1Dans un de ses discours, Dion Chrysostome rappelle que les athlètes ne sont prêts à se soumettre à tant de peines que pour avoir, sous leur statue, l’inscription qui rappelle leur victoire olympique ou pythique1. Les palmarès ne sont qu’une des légendes possibles aux statues de ces champions vainqueurs à Delphes, à Pise, à Rome ou à Éphèse. Plus nombreux que jamais à l’époque impériale, ils répondent de diverses façons au besoin d’ériger des mémoriaux à la gloire des champions.

Mort ou vif ?

2Lorsque M. Jordan, considéré alors comme le meilleur basketteur de son époque, prit sa retraite après trois titres de champion NBA avec les Chicago Bulls, on décida d’ériger une statue de lui devant la salle où jouait son équipe. Le monument fut rapidement achevé et sur la base on énuméra d’une part ses titres et statistiques avec les Bulls, d’autre part les récompenses personnelles acquises par le basketteur (titres de meilleur joueur, meilleur défenseur, meilleur marqueur etc.). Mais M. Jordan sortit de sa retraite, remporta trois nouveaux titres de champion NBA avec la même équipe et acquit de nouvelles récompenses individuelles : il fallut mettre à jour les plaques qui portaient son « palmarès ». Plus récemment, le tennisman A. Murray, premier vainqueur britannique d’un tournoi du Grand Chelem depuis plus de soixante-dix ans, annonçait l’arrêt de sa carrière ; il fut immédiatement question de lui ériger une statue à Wimbledon, siège du plus prestigieux tournoi du Grand Chelem et où A. Murray l’a emporté deux fois. On trouvait naturel qu’il ait sa place aux côtés de la statue de F. Perry, le dernier Britannique à l’avoir emporté avant lui dans ce temple du tennis. Mais F. Perry avait dû patienter presque un demi-siècle après son dernier succès londonien, et une quarantaine d’années après la fin de sa carrière tennistique, alors même que son palmarès est plus étoffé que celui de A. Murray. Du moins eut-il sa statue de son vivant. Car pour P. Nurmi, neuf fois vainqueur de l’or olympique, légende de l’athlétisme finlandais et mondial, c’est seulement après sa mort que les statues fleurirent un peu partout dans son pays mais aussi à Lausanne au siège du Comité international olympique. Il ne fait guère de doute qu’aujourd’hui on est plus enclin, quand cela rejoint une tradition, d’élever une statue peu de temps après la retraite sportive d’un grand champion. Mais il n’y a pas de règle générale et le footballeur R. Koppa, figure du Stade de Reims, n’a eu son effigie dans cette ville qu’un an après sa mort, alors que l’Argentin L. Messi a déjà la sienne à Buenos Aires depuis plusieurs années, malgré ses échecs répétés avec l’équipe nationale, et bien qu’en tant que professionnel il n’ait jamais joué dans un club argentin. À Barcelone, son club de toujours, il est prévu d’immortaliser le joueur avec une statue dans la façade du futur stade ; le président du club a même annoncé, moitié sérieux, qu’il n’y en aurait pas une mais dix, le numéro du joueur !

3On a vu qu’il en allait de même dans l’Antiquité. Il n’y a aucune règle. Les moments choisis pour ériger la statue d’un champion sont très divers, en cours de carrière comme après sa retraite, et dans ce dernier cas parfois immédiatement après ou des décennies plus tard, voire après sa mort. L ’une des principales différences avec aujourd’hui est que les statues sont évidemment bien plus rares dans le sport moderne. Des champions majeurs n’en ont pas et n’en auront jamais car aucune tradition de leur pays ou de leur discipline ne pousse à ériger un monument à la gloire d’un sportif, fût-il une star planétaire. Et contrairement à l’Antiquité qui préférait globalement pour les statues des champions les mêmes epiphanestatoi topoi que pour les notables ou les souverains, à savoir le plus souvent l’agora ou les plus importants sanctuaires, les statues actuelles sont liées aux infrastructures sportives, stade, salle de sport etc. Les statues de champions étaient rares au gymnase antique ou au stade.

4Il est malaisé voire impossible de donner des chiffres sur les moments où furent gravés les palmarès retrouvés. Notre sentiment est tout de même que les palmarès en cours de carrière sont liés prioritairement à des statues érigées pour une victoire dans un concours qui offrait ce prix à ses vainqueurs et secondairement à des exploits particuliers. Mais souvent on attendait la fin de la carrière pour graver un bilan. Dans les cas, somme toute assez rares, où l’on sait situer cet acte par rapport à la carrière, cela est régulièrement bien après la fin de l’activité agonistique. Qu’on songe que la seule base pour Dèmostratos Damas à ce jour retrouvée dans sa patrie (85) a été érigée après sa mort, et non par la cité mais par ses descendants !

Image et texte

5Il n’y a pratiquement pas de palmarès sans statue, alors qu’il y a toujours des statues de champion sans palmarès, et dans la perception de celui qui parcourt l’agora d’Éphèse ou d’Athènes, la statue reste prioritaire sur le texte. L ’avantage des champions est que dans la forêt d’effigies des sanctuaires panhelléniques ou des centres urbains des plus importantes cités de l’Orient romain, la leur était un peu plus caractéristique que les statues de beaucoup de notables, qui visuellement ne devaient pas se différencier nettement les unes des autres. Le boxeur, le trompette, l’aulète se reconnaissaient de loin, et dans bien des cas sans ambiguïté possible. Il restait des disciplines peu caractéristiques visuellement (les auteurs d’éloges), mais la nudité athlétique d’une part et les accessoires sportifs ou artistiques d’autre part assuraient à la statue de champion une idiosyncrasie qui facilitait une identification aisée, parfois immédiate. Bien moins nombreuses que les effigies de notables et souverains avec qui elles partageaient les mêmes espaces, les statues de champion étaient certainement des marqueurs efficaces : il était commode de se donner rendez-vous devant la statue de Marôn à Séleucie de Calycadnos (64) ou du côté des statues de vainqueurs aux Olympia à Tralles. Nul besoin de déchiffrer une inscription, on savait de quoi il s’agissait.

6Le palmarès lui-même n’est pas indispensable à l’immortalisation statuaire du champion. On a pu clairement constater que quand une cité honorait l’un de ses hiéroniques, le texte prévu n’incluait pas nécessairement le palmarès, qui vient donc en supplément. Dans le cas d’honneurs civiques, c’était certainement bien plus fréquent qu’on ne le pense et, au moins pour les premières décennies de l’Empire, il y a peut-être des bases de champions qui, pour motif des honneurs, affichent simplement : ἀρετῆς ἕνεκα, ce qui fait que nous n’identifions pas les honorandi pour ce qu’ils sont. Dans le cas des monuments privés, le palmarès s’impose de manière plus évidente.

7La mutation la plus profonde dans la relation du texte à l’image est assurément la spectacularisation du texte lui-même. Le renouveau du palmarès à couronnes végétales, même si beaucoup d’exemples concernent non des bases de statue mais des sarcophages, et surtout l’invention du palmarès à couronnes monumentales modifient assurément la relation du spectateur aux monuments pour les champions. Désormais la carrière d’un pugiliste ou d’un héraut peut plus que jamais se donner à voir. Même celui qui ne savait pas ou ne voulait pas déchiffrer l’inscription sur la base avait une idée de l’importance du champion ou au moins du nombre de ses succès. C’était aussi un texte plus facile à aborder qu’un bloc de texte continu, puisque chaque couronne formait plus ou moins une unité facile à appréhender.

8Lisait-on ces palmarès ? Dans ces sociétés à alphabétisation restreinte, il faut, pensons-nous, distinguer plusieurs cas. Rappelons pour commencer que la statue elle-même disait beaucoup : son existence même équivalait à mettre le bénéficiaire tout un haut de la hiérarchie des champions. Puis, comme on l’a dit, la sculpture indiquait souvent la spécialité. Le texte était en revanche indispensable pour l’état civil, les titres et le détail des victoires. Pour les lecteurs antiques, le rapport au palmarès était à la fois ressemblant et différent de ce qu’il est aujourd’hui. Au xx^e comme au xxi^e s., les sources sont bien évidemment plus nombreuses pour se renseigner sur la carrière d’un champion. Depuis l’avènement d’Internet, même les media sportifs ne multiplient plus les récapitulatifs de la carrière de tel ou tel champion quand ils en font le portrait ou réalisent un énième article sur telle ou telle facette du champion, sa forme du moment, ses chances de succès etc. : les journalistes savent bien que leur lecteur saura trouver les chiffres ailleurs.

9La culture sportive des anciens Grecs était, elle, d’abord orale, même s’il existait une littérature sur les concours, les athlètes et le sport, pour nous presque entièrement perdue. Mais le lecteur qui avait la statue et le palmarès de Dèmostratos Damas devant les yeux réagissait probablement un peu comme le passionné de basket se comporte devant la statue de M. Jordan ou l’amateur d’athlétisme devant l’un des monuments pour Jesse Owens dans l’Ohio : il lit le texte, ou le parcourt au moins, même s’il connaît les détails de la carrière du champion. Cela vient en partie du fait que le sport est façonné par la mémoire des exploits passés : il s’agit toujours ou de les imiter ou de les dépasser, et pour cela il faut les connaître. D’un autre côté, la mémoire de chacun est très faillible. Même les fans de tel champion ou de tel club peuvent oublier les performances anciennes, parce qu’elles sont perpétuellement effacées par de nouvelles données : la lecture des palmarès équivaut donc à un travail de remémoration. Mais c’est davantage que cela : lire les exploits d’un champion, c’est aussi les vivre ou les revivre. L ’auteur de ces lignes en a fait l’expérience en préparant ce texte : nous nous sommes retrouvé à lire des paragraphes entiers de records accomplis par M. Jordan ou P. Nurmi alors qu’au fond nous connaissions les éléments essentiels de leur biographie, en nombre suffisant pour rédiger le paragraphe supra ; mais nous découvrions des détails jamais connus (et pour beaucoup aussi vite oubliés) tout en confortant notre culture des exploits sportifs du xx^e s. Pour le lecteur antique, le déchiffrage des palmarès participait de la même réminiscence/réappropriation des exploits des champions de son époque ou du passé.

Palmarès et mythologie sportive

10Les palmarès ont-ils pour autant un impact réel sur la mythologie agonistique (essentiellement sportive en l’occurrence) ? Pour le dire autrement, les palmarès modèlent-ils la légende des champions ?

11Disons-le nettement : nous ne pouvons pratiquement pas en juger. Pour l’époque impériale, nous ne connaissons quasiment jamais les titulaires des palmarès par ailleurs. On ne peut guère confronter ce que disent les inventaires sur pierre avec ce que diraient d’autres textes. Néanmoins, il nous semble que la sécheresse de la plupart des palmarès, leur complexité relative, ne plaident guère pour que ce soit par eux, même partiellement, que se propage ou se maintient la mémoire des exploits des champions. La culture des hauts faits et des bilans était avant tout orale. Ce que le palmarès avait de plus précieux était certainement l’enregistrement du nombre de victoires, le plus difficile à mémoriser. Cela a pour effet de réduire un champion à quelques succès majeurs et à des chiffres, comme aujourd’hui quand, la plupart du temps, on ramène un tennisman à ses triomphes dans les tournois du grand chelem et au total des victoires, ou un athlète à ses médailles olympiques.

12Les palmarès des époques classique et hellénistique se limitaient à ce résumé d’une carrière. L ’introduction de la mention d’exploits plus circonstanciés, parfois avec des détails singuliers, est donc une innovation majeure de l’époque impériale. Le phénomène est parfois amplifié par un caractère personnel marqué, accentué par l’usage de la première personne. C’est certainement dans ces passages qu’on approche le plus, dans les palmarès, ce que pouvait être la mémoire des exploits colportés par l’oralité, bien plus développée et plus lyrique. Les palmarès restent loin de cela. Les contemporains d’un Dèmostratos Damas (85-87), surtout ceux qui avaient été présents lors de ses plus grandes victoires, ou plus encore lors de ses ultimes combats victorieux devant l’empereur, quand il était un vétéran quasi retraité, pouvaient ajouter des détails sur les circonstances exactes, les adversaires vaincus, les aspects techniques, la dimension psychologique de l’affrontement ; tout cela disparaît dans la sécheresse factuelle du palmarès, alors que ce devait être, hier comme aujourd’hui, une part importante du logos sportif.

13Bien sûr ces souvenirs s’étiolent avec le temps, alors que le palmarès reste. Scripta manent. Certes et le palmarès a bien cette ambition de conserver la mémoire du champion. Mais les paroles volent plus facilement et plus loin, et le témoignage des spectateurs venus assister aux Olympia ou aux Kapetôlia façonnait, davantage que les palmarès, la mythologie sportive, le système d’images et d’émotions qui fabrique l’aura des champions dans l’Empire romain.

Palmarès et notabilité

14On sait qu’une sociologie fine des champions est pour ainsi dire vouée à l’échec2. Pour l’époque impériale, elle est impossible : nous ne connaissons presque jamais l’origine sociale des champions. Et même les travaux prosopographiques n’ont guère aidé et n’aideront guère à cerner mieux la question.

15Les palmarès étant l’apanage des grands champions, nous disent-ils malgré tout quelque chose de leur place dans la société ? Le plus souvent, le palmarès orne une statue : celle-ci marque-t-elle une forme d’entrée dans la notabilité de la cité ? Nous aurions plutôt tendance à dire que, d’après les seuls palmarès, le doute l’emporte et que plus on avance dans le temps, moins la réponse à cette question est positive.

16En effet, la plupart des champions dont on peut assurément mesurer l’« ascension sociale » à travers leurs victoires – si tant est que leur famille n’appartienne pas déjà à la notabilité dans leur cité – sont datables des premiers temps de l’Empire. On sait que dans la descendance d’Aristeas (12), le grand champion de Stratonicée, il y a des membres de l’élite politique de la cité et même un grand-prêtre de la province. Dèmokratès (14-15) a fait une carrière dans l’armée romaine et est lui aussi devenu archiereus d’Asie. Certes ce n’est pas leur palmarès qui nous l’apprend. Mais nous le savons malgré tout, bien que la documentation fournie par leur cité ne soit pas si abondante que cela. À l’inverse, alors que les inscriptions n’ont jamais été aussi nombreuses que sous les Antonins et les Sévères et que les palmarès les plus détaillés appartiennent à cette période, il n’est presque aucun palmarès qui à cette date donne encore quelque indice sur l’appartenance des champions à l’élite de leur patrie.

17Au contraire, les palmarès pourraient fournir des indices ténus mais bien réels d’une place compliquée des champions au sein de leur cité.

18D’une part le nombre d’honneurs civiques diminue très nettement au profit des honneurs privés. Jusque sous les Antonins, les bases conservées résultent régulièrement d’une décision du Conseil et/ou du Peuple. On voit même au ii^e s. plusieurs palmarès gravés sur des bases érigées à l’étranger par les patries des champions. C’est de plus en plus rare par la suite, et au iii^e s. le nominatif triomphant dans les palmarès pourrait bien être le résultat d’une baisse significative des honneurs votés par les cités. Si un champion voulait une statue et son palmarès quelque part, que ce soit dans sa patrie ou dans une des capitales de l’agonistique grecque, c’était sans doute à lui ou à sa famille d’en prendre l’initiative. Et de fait beaucoup l’ont fait, ce qui nous vaut au iii^e s. des palmarès à Delphes et à Athènes, sièges de concours majeurs qui n’avaient jusque-là donné que fort peu de palmarès au regard de leur prestige. Quand un Valerius Eklektos (170 à 173) décide de faire ériger une statue de lui, il choisit désormais Athènes, Delphes, Olympie. Ces sièges des plus grands agônes n’ont jamais ressenti le besoin d’ajouter à la gloire de leurs compétitions le prestige de quelques statues ornées du palmarès des vainqueurs. En revanche, à Tralles on a trouvé que graver les victoires des champions qui l’avaient emporté dans la cité était une plus-value intéressante. La relation vainqueur/patrie/cité organisatrice a assurément changé depuis les épinicies de Bacchylide ou les épigrammes de Poseidippos, mais les motivations sont toujours les mêmes : acquérir un supplément de gloire.

19Malgré ce tassement des honneurs civiques, les champions n’en étaient pas moins des stars. Cela n’avait probablement pas encore changé au moment des derniers palmarès de l’Orient grec. Mais leur rapport à la cité s’était vraisemblablement transformé au ii^e et surtout au iii^e s. On le comprendra aisément. Ces professionnels, en ce sens qu’ils consacrent tout leur temps, parfois dès leur plus jeune âge, à leur activité agonistique, qu’elle soit sportive ou artistique, ne peuvent guère être intégrés à l’élite de leur cité. Dès leur adolescence ils peuvent être absents plusieurs mois voire plusieurs années de suite. Quand les jeunes issus des élites politiques, économiques et religieuses de la cité s’intègrent dans la notabilité à travers le gymnase et leurs premières magistratures, les champions, quelle que fût leur origine sociale, sont absents. Le système mis en place sous l’Empire, qui récompense les champions par des charges comme celle de xystarque, ou, pour les plus grands champions, par la fonction de surintendant des thermes impériaux à Rome, ne fait que séparer davantage les champions de leur patrie. L ’avenir d’un retraité des stades était souvent ailleurs que dans sa cité d’origine, comme entraîneur ou fonctionnaire de la guilde des athlètes ; quant aux carrières des artistes, elles pouvaient très bien se dérouler sur des décennies.

20Bien sûr il y a des exceptions à ce potentiel fossé entre les champions et les élites3, mais celles-ci viennent parfois confirmer le possible contraste entre la réussite agonistique manifestée par le palmarès et la place du champion dans la cité. M. Aur. Athènaios (110), périodonique, ne cite pas même son titre quand plus tard il est devenu grand-prêtre de la province d’Asie ; eût-il été périodonique dans le pancrace ou chez les citharèdes, peut-être l’aurait-il fait, mais il était un simple auteur d’éloges, discipline peu prestigieuse. Ses victoires spectaculaires l’ont peut-être aidé dans son remarquable itinéraire qui l’a mené de Tyane aux plus grands honneurs en Asie, mais aux yeux de la notabilité provinciale qu’il avait intégrée, cela n’avait plus d’importance. Toutes les citoyennetés honorifiques et les titres de bouleutes dont se vantent les athlètes comme les artistes dans leurs palmarès sont un trompe-l’œil : s’ils y tiennent tellement, c’est que chez eux ils ne sont ni stéphanéphores, ni grand-prêtre, ni gymnasiarque ; les chapelets d’ethniques doivent ajouter à leur notoriété et à leur respectabilité, mais ils ne remplacent pas l’action politique et évergétique au sein de la cité. Dans les palmarès gravés à Aphrodisias, l’appartenance à une bonne famille vient avant les titres agonistiques et la liste des victoires. Pour une fois nous savons que ces champions sont considérés comme de bonne extraction. Mais n’aurions-nous pas que les palmarès de notables qui ont accru leur gloire dans les stades ou sur la scène ? Un champion de très modeste origine pouvait-il à Aphrodisias avoir une statue en son honneur, votée par le Conseil, pour ses seuls succès ? Nous avons retrouvé à Milet plusieurs inscriptions en l’honneur des Thelymitrai, deux artistes multi-titrés qui ont fait bénéficier leur cité de leur fortune ; pourtant nous n’avons à ce jour aucun palmarès, ni du père, ni du fils4. C’est leur évergétisme qui nous vaut leur mention répétée, pas leurs succès dans les théâtres.

21Sans aucun doute les grands champions sont dans leur patrie des stars, des gens admirés non seulement par la foule mais aussi par les notables eux-mêmes, parfois même par ceux qui par ailleurs critiquent la décadence de l’athlétisme, les mœurs des artistes, la « professionnalisation », la déchéance des anciens champions âgés, comme Philostrate ou Galien. Ce sont littéralement des icônes vivantes : ils n’ont besoin de leur vivant ni de statue ni de palmarès. Ces hiéroniques ont une part de sacré. Les gens les reconnaissent dans la rue, sur les gradins du théâtre et du stade, enregistrent leurs exploits, les associent aux entrées triomphales dans leur patrie, qui sont assurément autant de moments festifs ; le retour périodique des panégyries qui les ont vus vaincre est aussi une occasion de souvenir. Mais cela ne les met que rarement, en termes d’honneurs civiques ou d’autocélébration, au même niveau que les élites dirigeantes de la cité.

Les champions de la mémoire

22Le circuit des grands concours isélastiques de l’époque impériale a créé une véritable bureaucratie5. Même si nous n’en avons conservé que très peu de traces directes et presque exclusivement des témoignages indirects, dont les plus spectaculaires sont assurément les listes de vainqueurs aux Sebasta de Naples6, les concours donnaient lieu à des quantités d’écrits non négligeables. Certains n’avaient aucune vocation à être conservés au-delà du concours : l’enregistrement des inscriptions, celui des qualifications puis les papyrus ou les tablettes sur lesquels des officiels enregistraient les noms des vainqueurs. Mais ensuite il y avait des procédures importantes, dont nous avons de maigres traces papyrologiques7, par lesquelles les champions eux-mêmes recevaient notification de leur victoire, qui ouvrait droit à d’importants privilèges dans leur patrie. Cette dernière pouvait en être informée. Des listes existaient nécessairement dans les archives de la cité organisatrice, puisqu’on pouvait demander copie de l’attestation de la victoire. Et les champions portaient selon toute vraisemblance avec eux une liste de leurs victoires, ne serait-ce que pour pouvoir la fournir si une cité décidait d’élever une statue d’eux ornée d’un palmarès. Le champion se doit d’être le gardien de la mémoire de chaque étape de sa carrière.Il est vraisemblable que chaque athlète enregistrait ainsi au fur et à mesure ses succès, et que la version originale conservée dans leurs archives personnelles était chronologique.

23C’est seulement au moment de la rédaction du palmarès que le champion lui-même ou les dédicants remodelaient la liste originelle, voire choisissaient de ne faire qu’un bilan synthétique. Les facteurs qui interviennent alors dans la mise au point du palmarès gravé sont multiples. Comme on l’a vu, priorité peut être donnée à la cité où est érigé le monument ; mais que l’ordre choisi soit ensuite hiérarchique, chronologique ou plus complexe, l’intention première était la mise en valeur de la liste fournie.

24Le palmarès n’est pas indispensable à l’immortalisation du champion ; il est en revanche très important pour l’insérer dans une hiérarchie des champions, à l’échelle locale ou à celle de l’oikoumenè, et dans l’histoire du sport. C’est un trait particulier parmi toutes les bases qui encombraient les agoras : contrairement à la plupart des bases de notable, quand bien même l’esprit agonistique s’y manifestait aussi, les palmarès sont faits pour être comparés.

Des changements dans l’inévitable continuité

25Il n’y a pas une infinité de solutions pour graver un palmarès et l’époque impériale a repris sans surprise un certain nombre des formules inventées par le passé. Mais on a aussi innové. Certaines innovations ne modifient en rien la relation du lecteur/spectateur avec le monument et le texte : le changement de cas dans l’indication de la catégorie d’âge n’a aucune influence, aussi étonnant soit-il. Mais le développement du palmarès à couronnes, surtout quand il s’accompagne du choix du haut-relief et/ou de la couronne métallique monumentale à la place de la couronne végétale, a dû avoir un impact notable. La formule du palmarès à couronnes n’était pas neuve, elle devient toutefois bien plus spectaculaire à partir des années 170. Si elle a eu du succès, elle ne s’est pas non plus généralisée et est restée limitée à certaines régions ; sa fortune s’essouffle même assez vite. Nous n’excluons pas que ce soit en partie lié au développement, au début du iii^e s. et surtout à partir de Caracalla, des noms de concours longs et des formules du type : nom de l’agôn + ἐν et le datif. La longueur nouvelle de ces désignations de concours s’accordait mal avec les palmarès à couronnes ; on voit d’ailleurs que l’accusatif pour le siège, parfois sans le nom du concours ou avec des noms courts, se maintient précisément dans les palmarès à couronnes. Il n’y a par ailleurs pas nécessairement besoin de trouver des raisons objectives à cet essoufflement des palmarès à couronnes : c’était une mode et, en tant que telle, elle était destinée à être remplacée par une autre, même moins spectaculaire. Cela dit, il ne faut pas sous-estimer l’efficacité communicationnelle des palmarès du milieu du iii^e s., parfois présentés sous forme de listes. L ’enchaînement des lignes avec toujours le même type de formules (concours avec ἐν + dat) suivies de chiffres, était presque aussi caractéristique qu’un palmarès à couronnes : on la reconnaissait tout de suite pour ce qu’elle était ; elle était assez lisible, et souvent les chiffres sont séparés du nom du concours, ce qui facilitait aussi la lecture et en particulier une perception presque immédiate de la somme des victoires : une liste de dix, quinze ou vingt lignes avec des β΄, γ΄, δ΄, voire des chiffres plus élevés pour les concours triétériques, donnait quasi instantanément une approximation du total des succès du champion et le situait dans la hiérarchie des stars.

26Par ailleurs, s’il y a une sorte de koinè des palmarès – il n’y a qu’à penser à la façon dont tous ont adopté le génitif des catégories d’âge ou à la généralisation de la formule introductive –, il a toujours subsisté des formes d’idiosyncrasies liées aux lieux ou aux disciplines. Les mutations n’ont abouti ni à plus d’harmonisation ni à davantage de particularismes, elles se sont diffusées tout en laissant la possibilité de palmarès différents dans certains endroits (Aphrodisias, Anatolie du Sud). C’est toutefois bien cette koinè qui permet, en croisant les caractéristiques formelles des palmarès et l’histoire des concours, une datation précise de la carrière du champion, pour la plupart à dix ou vingt ans près.

27Incontestablement les mutations flaviennes, celles propres aux palmarès comme celles concernant l’organisation des concours, ont constitué un tournant majeur dans l’évolution du genre palmarès. Même le rôle d’Hadrien n’a pas eu un impact comparable semble-t-il, sauf dans la hiérarchie des concours mentionnés dans les palmarès. Puis le troisième moment de transformation profonde à l’époque impériale est l’apparition des palmarès à couronnes monumentales. Cela pose une question à laquelle il est loin d’être facile de répondre : quel est le lien profond entre l’histoire des concours et celle des palmarès ? Ainsi la fondation des Kapetôlia fait sans doute entrer les palmarès dans une nouvelle ère, mais est-ce l’existence du concours lui-même ou plutôt l’influence de Rome, ou du latin, voire de traits de l’épigraphie romaine du moment ? Les fondations d’Hadrien modifient l’ordre des concours quand ils sont rangés hiérarchiquement, mais est-ce cela qui entraîne la mutation des formules finales (passage à la mention des concours talantiaioi) et l’apparition de la formule introductive ? C’est possible, mais l’arrivée du palmarès à couronnes monumentales est un bel exemple de déconnexion possible entre évolution des prix et des palmarès : la couronne métallique n’est nullement une nouveauté quand elle fait son apparition comme élément des palmarès, elle a probablement un siècle et demi d’existence et l’on est bien en peine de déterminer pourquoi elle s’impose assez subitement dans ce type de textes. On pourra certes invoquer quelque changement de mentalités : celles-ci auraient été prêtes à accepter la figuration d’un prix de valeur à la place de la symbolique couronne de feuillage, mais ce n’est que déplacer le problème, d’autant que l’apparition de la couronne métallique sur les monnaies est peu ou prou concomitante. Y a-t-il une relation entre l’iconographie numismatique et les palmarès ? Avouons que dans ce cas comme dans beaucoup de pans de l’histoire des concours, nous sommes condamnés à des hypothèses et que notre ignorance d’aspects parfois majeurs reste grande.

28Un paradoxe fait que les dernières décennies de l’histoire des palmarès, longue de plus de sept siècles, ont été plus riches en nouveautés que les époques passées. Le palmarès disparaît alors qu’il vient d’aboutir à des formes propres, plus reconnaissables que jamais, notamment avec le palmarès à couronnes monumentales. C’est un pur hasard, puisque la disparition des palmarès est liée aux soubresauts qui affectent l’Empire et au changement d’habitus épigraphique lié à ceux-ci. C’est pourtant à la veille de l’extinction de ce genre pluriséculaire que l’on a à nouveau un palmarès à Olympie ; c’est aussi à ce moment-là que la géographie des palmarès est la plus diversifiée et la plus étendue, puisqu’on retrouve aussi bien les capitales agonistiques, y compris Athènes qui avait été avare en textes dans les deux premiers siècles de l’Empire, que des cités qui n’avaient jamais donné de textes, en Occident, comme en Afrique ou dans l’Orient grec. Le palmarès ne meurt pas à son acmé, qui quantitativement a lieu sous les Antonins et les premiers Sévères. Mais il s’éteint après avoir connu dans son dernier siècle d’existence une diversité de formes et une extension géographique sans précédent.