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La troisième voie de l’architecture moderne

p. 47-67

Résumés

Dans une Europe bouleversée par la seconde guerre mondiale et ses conséquences, Athènes et Paris ont connu une reconstruction radicalement différente bien qu’elles partagent une même adhésion au modernisme occidental. Autant la France s’est engagée dans la voie de la préfabrication, autant la Grèce en est restée à une vision libérale du marché immobilier. La question n’est pas seulement technique, elle est aussi culturelle. L’absence de moyens industriels a imposé une production artisanale, bientôt célébrée comme la « troisième voie » de l’architecture moderne et portée au niveau international par Le Corbusier, son chef de file. La manière dont cette influence fut reçue en Grèce est particulièrement originale, tant elle est restée fidèle à la tradition puriste du mouvement moderne. Elle devait lui donner une seconde vie, jusqu’à ce que triomphe un monumentalisme emphatique emprunté à la culture américaine dont elle manifeste l’hégémonie.

In a continent dealing with the upheaval and consequences of the Second World War, the reconstruction process was radically different in Athens and Paris despite both cities opting for western modernism. While France went for prefabrication, Greece went for a more liberal vision of the real estate market. The issue was not only technical ; it was also cultural. A lack of industrial resources meant an artisanal approach was needed, soon to be celebrated as the “third way” in modern architecture and brought to the world at large by its leading light, Le Corbusier. This influence was felt in a particularly original way in Greece, in as much as it remained faithful to the purist tradition of the modernist movement. It was to have given the movement a new lease of life, until American-inspired monumentalism got the upper hand.


Texte intégral

1Dans le contexte de l’après-guerre, l’industrialisation du bâtiment modifie en profondeur l’architecture du logement en Europe de l’Ouest – particulièrement en France. La situation n’est pas du tout la même dans l’Orient méditerranéen auquel appartient la Grèce : dans une région encore peu développée et fortement marquée par ses traditions comme son mode de vie, l’introduction de standards européens avait peu de chance d’aboutir. La rencontre entre deux cultures techniques radicalement différentes s’effectue néanmoins au sein d’un univers artistique commun, celui du mouvement moderne dont la diffusion est internationale. De cette confrontation sont nées des interrogations de plus en plus pressantes sur le lien entre un héritage plusieurs fois millénaire et la rationalisation des modes de production qu’imposait la fabrication en série. La Grèce offre, de ce point de vue, un compromis original où la question de l’identité nationale occupe une nouvelle fois le premier plan du débat sur l’architecture contemporaine1.

La reconstruction nationale

2Au lendemain de la seconde guerre mondiale, l’ampleur des destructions subies par le pays avait eu pour conséquence la désorganisation totale des structures économiques ou techniques (agriculture, petites industries, transports…). Au plan politique, culturel et social, la situation n’était pas meilleure. La Grèce, comme la France, avait connu l’Occupation comme la collaboration avec l’ennemi : de profondes divisions traversaient l’opinion, dans un contexte de rivalité Est-Ouest qui n’allait pas tarder à provoquer une dramatique guerre civile (1946-1949)2. Le pays en sortit ravagé. On comprend qu’au terme de conflits qui avaient duré plus de trente ans – depuis le schisme national (Εθνικός Διχασµός) de 1916 jusqu’au cessez-le-feu d’octobre 1949 –, les Grecs aient aspiré à retrouver une nouvelle stabilité, effaçant le souvenir des drames qu’ils avaient vécus durant toute cette période. Là comme ailleurs, le dynamisme entraîné par le plan Marshall donna au pays la capacité de se rétablir. Produit de l’initiative privée encouragée par l’État, cette reconstruction lui permit de se moderniser en se dotant de nouvelles infrastructures de transport et de communication, ainsi que d’une abondante flotte marchande qui devait en assurer la prééminence au niveau international. Le miracle économique grec en fut la conséquence, avec une croissance continue de 7 % par an durant près de trente ans – jusqu’à la fin de la dictature en 1973.

3Dans la même période fut relancée la politique du tourisme3 soutenue par l’EOT (Ελληνικός Οργανισµός Τουρισµού – Organisme grec du tourisme), une institution fondée en 1928-1929 sous le gouvernement Vénizélos et restructurée dès 1950. La région avait pour elle la beauté de ses sites ainsi que l’ancienneté de la culture qui s’y rattache, en même temps qu’un climat exceptionnellement favorable. Cela devait lui permettre de bénéficier précocement d’un flux touristique abondant4, malgré l’éloignement de la destination5 par rapport aux grandes nations européennes et malgré la difficulté à rejoindre le pays en traversant des territoires inféodés au bloc de l’Est comme la Yougoslavie – elle-même intéressée, néanmoins, à tirer parti de cette manne. Dix ans plus tard, à l’heure de la généralisation des transports aériens6, la Grèce pouvait s’ouvrir au tourisme de masse en concurrençant des destinations populaires comme la Costa Brava en Espagne. Les conflits des anciens pays coloniaux avec ceux situés au sud de la Méditerranée ne furent pas étrangers à ce succès, la Grèce orthodoxe paraissant beaucoup plus naturellement appartenir à l’univers des nations héritières de la tradition chrétienne que ceux, identifiés à l’Islam, comme le Maghreb ou le Proche-Orient. À l’extrémité orientale de l’Europe, la Grèce sortait d’un isolement séculaire. Ce basculement était l’ultime conséquence d’une rupture avec le Proche-Orient entraînée, un demi-siècle plus tôt, par les guerres balkaniques.

Industrialisation du bâtiment

4La relance des grands pays européens, eux aussi profondément bouleversés par la seconde guerre mondiale, ne fut pas moins spectaculaire. À la différence de celle de la Grèce, leur reconstruction fut dominée par l’importance accordée aux techniques de normalisation7 et de préfabrication du bâti. Dès avant la guerre en France, des expériences avaient été menées dans le domaine du logement collectif par les architectes Marcel Lods (1891-1978) et Eugène Beaudouin (1898-1983) : cité du Champ-des-Oiseaux à Bagneux (1930-1939), cité de La Muette à Drancy (1931-1934)8. Leur procédé associait une ossature en charpente métallique à des remplissages sous forme de panneaux préfabriqués en béton. La jeune génération des architectes grecs n’ignorait rien de ces avancées : à sa sortie de l’École des beaux-arts de Paris et jusqu’à son retour en Grèce, Panos Tsolakis (1910-1984) avait travaillé chez Beaudouin et Lods pour la mise au point des techniques de préfabrication. Au lendemain du conflit, le ministère de la Reconstruction et de l’Urbanisme devait faire de l’industrialisation du bâtiment une politique d’État. En 1950 fut lancé un concours expérimental de construction préfabriquée, entièrement en béton armé, pour la Cité Rotterdam à Strasbourg. Eugène Beaudouin en fut le lauréat. Parfaitement organisée, l’opération fut menée en un temps record – de janvier 1952 à mars 1953. Cet ensemble de 800 logements inaugurait la production de masse qui allait devenir celle des grands ensembles9. À l’occasion du concours, plusieurs procédés avaient été proposés simultanément par des entreprises du bâtiment associées à des agences d’architectes. Le second prix échut à Bernard Zehrfuss (1911-1996) et Jean Sebag (1909-200 ?). Furent également remarquées la proposition d’Henri Colboc (1917-1983) et Georges Philippe (1920-2016), ainsi que celle de Jean Dubuisson (1914-2011) et Paul La Mache (1918-1999)10.

5Jeune Grand Prix de Rome, Jean Dubuisson11 revenait d’un long séjour à l’École française d’Athènes (entre 1946 et 1949). Sa participation réussie au concours expérimental lui assura la confiance des services du ministère de la Reconstruction et de l’Urbanisme : Adrien Spinetta (1908-1998), alors directeur de la Construction, lui proposa de réaliser pour le personnel de l’OTAN un ensemble prestigieux de 300 logements – le Shape Village, à Saint-Germain-en-Laye (1951-1952) (fig. 1). Afin qu’il s’imprègne des méthodes de la préfabrication, on lui suggéra de visiter le chantier de la reconstruction du Havre dont Auguste Perret (1874-1954) avait la responsabilité. Deux systèmes différents y étaient expérimentés : l’un, dû à Arnold Monod (1875-1946), une figure de l’entre-deux-guerres, était composé d’éléments d’ossature en béton ; l’autre, par Raymond Camus (1911-1980), faisait appel à un assemblage de panneaux porteurs en façade12. C’est ce système qu’il s’agissait de mettre en œuvre à Saint-Germain, mais l’architecte souhaita que les façades puissent être entièrement vitrées. Il obtint de l’ingénieur que les panneaux soient utilisés uniquement sous forme de voiles et de dalles pour les refends et planchers, libérant ainsi le plan de façade traité en loggia13. L ’efficacité du procédé de préfabrication était tout aussi remarquable : le chantier fut terminé en six mois14. Pour l’épiderme des pignons de façade, un mortier de ciment et de poudre de marbre de Carrare avait été coulé dans les moules – la technique s’inspirant directement de l’enduit « artificiel » (τεχνική αρτιφισιέλ) utilisé couramment en Grèce. Adepte de « l’habitat du plus grand nombre15 », Georges Candilis (1913-1995)16 prit le relais en construisant dès 1955 à Marseille l’ensemble du « Super Belvédère » dans le cadre de l’Opération Million17 dont il avait été le lauréat. De 1956 à 1961, il réalisa pour le compte du Commissariat à l’énergie atomique l’ensemble de Bagnols-sur-Cèze qui lui valut une reconnaissance internationale – reconnaissance consolidée par le succès médiatique réservé au quartier du Mirail (1961-1971), un ambitieux projet de ville neuve pour une population de 1000  000 habitants aux portes de Toulouse18.

Fig. 1 — Jean Dubuisson et Félix Dumail, le Shape Village (aujourd’hui, village Hennemont).

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Un ensemble de 300 logements préfabriqués (1951-1952), en construction à Saint-Germain-en-Laye.

Ministère de la Reconstruction et de l’Urbanisme.

6Entre temps, le système Camus était devenu incontournable. Non seulement, il s’était imposé dans la construction des grands ensembles, devançant tous ses concurrents (Coignet, Barets, Cauvet, Estiot, Tracoba, Balency…), mais le procédé s’était exporté avec succès jusque dans les pays de l’Est, ainsi qu’en Asie et en Amérique du Sud : 170 millions de logements auraient été construits de cette manière entre 1948 et 198519. À première vue, il est surprenant que la Grèce ait échappé à un tel engouement pour la préfabrication lourde20 en béton armé. Des raisons techniques le justifient : dans une production de série, des équipements importants sont nécessaires : grues et chemins de grue, coffrages métalliques, centrales à béton... À l’époque, le coût d’investissement n’en était d’ailleurs pas assumé par les entreprises elles-mêmes, mais par l’État au travers d’une politique de subventions. Une fois les grandes entreprises en possession de l’outillage, la cadence de production ne pouvait que s’accélérer : en 1949, on construisit en France 30 000 logements neufs ; en 1969, on atteignit puis on dépassa les 500 000 annuels – jusqu’à ce que la crise du pétrole mette fin, début 1973, aux politiques publiques d’industrialisation du bâtiment21. Le recours à une production de masse se poursuivit néanmoins dans les anciens pays socialistes où elle est toujours de mise.

Le marché grec

7Seul le secteur, très marginal, du logement social en Grèce connut après la guerre une production conforme aux standards européens. De formation allemande, son architecte Aris Konstantinidis (1913-1993) s’inspira des réalisations de l’avant-garde des années 1920 pour édifier dans diverses villes des immeubles-barres de faible hauteur (1955-1957). Il pouvait le faire dans la mesure où ses chantiers étaient implantés à la périphérie, sur des terrains libres que ne contraignaient ni alignement ni subdivisions parcellaires. Une construction normalisée y était possible, le traitement des abords (voierie, accès, plantations) venant après la réalisation du gros-œuvre. Encore ne fit-il jamais appel à la préfabrication, dont la logique ne se justifie que sur de grands chantiers. Le caractère inhabituel de telles opérations souligne a contrario la spécificité du marché grec. Fondé exclusivement sur l’initiative privée, il peinait à se procurer les financements. Les opérations étaient donc restreintes – leur succession se faisant au coup par coup, au rythme des ressources disponibles.

8Tout reposait sur le système de l’antiparochi (Αντιπαροχή – compensation), institué par la loi no 3741/29 de 1929 pour favoriser le développement de la copropriété en facilitant la construction d’immeubles d’habitation22. Le propriétaire d’une maison pouvait autoriser un entrepreneur à édifier sur son terrain un immeuble dont ils se partageraient ensuite les logements. Quand les ressources manquaient, les entreprises exécutaient le bâtiment à leurs frais, la revente des appartements leur permettant de retrouver leur mise. Le système était parfaitement adapté à un pays en mal de capitaux. Il fonctionna si bien en Grèce qu’en moins de quarante ans, la quasi-totalité du parc de logements y fut rebâti – transformant radicalement le paysage de la capitale, puis celui des villes moyennes et même des petites agglomérations (où le logement collectif est devenu la norme).

9Dès lors, s’imposait l’insertion dans le tissu urbain – contrairement aux ambitions du mouvement moderne, qui entendait mettre fin au système de l’immeuble bourgeois pour promouvoir un nouveau type d’habitat indépendant de la propriété du sol. Les limites de la parcelle ainsi que le gabarit réglementaire déterminant le volume de la construction, il devenait à peu près impossible d’en normaliser les dimensions ; plus improbable encore de recourir à la préfabrication, tant les données se révélaient variables d’un terrain à l’autre. Il ne faut pas s’étonner que les procédés utilisés en France n’aient pas trouvé leur place sur le marché grec23.

10Les outils du chantier, en pareil cas, n’avaient rien à voir avec ceux décrits précédemment. Pour démarrer sa construction, l’entrepreneur avait juste besoin d’un point d’eau et d’une bétonnière à moteur thermique. Les échafaudages étaient sommaires, les coffrages également – généralement en bois de récupération (fig. 2). Comme le béton n’était pas vibré, sa densité inégale obligeait à renforcer le ferraillage et augmenter les sections. Quant au coulage de voiles porteurs, il était sinon proscrit, du moins très difficile à mettre en œuvre. La construction d’ossature s’imposait, les remplissages effectués sous forme de dalles associées à des cloisonnements en brique creuse enduite. Artisanale, la méthode avait le mérite de la souplesse : elle pouvait s’adapter aux programmes les plus divers, comme aux sites les moins commodes. C’est la raison pour laquelle elle s’est généralisée dès le début des années 1930. De nos jours, elle continue à fonctionner, comme si la parenthèse de l’industrialisation n’avait jamais existé.

Fig. 2 — Chantier artisanal d’un immeuble en construction, rue Charitos à Athènes (1963).

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Une architecture « non-alignée »

11Entre réalités locales et modèles internationaux, l’écart était trop grand pour qu’on parvienne à une solution satisfaisante. Tenté à l’occasion de la reconstruction de l’île de Santorin, après le tremblement de terre de 1956 (fig. 3), l’essai de systématisation du procédé traditionnel de couvrement en voûtes-tunnels fut critiqué pour son caractère répétitif – en rupture avec le pittoresque spontané de l’architecture des Cyclades24. L ’architecte Constantinos Decavallas (né en 1925) y avait repris à son compte des modèles vernaculaires admirés par Le Corbusier lors de ses voyages au M’Zab, en 1931 et 1933, et exploités dans les projets d’habitat superposé « Roq et Rob » de 1949, puis les maisons Jaoul de Neuilly-sur-Seine en 1953-1955. La « troisième voie » de l’architecture moderne cherchait sa légitimité au carrefour entre l’héritage vernaculaire des civilisations méditerranéennes et la rationalité constructive du mouvement moderne25. Contestant le fonctionnalisme d’une architecture internationale dont l’abstraction pouvait dérouter, elle y ajoutait une dimension anthropologique bientôt appelée à se développer26. Cette tendance prit rapidement une signification idéologique qui devait en assurer le succès. À propos de Chandigarh, Le Corbusier fut perçu comme le maître à penser d’une architecture « non-alignée27 », acceptant l’imperfection comme les contraintes d’une production artisanale : les échafaudages en perches de bois de la Haute Cour (1952), ainsi que les silhouettes des ouvriers transportant les matériaux dans des couffins faits de vieux pneus ont fait le tour du monde – concurrençant les images glacées des façades en mur-rideau d’un Ludwig Mies van der Rohe (1886-1969) ou d’un Eero Saarinen (1910-1961). Dans cette ligne que n’aurait pas reniée Georges Candilis (Les Carrières centrales, Casablanca, 1953), s’inscrit la production à grande échelle d’un habitat minimum pour les populations déplacées – tel que le conçut Constantin Doxiadis (1914-1975)28 à Islamabad, au Pakistan, entre 1959 et 1965.

Fig. 3 — Constantinos Decavallas, reconstruction de l’île de Santorin après le séisme de 1956.

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Vue d’une ruelle pavée de calades, avec deux types de logements économiques en série à berceaux transversaux ou longitudinaux (1959).

12Héritier des positions théoriques adoptées par Dimitris Pikionis (1887-1968), à la veille de la guerre29, sur le rapport de l’architecture moderne à l’héritage vernaculaire, ce nouveau « populisme » – au sens littéraire (et non dépréciatif) du terme30 – a trouvé en Grèce des échos durables. Il s’est brillamment exprimé dans l’œuvre d’Aris Konstantinidis, dont les hôtels de tourisme Xénia connurent une consécration internationale dans les années 1960. Fidèle à lui-même, l’architecte avait conçu ses hôtels à partir d’une cellule de base, multipliée autant de fois que nécessaire. Dans cette formule sans concession, le choix du site était majeur (il faisait, chaque fois, la beauté du projet), ainsi que la gamme des couleurs et le traitement de l’épiderme. Konstantinidis se passionnait pour l’habitat populaire. À partir des multiples reportages dont il était l’auteur, il choisissait une gamme de teintes et de matériaux locaux. Plus les années ont passé, plus son sens du lieu s’est exacerbé, conjugué avec une écriture dépourvue de la moindre facilité. La fine vibration optique du matériau (que ce soit la pierre ou le béton laissé brut) en compensait la rigueur. On a pu reprocher à Pikionis une forme de nostalgie, dans la manière dont il avait abandonné le purisme du mouvement moderne après en avoir été le plus illustre représentant dans son pays. À sa différence, Konstantinidis resta fidèle aux principes de l’écriture moderne, en leur donnant une richesse d’expression et une délicatesse qui les transfigurait – les rattachant de manière irréversible au lieu où ses édifices allaient être implantés (fig. 4). Dans la même ligne, mais avec une expression moins austère, Dimitris Antonakakis (né en 1933) et Souzana Antonakaki (1935-2020) se sont fait connaître durant les dernières décennies du xxe siècle (fig. 5) – leur production méritant l’appellation de régionalisme critique. Celle-ci leur avait été réservée par le critique d’architecture Kenneth Frampton (né en 1930)31, adepte d’un nouveau regard sur le lien entre passé et présent.

Fig. 4 — Aris Konstantinidis, ensemble de logements économiques à Héraklion (1955-1957).

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Mitoyens, les logements individuels sont organisés en barres sur une trame rectangulaire.

Fig. 5 — Aristomenis Provelenghios, ensemble de bungalows Green Coast, avenue Souniou, Lavreotiki près du cap Sounion (1963).

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Juste au-dessus de la plage, les barres de chambres flottant au-dessus du sol naturel font face à la mer.

13L ’influence profonde qui fut celle de Le Corbusier en Grèce32 ne s’est donc pas limitée à l’entre-deux-guerres. Elle devait trouver une nouvelle vitalité dans les années 1950, où son œuvre fut célébrée par la jeune génération. L ’admiration des Antonakakis pour le couvent de La Tourette en est un bel exemple, mais l’on pourrait citer bien d’autres architectes qui lui ont emprunté, comme Dimitris Fatouros (1928-2020) ou encore Dimitris Venieris. En s’éloignant du purisme de l’avant-garde des années 1920, Le Corbusier avait indiqué une nouvelle direction, picturale et sculpturale à la fois. De la chapelle de Ronchamp (1953-1955) au pavillon du Brésil de la Cité universitaire de Paris (1957-1959), il brisait tous les tabous de la modernité en affichant une totale liberté formelle. Aris Provelenghios (1914-1999), longtemps son collaborateur, fut l’un de ses plus fidèles disciples (malgré les aléas d’une carrière en partie française, en partie grecque au gré des circonstances politiques). À Athènes, l’architecte entretenait des liens étroits avec le milieu artistique grec qu’il contribua à développer33. Son œuvre rare est aujourd’hui célébrée pour sa puissance plastique (atelier Tony Spiteris à Athènes, 1956-195834) (fig. 6).

Fig. 6 — Dimitris et Souzana Antonakakis ; immeuble d’habitation, rues Archelaou et Ellanikou, Athènes (1963-1964).

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Polychromie de béton gris, balcons blancs, enduits bleu de Prusse et terre de Sienne rappellent l’esthétique du mouvement moderne des années 1930.

Une modernité hellénique

14Nonobstant la différence de leurs répertoires (ainsi que la diversité de leur clientèle), tous ces architectes ont eu en commun la volonté de s’inscrire dans le monde de l’art contemporain. Ils ont décliné des préoccupations parfois contradictoires, mais tous étaient convaincus de leur identité néo-hellénique35. C’est ainsi qu’avec des moyens plastiques très éloignés de ceux de Konstantinidis, Nicos Valsamakis (né en 1924) parvint à transposer dans son pays une architecture internationale inspirée par l’héritage de Frank Lloyd Wright (1867-1959) et Richard Neutra (1892-1970) tout autant que par celui de Ludwig Mies van der Rohe. Construite pour l’ingénieur des travaux publics Alekos Lanaras (1926-1915), la villa d’Anavyssos (1963) (fig. 7) – sur le golfe Saronique, au sud d’Athènes – est devenue une icône de la modernité. Adossée à un promontoire au-dessus d’une crique, elle s’enracine dans le sol par un système de refends perpendiculaires en maçonnerie de moellon ou de brique qui qualifient les espaces de manière rigoureuse. Juste au-dessus, les fines dalles de béton armé reposent sur de minces potelets d’acier ; et, dans toute la partie du séjour, les châssis coulissants s’effacent pour laisser entrer le paysage. Le mobilier emprunté à Le Corbusier ou Mies van der Rohe (ainsi qu’aux plus illustres designers de l’époque)36 souligne le caractère épuré des volumes dont la fluidité évoque l’univers de la maison japonaise37. Durant toute sa carrière, Valsamakis est resté fidèle à cette écriture raffinée, donnant la part belle au rapport avec le paysage. La force de son expression tient à l’omniprésence d’une trame dont la scansion régulière soutient son écriture, le moindre accident créant l’événement.

Fig. 7 — Nicos Valsamakis, villa Alekos Lanaras, avenue Souniou, Anavyssos (1963).

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Rattachées au sol naturel, les dalles de béton s’avancent au-dessus du vide en réservant une vue panoramique sur la crique qu’elles surplombent.

Dimitris Kalapodas.

15Une telle retenue est virtuose. La différence en est notoire avec l’univers expressif de Takis Zenetos (1926-1977). Formé en France chez Othello Zavaroni (1910-1991), ancien collaborateur d’Auguste Perret, il avait fait ses premières armes chez Jean Dubuisson sur le chantier du Shape Village. Évoquant l’usine Fix dont il fut l’auteur, avenue Syngrou à Athènes (1957-1961), Zenetos affirmait : « le développement de l’industrie demanderait l’exécution d’éléments de construction préfabriqués en grande série. Cette technique donnerait son vrai caractère à l’architecture actuelle. Les usines que j’ai faites ont, je pense, ce caractère, mais sont construites avec les moyens traditionnels ». Et de s’interroger : « On travaille avec toutes les contraintes industrielles (par exemple, la trame) et pourtant ces contraintes sont parfaitement inutiles et presque inapplicables aux techniques actuelles38 ». Expérimentateur avant tout, Zenetos alla bien au-delà des moyens disponibles à sa génération (fig. 8) : il s’en affranchit pour réaliser d’impressionnants porte-à-faux (villa à Kavouri, 1959) avant de s’engager dans des projets en construction métallique comme le théâtre de plein-air du Lycabette (1964-1967) ou le lycée d’Agios Dimitrios (1969-1974). Significative de cette approche radicale, sa vision utopique d’un « urbanisme électronique » le rapproche des membres du Groupe international d’architecture prospective, réuni à partir de 1965 autour de Michel Ragon (1924-2020).

Fig. 8 — Takis Zenetos, immeuble de bureaux et d’habitation, avenue Vassilissis Amalias et rue Daidalou, Athènes (1962).

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Coupe montrant le principe du contrôle de la lumière par des panneaux coulissants en verre teinté, des persiennes et des rideaux.

16Tout autre encore était la sensibilité de Soula (Anastasia) Tzakou (1928-2015). Elle avait suivi un parcours de formation comparable à celui de Zenetos – d’abord sur le chantier de l’église Saint-Joseph du Havre (1951) dans l’équipe d’Auguste Perret, puis sur celui du musée de la même ville39 avant de rejoindre l’agence de Jean Dubuisson où elle collabora à l’étude du musée des Arts et traditions populaires de Paris (1953-1954). Cette expérience lui valut de se voir confier par Constantinos Decavallas, alors architecte de la Banque nationale de Grèce40, la réalisation d’agences où elle s’illustra par l’élégance de ses aménagements – non sans proximité avec ce sens du design auquel Dubuisson doit sa réputation. Pour différentes qu’elles soient, ces quatre personnalités – Valsamakis, Zenetos, Decavallas et Tsakou – illustrent parfaitement le courant moderne qui, à la fin des années 1950, tenta de s’imposer au sein d’une culture architecturale devenue internationale. Il devait donner à la Grèce une place non négligeable, à la croisée de courants venus aussi bien d’Europe du Nord que de la France, de l’Italie, des États-Unis ou même du Japon.

L ’hégémonie américaine

17La difficulté était de parvenir à un compromis entre les moyens disponibles sur place et la possibilité, nécessairement limitée, de se tourner vers des matériaux importés au coût prohibitif. Faute d’un véritable outil industriel, restait la capacité de s’inspirer de ces éléments ou de les reproduire41 en faisant appel à un artisanat dont chacun s’accordait à reconnaître les mérites. De ce point de vue, la situation de la Grèce était assez comparable à celle de l’Italie, qui en profita pour développer une production abondante dans le domaine du design. Cette difficulté à fournir les matériaux sur le chantier était d’ailleurs générale en Europe, notamment en France42. La qualité des architectes modernes en Grèce est d’avoir su en tirer parti pour inventer un langage personnel. L ’idéal formel auquel il renvoie est la perfection d’un design épuré – minimaliste dirait-on aujourd’hui. À l’exactitude et la précision dimensionnelle se conjugue l’unité d’apparence dans la matière comme dans la couleur, ainsi qu’une écriture du détail s’interdisant toute anecdote – au point de dissimuler les assemblages derrière des joints creux, véritable signature des années 1950-1960… Superbe exemple de cette manière de faire, l’immeuble de bureaux en open space construit par Nicos Valsamakis, 9 place Kapnikarea à Athènes (1959) affiche le vis-à-vis audacieux de sa façade en mur-rideau avec une petite église byzantine. Les vitrages à châssis métalliques y alternent avec des allèges pleines habillées de plaques de marbre d’Érétrie et scandées par des raidisseurs en aluminium, alors que l’ossature est en béton armé. L ’architecte s’est inspiré d’une œuvre d’Arne Jacobsen (1902-1971), l’immeuble Jespersen & Sons (1955) visité lors d’un séjour à Copenhague. L ’intérêt n’est pas tant dans la citation que dans la transposition, ainsi que dans la finesse du détail d’écriture. Le rapprochement en est intéressant avec l’usine Fix (1957) de Takis Zenetos où ce dernier a fait appel à l’enduit artificiel pour les remplissages d’allège, situés au même nu que les châssis vitrés et tirant de longues horizontales en façade. D’autant plus significative en est la différence avec l’immeuble American Express43 de la place Syntagma, construit en 1961 par Dimitris Papazisis (1926-2006)44 : ici, les raidisseurs en acier jouent un rôle purement décoratif en avant du plan de façade, composé de grandes baies vitrées dont les allèges en marbre bleu d’Éleusis se situent classiquement au droit des planchers45.

18Le retour du marbre, depuis longtemps disparu des façades d’Athènes46, est un indice de prospérité. Malgré son caractère local et son coût modéré, il avait cédé la place aux enduits artificiels (encore plus économiques et faciles à mettre en œuvre) – son emploi se réduisant dès lors aux seuils de portes ou aux éviers dans les appartements. Dimitris Pikionis en fit usage, sous forme de matériau de récupération dans les démolitions de la ville, pour les chemins menant à l’Acropole (1955-1958). Ce fut Walter Gropius (1883-1969) qui, le premier, revint au principe du placage sur une ossature en béton armé, pour l’ambassade des États-Unis à Athènes (1957-1961)47. L ’édifice a marqué l’époque, au moins pour ses ambitions (fig. 9) : en choisissant une ossature en portique détachée des façades suspendues, ainsi qu’un grand patio intérieur végétalisé, l’architecte ambitionnait d’en faire une métaphore de la démocratie dans son pays d’origine. Le discours était quelque peu conventionnel, la réalité l’était moins : c’est un monument que Gropius construisit sur le sol grec, en prétendant y rattacher toute l’histoire de la modernité en même temps que d’en faire le privilège d’une Amérique triomphante. De ce point de vue, l’association des piliers de marbre avec des façades en mur-rideau n’était pas innocente. L ’ambassade d’Athènes appartenait à un programme de reconstruction des principales chancelleries américaines à travers le monde, programme où s’illustra la volonté hégémonique des États-Unis. L ’ancienne ambassade construite à Grosvenor Square à Londres par Eero Saarinen en 1960 provoqua la même gêne : la puissante scansion de ses façades en cadres de béton préfabriqué parut d’un autoritarisme inquiétant48. Ce classicisme moderne au service du pouvoir inaugurait une nouvelle ère, qui allait être difficile pour la Grèce.

Fig. 9 — Walter Gropius, ambassade des États-Unis, avenue Vassilissis Sofias, Athènes (1957-1961).

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L’atrium central avec l’ossature des portiques plaqués de marbre et les façades suspendues en mur-rideau ambitionne de rappeler l’antique dans un vocabulaire technologique moderniste.

19Plusieurs réalisations illustrent ce tournant de l’histoire. Tout aussi symboliquement, le Hilton Hotel de l’avenue Vassilissis Sofias (1957-1963) vint placer en face de l’Acropole sa longue façade courbe inspirée de l’Unesco à Paris49. L ’équipe d’architectes – Emmanouil Vourekas (1907-1992), Prokopis Vassiliadis (1912-1977) et Spyros Staikos (1913-2012), placés sous la direction d’Antonis Georgiadis – avait habillé la façade de longues verticales filantes, sortes de pilastres monumentaux encadrant les vingt-cinq travées de balconnets individuels correspondant aux dix étages de chambres (fig. 10). Cette architecture colossale, elle aussi revêtue de marbre, s’imposait dans le paysage de manière brutale – sans grand respect pour le contexte. Dès lors se multiplièrent les édifices hors d’échelle, au vocabulaire déclamatoire50. Le plus connu est l’ensemble de l’Athens Tower (1971, par Ioannis Vikelas [1933-] et Ioannis Kimpritis) dont les vingt-cinq étages (103 m de haut) dominent l’avenue Mesogeion à Athènes : le mur-rideau, scandé de longues verticales, n’est pas sans proximité avec celui de la tour Montparnasse à Paris51. Autant on pouvait admirer le sens du site et celui du détail qui ont fait l’intérêt des productions du mouvement moderne dans les années 1950, autant on change ici de registre pour afficher un discours monumental – reflet de la volonté de puissance des commanditaires. Il est vrai que ceux-ci trouvaient dans les gratte-ciel américains des exemples à suivre, au point qu’il faut se demander ce qui a permis à l’architecture commerciale d’occuper une telle place dans l’environnement urbain. On n’en comprend que mieux la rupture qui se produisit entre les architectes académiques américains, dont Louis I. Kahn (1901-1974) fut le porte-parole52, et les milieux d’affaires représentés par des personnalités comme John Portman (1924-2017), l’auteur du spectaculaire Westin Bonaventure Hotel à Los Angeles en 1976. De la même manière en France, la réalisation du quartier parisien de la Défense vint ruiner les espérances d’une génération d’architectes comme Édouard Albert (1910-1968) à qui l’on doit la tour Croulebarbe (1957-1959) ou Jean de Mailly (1911-1975), auteur avec Jean Prouvé de la tour Nobel (1964-1966). Plus encore que pour l’émergence de leur silhouette, les nouveaux immeubles de bureaux (tours Atlantique et Aurore, 1970 ; tour EDF, 1971 ; tour Franklin, 1972) ont été critiqués pour leur banalité.

Fig. 10 — Emmanouil Vourekas, Prokopis Vassiliadis, Spyros Staïkos, Antonis Georgiadis, hôtel Hilton, 46, avenue Vassilissis Sofias, Athènes (1958-1963).

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Imitée de l’Unesco, la colossale façade curviligne de l’hôtel regroupe les balconnets individuels des 500 chambres qui font face à l’Acropole.

20De politique, l’hégémonie américaine était devenue culturelle et cette rupture dans l’histoire artistique le dit. Le monde de la concurrence et de la spéculation avait pris le dessus dans le domaine de l’architecture, mais pas seulement. L ’ouverture à Paris en 1962, par Ileana Sonnabend (1914-2007), d’une galerie exclusivement consacrée à la peinture américaine manifesta le déplacement outre-Atlantique des centres de création. Autant dire que la fin de la prééminence française au plan artistique n’est pas restée sans signification pour un pays qui, comme la Grèce, avait aussi derrière elle une histoire plusieurs fois millénaire. À l’heure où menaçait une totale dépendance politique, économique et artistique vis-à-vis des États-Unis, la situation de la France devenait très comparable à celle de la Grèce53. Dès lors, entre Athènes et Paris, les rapports ne pouvaient plus être les mêmes.

Notes de bas de page

1 Sur ce sujet, voir plus généralement Loyer 2017.

2 Du 6 décembre 1944 au 11 janvier suivant, un premier affrontement eut lieu entre l’ELAS (Ελληνικός Εθνικός Λαϊκός Απελευθερωτικός Στρατός – Armée grecque nationale populaire de libération), d’obédience communiste, et les troupes britanniques installées à Athènes depuis le début de l’automne. La guerre civile reprit à la veille même des élections du 31 mars 1946, qui virent le succès des royalistes. Elle se prolongea jusqu’au cessez-le-feu du 16 octobre 1949, au terme d’un conflit d’une extrême violence. Pourtant le sort de la Grèce était depuis longtemps scellé par les accords passés à Moscou, en octobre 1944, sur les « taux d’influence » entre les deux blocs dans les Balkans comme en Europe centrale. Pour plus de détails sur la guerre civile, voir Delorme 2013, t. 2, p. 1251-1290 et 1351-1405.

3 Chèze 2016.

4 Si ancienne que soit l’origine du tourisme, la démocratisation des loisirs ne put longtemps profiter qu’à des sites immédiatement accessibles comme les stations balnéaires dont le développement s’effectue dans le cours du xxe siècle. Les vacances à l’étranger n’apparaîtront qu’au lendemain de la guerre : fondé en 1950 par Gérard Blitz (1912-1990), le Club Méditerranée en fut l’emblème. Après une première expérience à Majorque, le village de Corfou ouvrit dès 1953.

5 Avant la généralisation du transport aérien, l’accès à la Grèce se faisait par des lignes maritimes rejoignant Patras puis Le Pirée à partir de Marseille ou Brindisi, sous le pavillon des Hellenic Mediterranean Lines. Actif de 1955 à 1966 sur cette ligne, le paquebot Lydia (installé aujourd’hui à Port-Barcarès et transformé en centre de loisir) en est resté le symbole. Plus tard se développeront les ferries, à partir de Venise, Ancône et Brindisi.

6 En 1953 est mis en exploitation pour les vols transatlantiques le « Bréguet Deux-Ponts », puissant quadrimoteur dont la vitesse de croisière atteint les 400 km/h. Il est aussitôt concurrencé par le premier des appareils commerciaux à réaction, le De Haviland Comet (1952), deux fois plus rapide ; puis par le Boeing 707 (1958) et la Caravelle (1959). Cette dernière est un moyen-courrier moins rapide (600 km/h), mais parfaitement adapté à la clientèle européenne. La création de la compagnie nationale grecque, Olympic Airways, date de 1957 à l’initiative d’Aristote Onassis (1906-1975). En France, le nouvel aéroport d’Orly est inauguré en 1961.

7 Mises en avant par le Bauhaus, elles donnent lieu à la publication en 1936 par un ancien adjoint de Walter Gropius, Ernst Neufert (1900-1986), d’un ouvrage qui sera la bible des architectes durant plus d’un demi-siècle : Les éléments des projets de construction (Bauentwurfslehre, Berlin, Bauwelt-Verlag, 1936 – plus de trente rééditions allemandes et de multiples traductions, la dernière édition française en 2014). De 1938 à 1945, Neufert fut chargé de la rationalisation des chantiers au sein de l’équipe d’Albert Speer. Il est l’auteur, au sein de la norme DIN (Deutsches Institut für Normung), de la trame « oktameter » reposant sur une grille de 1,25 m de côté.

8 Cette dernière fut présentée comme une référence à l’exposition Houses and Housing: Industrial Art du musée d’Art moderne de New York en 1939.

9 Depuis quelques années, les grands ensembles font l’objet d’une réflexion sur leur intérêt du point de vue artistique (Ministère de la Culture 2011).

10 Les uns et les autres seront des personnalités marquantes de la période des Trente Glorieuses. On notera que, malgré la célébrité de son auteur, la proposition de Le Corbusier (1887-1965) associé à son collaborateur André Wogenscky (1916-2004) fut classée dernière.

11 Sur Jean Dubuisson, voir également dans ce même volume l’article que lui consacre David Peyceré, p. 161-178.

12 Dans les deux cas, il ne s’agissait encore que de préfabrication du gros-œuvre, même si l’ambition était d’y intégrer autant que possible le second-œuvre. Sur le système Camus, voir Delemontey 2010.

13 Spinetta 1952, p. 6 ; Perris 2000.

14 En revanche, le principe de la production en usine se révéla un échec. Pour alimenter le chantier, on avait installé de vastes ateliers en bordure de Seine, sur la commune voisine du Pecq – avec l’intention de recourir au transport fluvial pour de futures opérations. La livraison par camion jusqu’au site de construction créa de multiples problèmes. Non seulement la manutention puis la pose étaient délicates, mais profil et gabarit des voies n’étaient pas adaptés : il fallut redresser des tournants au rayon de courbure insuffisant, en même temps que surhausser les tabliers de ponts ou modifier les réseaux aériens afin de laisser passer les convois. Dès lors, on recourut systématiquement à des usines foraines, installées sur le chantier. Les Britanniques avaient connu les mêmes déconvenues en voulant desservir leurs sites par chemin de fer.

15 La formule est empruntée à l’urbaniste et archéologue Michel Écochard (1905-1985), qui voyait dans l’industrialisation du bâtiment le meilleur moyen pour parvenir à la résorption des bidonvilles – une question criante, en cette époque de crise du logement.

16 Duport 2015. Sur Georges Candilis, voir également dans ce même volume l’article que lui consacrent Nikos Magouliotis et Panayotis Tournikiotis p. 81-104, ainsi que celui de Yannis Tsiomis, p. 69-80.

17 Il s’agissait, à la suite de l’appel de l’abbé Pierre du 1er février 1954 en faveur des mal-logés, d’abaisser les coûts de construction par le recours systématique à des procédés industriels – de telle sorte que le prix de production d’un logement ne dépasse pas un million de francs de l’époque.

18 Pris à bras-le-corps par les services de l’État, le problème de la crise du logement fut résorbé par la création, à partir de 1959, d’une multitude de « zones à urbaniser en priorité » (ZUP) situées à la périphérie des grandes villes. Le contrôle du foncier facilitait le lancement de vastes opérations qui s’étaleront sur une quinzaine d’années – jusqu’à la remise en cause du système par le ministère de l’Équipement.

19 Selon Pedro Alonso, auteur du pavillon du Chili à la Biennale de Venise en 2014 (voir Hugron 2014).

20 La préfabrication légère, le plus souvent « ouverte » (elle permet la combinaison d’éléments de provenance diverse, à condition de normaliser leurs dimensionnements), a suivi un tout autre parcours. Huisseries, chauffage et sanitaire, appareillage électrique sont depuis longtemps produits en usine – chacun de ces composants étant facile à transporter. Plus délicate est la construction « en gants blancs », assurant le montage sur le chantier d’éléments d’architecture (généralement métalliques) produits industriellement. Car on y retrouve les mêmes problèmes de manutention et de transport in situ.

21 Le Goullon 2014. Cette politique avait été très mal accueillie par les médias, si l’on en juge par la polémique qui entoura l’achèvement par la Caisse des dépôts et consignations de l’ensemble de Sarcelles en 1962-1963. Œuvre des architectes Jacques Henri-Labourdette (1915-2003) et Roger Boileau (1909-1989), ce dernier regroupe près de 5 000 logements réalisés de 1955 à 1961 (Lefrançois 2005).

22 Voir le résumé de Panos Dragonas (Dragonas 2014).

23 Pas plus d’ailleurs que dans d’autres pays du pourtour de la Méditerranée (exception faite des colonies françaises d’Afrique du Nord, avant leur indépendance).

24 Cette dernière avait pourtant été mise en valeur, comme modèle d’architecture fonctionnelle, lors de la croisière du Patris II dans les Cyclades à l’occasion du CIAM IV tenu à Athènes en 1933. Elle fit l’objet d’une publication après la guerre (Djelepy 1952).

25 C’est également celle que privilégia Hassan Fathy (1900-1989) en réhabilitant l’usage de la terre pour la reconstruction du village de Gourna (1945-1948) en Égypte, voir El-Wakil 2013. De 1957 à 1961, Hassan Fathy travailla à Athènes au sein de l’agence Doxiadis, dont l’influence fut considérable sur l’architecture des pays du tiers-monde.

26 L ’étonnant catalogue d’images prises un peu partout à travers le monde et présentées par l’architecte-photographe Bernard Rudofsky, à l’occasion de l’exposition Architecture without Architects. A short introduction to non-pedigreeed Architecture au musée d’Art moderne de New York en 1964, devait consacrer cette approche – bientôt consolidée par l’ouvrage d’Amos Rapoport, Houseform and Culture (Rapoport 1969).

27 Le terme fait allusion à la conférence de Bandung (1955) qui vit émerger en pleine guerre froide, dans les pays du tiers-monde, une opinion hostile à l’alignement sur l’un ou l’autre des deux groupes de l’Est ou de l’Ouest.

28 Brillant disciple de Dimitris Pikionis et Anastassios Orlandos à l’École polytechnique d’Athènes, où il avait fait ses études, C. Doxiadis a été confronté dès son enfance au problème des bidonvilles (ne serait-ce que par la position de son père, qui fut ministre des Réfugiés au lendemain de la Catastrophe d’Asie Mineure). Après des débuts professionnels comme urbaniste à Athènes, en 1937, il sera sous-secrétaire d’État puis ministre du Logement et de la Reconstruction entre 1945 et 1951. N’ayant pu faire triompher ses idées dans son propre pays, il créa en 1951 un bureau d’études appelé très rapidement à un développement international (son équipe est intervenue dans quarante pays différents). Intégrant à l’urbanisme des préoccupations d’ordre anthropologique, il était l’auteur de la notion d’ékistique (du grec ancien οἰκιστικός exprimant tout ce qui concerne la fondation d’une maison, d’une habitation, d’une ville ou d’une colonie).

29 Œuvre commune des architectes Nikolaos Mitsakis (1899-1941) et Dimiris Pikionis en association avec le peintre Nikos Hatzikyriakos-Ghikas (1906-1994), l’immeuble de la rue Heyden (1938), place Victoria à Athènes en fut le manifeste. Il associait au purisme de l’architecture moderne des citations de l’architecture populaire dans la région du mont Pélion, en Thessalie.

30 Tel que l’entendaient André Thérive (1891-1967) et Léon Lemonnier (1890-1953) lorsqu’ils fondèrent en 1931 le prix du livre populiste – Jules Romains et Jean-Paul Sartre, notamment, en furent lauréats. L ’ambition du mouvement était de promouvoir l’étude des milieux populaires. Le mot fut choisi, il y a fort longtemps, par l’auteur (Loyer 1966) pour illustrer la période des années 1930-1950 en trouvant un substantif qui renvoie au terme grec laïkos (λαϊκός, populaire). Abondamment utilisé dans le domaine politique et artistique, ce dernier fut particulièrement appliqué au domaine musical : triomphait alors l’opposition entre la musique populaire (λαϊκή µουσική) qu’on entendait à la radio, et la musique classique (σοβαρή µουσική – littéralement, sérieuse, grave) réservée à l’élite sociale.

31 Frampton 1980. Frampton, Lefaivre, Tzonis 1985. Son approche met en évidence cette identité multiple qui attache un individu à plusieurs univers, parfois contradictoires, entre lesquels il cherche à établir un équilibre.

32 Elle est soulignée, avec justesse, par Orestis Doumanis (1929-2013) (Doumanis 1966, p. 15). Il reste que, si l’on excepte l’épisode dramatique de l’après-guerre (où l’aventure du Mataora permit à la jeune génération de trouver refuge en France, en échappant à la guerre civile), les architectes grecs étaient tous désormais passés par l’enseignement du Polytechneion, où ils avaient reçu une formation approfondie au plan technique comme au plan académique.

33 Reflet de cette vitalité, la revue d’art Ζυγός [Balance] fut fondée en 1955 par Frantzis Frantzeskakis (1926-2010) et son épouse Catherine avec le soutien du journal Το Βήµα [La Tribune]. Le périodique disparut en 1983, mais subsiste la galerie du même nom.

34 Sur cette réalisation de Provelenghios, voir l’article de Kostas Tsiambaos dans ce même volume, p. 105-124.

35 On pourrait faire la même remarque à propos de peintres comme Nikos Hatzikyriakos-Ghikas, Yannis Tsarouchis (1910-1989) ou Alekos Fassianos (né en 1935), et de musiciens comme Mikis Theodorakis (né en 1925) ou Manos Hatzidakis (1925-1994) qui furent les promoteurs d’une musique populaire moderne.

36 Dans cette admiration pour le design contemporain se lit l’influence décisive de James Speyer (1913-1986), ancien élève de Mies van der Rohe à l’Illinois Institute of Technology, puis « visiting Fulbright professor » à l’École polytechnique d’Athènes de 1957 à 1960 avant de devenir conservateur du Département xxe siècle à l’Art Institute de Chicago.

37 Célébrée par Bruno Taut (1880-1938) (Taut 1937).

38 Zenetos 1966, p. 12.

39 Le musée-maison de la Culture du Havre a été construit par Guy Lagneau (1915-1996), ancien collaborateur de Perret, avec ses associés Michel Weill (1914-2001) et Jean Dimitrijevic (1926-2010) entre 1952 et 1961.

40 Dans ces fonctions, il réalisa entre 1960 et 1969 pour la banque de multiples succursales d’un purisme raffiné.

41 Dessinés par Zenetos pour l’immeuble Fix de la rue Hirodou Attikou à Athènes en 1965, sur un projet dû à Periklis Sakellarios (1905-1985), les menuiseries métalliques des loggias en sont un bel exemple. De manière plus littérale, nombre de pièces de mobilier contemporain ont été copiées à l’identique à partir d’un modèle original acheté dans des galeries parisiennes comme Knoll international : ainsi en est-il des chaises de salle à manger « Ch 20 » (1956) dues au danois Hans Wegner et utilisées par Nicos Valsamakis pour sa propre maison à Philothéi en 1961.

42 En 1955-1957, lors de la construction de la Caisse de réassurances rue de la Victoire à Paris par Jean Balladur (1924-2002), la fourniture par la manufacture de Saint-Gobain des panneaux d’allège en verre émaillé, un matériau nouveau, pour le mur-rideau de façade n’avait pas suivi le rythme du chantier. Au point qu’il fallut remplacer les éléments manquants par de simples panneaux de verre, dont le revers avait été peint pour simuler l’aspect du verre émaillé. On en fit le constat amusé lors de la restauration de 2007.

43 Ce dernier appartient à ce que l’on appelait assez cruellement « l’architecture de revue ». Les architectes abonnés aux grandes revues internationales (pour la France, L’Architecture d’Aujourd’hui ou Techniques et Architecture) reprenaient textuellement les images flatteuses d’édifices récents – quitte à ne pas en comprendre le sens.

44 La collaboration de Takis Zenetos se limita aux aménagements intérieurs, en grande partie disparus de nos jours.

45 C’est pourtant la construction de cet édifice, sur la plus belle place de la ville, qui valut à son architecte d’être arrêté puis interrogé par la police – tant l’écriture internationale du modernisme pouvait encore choquer. La réussite incontestable du bâtiment de Valsamakis lui épargna cette mésaventure.

46 Il renvoie à la génération de Vassileios Kouremenos (1875-1957) : immeuble Sklavounou, 27 rue Loukianou & Spevsippou, et immeuble Kouremenos, 17 rue Dionysiou Areopagitou, à Athènes, 1930.

47 L ’architecte d’opération était Periklis Sakellarios, qui ne fut peut-être pas étranger à ce choix.

48 D’autant plus inquiétant que l’axe de la façade était marqué par une sculpture de Theodore Roszak (1907-1981) figurant un aigle ailes déployées. On ne pouvait que faire le rapprochement avec l’architecture officielle du régime nazi durant les années 1930.

49 Le siège de l’UNESCO a été construit de 1952 à 1958 par le Français Bernard Zehrfuss (1911-1996), l’Américain Marcel Breuer (1902-1981) et l’Italien Pier-Luigi Nervi (1891-1979). Le parti de la façade courbe sera repris par Marcel Breuer pour le Centre IBM de La Gaude (1960-1962).

50 Non sans cruauté, Takis Zenetos parlait de « style gréco-américain » (Zenetos 1966, p. 14).

51 Édifice qui ne fut pas moins contesté, il a été conçu en 1966 et réalisé de 1969 à 1973 par les architectes Urbain Cassan (1890-1979), Eugène Beaudouin (1898-1983) et Louis Hoym de Marien (1920-2007) sous la direction de Jean Saubot (1906-2002).

52 La première de ses œuvres à avoir connu un succès médiatique fut le Richards Medical Center de Philadelphie en 1958-1961, avant sa conversion à un classicisme post-moderne dont témoigne le Salk Institute à La Jolla (1959-1965).

53 Problématique à l’origine de la thèse de troisième cycle de l’auteur (Loyer 1966), thèse qui s’intéressait à la situation de dépendance culturelle dans laquelle la France post-coloniale se trouvait placée vis-à-vis du grand frère américain. La Grèce avait permis de bénéficier d’un terrain d’étude plus restreint, mais non moins significatif.

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