Introduction

1L’archéologie occupe aujourd’hui une place éminente dans l’étude des faits religieux du monde grec. En attestent de nombreux livres récents ou même une entreprise éditoriale telle que le Thesaurus cultus et rituum antiquorum (ThesCRA). À Délos, où la documentation relative à la vie religieuse a été presque intégralement produite par des travaux de terrain, l’archéologie joue naturellement un rôle central. Un tiers environ de la ville antique a été dégagé, notamment au moment de la « Grande Fouille », au début du xx^e siècle (fig. 1). Cette exploration extensive de l’île a mis au jour de nombreux sanctuaires, dont celui d’Apollon qui avait fait sa renommée, et lui vaut encore aujourd’hui le surnom d’« île sacrée ». Délos était également, pour reprendre le titre d’un ouvrage paru il y a une trentaine d’années1, une « ville cosmopolite » et les fouilleurs ont dégagé, outre de nombreux sanctuaires consacrés aux divinités helléniques les plus diverses, des lieux dévolus aux cultes des dieux étrangers, syriens, égyptiens, phéniciens, arabes, italiens, etc. Les sanctuaires ont souvent été découverts avec une partie significative de leur matériel. Certes, du fait de l’ancienneté des fouilles, tout n’a pas été conservé, mais les statues, les bases, les objets divers recueillis dans les sanctuaires constituent de précieux alliés pour connaître les cultes déliens. S’ajoutent à cette documentation les textes officiels, « archives de l’intendance sacrée » comme les désignait Théophile Homolle2, comptes et inventaires dressés par les administrateurs déliens, puis athéniens, du sanctuaire d’Apollon et des sanctuaires publics de l’île, ainsi qu’une très grande quantité de textes de nature diverse (des dédicaces, des décrets émanant de divers groupes religieux ou concernant les dieux de l’île, etc.). La documentation délienne est donc riche, abondante et généralement de bonne qualité : la plupart des sanctuaires sont bien identifiés et publiés, et les données les concernant sont aisément accessibles.

Fig. 1 — Plan des fouilles de Délos.

2Cette archéologie‑là, qui établit les faits et fournit les données nécessaires à l’écriture de l’histoire religieuse de l’île, n’est donc plus à faire ; ou alors marginalement, car il y a toujours un gain à réviser les anciennes études ou à publier les établissements encore inédits. Dans sa thèse d’État parue en 19703, Philippe Bruneau avait proposé un bilan de l’apport documentaire de l’archéologie délienne à l’histoire religieuse. Plusieurs sanctuaires ont été étudiés depuis cette date ou ont continué d’être fouillés4, ce qui permet le renouvellement des données historiques et une meilleure connaissance des cultes déliens. Toutefois, dans l’ensemble, les faits sont établis et suffisent à proposer d’autres approches.

3Si l’on entend que l’archéologie constitue une science « comptable des produits de la technique »5, elle a certes pour mission de résoudre les inconnues documentaires ou historiques qui obèrent la compréhension des vestiges mis au jour. En redressant les ruines et en leur rendant leur identité, on parvient à produire des données exploitables. Mais cette tâche, pour complexe qu’elle soit, ne saurait être la seule qui incombe à l’archéologue. S’il ambitionne d’analyser les productions techniques, il se doit alors d’engager une réflexion de nature anthropologique pour comprendre la manière dont l’« artificialisation » conditionne les phénomènes, les modifie ou, en un mot, les produit. Car, de la même manière que le langage dit le monde – et littéralement « le cause » –, la technique le produit. L’« anthropologie de l’art » (où « art » est pris dans son sens étymologique, i. e. ars = la technique) se donne donc pour ambition d’analyser la manière dont la technique donne forme aux phénomènes, y compris à ceux qui, comme le culte, ne sont pas définitoirement de nature technique.

4Fréquenter les dieux ou les « côtoyer » pour reprendre le terme retenu par Sandrine Huber et William Van Andringa – leur rendre un culte donc –, ce peut être venir à leur rencontre et accomplir les déplacements que suppose la visite. Une part du culte consiste ainsi à passer du temps avec les dieux, en séjournant – longuement ou brièvement – à leurs côtés, en accomplissant tous les gestes que suppose la visite et à leur apporter, le cas échéant, un cadeau. On peut ainsi, pour fréquenter les dieux, se dispenser de tout équipement technique. Nulle nécessité d’aménager un lieu de rencontre, ni même d’en spécifier un à cette fin ; nulle nécessité d’un quelconque dispositif technique : on peut rencontrer les dieux seul, nu et au désert. En conséquence, le rapport social qu’est le culte et qui nous fait nous lier avec les dieux peut ne laisser nulle trace matérielle : il échappe de ce fait à l’enquête archéologique.

5On peut donc fréquenter les dieux sans que l’équipement soit impliqué, de même d’ailleurs que la fréquentation cultuelle peut se dispenser de la verbalisation, puisqu’il s’agit d’être ensemble. Pourtant, lorsqu’est mise en œuvre la technique, le phénomène cultuel est affecté, de même, là encore – pour poursuivre le parallèle –, qu’il l’est par la verbalisation. L’objectif de l’archéologue sera donc d’étudier la manière dont la technique interfère avec le phénomène social qu’est la fréquentation des dieux et, partant, le modifie. Dans cette perspective, l’archéologie de la fréquentation cultuelle ne peut se satisfaire d’un répertoire de temples ou de sanctuaires de Délos, mais doit aussi prendre en compte la totalité de l’équipement technique du culte, y compris l’éphémère. Il faut donc procéder à de nouvelles enquêtes pour intégrer toute cette matérialité qui avait jusque‑là échappé aux archéologues.

6Le site de Délos offre une variété de situations et une richesse documentaire incomparables, qui rendent possible une telle enquête. Cette contribution ne vise qu’à manifester quelques‑uns des aspects de cet équipement, sans prétendre nullement en faire une étude exhaustive, ni en épuiser la matière. Non plus d’ailleurs que je n’entends développer ici la totalité de ce que recouvre l’expression « archéologie du culte » ; j’ai délibérément restreint la présente étude à la question de la visite cultuelle, qui, certes, fait partie du culte, mais n’est pas tout le phénomène. J’ai en outre limité l’enquête aux ouvrages qui produisent les lieux de la rencontre avec les dieux, pour m’efforcer de rester autant que possible dans les thématiques proposées par les organisateurs du colloque. Les exemples déliens permettent de mettre en évidence diverses manières de construire et d’approprier un espace à la visite cultuelle. La visite, surtout dans sa forme collective, consistant essentiellement en un rassemblement des fidèles réunis pour la célébration, nous pouvons examiner en quoi consiste l’équipement de ces assemblées.

Le logement des fidèles

7L’étude des vestiges conservés des divers sanctuaires déliens permet en premier lieu de faire quelques remarques sur la façon dont y est construit et aménagé le lieu de la réunion cultuelle, ce que l’on peut appeler le « logement » des dévots, non au sens où l’on entend parfois ce terme, c’est‑à‑dire comme un équivalent de la maison, mais plus généralement comme le lieu où l’on se tient, où l’on déambule, où l’on pénètre et séjourne, quelles que soient, par ailleurs, la durée et la raison d’être du séjour6.

Équiper l’attroupement

8Le lieu du rassemblement n’est souvent qu’un simple dégagement, une esplanade vide de constructions autour de l’autel. C’est la place libre qui permet les réunions des fidèles. L’organisation des sanctuaires est ainsi liée aux nécessités de ces visites. On peut citer, par exemple, le cas du Sanctuaire du bastion (GD 72), établissement anonyme daté de l’époque hellénistique7 : les constructions sont rejetées vers les murs périphériques du sanctuaire, dégageant une vaste cour centrale (fig. 2). Le temple est adossé au mur occidental ; d’autres salles s’alignent le long des murs de péribole sud et nord. Un autel fait face au temple, au centre de la cour qui n’est pas dallée. Le lieu de la visite est tout entier dans cet espace vide. La production technique de ce logement de l’assemblée est réduite à sa plus simple expression : une place vide de construction et, peut‑être, un sol de terre battue dont rien n’a subsisté.

Fig. 2 — Plan du sanctuaire du Bastion, GD 72.

9Il arrive cependant que l’espace approprié au rassemblement cultuel soit davantage construit ou délimité, en particulier par des dallages ou des parvis. Ainsi, à l’intérieur du sanctuaire d’Apollon, l’espace de la rencontre cultuelle se distingue par un dallage de marbre bleu aménagé au ii^e siècle autour du Monument à abside (GD 39) qui abritait l’Autel de cornes construit par le dieu lui‑même (fig. 3 et 4). Dans son état actuel, le dallage en marbre bleuté est assez mal conservé, mais il formait sans doute un revêtement continu depuis les Propylées (GD 5) jusqu’à la façade du Pythion (GD 42), comme l’indiquent diverses traces8. L’esplanade ainsi constituée était plus vaste qu’il semble à première vue.

Fig. 3 — Plan restitué du Hiéron d’Apollon.

Fig. 4 — Parvis de l’Autel de cornes, GD 39.

10En dehors des parvis et des aménagements de sol – souvent sommaires –, la place du rassemblement est parfois déterminée par des constructions, des portiques en particulier, dont la fonction n’est sans doute pas à chercher ailleurs que dans la production de la place, c’est‑à‑dire d’un logement hypèthre, mais délimité. Dans le sanctuaire d’Apollon (fig. 3), le portique des Naxiens9 (GD 36) construit à l’époque archaïque enclôt le secteur de l’Autel de cornes qui occupait probablement l’emplacement où sera édifié, à l’époque classique, le Monument à abside (GD 39). Ce portique assurait la fermeture du sanctuaire à l’ouest et au sud, et servait de toile de fond aux sacrifices et aux fêtes qui se tenaient sur le parvis de l’Autel de cornes. Rien n’empêche par ailleurs qu’on puisse accueillir dans ces portiques des activités diverses, y entreposer des offrandes ou y dormir le cas échéant. Ils sont un moyen de créer le vide de la place, que celle‑ci soit à vocation cultuelle ou non puisque l’usage des stoai à cette fin est tout aussi commun pour des espaces publics ou commerciaux10.

11Ce logement de l’assemblée des fidèles est donc souvent très simple et ne requiert guère de moyens architecturaux spectaculaires. On ne peut y distinguer aucune partition particulière, aucun élément qui techniquement marquerait une organisation de la société de ceux qui s’y assemblent pour fréquenter les dieux. Pas de distinction de rôle ou de statut qui soit artificialisée ; rien qui, techniquement, dans les aménagements spatiaux structurerait le groupe social. Ce qui est fabriqué, c’est un attroupement. Si ces distinctions existaient, si des statuts ou des rôles se distinguaient au sein des assemblées, si, par exemple, des places spécifiques étaient dévolues aux ministres du culte, celles‑ci n’étaient pas produites par des dispositifs architecturaux. Les fidèles de l’assemblée pouvaient être ordonnés par sexe, par classes d’âge ou en vertu de tout autre principe imaginable ; de tels clivages cependant ne paraissent pas avoir été inscrits dans le logement. Naturellement, ces distinctions de statut ou de classe pouvaient être équipées tout autrement, par exemple par des vêtements particuliers ou des traitements corporels spécifiques qui n’ont pas laissé de trace dans notre documentation.

12On peut toutefois relever à Délos l’existence de logements de la réunion cultuelle un peu plus élaborés qui organisent alors, non plus l’attroupement, mais la « séance », l’équipement du rassemblement assis.

Équiper la séance

13La fréquentation des dieux peut requérir un équipement de la « séance » : plutôt que de demeurer debout pendant toute la visite, les fidèles prennent place sur des sièges, des gradins en plein air ou dans des salles spécifiquement meublées. Il n’est pas possible de passer ici en revue l’ensemble des cas – dont certains sont naturellement objets de débats sur leur restitution ou leur affectation – mais on peut au moins en signaler la plus remarquable réalisation, le théâtron du sanctuaire de la déesse syrienne11 (GD 98 ; fig. 5 et 6).

Fig. 5 — Plan du sanctuaire syrien, GD 98.

Fig. 6 — Le théâtre du sanctuaire syrien, vue aérienne.

14La construction de ce théâtron est datée par les inscriptions des environs de l’année 11012. On connaît les noms d’une centaine de fidèles qui ont contribué, chacun pour des sommes assez modiques, à son édification13. Il est assez mal conservé aujourd’hui puisqu’il ne subsiste plus du koilon que les quatre premiers gradins (les deux premiers sont presque intégralement conservés ; les deux suivants partiellement). Les autres ont été entièrement dépouillés de leurs blocs. Toutefois, l’espace disponible permet la restitution de douze gradins au total, si bien que 600-700 personnes pouvaient y prendre place14.

15Cet édifice a pu organiser le rassemblement assis des fidèles. Un autel dont la dédicace était gravée sur un bloc de la construction elle‑même15 était peut‑être édifié face aux gradins, comme le propose E. Will. La base inscrite d’un trône d’Atargatis16 a été retrouvée à proximité : peut‑être ce trône se trouvait‑il à côté de l’autel17, à moins qu’il n’ait été installé sur une plate‑forme large de 2,05 m et profonde de 1,50 m à 1,60 m18 qui interrompt l’alignement des gradins vers le milieu du théâtre. Elle était probablement couverte d’un dais supporté par des poteaux en bois (les blocs où ils étaient fixés ont été retrouvés). Elle aurait pu constituer une tribune ou une loge, distincte des gradins courants ; on pourrait y reconnaître une manière de proédrie sur laquelle s’installaient « le ou les présidents – magistrats ou prêtres – lors de certaines fêtes »19. Il est possible également que cette place distinguée ait été celle de la divinité elle‑même qui, plutôt que d’être installée face aux fidèles, aurait occupé parmi eux la place d’honneur. Il est toutefois difficile d’en préciser l’usage.

16La cavea du théâtre syrien comprenait donc des gradins tous identiques organisant une assemblée où chacun se trouvait placé sur un même rang ; seule l’estrade formant peut‑être proédrie constituait une partition de ce logement ; toutefois, on ne sait si elle était une modalité de la production d’une société des fidèles ou celle du logement d’un dieu ; dans le système de l’équipement du culte, sa place sera donc toute différente selon la restitution des vestiges et la fonction qu’on leur reconnaît.

Approprier le logement de l’assemblée

17Les aménagements dont j’ai présenté ici l’arrangement ne sont pas de simples « places », ni de banals lieux de rassemblement. Ils sont souvent étroitement appropriés à la divinité vénérée, ou au groupe des fidèles qui s’y réunissait. Certains sanctuaires présentent encore des dispositifs que l’on peut rapporter à cette appropriation de l’espace cultuel : on a déjà évoqué ceux qui ressortissent à l’architecture (délimitation, dallage, distinctions en tout genre du lieu de rassemblement) ; d’autres tiennent à la sculpture ou « au décor » architectural. Nous pouvons en donner quelques exemples.

18Les offrandes ou les statues qui se dressent autour des autels font parfois partie de ces dispositifs d’appropriation du lieu de la rencontre avec le dieu. Ainsi, les alentours du Monument à abside (GD 39) constituent, dans le Hiéron, un lieu privilégié de la consécration de statues et autres offrandes, dont certaines prestigieuses20. De tels regroupements de statues ou d’offrandes sur le lieu même de l’assemblée des fidèles sont abondamment attestés à Délos : autour de l’autel de Dionysos (GD 81 ; fig. 7), par exemple, se trouvaient de nombreuses offrandes, notamment des monuments chorégiques, qui contribuaient à approprier ce lieu à la rencontre avec cette divinité spécifique et à sa singularisation21. Les peintures « liturgiques » (fig. 8) qui ornaient les autels des Lares compitales et les murs des maisons où ils étaient adossés jouent à peu près le même rôle : elles distinguent dans l’espace commun de la rue celui où se tiennent les réunions cultuelles22.

Fig. 7 — Autel de Dionysos, GD 81.

Fig. 8 — Peinture sur et autour d’un autel des Lares Compitales du quartier du Stade, GD 79.

19Ces ouvrages, statues, offrandes ou images, contribuent à produire un logement de la rencontre cultuelle, à l’instar des dallages, barrières ou bornes, dispositifs architecturaux auxquels on songe plus immédiatement quand on s’intéresse à la production d’un lieu. Les monuments votifs sont aussi une manière de délimitation de l’espace et concourent à son appropriation pour la visite cultuelle. Ils respectent le dégagement des parvis qu’ils n’encombrent pas plus qu’il n’est tolérable : ils n’entravent pas le rassemblement.

L’équipement disparu et la production du logement

20Le logement de la visite cultuelle est encore susceptible d’être équipé par des ouvrages aujourd’hui disparus qu’il importe néanmoins de considérer, autant que faire se peut, pour en compléter l’étude archéologique. Si l’on entend, comme je l’ai proposé, que cette discipline est en charge de l’ensemble de l’artificiel, il devient indispensable de le prendre en compte systématiquement car, disparu, non conservé, détruit, projeté même, ou encore fictif, tout cet équipement fait partie du système technique ni plus ni moins que le temple, l’autel ou la statue du dieu qui, eux, nous sont parvenus. Certes l’accès au disparu est toujours difficile, mais – et c’est précisément en cela aussi que le site de Délos offre une situation documentaire très favorable – les textes permettent quelquefois de palier la disparition de tout cet art éphémère. Les textes déliens, particulièrement les comptes ou les inventaires, mais aussi quelques textes issus de la tradition manuscrite, constituent une source de premier plan pour l’accès au disparu ; quelques images aussi peuvent être sollicitées à titre documentaire.

21Je ne prendrai ici qu’un exemple de ce disparu dont l’importance pour la connaissance des lieux d’assemblée est déterminante : l’ornementation des sanctuaires et, surtout, les guirlandes et couronnes que l’on disposait dans les lieux d’assemblées au moment des fêtes liturgiques.

22Les couronnes ou guirlandes végétales dont les hiéropes financent la confection étaient peut‑être destinées à cet usage23. Elles sont renouvelées régulièrement. Quelques images témoignent aussi de leur apparence : les décors des autels à guirlandes et têtes d’animaux (fig. 9), un fragment de décor pariétal de la Maison de l’épée24, ou encore un relief archaïsant provenant de la Maison du Lac25 où figurent des guirlandes tendues entre des bucranes. Les revêtements peints des autels des Lares compitales (fig. 8) montrent aussi l’usage qui peut être fait des végétaux pour approprier le lieu de la rencontre cultuelle : les autels sont ainsi tendus de guirlandes ; parfois elles sont disposées dans le champ de l’image, comme accrochées aux murs des maisons devant lesquelles se déroulent les scènes. La représentation peinte de ces couronnes et de ces guirlandes de feuillage pouvait d’ailleurs se substituer aux ouvrages réels et dispenser les habitants de la maison qui célébraient les Compitalia de leur tressage régulier.

Fig. 9 — Autel circulaire à guirlande et têtes d’animaux, musée archéologique de Délos, A 8386 (anciennement E 463).

Dans et hors du sanctuaire

23Les lieux de rassemblement sont, dans les sanctuaires, des lieux privilégiés de la fréquentation des dieux, mais ils ne sont pas les seuls, loin s’en faut : il faut aussi faire la part de tout ce qui ne se trouve pas dans l’enceinte d’un téménos et qui pourtant est nécessaire à la visite cultuelle. Ce sont notamment tous les chemins, les voies, les dispositifs qui équipent le déplacement des fidèles (seuls, en processions, en voyage maritime ou terrestre, etc.) qu’il faut alors considérer. Sans m’attarder longuement sur ce point, je voudrais seulement signaler quelques éléments qui montrent que des parcours cultuels pouvaient être appropriés aux dieux que l’on fréquentait à Délos, à l’instar des lieux d’assemblée. Les voies que nous appelons « sacrées », mais aussi les chemins processionnels sont ainsi susceptibles d’être construits et plus ou moins durablement singularisés.

24On connaît par exemple à Délos le parcours de la phallophorie des Dionysies qui était jalonné de monuments chorégiques26 et de représentations dionysiaques, comme des statues de Silènes. Certains, déjà signalés, étaient placés autour de l’Autel de Dionysos27 (GD 81 ; fig. 7), d’autres étaient disposés dans le quartier de l’Inopos, puisqu’on en a trouvé dans ce secteur28. Ces monuments dionysiaques donnent une idée de la manière dont pouvait être techniquement réalisée l’appropriation d’un parcours. Ils ne suffisent cependant pas à le faire reconnaître dans tous ses détails, car on les a découverts déplacés29. Statues, effigies ou monuments dionysiaques sont une manière de pérenniser le cheminement de la procession. Ils rappellent l’histoire singulière du dieu qui parcourt ce chemin, évoquent sa personnalité ou son histoire.

25Ces voies processionnelles constituent des parcours appropriés, durablement ou pour le temps de la visite, à la personne divine et aux hommes qui la fréquentent. Leur aménagement et leur tracé induisent un certain type de déplacement et imposent aux fidèles un cheminement déterminé. De plus, le trajet suivi par une procession est celui qui convient à un dieu en particulier. Passer par tel ou tel lieu et, éventuellement, y marquer une station, est une manière de caractériser le dieu et d’en construire l’histoire, même s’il n’est pas toujours facile, à Délos, d’en justifier le choix. Ainsi, la procession des Dionysies passait probablement par le Leucothion, sanctuaire qui était nettoyé à l’occasion de cette fête30. On ne peut justifier très facilement ce lien qui s’établit entre les deux divinités, mais il est produit par le passage, et peut‑être la station, que les processionnaires opéraient dans le sanctuaire de la déesse.

26Là encore, il faudrait pouvoir faire la part – davantage sans doute que nous le faisons généralement – de tous les aménagements éphémères qui participaient à cette appropriation des parcours de visite. Les couronnes ou autres ornements végétaux sont également susceptibles de déterminer un parcours processionnel singulier, notamment lorsqu’ils sont suspendus aux propylées du Hiéron, à l’occasion des Apollonia par exemple31. On peut également invoquer le texte de Plutarque qui relate la spectaculaire arrivée dans l’île de la théorie conduite par Nicias, probablement pour des Délia pentétériques32 :

Quand ce fut Nicias qui conduisit la théorie, il débarqua à Rhénée avec son chœur, ses victimes et tout son matériel. Il avait fait construire sur mesure à Athènes un pont magnifiquement orné de dorures, de peintures, de guirlandes et de tentures, et il l’avait apporté avec lui ; pendant la nuit, il le jeta sur l’étroit chenal qui sépare Rhénée de Délos, puis au point du jour, conduisant la procession en l’honneur du dieu et le chœur splendidement paré et chantant, il les fit débarquer en traversant le pont33.

27Le pont, spécialement construit pour l’occasion avec ses décors somptueux, menait au dieu et caractérisait la visite cultuelle. La voie elle‑même était éphémère, mais non moins appropriée que ne l’est, à l’époque hellénistique, la grande avenue (fig. 10) bordée par la stoa de Philippe (GD 3) et le portique sud (GD 4), encombrée de bases d’offrandes et de statues, qui conduit aux propylées du sanctuaire d’Apollon (GD 5). La voie construite par Nicias était tout autant celle du culte que le dromos pérennisé plus tard par l’architecture.

Fig. 10 — Vue du dromos du sanctuaire d’Apollon ; vue prise du sud.

Conclusion : au‑delà des lieux

28L’objectif de cette présentation n’était pas de produire une documentation inédite ou nouvelle, mais d’exploiter des données disponibles en mettant en œuvre les principes d’une analyse anthropologique de l’art, permettant de bâtir une archéologie de la visite cultuelle à Délos. J’ai proposé quelques pistes de réflexion sur la production d’un espace dévolu à cette fréquentation des dieux, en envisageant quelques‑unes des façons de l’équiper, de le jalonner ou de l’approprier à une divinité particulière. Pour compléter cette archéologie de la visite, il faudrait faire la part de l’équipement non plus de l’espace, mais du temps qui, en artificialisant le calendrier, produit un « temps liturgique » et approprie un moment – un segment du temps – à la rencontre avec les dieux. Il conviendrait également de prendre en compte l’équipement des fidèles eux‑mêmes qui sont parfois mis en condition de rencontrer les dieux par un équipement spécifique : vêtement, traitements corporels les plus divers, procédés alimentaires, peuvent être requis pour la visite aux dieux ; à l’instar du logement de l’assemblée, ils ont aussi pour effet de produire une certaine condition du dévot34.

29Quoi qu’il en soit, j’espère avoir démontré l’intérêt de la situation délienne : les données matérielles abondantes et diverses sont associées à une documentation textuelle et, dans une moindre mesure, imagière qui permet la prise en compte du « disparu ». La mise en œuvre d’une analyse générale de l’équipement peut, en conséquence, ne pas se limiter à ce qui peut être autopsiquement observé et qui est nécessairement très incomplet puisqu’une très large part de l’équipement du culte relève de l’éphémère ou n’a pas été conservée. En outre, les fouilles déliennes n’ont pas été limitées au dégagement des sanctuaires, mais ont livré les restes d’une partie significative de la cité. Cette situation documentaire nous fournit ainsi l’occasion de prendre la mesure de tous les aménagements qui se trouvent « hors les murs » des sanctuaires et permettent que s’accomplisse la visite aux dieux. Il serait dommage de négliger cette « ville sacrée », d’autant qu’une part du développement de l’agglomération délienne tient aux nécessités de la fréquentation des dieux qui y sont nés.