud ne contredit pas l’hypothèse d’un déplacement de l’autel lors de sa reconstruction à la période hellénistique30. Le remploi d’un bloc du ive siècle en fondation montre que la construction a été refaite entièrement. Bien qu’on ait fait remarquer que la modénature ou l’écriture de la dédicace présentait des traits archaïsants qui ont pu s’inspirer de l’autel précédent, nous n’avons objectivement aucun élément qui nous permette de connaître les dimensions et l’allure de l’autel vu par Hérodote. On s’étonne d’ailleurs de la disparition complète du matériel relatif à cet autel ancien ; c’est un phénomène rare à Delphes où le remploi est systématique. Les pierres de l’autel actuel ne présentent aucune trace de blocs d’époque archaïque ou classique. La disparition complète du matériel relatif à l’autel ancien est préjudiciable du point de vue historique, car nous ignorons en conséquence la date d’établissement et l’apparence du premier autel offert par les Chiotes à Apollon, et si ce dernier succédait à un autel encore plus ancien.
19La restitution proposée par Didier Laroche en 199131 (voir fig. 6) avait surtout pour objectif de montrer que ce que l’on prenait pour l’autel n’était en réalité que le podium de l’autel lui‑même, auquel on pouvait attribuer deux orthostates en marbre formant angle, semblable techniquement à tous les autres éléments de l’autel (scellements, anathyroses, lettres d’assemblage, etc.). Mais cette restitution laissait plusieurs problèmes en suspens. Nous nous attarderons un instant sur le fonctionnement de la table d’autel.
20Nous avons revu les extrémités des bordures latérales de la table, ornées de volutes vers le haut (fig. 7), identifiées comme telles par Gottfried Gruben et étudiées une première fois par Pierre Amandry et Didier Laroche32. Notre nouvel examen ne vise plus uniquement une perspective strictement architecturale, mais fonctionnelle, dans le cadre de la compréhension du dispositif des tables d’autel, qui reste encore mystérieux à bien des égards. Des traces d’appui sur les parois internes des bordures latérales montrent que des éléments prenaient place sur la table de l’autel, sans doute pour servir d’assiette au bûcher mis en œuvre lors de la combustion de la part du dieu sur l’autel.
Fig. 7 — Restitution des bordures latérales de la table de l’autel.

EFA, D. Laroche.
Lieux et espaces du sacrifice
21Revenons sur la restitution de la Terrasse du Temple d’Apollon telle que nous l’avons proposée plus haut. On peut lier la création d’une vaste esplanade au sud du temple, portée par le mur polygonal, à un changement probablement dû aux difficultés rencontrées (techniques ou budgétaires) pour excaver la pente au nord du temple. L’objectif de l’aménagement d’une grande esplanade n’était sans doute pas son occupation par des offrandes – dont on constate à Delphes qu’elles pouvaient trouver place n’importe où sur la pente – mais plutôt le besoin de faire évoluer des foules humaines et animales. L’esplanade devant l’autel, pressentie jusqu’à présent pour y placer les rassemblements humains et les sacrifices organisés en l’honneur d’Apollon, n’était sans doute souvent pas suffisante, d’autant plus que sa surface est partiellement encombrée par la rampe d’accès au temple et que l’on ne peut circuler autour de l’autel, ce dernier se dressant à pic au‑dessus du cheminement escarpé menant à l’autel depuis la partie inférieure du téménos (fig. 8).
Fig. 8 — Restitution de l’accès à l’autel et à la Terrasse du Temple d’Apollon depuis la partie inférieure du téménos.

EFA, D. Laroche.
22Des études comparatives avec des sanctuaires dans lesquels des sacrifices de nombreux animaux sont attestés par les textes et/ou par des données archéologiques – les exemples de Délos et surtout de Claros sont éclairants33 – montrent que l’on a besoin d’une superficie importante pour l’immolation de bêtes, un acte rituel qui génère une logistique d’envergure, surtout lorsqu’il s’agit de bovins : il faut en effet replacer dans son contexte, après la mise à mort, la découpe des carcasses des animaux – au moins à l’occasion d’un premier débitage qui permettait d’extraire les os qui étaient consacrés par le feu sur l’autel pour le dieu et de distribuer de premières parts à ceux qui y avaient droit, avant de réaliser le reste des activités bouchères ailleurs, à l’intérieur ou à l’extérieur du téménos, et de prélever tout ce qui pouvait être recueilli sur les carcasses (viande, autres parties consommables, matières premières pour l’artisanat, tels qu’ossements pour la tabletterie, tendons, cuirs, etc.).
23Ainsi, le décentrement de la Terrasse du Temple fournirait un espace vide d’une superficie raisonnable au sud du temple, qui permettrait d’y placer tous les acteurs : animaux sacrificiels, officiants et autres participants aux rituels, en adéquation avec l’autel à l’est.
24À l’est de la Terrasse du Temple et du cheminement escarpé qui mène à l’Autel d’Apollon, vis‑à‑vis de l’autel et de la demeure du dieu dans laquelle étaient prononcés les oracles, une zone vide d’offrande avant l’érection du pilier du Char des Rhodiens vers 330 av. J.‑C. a attiré notre attention dans la mesure où elle aurait dû au contraire faire partie de l’épiphanestatos topos (fig. 9). Insistons en passant sur le fait que, jusqu’à présent, personne n’a mis en évidence à Delphes les espaces libres de toute construction, à l’exception de la place devant le portique des Athéniens identifiée depuis Théophile Homolle avec l’Aire des inscriptions et des textes littéraires, identification contestée depuis34. Il fallait placer partout des monuments, dans l’objectif de remplir les vides sur les plans.
Fig. 9 — Secteur à l’est de la Terrasse du Temple d’Apollon.

EFA, D. Laroche.
25Dans ce secteur, nous raisonnons sur un état qui résulte de l’insertion, à cheval sur le péribole, de ce que l’on appelle la Terrasse attalide, à un endroit où une porte d’accès ouest à la Terrasse du Temple préexistait sur la même ligne (voir supra). Sur la Terrasse attalide, Anne Jacquemin et Didier Laroche ont proposé de reconnaître un autel dans la grande structure qui longe le portique, en le jouxtant35. Mais nous avons revu ensemble cette proposition et pensons désormais qu’il s’agit plutôt d’un aménagement destiné à la cuisine sacrificielle (pour la découpe et/ou la cuisson des viandes issues du sacrifice ?). Restituer de telles activités sur la Terrasse attalide permettrait d’attribuer au portique, dont la paroi intérieure est équipée d’un banc périphérique, le rôle d’hestiatorion. Dans ce cas, nous aurions entre l’Autel d’Apollon et la Terrasse attalide ainsi interprétée un grand espace libre de monuments qui aurait été projeté pour le déroulement des fêtes post-sacrificielles et qui aurait pu servir à des activités de découpe, de préparatifs culinaires et/ou de banquet.
Pour conclure
26L’étude d’un sanctuaire – mais aussi d’une ville autour de ses sanctuaires – doit désormais être envisagée selon un angle d’approche différent, en considérant la fréquentation du lieu, les modes de fonctionnement du lieu. La mise en contexte des sacrifices à Delphes montre que de nombreuses questions se bousculent encore sur les pratiques sacrificielles telles que mises en œuvre dans les religions antiques polythéistes à caractère ritualiste.
27Côtoyer les dieux à Delphes, c’est d’abord leur offrir un sacrifice. Une lecture du site sous le prisme de ce côtoiement essentiel dans la société grecque antique montre que son emprise peut être repérée sur le site, à divers points de vue que nous avons évoqués de manière succincte.
28L’empreinte des sacrifices est par ailleurs gravée dans la mémoire et, surtout, la part prise par les hommes dans les sacrifices est inscrite sous la forme d’offrandes, monumentales ou non.
29Citons pour clore trois catégories d’offrandes monumentales à Delphes : en tête de liste, les reproductions à échelles variées de trépieds de bronze – assurément un symbole et un objet chargé d’un sens particulier dans les sanctuaires du monde grec36, tout particulièrement à Delphes où il est un instrument de l’oracle37, mais qui relevait au départ de l’ustensile de cuisine (destiné à faire chauffer de l’eau au‑dessus du feu) ; les statues grandeur nature de taureaux en bronze et en argent offertes au dieu et dressées dans plusieurs endroits du sanctuaire, assorties de répliques de petites dimensions, certes moins nombreuses qu’à Olympie ; enfin, une offrande disparue qu’Hérodote a vue au ve siècle (II, 135‑136) et qui est évoquée par plusieurs auteurs anciens : les grandes broches (ὀβελοὺς βουπόρους, « broches propres à transpercer un bœuf ») que la courtisane Rhodopis de Naucratis selon Hérodote (II, 35) et Plutarque (Dialogue sur les oracles de la Pythie, 14), Doriché selon Athénée38 (XIII, 596c, peut‑être aussi en 326b) aurait offertes à Apollon Pythien dans la première moitié du vie siècle av. J.‑C., donc en relation avec le temple détruit en 548, sinon avec son prédécesseur.
Notes de bas de page
1 Amandry 1950, p. 104‑114.
2 Plutarque, bien informé par son activité de prêtre, pensait sans doute que cela allait de soi.
3 Malgré l’étymologie du terme, une étude de ses occurrences dans les textes grecs montre qu’il ne concernait pas systématiquement cent bovins ; l’espèce animale pouvait varier : mouton, chèvre ou bœuf, le nombre aussi : moins d’une dizaine à plus d’une centaine. Voir Huber 2011.
4 Hymne homérique à Apollon, v. 534‑544.
5 On renverra notamment à Roux 1964 ; Bruit 1984 ; Detienne 1998.
6 Bommelaer 2015, pl. V.
7 Jacquemin 2010 ; Luce 2008 ; Luce 2015.
8 Luce 2008, p. 95‑98.
9 Luce 2015, 2015-2016 ; Petridis 2009.
10 En dernier lieu Luce 2015 ; Luce 2015-2016.
11 Huber, Jacquemin, Laroche 2014 ; Huber, Jacquemin, Laroche 2015-2016 ; Huber, Jacquemin, Laroche 2020.
12 En dernier lieu Perrier, Malmary 2015-2016 ; Perrier à paraître.
13 Jacquemin 1999 ; Jacquemin, Laroche 2001a, 2001b, 2012, 2012-2013, 2014, 2016, 2019.
14 À Delphes, on renverra au décret amphictionique relatif au portique d’Attale Ier (en dernier lieu Jacquemin, Mulliez, Rougemont 2012, p. 215‑216 no 118). Voir aussi à Délos, où Frédéric Herbin a bien montré l’accumulation des offrandes monumentales dans les différents espaces du sanctuaire d’Apollon Délien : Herbin 2018 ; Herbin 2019.
15 La Coste-Messelière 1969.
16 Luce 2008, vol. 2, dépliant 2.
17 Amandry 1977b, p. 273 note 1.
18 Huber, Jacquemin, Laroche 2015-2016, p. 777 et fig. 52 p. 779.
19 Références supra note 12.
20 Pour la présence de pièces architecturales (ainsi que d’offrandes) provenant des temples détruits par l’implantation de la grande terrasse du temple comme aphidrumata dans des fondations ou aux abords de certains édifices du sanctuaire d’Athéna Pronaia au lieu‑dit Marmaria, assurant ainsi la continuité des cultes, nous renvoyons au résumé d’une communication présentée par Anne Jacquemin et Didier Laroche à l’association des Études grecques le 4 février 2019 (résumé dans REG 132, 2019.2, p. xiii‑xiv).
21 Lerat 1961, p. 316‑321 ; aussi BCH 75, 1951, p. 138‑139 (sanctuaire de Dionysos Sphaléotas).
22 Pour une synthèse sur les sources littéraires relatives à Castalie, Parke 1978 ; voir aussi Amandry 1977a, p. 198 et note 1.
23 Sánchez 2001, p. 164‑166.
24 Herbin 2018 ; Herbin 2019.
25 Huber 2018.
26 À Olympie, l’autel de cendres n’est pas en lien direct avec le temple autour duquel se pressent les offrandes, mais cela est lié à l’antériorité de l’autel sur l’actuel temple de Zeus et à l’emplacement de son prédécesseur, que le dieu partageait avec Héra, selon l’hypothèse de Vacano 1937, reprise par Moustaka 2002a et 2002b (sur le déplacement de l’autel de cendres, cf. Kyrieleis 2006) ; en dernier lieu Taita 2015. À Olympie, les offrandes se pressent devant l’autel, mais sans gêner le sacrifice.
27 Bommelaer 2015, p. 200‑201 avec références bibliographiques p. 202.
28 Detienne, Vernant (éd.) 1979.
29 Laroche 1991 ; Bommelaer 2015, p. 202‑204 avec bibliographie ; Huber, Jacquemin, Laroche 2015-2016, p. 779‑782.
30 Huber, Jacquemin, Laroche 2015-2016, p. 780‑782.
31 Laroche 1991.
32 Voir note précédente.
33 Pour Délos : Huber 2011 ; Huber 2018, p. 223 ; pour Claros : surtout La Genière, Jolivet 2003 avec bibliographie ; Huber 2011.
34 Jacquemin, Laroche 2014.
35 Jacquemin, Laroche 1992.
36 Sur les statuts du trépied à travers les âges, renvoyons à Papalexandrou 2005, comptes rendus par F. de Polignac dans Kernos 20 (2007), p. 401‑406 ; Brisart 2011, p. 154‑163.
37 Voir l’état de la question chez Jacquemin 1999, p. 175‑178 avec bibliographie.
38 Robinson 1925, p. 343.
Auteurs
-
Sandrine Huber
Université de Lille – UMR 8164 HALMA (Université de Lille, CNRS, MC).
-
Anne Jacquemin
Université de Strasbourg – UMR 7044 ARCHIMÈDE (CNRS, Université de Strasbourg, Université de Haute-Alsace).
-
Didier Laroche
École nationale supérieure d’architecture de Strasbourg – UMR 7044 ARCHIMÈDE.

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