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Le double voyage des architectes, du Mataroa à la fin de la dictature

p. 37-46

Résumés

Le double voyage des architectes entre 1945 et 1975 est un voyage d’idées, d’expériences et d’images qui ont conditionné la conception de l’architecture et de l’espace urbain. Cette période qui s’ouvre avec la guerre civile et se termine avec la dictature correspond néanmoins à une époque de revendications et de réflexions fertiles et réciproques, qui se sont exprimées dans le domaine de l’architecture et de l’urbanisme par l’apport d’une nouvelle dynamique créatrice, caractérisée par la modernité, la pensée critique et l’optimisme militant. Cet esprit est naturellement indissociable des quêtes théoriques ou artistiques, politiques, historiques ou philosophiques des autres voyageurs. Revenant à ce double voyage plus de quarante ans après, nous ne pouvons manquer de constater que ce Paris-Athènes commencé au xviie siècle dans un seul sens, puis fonctionnant dans les deux sens à partir du xixe siècle, est finalement devenu un mouvement perpétuel et mutuel : Paris-Athènes aller-retour.

In the years that spanned 1945 and 1975 in architecture, the back and forth between France and Greece involved ideas, experiments and images that conditioned the very conception of architecture and the urban space. Despite the fact that the period opened with a civil war and ended with a dictatorship, it was a time of remarkably productive thinking and theories on both sides, that emerged as a new creative dynamic imbued with modernity, critical thinking and radical optimism in architecture and urbanism. This spirit was, of course, inextricably linked to the theoretical, artistic, political, historical and philosophical quests of those on the same journey. Coming back to this double journey over forty years later, it is clear that the Paris–Athens that began in the 17th century as a one-way journey, then operating in both directions from the 19th century, has today become a perpetual movement back and forth between the two countries: Paris–Athens return.


Texte intégral

1Le double voyage des architectes entre 1945 et 1975, s’il correspond bien sûr au déplacement de personnes physiques, est cependant avant tout un voyage d’idées, d’expériences et d’images qui conditionnent la conception de l’architecture et de l’espace urbain. Il sera donc ici question d’architecture dans le contexte des échanges géographiques et culturels définis par le voyage Paris-Athènes, dans les deux sens ; il sera aussi question d’architectes et de spécialistes qui ont travaillé sur les sciences de l’espace, en provenance ou à destination de la Grèce. Nécessairement, ce voyage double est placé dans la continuité de celui qui l’a précédé dans nos recherches, en 1919-19391. Les deux périodes sont proches mais séparées par une longue guerre et nous verrons à la fin qu’elles sont assez différentes en termes d’objectifs et de résultats.

2L ’année 1945 est importante à bien des égards. Elle est symboliquement associée au voyage du Mataroa et à l’intention du gouvernement français de soutenir l’éducation en tant qu’outil de reconstruction en invitant des jeunes Grecs à étudier à Paris. C’est l’année où la seconde guerre mondiale prend officiellement fin, mais Paris et Athènes ont été libérés plus tôt, respectivement en août et en octobre 1944. Il ne fait aucun doute que la « bataille d’Athènes » en décembre 1944, qui s’est terminée en janvier 1945 avec la défaite de la gauche, a constitué un conflit politique et militaire lourd de conséquences pour la période considérée, dans la mesure où, au-delà de la guerre civile, la gauche a été persécutée jusqu’à la fin de la dictature. Cette bataille nous intéresse particulièrement, car bon nombre d’architectes et de futurs étudiants se sont battus à gauche et n’ont pas pu retourner en Grèce avant de nombreuses années. L ’année 1975 est d’une grande importance aussi puisqu’elle marque la fin de la dictature et du cycle de l’après-guerre ouvert par la guerre civile, à une époque où la domination du modernisme était déjà en cause.

3J’envisagerai ici le double voyage dans sa totalité, selon les différentes formes qu’il a prises : le voyage des Grecs d’Athènes à Paris, qui avait Paris pour destination finale, mais aussi le voyage aller-retour qui a ramené à Athènes, directement ou indirectement, les fruits d’un échange fertile, et enfin le voyage aller-retour des Français, qui sont tous venus pour rentrer. Pour ce faire, je tenterai la classification des générations et des conditions, des approches et des résultats, qui ne peut être exhaustive, mais qui aspire à cartographier les mouvements les plus importants. Le point de départ est sans aucun doute l’impact de la rencontre de la « génération Mataroa » avec Paris ; une génération qui n’en était pas une et qui n’a pas été dirigée dans une seule direction2.

4La plupart des jeunes architectes qui avaient terminé leurs études entre les années 1930 et 1945 à l’École polytechnique d’Athènes et qui ont fait le voyage du Mataroa avec une bourse d’études pour Paris ont cherché du travail dans les ateliers d’architecture et en ont facilement trouvé. Leur motivation était, dans une certaine mesure, financière, car la bourse était limitée, et pour certains, elle était aussi politique, mais c’était surtout la quête d’une bonne expérience. Certains ont choisi André Lurçat3, d’autres Auguste Perret4 ou Paul Nelson5, mais la plupart ont opté pour Le Corbusier6. Ce dernier choix s’est avéré numériquement plus important et largement réciproque, car de nombreux Grecs se sont adressés à Le Corbusier et lui, de son côté, a volontiers accepté les Grecs. Sa renommée moderne et ses livres étaient arrivés en Grèce avant le 4e CIAM (Congrès international d’architecture moderne), où il a parlé dans la cour de l’École polytechnique, gagnant l’audience et en particulier les étudiants, tandis que nous connaissons bien son intérêt pour l’Acropole et l’esprit grec7. J’ai répertorié quinze architectes, ingénieurs civils et artistes qui ont travaillé avec lui de 1945 à 1965. Ces Grecs ont adopté son propre esprit d’après-guerre, à la fois humanitaire et créatif, diffusant de diverses manières cette influence dans leur parcours ultérieur. Dans certains cas, l’influence est difficile à reconnaître, tandis que dans d’autres, elle est évidente et accompagnée de l’expression d’une admiration sans limite. C’est le cas d’Aristomenis Provelenghios, qui a travaillé à la fois à Paris et à Athènes dans l’esprit de celui qu’il appelait son maître, et qui s’est rendu d’Athènes à Paris en 1965 pour assister à ses funérailles, lui apportant un peu de terre de l’Acropole8. En réponse, André Malraux a commencé son oraison funèbre, dans la Cour carrée du Louvre, en donnant à ce double voyage un sens transcendant et intemporel :

Au moment où le gouvernement décidait de rendre à Le Corbusier l’hommage solennel de la France, il recevait le télégramme suivant : « Les architectes grecs, avec une profonde tristesse, décident de déléguer leur président aux obsèques de Le Corbusier, pour déposer sur sa tombe, de la terre de l’Acropole. » […] Il est beau que la Grèce soit présente dans cette cour illustre qu’ordonnèrent tour à tour Henri II, Richelieu, Louis XIV et Napoléon ; et que, ce soir, la déesse pensive incline lentement sa lance sur ce cercueil9.

5L ’équipe grecque a en même temps influencé le travail de Le Corbusier et on peut dire que, dans une certaine mesure, elle a contribué à changer son cours. Je citerai en particulier le rôle de Iannis Xenakis, qui a concouru à la nouvelle approche des formes et des structures de La Tourette et de Chandigarh ou du Pavillon Philips10. La manière dont il définissait les relations mathématiques ou géométriques et les projetait dans les formes bâties, tout en calculant leur résistance statique, constitue un grand apport à l’architecture, à laquelle il avait également contribué par la conception d’événements audiovisuels en trois dimensions. Dans ce cas, nous n’avons plus seulement une influence de Le Corbusier, mais nous avons également une influence sur Le Corbusier. Bien entendu, il est très difficile de lire ces relations à double sens, non seulement parce que la coopération est en même temps un apprentissage qui contient des contradictions et des antagonismes, mais surtout parce que les effets fructueux de la coopération créative n’ont pas un seul père. La dimension harmonique complexe du mur ondulatoire de La Tourette, exemple typique d’ambiguïté qui s’intensifie dans la conception de ses paraboloïdes hyperboliques, est à la fois un travail d’ingénieur, de musicien et d’architecte. La capacité d’invention de l’ingénieur, qui renvoyait à Ulysse, fascinait Le Corbusier chez Xenakis, qui a constamment eu recours à des mots grecs anciens, sans toutefois pouvoir retourner dans son pays natal – du moins jusqu’en 197411.

6Le cas de Georges Candilis est différent. Il a certainement contribué à l’atelier de Le Corbusier sans qu’on puisse évaluer l’impact de ses idées sur son maître, mais les relations de confrontation et d’échange qui ont été développées ultérieurement, à commencer par ATBAT Afrique, sa collaboration avec Josic et Woods, et surtout sa participation au Team X, ont contribué à féconder l’évolution de l’architecture française et internationale à la fois. Les diplômés de l’École polytechnique d’Athènes jouent pour la première fois un rôle qui change le cours de l’architecture française. L ’activité autonome qu’a développée Candilis sur le plan international, en théorie et en pratique, confirme cette orientation. De plus, à l’époque où culmine l’activité de Candilis à Paris, la Grèce apparaît comme une référence constante dans son discours12 et Athènes devient une destination aux ambitions architecturales élevées13.

7Une autre partie des architectes du Mataroa s’est lancée, parallèlement au travail dans les ateliers d’architecture, dans les études d’urbanisme, qui n’étaient pas encore offertes à Athènes. La reconstruction et le logement des classes sociales défavorisées étaient pourtant une priorité absolue en Grèce comme en France. Aristomenis Provelenghios, Nassos Hatzopoulos, Harilaos Antoniadis et Antonis Kriezis passeront par l’Institut de l’urbanisme de Paris, caractérisé à cette époque par un esprit conservateur14, que tempérait indirectement l’esprit moderne de la Charte d’Athènes et de Le Corbusier. Les trois premiers ont d’ailleurs travaillé dans l’atelier de Le Corbusier sur ses premiers plans urbains de l’après-guerre parmi lesquels figure la reconstruction double du quartier historique de La Rochelle et de la cité industrielle de La Pallice. Ils ont ensuite apporté en Grèce leur intérêt pour le monde urbain, contribuant d’une part à l’activité internationale du bureau de Doxiadis – dans le cas de Hatzopoulos15 et dans une moindre mesure dans celui d’Antoniadis16 – et d’autre part à la formation des jeunes architectes grecs dans le cas de Kriezis qui devint en 1950 professeur d’urbanisme à l’École d’architecture d’Athènes17.

8Il y a enfin eu le groupe des jeunes gens qui se sont rendus à Paris en 1945 sur le Mataroa pour étudier l’architecture à l’École des beaux-arts et qui sont rentrés à Athènes pour entreprendre une activité professionnelle dans laquelle ils ont porté l’esprit novateur du Paris des années 1950. Margaritis Apostolidis (1921-2005), Nikos Hatzimichalis (1923-1986) et Takis Zenetos (1926-1977) ont suivi l’atelier d’Othello Zavaroni ; Kostas Manouilidis (1922-2016) celui d’André Leconte et Emmanuel Pontremoli. Giannis Lygizos (1904-2001), plus âgé, a suivi Auguste Perret et a travaillé dans son bureau jusqu’en 1954, avant de revenir en Grèce pour créer une architecture conservatrice influencée par son professeur. Dans un esprit totalement opposé, Takis Zenetos a pu exprimer les idées novatrices de son temps de manière plus dynamique que tous ses camarades, ayant contribué à changer même un peu le cours de l’architecture grecque, dans une direction dont l’impact est encore fort aujourd’hui. Sa correspondance avec les avant-gardes parisiennes tout au long des années 1960 a fait résonner à Athènes un écho remarquablement répercuté dans son projet d’urbanisme électronique18. D’autres ont, bien sûr, étudié à Paris dans les années suivantes, ramenant à Athènes, comme dans l’entre-deux-guerres, l’esprit moderne de l’époque. Mais plus que ce retour, qui apportait des caractéristiques cosmopolites sans compromettre l’introversion nationale, la génération du Mataroa a contribué à l’extraversion puisqu’elle a entretenu des relations actives avec l’architecture française et internationale.

9Si le cycle de la génération Mataroa semble se fermer, du moins au début des années 1960, quand la plupart des voyageurs sont professionnellement actifs en Grèce, y compris Provelenghios et Candilis, s’ouvre alors un nouveau cycle sans précédent. Pour la première fois, un voyage d’études en Grèce pour un chercheur français ne s’adresse pas à l’architecture grecque ancienne, byzantine ou traditionnelle, mais à l’architecture grecque moderne. Je me réfère en particulier au voyage inaugural de François Loyer, qui est arrivé grâce à une bourse du gouvernement français et qui a ouvert des portes jusque-là fermées. Alors qu’il n’avait pas été encore question à Athènes d’une prise en compte critique et historique de l’architecture grecque aux xixe et xxe siècles, celle-ci a été introduite en langue française, sur la base d’une recherche fondamentale qui a greffé des idées neuves sur la jeune architecture grecque19. Les recherches de Loyer dans les archives, alors rares, et chez les architectes, qui ont apporté des témoignages oraux, lui ont permis de rassembler une masse d’informations précieuses. Mieux encore, il a réussi à susciter l’intérêt des jeunes pour la compréhension et l’interprétation de l’architecture grecque moderne. C’est bien en Grèce donc que Loyer a commencé sa longue carrière de chercheur dans le domaine de l’architecture française et européenne. Cinquante ans plus tard, il a publié la première partie de son expérience grecque, réécrite à la lumière des recherches ultérieures20.

10Dans les mêmes années 1960, une nouvelle tradition d’études géographiques du territoire urbain et rural s’est instaurée en Grèce avec la contribution d’un groupe de géographes français, qui ont fait des thèses de doctorat sur la Grèce et soutenu la création d’un nouvel environnement d’études pour l’aménagement de l’espace, en amont de l’architecture et de l’urbanisme. L ’impact est beaucoup plus important qu’il ne semble à première vue, car il ne s’agit pas seulement de la première introduction des sciences sociales en Grèce, mais également de la fondation d’un centre de recherche, le Centre des sciences sociales d’Athènes21, et d’un réseau d’études spécialisées en géographie et planification urbaine qui a conduit en France de nombreux architectes grecs – dont j’ai fait partie.

11Le géographe Bernard Kayser22, nouveau professeur à l’université de Toulouse, ayant déjà étudié l’arrière-pays de la Côte d’Azur au moment du grand développement touristique, est venu en Grèce en 1960 pour coordonner le développement de la recherche au Centre des sciences sociales. Il a été suivi par une équipe de jeunes géographes qui ont entrepris des recherches individuelles et ont fait des thèses de doctorat sur la Grèce pour devenir professeurs d’université à leur retour en France. Michel Sivignon a étudié la Thessalie23, Émile Kolodny les îles grecques24, Pierre-Yves Péchoux la Grèce du Nord25 et Guy Burgel Athènes26. Les études de Burgel en particulier, cartographiant la relation entre développement industriel et division sociale à Athènes, largement publiées en Grèce ou en France, ont suscité l’intérêt immédiat de l’École d’architecture d’Athènes. L ’ensemble des activités de recherche du Centre, qui a été mis sous les auspices de l’UNESCO, faisait partie de la politique de rapprochement de la Grèce avec l’Union européenne et fut soutenu par les gouvernements européens. La contribution de la France, par le biais de bourses d’études mais aussi de l’apport d’une expertise, peut être comparée, en sens inverse, à celle de 1945.

12Nous pouvons dire que l’arrivée de François Loyer et des géographes marque un grand changement par rapport à la tradition classique des architectes prix de Rome, qui reflète aussi le grand tournant de l’architecture et de l’urbanisme en France des années 1960 vers les sciences sociales. L ’École française d’Athènes a continué à développer son activité brillante sur de nombreux sites archéologiques, mais les architectes, qui avaient joué un rôle clé dans ses recherches au xixe siècle, se sont faits plus rares dans la première moitié du xxe siècle, laissant la place aux archéologues. Jean Dubuisson (1914-2011)27 et Jacques Perrin-Fayolle (1920-1990), prix de Rome respectivement en 1945 et en 1950, ont été les derniers grands architectes à s’installer à Athènes avant l’abolition de l’institution en 1968.

13Tout au long de l’après-guerre et jusqu’à la fin de la dictature, l’influence française a néanmoins été omniprésente dans le domaine des lettres et des arts, et dans celui de l’architecture. La plupart des jeunes architectes qui ont étudié à Athènes après la guerre n’ont pas eu la possibilité de se lancer dans les études supérieures ou de voyager à l’étranger ; il n’y avait pas alors la migration massive des étudiants que nous avons rencontrée plus tard ; mais ils connaissaient plus ou moins bien le français. Par ailleurs, ils n’étaient pas tous en mesure d’acheter des livres étrangers ou de s’abonner à des revues internationales, mais les publications les plus demandées à l’époque, comme les œuvres complètes de Le Corbusier et les numéros de LArchitecture d’aujourd’hui, étaient largement diffusées. Paris a atteint Athènes par le biais d’informations imprimées et a influencé bien plus que l’on n’imagine aujourd’hui les études et les idées des jeunes architectes grecs.

14Peu de livres d’architecture ont été traduits en grec durant ces années-là. Deux des plus importants toutefois étaient de Le Corbusier et ont été publiés pendant la dictature grâce à l’intérêt personnel des architectes qui les ont traduits – l’Entretien avec les étudiants des écoles d’architecture28 et le premier volume du Modulor  29. Mais le changement le plus important est celui qui a eu lieu dans la direction opposée. Car si les architectes grecs n’ont pas contribué de manière significative pendant la période de l’entre-deux-guerres à la littérature spécialisée en langue française, ni préparé de thèses de doctorat, les deux phénomènes se produiront pour la première fois dans la période 1945-1975.

15Le cas de Panos Djélépy fait le pont entre les deux périodes (1919-1939 et 1945-1975). Il avait en effet étudié à Paris entre les deux guerres et avait déjà publié dans les Cahiers d’art un article sur l’influence de l’architecture populaire dans la modernité 30. Or en 1945, il est le chef de la mission sur le Mataroa et il publie dans les années qui suivent, aux éditions Albert Morancé, les Villages d’enfants (1947)31 et l’Architecture populaire grecque (1952)32, où il affirme le caractère grec de son travail, sans toutefois perdre le contact avec l’avant-garde.

16En revanche, Charalambos Sfaellos, parti lui aussi à Paris en 1945 sur le Mataroa, a rédigé une thèse de doctorat intitulée Le fonctionnalisme dans l’architecture contemporaine et l’a publiée en 1952 aux éditions Vincent, Fréal & Cie, contribuant ainsi à la littérature en langue française avec un essai resté actif jusqu’à l’ère postmoderne33. La thèse de Constantin Papas sur l’architecture des Cyclades, publiée en 1957, reste encore de nos jours une excellente contribution à la littérature34. Quatre livres de Panayotis Michelis seront traduits en français dans les années suivantes, contribuant à la nouvelle conception de l’esthétique dans la création architecturale, partie prenante de la culture européenne mais venant d’Athènes et de son enseignement à l’École polytechnique : Esthétique de l’art byzantin35, Esthétique de l’architecture du béton armé36, Études d’esthétique37 et Lesthétique de l’architecture38. De plus, la traduction d’un livre de Constantinos Doxiadis a été largement lue pendant des années39. Parallèlement, de nouveaux architectes grecs diplômés d’Athènes commencent des études spécialisées et des thèses de doctorat en France, comme Charalambos Bouras, qui a terminé sa thèse sur Byzance en 1964 sous la direction d’André Grabar 40.

17La dictature de 1967 va marquer une coupure décisive dans ce continuum d’échanges, qui avait apporté le printemps dans les idées et dans la pratique des architectes grecs depuis la fin des années 1950. Une partie de la génération du Mataroa, qui était de gauche et qui était rentrée pour travailler en Grèce, a été obligée de quitter Athènes à nouveau. Aristomenis Provelenghios a enseigné notamment à Paris ; Thanos Gattos, qui était sur le Mataroa en 1945, travaillant ensuite chez Lurçat et Nelson, redémarre à Paris en avril 1967, collaborant avec Jean Deroche, Paul Chemetov et Oscar Niemeyer au siège du parti communiste41. Cependant, outre le retour à Paris de nombreux partisans de gauche qui avaient déjà quitté Athènes en 1945, il y aura une nouvelle génération qui trouvera refuge à Paris après 1967 pour des raisons essentiellement politiques. C’est le cas de Yannis Tsiomis, qui avait commencé ses études à l’École polytechnique d’Athènes et qui est parti à Paris en 1967 pour obtenir son diplôme sous la direction de Georges Candilis42.

18Paris fut pour la deuxième fois un refuge dans lequel les architectes grecs pouvaient étudier, faire des recherches, travailler, enseigner. Ce dernier paramètre est le plus intéressant, dans le double voyage, puisqu’il s’est considérablement développé depuis les années 1960, pendant la dictature en particulier, en architecture et dans les autres disciplines universitaires, en établissant un équilibre nouveau dans l’enseignement universitaire. George Candilis a enseigné l’architecture à partir de 1963 à l’École des beaux-arts et a poursuivi ses activités après Mai 1968, remportant un grand succès auprès des étudiants. Provelenghios a enseigné de 1968 à 1979. Charalambos Sfaellos, directeur de l’Office du tourisme grec à Athènes dans les années 1950, est revenu à Paris en 1967 et a été élu professeur d’architecture. Yannis Tsiomis, qui a commencé l’enseignement à la fin des années 1970, a fait une longue carrière à l’École d’architecture de Paris La Villette, puis à l’École des hautes études en sciences sociales, devenant ainsi le premier exemple d’architecte grec ayant effectué un cycle universitaire complet à Paris.

19Il vaut la peine de faire ici la comparaison avec la situation de l’avant-guerre où Ernest Hébrard enseignait en français dans la nouvelle École d’architecture d’Athènes, à l’École polytechnique, alors qu’aucun Grec n’enseignait l’architecture en France. Après la seconde guerre mondiale, à l’inverse, il n’y a plus de professeur d’architecture français ou francophone en Grèce, tandis que progressivement, à partir de 1960, on trouve de plus en plus d’enseignants grecs dans les écoles françaises d’architecture. Il en va d’ailleurs de même, depuis les années 1960, en histoire, en philosophie ou en sciences sociales.

20Il faut de plus tenir compte du fait que, à partir des années 1960 et surtout après la dictature, une bonne partie de la jeune génération d’architectes s’est dirigée vers la France pour faire des études spécialisées et des doctorats ; rentrant en Grèce, notamment après 1975, ils ont ramené un nouvel esprit critique et l’expérience des études approfondies. Certains d’entre eux sont rapidement devenus professeurs à l’École d’architecture d’Athènes ou de Thessalonique, en donnant une véritable dimension au double voyage et à l’influence de l’esprit français. C’est le cas pour Yannis Polyzos43, Maria Mantouvalou44 et Joseph Stefanou45, tous trois dans le domaine de l’urbanisme, et de Charalambos Bouras en histoire de l’architecture.

21La dictature a pris fin en 1974 et le grand cycle ouvert en 1945 semble s’être alors refermé. Iannis Xenakis, ayant enfin pu revenir en Grèce, a donné des conférences à Athènes, en 1974 et 1975, sur la musique et l’architecture, dont une à l’École d’architecture. Les jeunes étudiants de l’époque lui ont posé de nombreuses questions sur sa collaboration avec Le Corbusier et sur les nouvelles voies qu’il a ouvertes dans la forme presque architecturale de sa musique. Ses réponses détaillées ont constitué non seulement une source d’information sur une réalité relativement mal connue, bien que déjà devenue une légende, mais aussi une source d’inspiration et de réflexion. Son retour à l’École polytechnique a eu une signification symbolique très spéciale, un an après les événements de novembre 1973, même si sa présence et surtout sa musique ont généré des ambiguïtés, et si certaines attentes ont été déçues46. Beaucoup de choses avaient changé entre 1945 et 1975 – Paris, Athènes, les hommes, les idées, l’architecture. L ’année 1945 avait été caractérisée par la prédominance explosive et optimiste de la modernité en architecture et en urbanisme, tandis que 1975, année du patrimoine culturel européen, a marqué le retour du passé, défiant la modernité. Or, Athènes pendant la dictature était d’une modernité flamboyante, contrairement à Paris, qui avait déjà commencé à construire la pensée post-moderne.

22Au cours de ces trente années, le double voyage a changé de sens, du moins par rapport à l’époque précédente (1919-1939). Les Grecs qui partaient à Paris dans l’après-guerre n’avaient plus pour seul objectif de rentrer dans leur pays, avec une meilleure éducation pour bien exercer leur profession, mais de revendiquer la participation à la réflexion et la pratique internationales, et de le faire à Paris pour dépasser, dans certains cas, comme celui de Candilis ou de Xenakis, les frontières gréco-françaises. En même temps et en sens inverse, les voyageurs français se sont intéressés pour la première fois à la Grèce moderne. Les liens entre les deux cultures ont été particulièrement étroits, même lorsque le voyage n’était pas physique mais spirituel, grâce aux langues, qui demeuraient le fondement mutuel d’une référence commune.

23La période a plutôt mal commencé en 1945 avec la guerre civile et s’est également mal terminée avec les sept années de la dictature, mais ce fut une époque de revendications et de réflexions fertiles et réciproques qui se sont exprimées dans le domaine de l’architecture et de l’urbanisme et ont apporté une nouvelle dynamique créatrice en Grèce comme en France, caractérisée par la modernité, la pensée critique et l’optimisme militant. C’était bien sûr un esprit critique que nous ne pouvons pas séparer des quêtes théoriques ou artistiques, politiques, historiques ou philosophiques de nombreux autres voyageurs comme Cornelius Castoriadis, Kostas Axelos, Kostas Papaïoannou, Nicos Svoronos, Hélène Ahrweiler, Takis, Jason Molfessis ou Georges Couroupos. Et si nous pouvons maintenant revoir tout cela avec des yeux neufs, plus de quarante ans après, nous ne pouvons pas manquer de constater aussi que le voyage Paris-Athènes, commencé au xviie siècle dans un seul sens, puis fonctionnant dans les deux sens à partir du xixe siècle seulement, est finalement devenu un voyage perpétuel et mutuel : Paris-Athènes aller-retour.

Notes de bas de page

1 Tournikiotis 2018a.

2 Tournikiotis 2018b.

3 André Lurçat (1894-1970) était un moderniste modéré à Paris avant de partir en 1934-1937 à Moscou pour aider à édifier le socialisme.

4 Auguste Perret (1874-1954) était célèbre mais conservateur dans sa conception politique et architecturale, surtout après la guerre.

5 Paul Nelson (1895-1979) était un architecte américain qui a étudié et travaillé à Paris avec une idéologie déclarée de gauche.

6 Le Corbusier (1887-1965) était caractérisé par une ambiguïté politique mais avait travaillé pour l’Union soviétique jusqu’en 1933 et acceptait les architectes dans son bureau, quelles que soient leurs opinions politiques. Beaucoup de Grecs qui travaillaient alors dans son atelier, tels que Candilis, Provelenghios, Xenakis, étaient des militants de gauche.

7 Tournikiotis 2013.

8 Aristomenis Provelenghios (1914-1999) s’est rendu à Paris pour représenter l’Association des architectes grecs, dont il était président.

9 Malraux 1965.

10 Iannis Xenakis (1922-2001) était un ingénieur civil. C’est à ce titre qu’il a commencé sa collaboration avec Le Corbusier en 1947, bien qu’il soit finalement devenu un musicien de renommée mondiale.

11 Xenakis, gravement blessé lors de la « bataille d’Athènes », quitta clandestinement la Grèce pour Paris en 1947, refusant de faire son service militaire, et fut condamné à mort par contumace. Il y revint pour la première fois le 7 novembre 1974. Un an plus tard, une impressionnante semaine Xenakis fut organisée à Athènes avec seize œuvres données en concert au théâtre romain d’Hérode Atticus, une exposition à la Galerie nationale et une conférence à l’opéra d’Athènes (du 14 au 21 septembre 1975).

12 Voir Candilis 1977.

13 Voir Nikos Magouliotis, Panayotis Tournikiotis, « Projets de Candilis pour la Grèce, 1958-1969 : Athènes, Spetsai, Patras, Phaliro », dans ce volume, p. 81-104.

14 Pierre Lavedan a dirigé l’Institut de 1942 à 1964.

15 Nassos Hatzopoulos (1919-) est rentré en Grèce en 1955 pour travailler dans le bureau de Doxiadis sur des projets de grande échelle à Bagdad, Islamabad, Rio de Janeiro et Nigeria.

16 Harilaos Antoniadis (1922-) a soutenu une thèse de doctorat à Paris, puis à l’université Columbia de New York, où il est devenu professeur d’urbanisme (1963-1972).

17 Antonis Kriezis (1911-1986) étudie l’architecture à Athènes et soutient une thèse de doctorat à Berlin en 1934, dirigée par Hans Poelzig, avant de partir pour Paris en 1945-1947.

18 Zenetos 1969 ; Kalafati, Papalexopoulos 2006.

19 Loyer 1966.

20 Loyer 2017.

21 Le Centre des sciences sociales d’Athènes a été fondé en 1959. Il a été renommé Centre national de recherches sociales en 1968.

22 Kayser 1964 ; Kayser, Péchoux, Sivignon 1971.

23 Sivignon 1975.

24 Kolodny 1974.

25 Péchoux 1968.

26 Burgel 1970 ; Burgel 1972 ; Burgel 1974 ; Burgel 1981.

27 Sur Jean Dubuisson, voir dans ce même volume l’article de David Peyceré, p. 161-178.

28 Le Corbusier 1971a.

29 Le Corbusier 1971b.

30 Djelepy 1934.

31 Djelepy 1947.

32 Djelepy 1952.

33 Sfaellos 1952.

34 Papas 1957. C. Papas, diplômé de l’École d’architecture d’Athènes en 1951, a poursuivi des études aux États-Unis en 1952 avec une bourse Fulbright avant de gagner Paris. Le Fulbright Program, créé en 1948, a inauguré une période d’influence américaine dans le monde des intellectuels grecs.

35 Michelis 1959.

36 Michelis 1963.

37 Michelis 1967.

38 Michelis 1974.

39 Doxiadis 1967.

40 Bouras 1964.

41 Voir « Siège du comité central du Parti communiste français », Larchitecture d’aujourd’hui 138, 1968, p. 19. Entre ses deux séjours parisiens, Gattos a travaillé à Budapest et Berlin-Est avant de rentrer en Grèce en 1966 pour collaborer avec Doxiadis.

42 Voir dans ce même volume l’article de Yannis Tsiomis sur l’enseignement de Candilis, p. 69-80.

43 Polyzos 1978.

44 Mantouvalou 1980.

45 Stefanou 1978.

46 Les articles du journal Ριζοσπάστης en témoignent. Le 8 novembre 1974, ce dernier annonce le retour de Xenakis « qui a été un réfugié pendant vingt-sept ans » et invite à la conférence qu’il va donner le 16 novembre au théâtre national. Le 21 novembre, le journal publie une longue interview de Xenakis avec Harris Vrondos, mais déclare que « la rédaction n’est pas d’accord avec certains points » et se réserve le droit d’exprimer ultérieurement son opinion. Cela sera fait par Harris Vrontos lui-même le 24 avril 1975 dans un article intitulé « L ’esthétique de Yannis Xenakis », dans lequel sa création musicale est dépréciée, jugée ennuyeuse, froide, erronée, fondée sur des platitudes idéalistes, qui trahissent son époque, lui-même étant « enfermé dans sa “tour de verre” ». Dans ce cas, les attentes n’ont pas été confirmées.

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