Les palmarès : définition

1Pour désigner la matière de ce corpus, les principales langues des Études classiques ont généralement des expressions (record of victories, κατάλογος νικών, Liste der Siege, curriculum agonistico1 etc.) qui restent d’ailleurs assez peu utilisées. Car dans les corpus géographiques, la plupart de ces textes sont rangés dans une catégorie thématique large, celle des inscriptions agonistiques, appelée, parfois de manière imprécise, dedicationes agonisticae2, tituli honorarii agonistici3, agonistische Inschriften4, agonistica5, inscriptions agonistiques etc. C’est bien sûr le choix dû à L. Moretti, paru en 1953, qui a popularisé cette expression. Dans ses Iscrizioni agonistiche greche, le savant italien mélangeait au demeurant des textes très divers pour les périodes archaïque, classique et hellénistique ; ce n’est que pour l’Empire que la presque totalité de son anthologie est constituée d’inventaires des victoires remportées par des champions.

2Nous éviterons ici d’épiloguer inutilement sur la notion d’inscription agonistique. Dans son usage le plus courant, on rattache à cette catégorie assez vague tous les textes dont l’objet principal est en relation avec les compétitions de tous types organisées par les Grecs. Mais la grande diversité typologique de ces documents fait que souvent, et inévitablement, des textes qui pourraient tous à bon droit être rangés parmi les inscriptions agonistiques sont dispersés : les catalogues de vainqueurs sont rangés parmi les catalogues ; telle épigramme (244), parce qu’elle est la dédicace de la statue d’une divinité, apparaît dans un groupe spécifique réuni sur cette base formelle dans les IG XII 4, alors qu’il s’agit tout autant d’une liste de victoires comme celles qui constituent une autre section du même corpus. Ces hésitations sont inévitables : le monde agonistique touche à des domaines très nombreux et ses sources, sur des supports variés, embrassent tout l’éventail typologique des inscriptions.

3Ce que nous rassemblons ici n’est que l’une des parties les plus spectaculaires, quantitativement l’une des plus importantes, des inscriptions en relation avec les concours grecs6 : les inventaires des victoires d’un champion.

4La langue française a pour ces documents un mot commode mais parfois peu clair pour les non-francophones, celui de palmarès. L ’usage en est à dire vrai récent et lié au développement du sport moderne et en particulier au journalisme sportif qui lui est associé. Ce n’est d’ailleurs qu’un sens dérivé de la signification originelle, qui n’est pas non plus très ancienne, puisque le palmarès comme « liste des lauréats d’une distribution des prix, d’un concours, des vainqueurs d’une épreuve sportive »7 n’est apparu en français qu’au milieu du xix^e s.8. La signification de « liste des victoires, des succès d’une personne ou d’une œuvre » n’est, elle, entrée dans l’usage littéraire qu’au milieu du siècle passé et bien qu’elle soit devenue banale dans le jargon sportif, elle n’est pas enregistrée par certains dictionnaires de référence9.

5Dans ce corpus nous entendrons par palmarès tout bilan des succès d’une partie ou de la totalité de la carrière d’un champion, athlète, artiste ou propriétaire de chevaux, dans les concours grecs non strictement locaux. Par cette dernière limitation, nous excluons les concours du gymnase ou les compétitions qui dans une cité donnée excluent les étrangers, deux catégories pour lesquelles il n’y a au demeurant quasiment aucun palmarès10. En dehors de ce critère de participation, les catégories de concours (hieroi, talantiaioi ou thematikoi) ne constituent pas en soi un critère de sélection, mais il n’y a de toute manière pas de palmarès qui ne serait constitué que de victoires dans les concours à prix d’argent. Nous ne faisons pas de distinction quant au support : sont pris tous les textes, qu’ils soient conservés sur pierre, sur papyrus – et le seul cas (20) n’est que la copie sur papyrus d’une inscription sur pierre – ou par la tradition littéraire (16). La seule restriction, qui n’écarte au demeurant pratiquement aucun texte pour l’époque qui nous concerne, tient dans la place qu’occupe un inventaire dans l’inscription retrouvée ; il arrive que le palmarès soit inséré dans un texte honorifique, comme un mérite parmi d’autres qui justifient les honneurs octroyés. Cette position subalterne nous paraît suffisante pour exclure de ce corpus certains passages de textes qui appartiennent à d’autres catégories diplomatiques (décrets, funéraires), où l’inventaire des victoires n’est nullement autonome11.

6Cette définition conserve des imperfections et des flottements dont nous sommes parfaitement conscient mais elle a le mérite selon nous de donner une cohérence à l’ensemble, certes plus thématique que formelle. Car nous ne nous sommes pas contenté de rassembler les inventaires détaillés de victoires, forme de palmarès la plus évidente et la plus courante, mais nous y avons aussi joint des textes beaucoup plus brefs que nous appelons « palmarès synthétiques ». Car pour faire le bilan d’une carrière et situer un athlète ou un artiste au sein de la hiérarchie des champions, on peut tout aussi bien inventorier sur des dizaines de lignes chaque succès du champion, que ramasser l’ensemble dans une formule brève qui aura la même intention, à savoir dresser l’état d’une carrière à un moment donné ou pour une période donnée.

7On trouvera dans le corpus des cas limites, en particulier ceux qui sont le résultat de circonstances sportives singulières : tel champion a ainsi remporté une grande victoire qui lui vaut une statue érigée par sa patrie ou par un proche ; mais peu avant ou peu après cet exploit, il a ajouté une autre victoire – quelquefois plusieurs –, éventuellement beaucoup moins prestigieuse(s) : la proximité immédiate dans le temps entraîne l’ajout du ou des succès récents à celui qui est à l’origine de la base ; on n’a donc parfois que deux victoires dans ce « palmarès », qui en est à peine un (11, 67). Il reste qu’en ajoutant un ou plusieurs succès, le rédacteur a choisi de différencier le texte destiné à la base d’un autre type d’inscription honorifique bien attesté, celui qui rappelle simplement la victoire isolée12 à l’origine du monument, parce que l’on a considéré que l’ajout même d’une seule victoire dans un autre concours accroissait le prestige du personnage. Le nombre de succès inventoriés, en dehors qu’il est naturellement supérieur à un, n’est donc nullement un critère d’admission dans ce corpus, et il va de fait de deux ou trois à plusieurs dizaines.

8Ont en revanche été écartés des documents qui livrent aussi, d’une manière ou d’une autre, un certain nombre de succès agonistiques de leur titulaire, mais sous une forme qui nous a paru trop différente pour qu’on les intègre à l’ensemble réuni ici. Il en va ainsi d’inscriptions qui ont privilégié l’accumulation de titres agonistiques à l’inventaire des concours ou à une formule synthétique pour rendre compte des succès majeurs d’un champion. C’est par exemple le cas d’une funéraire conservée à Varsovie et probablement originaire d’Égypte13 : Ῥοῦφον τὸν αἴµνηστον Καπετωλιονίκην, Ὀλυµπιονίκην, Πυθιονίκην, Εἰσθµιονίκην, πλιστονίκην, παράδοξον, ἄλιπτον, παλεστήν, πύκτην, πανκρατιαστήν, ξυστάρχην, εὐψύχει. C’est probablement le fait que ce soit une stèle funéraire qui a fait exceptionnellement préférer cette succession inhabituelle de titres à un inventaire listant les noms des concours (cf. 42, qui constitue d’ailleurs un cas limite), ou peut-être y a-t-il là une habitude locale qui nous échappe. Mais il est vrai qu’ailleurs et à une époque plus haute, il ne fait guère de doute que le texte se serait développé, sans être nécessairement plus long, sous la forme d’une liste d’agônes introduite par νεικήσαντα. Ici l’ordre est d’ailleurs singulier, puisque les titres de victoire sont avant les disciplines, elles-mêmes précédées d’un ἄλιπτον dont on ne sait plus sur quoi il porte, sans compter que le πλιστονίκην est presque incongru après des titres de victoire prestigieux qui mettent Rufus bien au-dessus d’un simple pleistonikès. C’est donc un texte assez curieux, finalement assez proche d’un document que nous avons inclus dans le corpus, également funéraire, mais qui, à la différence de celui de Varsovie, développe à un moment donné une formule classique de palmarès, avec un verbe suivi de la mention de succès (42).

9Pour le même type de raison, on a écarté I.Ephesos 1133. C’est fondamentalement une base en l’honneur d’un coureur vainqueur aux Olympia éphésiens. Souvent les palmarès ont été rédigés à l’occasion d’une victoire particulière dans tel ou tel concours, à Éphèse pour les Ephesèa ou les Olympia ; ici on a renoncé au palmarès et condensé en quelques titres les mérites agonistiques du vainqueur au concours organisé dans la capitale de l’Asie, façon bien connue de rehausser l’éclat du concours concerné. Là comme dans le cas de Rufus « l’inoubliable kapetôlionique », le bilan prend un tour inhabituel, avec un περιοδονείκης πολ[λά]κις à l’adverbe si inattendu que les éditeurs ont hésité à l’intégrer, alors que c’est selon toute vraisemblance la seule solution ; puis vient une formule tout aussi unique pour les quatre victoires aux Olympia de Pise, τετράκις ὀλυµπιο[ν]είκης τῶν ἐν Πείσῃ, hypallage nous semble-t-il sans équivalent.

10Un même tour inhabituel se trouve dans le presque palmarès IG II² 3161, du milieu du ii^e s. de notre ère. C’est une nouvelle fois une base pour un vainqueur à un concours particulier, les Olympieia d’Athènes en l’occurrence. Là aussi, plutôt qu’un véritable inventaire, le champion, qui, d’après l’usage du nominatif, a lui-même fait ériger la statue, a choisi un tour sobre, ramassé, qui à notre avis a longtemps induit en erreur les savants modernes : Τ(ίτος) Αἴλ(ιος) Αὐρήλ(ιος) Ἀπολλώνιος Ταρσεὺς καὶ Ἀθηναῖος κωµῳδὸς καὶ κῆρυξ περιοδονείκης σὺν Καπιτωλίοις. Nous avons commenté ailleurs ce texte14, en soutenant qu’Apollônios n’a pas remporté la période grâce à une victoire aux Kapetôlia, mais la période (ancienne, constituée des Olympia de Pise, des Pythia de Delphes, des Isthmia et des Nemea) et en plus les Kapetôlia de Rome, ce qui au demeurant lui a valu la citoyenneté romaine avec le praenomen d’Antonin et les nomina du même et de Marc Aurèle, entre 142 et 158. Nous avions soulevé la question du pourquoi de cette formule dans notre analyse sur les périodoniques. Comme pour les cas cités plus haut, ce doit être fondamentalement le fruit d’une volonté de condenser le bilan, de faire court. Un texte coéen qui peut laisser la même impression d’étrangeté a une formule assez voisine, à une date pas forcément très lointaine de celle de la base athénienne15 : [Μᾶρ(κος) Αὐ]ρήλιος [- - -]µ̣ενος [Κ]ῷος κῆρυξ π̣αράδοξ̣ος [Κ]απιτωλιονείκης π̣εριοδονείκης [σὺ]ν̣ καὶ ἄλλοις [ἀγ]ῶσι πλίστοις16. S’il reste difficile de comprendre pourquoi le héraut n’a pas continué la liste des titres de victoire par πλειστονίκης plutôt que par la formule inédite gravée sur la pierre, le flou de ce [σὺ]ν̣ καὶ ἄλλοις [ἀγ]ῶσι πλίστοις fait précisément la différence avec un palmarès, même synthétique, qui donnera au moins un chiffre.

11Cette volonté de réduire une carrière à quelques titres ou à une formule parfois bancale – pour nous contemporains du moins – nous a fait exclure ces textes du corpus. Bien sûr on y trouvera à l’inverse des documents dont la présence sera peut-être jugée inappropriée, ou à tout le moins discutable. Mais dans ces quelques inscriptions qui sont à la frontière du palmarès, il y a toujours à nos yeux quelque chose qui s’apparente à une volonté d’arrêter un bilan, quand bien même la carrière est parfois toujours en cours. On y trouvera une précision qui donne un relief particulier à l’ensemble des victoires, qui n’y sont parfois caractérisées que par une formule générale où rien ne laisse deviner quels concours le champion a remportés. Dans une inscription de Sparte, un pentathlonien a remporté « tous les concours auxquels il a participé » (180) ; aucun agôn n’est cité et la carrière de l’athlète est certainement toujours en cours, puisqu’il ne s’agit que de ses victoires chez les paides. Pourtant il y a quelque chose de définitif, de clos, quoi qu’il advienne plus tard de la carrière du Spartiate : cet ensemble de victoires sans défaite restera un exploit qui mérite d’être remémoré et constitue bien le palmarès de quelques années de carrière.

12Comme on l’a signalé plus haut, on trouve parfois des inventaires, toujours brefs, des succès agonistiques d’un personnage qui ne sont pas des textes indépendants, mais qui figurent à l’intérieur d’une inscription dont ils ne constituent qu’une partie parmi d’autres, voire une partie secondaire. Il s’agit de curriculum où les victoires agonistiques forment un trait de gloire au milieu d’autres mérites. Ces documents ne répondent donc pas aux critères d’autonomie et de centralité énoncés plus haut. On en trouve à l’époque impériale de très rares et intéressants exemples. Ainsi, au milieu du iii^e s., l’épigramme funéraire d’Amastris en l’honneur d’Aemilianus, mort à 30 ans, énumère dans trois lignes, sur les dix-huit que compte l’inscription, les divers succès du défunt au gymnase, puis dans deux autres lignes ceux dans des concours grecs à Cyzique et Pergame, très probablement dans des agônes dits « sacrés », σατύρῳ τε ἐνείκων Κύζικον καὶ Πέργαµον καὶ Κυζίκου µὲν αὐτὸς ἤνεγκα στέφος17. Dans les années 30 av. J.-C., le titulus honorarius pour Idagras de Patara rappelle, parmi d’autres objets de mémoire, les victoires de ce notable lycien fait citoyen romain par Marc Antoine : νεικήσαντα δὲ Νέµεα καὶ Ἡραῖα τὰ ἐν Ἄργει παῖδας πανκράτιον πρῶτον Λυκίων καὶ τὰ τιθέµενα Ῥωµαῖα ὑπὸ τοῦ κοινοῦ τῶν Λυκίων κατὰ πενταετηρίδα εἰσολύµπια παῖδας πανκράτιον καὶ ἀγενείους καὶ Λητῷα τὰ τιθέµενα ὑπὸ τοῦ κοινοῦ τῶν Λυκίων καὶ Ῥωµαῖα τὰ ἐν Ῥόδῳ παῖδας πανκράτιον, νεικήσαντα δὲ καὶ ἄλλους ἱεροὺς καὶ στεφανείτας ἀγῶνας. Cet inventaire occupe près de la moitié du texte, mais il n’en reste pas moins qu’un appendice aux motivations essentielles des honneurs votés pour ce citoyen éminent, à savoir la charge de stratège du koinon des Lyciens et l’ambassade fructueuse accomplie auprès des autokratores18. Il est par ailleurs probable que les victoires d’Idagras sont nettement antérieures au texte et donc à la refondation de Corinthe qui, comme on le verra, constitue le terminus post quem pour notre corpus.

13Un autre cas, proche du précédent, est celui de textes qui mentionnent certes une victoire – et une seule – puis donnent des précisions supplémentaires sur la carrière de l’athlète, mais avec des détails qui ne se rapportent justement pas à des victoires. Il arrive ainsi qu’un athlète mette en avant ses participations, notamment à des concours prestigieux. Par exemple Leukios fils de Leukios, Milésien, n’a remporté que les Didymeia organisés par sa patrie, ou ne juge utile de mentionner que cette victoire-ci, mais il a aussi participé et brillé dans d’autres concours sans décrocher la couronne, et à Olympie il a échoué en finale : ἀγωνισάµενον δὲ καὶ Ὀλύµπια τὰ ἐν Πείσῃ περὶ τοῦ στεφάνου, ἀγωνισά<µε>νον δὲ καὶ τοῦς ἄλλους ἅπαντας ἀγῶνας ἀξιο<νε>ίκως19. C’est, ici comme ailleurs, une base pour une victoire particulière, celle d’un Milésien dans un concours de sa patrie ; c’est à certains égards le bilan de la carrière, mais pas un bilan des victoires et nous n’y voyons donc pas un palmarès. Le même constat vaut pour un athlète de Pergè, Lucius Curius Maximianus, honoré après son triomphe au très modeste concours local Tertulleios20. Certes il a, lui, été vainqueur dans des concours sacrés, dans plusieurs même puisqu’il est ἱερονίκην̣ πλε[ιστ]ο̣νίκην πα̣ρ̣άδ[οξον]. Mais hors de ces titres, la seule précision qu’il donne sur sa carrière est une qualification et une participation malheureuse aux Olympia de Pise, κρ[ιθ]έντα καὶ Ὀλύ̣µ̣π̣ι̣α̣ ἐν Πεί̣σ̣ῃ21. Il n’y a aucun bilan des succès. Un parallèle strict à celui de Leukios de Milet se trouve à Samos. Aulus Ofellius Atticus a vaincu au concours principal organisé par sa patrie, les Hèraia, comme Leukios de Milet l’avait emporté aux Didymeia. Mais son plus haut fait de carrière, qu’il place au-dessus d’une victoire à un concours qui a alors perdu l’essentiel de son prestige, est son admission à concourir à Olympie, κριθέντα εἰς Ὀλύµπια τὰ ἐν Πείσῃ παίδων στάδιον22. On retrouvera dans le corpus des athlètes qui insistent pareillement sur leur participation et leur admission dans les concours majeurs (19), mais à la différence de Maximianus, de Leukios et d’Atticus, ils proposent en plus une liste de victoires, même si elles sont modestes : ce sont bien pour nous des palmarès.

14Nous avons aussi exclu des textes aux formules trop vagues, bien que l’on retrouve les mêmes dans plus d’un de nos palmarès. Mais le fait d’ajouter, à la suite de la mention d’une seule victoire, une formule générale indiquant que l’on a remporté d’autres concours est de notre point de vue tout sauf un bilan23.

15Restent quelques cas particuliers, qui méritent au moins une mention dans ce travail. Cela commence par une série d’inscriptions en latin. Une inscription de Rome24 est bien ce que l’on pourrait appeler un « curriculum agonistique », pour reprendre l’expression de L. Moretti. Un pantomime y détaille les principales étapes de sa carrière, mais seule la fin prend l’aspect d’un palmarès véritable25, puisque les pantomimes n’étaient admis à concourir que dans de rares concours grecs26 ; la grande majorité de leurs prestations étaient délivrées dans des spectacles de type romain, en dehors de toute compétition. Le bilan dans les concours grecs n’est donc pas central dans ce texte et de manière significative il est rejeté à la fin. Il est encore moins important dans le fameux « palmarès » de l’aurige Dioclès, où il n’y a mention que d’une victoire dans les concours grecs, aux Kapetôlia de Rome27. Un monument pour un autre pantomime n’est pas plus un palmarès, même s’il a des caractéristiques qu’on va retrouver dans des palmarès de son époque ; il y a même une part d’imitation et de loin la pierre ressemblait un peu à nos n^os 120 ou 213. En effet, la base romaine de L. Aurelius Apolaustus Memphius senior28, qui rappelle qu’il est trois fois hiéronique et qu’il a aussi remporté l’épreuve « toutes spécialités » du διὰ πάντων, est ornée sur le bandeau supérieur de six couronnes monumentales comme on en trouve sur des palmarès des années 170-250, toutes inscrites, en grec qui plus est, alors que le texte est par ailleurs en latin. Mais singulièrement on n’y a pas fait figurer les noms des concours où il l’a emporté, bien qu’il y eût à son époque sans doute plusieurs concours d’Occident qui accueillaient les pantomimes, mais le titre des « pièces » qu’il a interprétées et grâce auxquelles il a vaincu29. Ces cas limites tiennent assurément à la spécialité de ces artistes, qui naviguent aux marges des concours, comme aussi les mimes. Parmi les biologoi et pantomimes, l’un ou l’autre de ceux qui, à partir de la fin du ii^e s., vont enfin pouvoir se glorifier de couronnes remportées dans l’Orient grec, dans la terre mère des agônes, adopteront pour le rappeler les codes des palmarès en grec (68, 76, 101, 108).

16D’autres cas particuliers sont en grec. À Éphèse on a, à une époque, régulièrement érigé des statues pour les vainqueurs aux Ephesèa. Dans une inscription mutilée dans sa partie supérieure et dont l’identité du titulaire est de ce fait perdue, figure bien une sorte de bilan, mais sans équivalent aucun30 : vers 170, un champion qui appartenait visiblement aux notables et qui a exercé par ailleurs différentes charges dans sa patrie, a participé à trois concours et en a remporté deux, ἠγωνίσατο ἀγῶνας τρεῖς, ἐστέφθη δύω. Dans quels concours ? De quel type, purement local ou « panhellénique » ? Dans quelle spécialité31 ? On l’ignore et le véritable mérite de cette carrière semble être dans ce ratio, de fait remarquable, de deux victoires en trois participations. À plusieurs reprises, des bases comparables portent, à la suite de la mention de la victoire aux Ephesèa, de véritables palmarès. Pourquoi ce « bilan » comptable un peu sec ici, on ne sait. Mais l’absence totale de précision en tout nous a incité à le sortir du corpus, d’autant que ce faux palmarès n’occupe qu’une petite partie de l’inscription, où la part belle est laissée aux fonctions et à l’ascendance du personnage honoré. Enfin un texte de Stratonicée présente la singularité, unique à cette époque, de faire le bilan détaillé32 de toutes les victoires d’un personnage dans un seul concours, les Hekatèsia organisés par la cité33. Ce n’est pas tout à fait l’équivalent des bases érigées pour une victoire particulière et ce n’est probablement pas non plus le bilan de toute une carrière, pas même, chronologiquement parlant, d’une partie de celle-ci.

17Les palmarès n’appartiennent à aucune catégorie diplomatique définie de l’épigraphie grecque. Si dans certains corpus, la plupart même, les inscriptions dites agonistiques constituent une sous-partie particulière, c’est d’un point de vue thématique, qui réunit des textes relatifs aux concours ou parfois seulement les textes en l’honneur des vainqueurs. Les palmarès ne constituent eux-mêmes qu’un sous-groupe de cet ensemble. Comme on le verra, ils sont divers d’un point de vue diplomatique : des décrets abrégés, des tituli honorarii, issus bien sûr parfois de décrets, des dédicaces, des inscriptions funéraires ; d’un point de vue formel, ce sont tout aussi bien des textes en prose que des épigrammes, des listes comme des monuments constitués de couronnes sculptées.

18Beaucoup de ces textes ont été gravés sur la base d’une statue élevée pour le champion. Aucune de ces effigies n’a été conservée et fort peu ont laissé des marques parlantes de leur existence et de leur forme. Si nous avons signalé les traces laissées par elles, nous n’avons pas fait l’histoire des supports et, sauf de manière tout à fait marginale34, de la relation que pouvaient entretenir le texte et l’image. Non seulement c’est dans la plupart des cas impossible, mais d’une part les données archéologiques sont insuffisantes et d’autre part il était impossible de revoir toutes les bases. Il y aurait certes, dans de très rares cas, l’espoir de déterminer, à partir de la disposition des mortaises, la spécialité d’un champion qui ne désigne pas celle-ci dans le palmarès lui-même, précisément parce que la statue l’indiquait sans ambiguïté35. Quand le lieu de trouvaille précis est connu et apporte quelque chose à l’analyse, nous l’indiquons, mais là aussi il n’était pas dans notre intention de reprendre une étude qui forcément impliquait un examen topique qui débordait largement les limites de ce livre. Le peu que nous savons de la localisation des monuments est globalement sans surprise36.

19Ce que nous voulions faire ici est l’histoire d’un genre épigraphique, l’analyse de ses constituants, son évolution à travers grosso modo trois siècles de compétitions grecques sous le triumvirat et l’Empire romain. Qu’ils aient fait trois ou quatre-vingts lignes, quel qu’ait été leur support, ces textes présentent une structure profonde commune : en mentionnant au minimum l’état civil d’une personne suivi d’un verbe exprimant la victoire puis d’un bilan des succès, les palmarès doivent entretenir la mémoire des champions, et en particulier celle de leurs plus grands exploits. Depuis le premier palmarès, sans doute au v^e s. av. J.-C., jusqu’au dernier avatar, au iv^e s. apr. J.-C., le genre palmarès a certes connu des mutations formelles, mais ses objectifs et ses structures profondes sont largement restés les mêmes et n’avaient pas de raison de changer.

Les limites chronologiques

20Probablement s’étonnera-t-on des limites chronologiques choisies. Il aurait pu paraître plus juste de faire partir notre recherche du début de l’époque hellénistique ou seulement de Domitien, ce que l’on n’a pas manqué de nous signaler. Toutefois ces bornes plus larges ou plus étroites avaient toutes des inconvénients majeurs et reposent sur une vision à notre avis dépassée de l’histoire des concours grecs.

21D’une part il n’était guère possible concrètement d’étendre le corpus à l’époque hellénistique. Il n’y a au fond pas de raison, du moment que l’on voudrait étendre les limites chronologiques du sujet, de s’arrêter à une période donnée37 : les premiers palmarès conservés remontent au début de l’époque classique et s’ils ont aux époques classique et hellénistique une apparence parfois différente, il n’y a pas, comme on vient de le signaler, de différences fondamentales entre les textes d’époque impériale et ceux qui précèdent. Il est hautement souhaitable que le travail que nous avons fait pour les siècles qui séparent la refondation de Corinthe et la fin des concours grecs soit étendu aux périodes antérieures. C’est une tâche que nous n’accomplirons pas personnellement, mais au même titre qu’un recueil des monnaies à thèmes agonistiques ou d’autres corpus thématiques touchant les concours, ces rassemblements critiques de la documentation devraient être des priorités dans ce champ d’étude, avant de tenter quelque synthèse que ce soit, qui nous paraît tout à fait prématurée. Le corpus des palmarès d’époque impériale est quantitativement un morceau de choix, qui a nécessité des années de travail. Nous ne méconnaissons pas que les travaux du même type qui restent à faire sont d’une ampleur comparable, assez difficilement compatible avec les conditions actuelles de la recherche, mais seule l’étude directe des sources et l’établissement d’éditions critiques mèneront à des avancées significatives dans l’histoire des concours et du sport grecs.

22D’autre part il y a une cohérence historique à faire commencer ce recueil vers 40 av. J.-C. On voit encore trop souvent répéter l’idée d’une continuité quasi naturelle dans l’histoire des concours entre les périodes hellénistique et impériale. C’est là un point de vue guidé par l’historiographie traditionnelle des concours, ce qui se résume pratiquement à l’opinion de L. Robert38. Or sa perspective institutionnelle lui a fait situer la rupture dans l’histoire des concours grosso modo au moment de la création des Ptolemaia d’Alexandrie au début du iii^e s. av. J.-C39. Toute l’époque hellénistique et la période impériale ne lui semblaient ensuite que la continuation et le développement de phénomènes et d’institutions mis en place peu après 300 avant notre ère. S’il distinguait ensuite des subdivisions à l’intérieur de cette vaste phase de plusieurs siècles, c’était en fonction du rythme de création des concours, qui a de fait connu des fluctuations importantes. Cette vision a entretenu jusqu’à présent l’idée, extrêmement forte, d’une sorte de permanence et de stabilité du monde des concours, pour ne pas dire d’immobilisme. Cela a pu justifier, de manière le plus souvent tacite, une manière identique d’appréhender un fait pour le v^e s. av. J.-C. et le iii^e s. apr. J.-C., comme si rien n’avait changé. C’est le cas par exemple pour les catégories d’âge. La documentation sur la question est rare et dispersée sur plusieurs siècles. Cela n’empêche pas les savants d’utiliser pour leur démonstration le cas d’un athlète de l’époque classique et celui d’un champion de l’époque antonine. Ce qui l’emporte dans la périodisation habituelle de l’histoire des concours grecs, c’est l’idée d’une continuité ou à tout le moins celle de l’absence de ruptures fortes.

23Dans un aperçu sur la question, M. Wörrle a exposé clairement cette position, aussi bien sur les questions de cultes que d’institutions : « L ’introduzione del culto dell’imperatore nelle tradizioni cultuali della festa cittadina greca è la sola vere e fondamentale novità della creazione di agoni o della loro riforma in età imperiale, e il nuovo messaggio veniva trasmesso proprio mediante una nuova accentuazione del culto. Ciò non solo sottolinea ancora una volta l’importanza della forma religiosa, ma indica anche l’intento di questa idea : accettazione sacralizzante della realtà comunitaria, cui apparteneva anche la signoria romana, attraverso la sua rappresentazione nel rituale religioso della festa. In questo contesto l’imperatore veniva festeggiato come il centro del mondo, apportatore di salvezza. »40 À propos de la fondation de nouveaux concours, il écrit : « Le radici si trovano ancora una volta nell’età ellenistica, quando, spesso facendo appello a epifanie divine, si cominciò ad ampliare l’antica serie (περίοδος) dei quattro agoni panellenici (Olimpia in Elide, Pitici a Delfi, Istmici e Nemei) con una pluralità di feste locali, istituite espressamente come loro imitazioni (ἰσοπύθιος, ἰσολύµπιος) e che, mediante le forme diplomatiche delle ambascerie di invito e dei decreti di accettazione, venivano proclamate come dovere comune di tutti i Greci. »41

24Certes il ne s’agit pas de minimiser l’héritage de l’époque hellénistique, mais ce n’est qu’un héritage. Il nous a semblé tout au long de notre recherche que les spécificités non pas seulement du Haut-Empire dans son ensemble, mais de certaines périodes en son sein étaient fortes. Les nouveautés sont nombreuses : apparition d’un nouveau vocabulaire ; nouvelle géographie des concours ; nouvelles formes même, puisque des concours dits sacrés offrent aussi des prix en argent. Un domaine où les changements sont importants, après une période de fort conservatisme à la basse époque hellénistique, est celui des épreuves : leur multiplication et surtout leur diversification dans les concours artistiques sont sans précédent. M. Wörrle a souligné la nouveauté du culte impérial : nous dirions même sa quasi-exclusivité pour les concours sacrés créés sous l’Empire. Mais il y a plus ; l’empereur exerce un contrôle presque total sur les points les plus cruciaux de la vie agonistique : c’est lui qui autorise par δωρεά la fondation d’un nouveau concours, lui qui accorde le statut plus ou moins élevé dans la hiérarchie des concours sacrés (isélastique ou isélastique pour toute l’oikoumenè), lui encore qui octroie les privilèges aux vainqueurs ou aux associations d’athlètes ou d’artistes, qui ne fonctionnent d’ailleurs que sous le contrôle de Rome et en relation étroite avec le culte impérial42. On pourrait citer d’autres changements profonds : les noms de concours, les transformations des mentalités – qui ne sont pas propres au sport –, la mutation des infrastructures, la pénétration de l’agonistique grecque dans le monde romain43, etc. Nous montrerons ailleurs que sur le plan du calendrier des concours aussi il y a bien une rupture, née de la création de trois concours sous Octave-Auguste : Aktia de Nicopolis, Rhômaia Sebasta de Pergame et Sebasta de Naples. Le choix de leur date et de leur périodicité détermine tout simplement le calendrier des concours pour les siècles suivants. Pourquoi alors ne pas avoir choisi la fondation des Aktia par exemple comme terminus post quem ? C’était une possibilité, mais l’examen des palmarès datables, parfois très approximativement, de la seconde moitié du i^er s. av. J.-C., montre que dès lors qu’un palmarès ne comprend ni les Rhômaia Sebasta de Pergame ni les Aktia, il devient délicat de le situer avant ou après 27 av. J.-C., date probable de la première célébration de ce dernier concours. En revanche la présence de Kaisareia garantit, elle, comme terminus post quem la fin des années 40, puisqu’il nous paraît hautement probable que les plus anciens concours de ce nom ont été créés en l’honneur de César, soit encore à la toute fin de sa vie, quand il fonde des colonies romaines en Orient, en particulier Corinthe, ou dans les années qui suivent son apothéose, sous les triumvirs. On aura toutes les peines à trouver aujourd’hui un palmarès datable fermement des années entre Sylla et la mort de César. Sans doute n’a-t-on guère gravé d’inscriptions en l’honneur des champions dans ces décennies troublées, à un moment où l’on a de toute manière retranscrit moins de textes dans la pierre. La fin de la guerre civile entre les Césariens et les Pompéens puis le conflit qui met aux prises les meurtriers de César et ses héritiers politiques ne pouvaient pas non plus être favorables à l’agonistique grecque. Mais la refondation de Corinthe et le retour des Isthmia dans la cité de l’Isthme ont dû être des événements marquants pour tous les participants aux ἀγῶνες et pour toutes les cités, une forme de retour au passé glorieux des concours grecs. Avec la pax Augusta les conditions étaient créées non seulement d’un renouveau de la vie agonistique mais aussi d’un regain de la gravure des palmarès, qui s’observe dès les années 20 avant notre ère. On pourrait polémiquer indéfiniment sur l’opportunité de choisir la refondation de Corinthe ou la première célébration des Aktia comme début à cette étude : d’un point de vue pratique, la première date était tout simplement plus commode.

25La limite inférieure est, elle, commandée par la documentation : après les « invasions barbares » du iii^e s., nous n’avons plus aucun palmarès détaillé de vainqueur et seulement quelques rares inscriptions évoquant les concours ; un ultime palmarès synthétique (174) est d’un siècle postérieur au dernier inventaire de victoires en grec dans l’Orient romain. On sait, aujourd’hui mieux qu’il y a trente ans, que les concours n’ont pas disparu avant le v^e voire le vi^e s. dans certaines parties de l’Empire44. Mais le palmarès a été la victime du brusque et irréversible changement de l’epigraphic habit après les invasions des années 260 : dans la partie orientale de l’empire, on n’a plus jamais gravé l’un de ces textes que l’on a pourtant retrouvés par centaines pour les trois siècles qui précèdent.

26C’est donc de la période impériale agrandie à l’une de ses extrémités d’une grosse décennie qu’il sera question ici. Ces trois siècles45 de l’histoire des concours ont reçu ces dernières années une attention plus soutenue, ne serait-ce que pour combattre l’idée si profondément ancrée d’un déclin des concours à l’époque impériale, qui est au contraire celle de leur apogée en nombre et en variété, en importance économique, en nombre de spectateurs et en extension géographique46. En aucun cas ce livre ne fournit une histoire des concours. On trouvera même fort peu de développements sur l’histoire particulière de tel ou tel agôn, sauf quand l’établissement du texte l’exigeait expressément. Jamais ou presque le commentaire d’un texte ne porte sur les concours qui y sont mentionnés47. Si nous prenons ici le contre-pied des pratiques anciennes, et en particulier de celles de L. Moretti et L. Robert, ce n’est pas par simple esprit de contradiction. C’est que nous croyons que cette manière d’aborder les palmarès est, partiellement, un contresens. Faire l’inventaire de toutes les attestations d’un concours parce que celui-ci est mentionné dans tel palmarès dit le plus souvent fort peu sur le texte. Certes, il importe de savoir si tel concours est fréquemment cité ou rare, ancien ou neuf, très prestigieux ou de renommée locale. Qui voudra se renseigner sur ce point trouvera les renvois nécessaires grâce à l’index des concours, qui à la fois fournit la bibliographie nécessaire et indique indirectement, par le nombre d’occurrences, la renommée de chaque compétition. Que les palmarès soient une source fondamentale pour l’histoire des concours et que celle-ci doit être connue le mieux possible pour commenter les palmarès est une évidence48. Mais limiter l’analyse des palmarès à un commentaire des concours reviendrait à peu près à commenter un texte littéraire en donnant la définition et la fréquence des mots qui le composent. Ce que nous avons voulu révéler, c’est la structure profonde et les intentions de ces inscriptions d’apparence banale et répétitive, qui sont tout sauf cela : ils sont riches, complexes, tous uniques, et, disons-le, difficiles à éditer.

Linéaments de l’histoire des concours

27Quelques linéaments de l’histoire des concours sont toutefois nécessaires pour aborder cet ouvrage. Nous nous contentons ici de quelques dates et périodisations, pour éviter d’inutiles répétitions le long des quelque 270 numéros de ce corpus.

28L ’histoire des concours est en relation étroite avec celle de l’Empire lui-même, et bien entendu avec celle des cités qui les organisent. Les empereurs et leur personnalité – à commencer par celle des empereurs philhellènes – ont joué un rôle capital dans la création, la promotion et la pérennisation ou non d’un agôn. Tout cela crée un écheveau qu’il est parfois malaisé de démêler, même quand la documentation est abondante, comme c’est le cas pour les années de Domitien à Gallien. Il n’est utile ici que de dégager quelques moments clefs et une périodisation qui nous paraît encore loin d’être totalement satisfaisante.

29La période qui va de la mort de César à celle d’Auguste est doublement importante. Rome a alors clairement pris le contrôle de la création et de l’organisation des concours grecs. Ce n’est pas l’œuvre du premier princeps : comme nous essaierons de le montrer ailleurs, le règlement syllanien du conflit mithridatique a eu un impact absolument majeur sur les concours grecs et sur la relation entre Rome et les cités organisatrices. Si Rome était déjà intervenue dans les affaires agonistiques avec le rôle d’arbitre qu’elle a si souvent tenu dans les relations entre les royaumes, entre les cités et les royaumes ou entre les cités elles-mêmes, après 88 av. J.-C. le règlement de la guerre aboutit à des décisions unilatérales de grande envergure, avec la création de nouveaux concours, la suspension d’autres ou leur changement de date. La lente et difficile restauration des concours arrêtés pendant plusieurs années voire décennies, phénomène sans précédent par son ampleur, a été un moment important dans l’histoire de concours parfois pluriséculaires.

30Octavien est bien conscient qu’en tant qu’héritier de César puis vainqueur d’Antoine, il doit marquer de son empreinte le monde des concours. Il autorise donc les Rhômaia Sebasta de Pergame, crée les Aktia non loin de la bataille décisive au large du promontoire d’Aktion, laisse le Sénat l’honorer avec des concours à son nom à Naples. Ses fils adoptifs Caïus et Lucius doivent être les bénéficiaires de bien des Kaisareia connus par les nombreux palmarès du tournant de notre ère, Kaisareia qui nous paraissent beaucoup moins souvent en rapport avec l’Auguste César qu’on ne le croit généralement54. Surtout la paix romaine permet un nouvel essor des concours, de nouvelles créations qui visent à honorer le nouveau maître de l’Empire ou ses proches. Après les difficultés des années 40 av. J.-C., c’est bien à une renaissance agonistique à laquelle on assiste, accompagnée, comme on l’a déjà signalé, d’une reviviscence des textes en l’honneur des champions, devenus assez rares à la fin de l’époque hellénistique.

31L ’embellie est surtout notable sous Auguste. La plus grande rareté de la documentation à partir du second quart du i^er s. correspond à des phases économiques parfois plus difficiles dans certaines régions du monde grec55. L ’absence de création, ou l’absence de visibilité des créations, rend aussi difficile il est vrai la datation de bien des palmarès, et plusieurs doivent simplement être attribués grosso modo au second tiers du i^er s., sans qu’on puisse affiner souvent entre Caligula et Vespasien. Aujourd’hui il est impossible d’attribuer avec une certitude absolue un palmarès aux règnes de Vespasien et Titus, et fort peu même à celui de Néron.

32L ’avènement de Domitien marque un tournant majeur dans le domaine des concours. S’il reste difficile d’estimer l’étendue des réformes agonistiques domitiennes, faute souvent de pouvoir lui attribuer des décisions qui pourraient aussi être celles de Trajan, le règne du dernier Flavien voit apparaître des nouveautés fondamentales qui, fait remarquable, vont survivre à sa damnatio memoriae. La plus importante – du moins dans les mesures qui lui sont sûrement attribuables – est la création d’un concours quadriennal de type grec à Rome, les Kapetôlia, qui survivra plusieurs siècles à son fondateur abhorré et assassiné. Certes il n’est pas surprenant que Rome ait continué un concours devenu immédiatement majeur et célébré déjà trois fois à la mort du tyran. Mais, alors que des abolitiones memoriae antérieures (Néron) ou postérieures (Élagabal) ont eu des conséquences irréversibles sur les concours, d’autres réformes domitiennes perdurent également : celle des concours d’Argos pour Héra ne sera visiblement jamais remise en cause, et si des concours certainement favorisés par Domitien périclitent un temps – les Olympia d’Éphèse en particulier –, ils ne disparaissent pas pour autant. Nous attribuerions volontiers à Domitien la réforme fondamentale qui consiste à créer une catégorie supérieure et institutionnalisée de concours grecs, les concours dits isélastiques. Est-ce trop audacieux ? En tout cas, la réforme est effective sous Trajan, et si ce fut ce dernier qui créa cette classe d’agônes, on reste stupéfait de la vitesse à laquelle les palmarès ont assimilé cette mutation, alors que pour bien des aspects ces textes – et bien d’autres documents – ne répercutent qu’avec une certaine lenteur les changements du monde agonistique.

33Si Trajan, comme on sait, a été beaucoup plus réticent à favoriser les concours, Hadrien a joué un rôle si considérable dans la création du paysage agonistique de l’Orient grec que son règne peut être vu comme encore plus important à certains égards que ceux d’Auguste ou Domitien. Si les lettres aux technites dionysiaques retrouvées à Alexandrie de Troade montrent l’étendue de l’interventionnisme impérial56, on saurait même sans elles combien Hadrien a changé le monde des concours. En favorisant clairement Athènes, organisatrice désormais de plusieurs concours isélastiques, en autorisant les premières d’Asie à créer de nouveaux concours, il installe quasiment pour un siècle la hiérarchie et le calendrier du circuit agonistique. Bien sûr les créations ne cessent pas après Hadrien, mais il y a fort peu de différences dans la hiérarchie des concours entre 140 et 240. Seul un très petit nombre d’agônes nouveaux – et les créations furent pourtant abondantes – peuvent rivaliser avec les créations par et pour Hadrien.

34L ’œuvre d’Antonin peut apparaître de ce point de vue comme la continuation de celle de son prédécesseur, car c’est lui qui crée le seul concours à dépasser ou égaler en prestige les concours athéniens, éphésiens, smyrniotes fondés par Hadrien : les Eusebeia, qui célèbrent précisément la mémoire de l’empereur mort en 138. Antonin complète ainsi le circuit occidental qu’avait esquissé Auguste et confirmé Domitien. La création d’une période nouvelle, même si elle n’a jamais supplanté l’ancienne, doit permettre aux concours de l’année 2 (l’année « italienne », cf. la note sur la chronologie du circuit infra) de rivaliser avec la période des vieux concours grecs. Dès leur création, les Eusebeia, célébrés dans une cité sans aucune tradition agonistique et sans pouvoir ou même symbolique politique forte, sont certes inférieurs en prestige aux Kapetôlia ou aux Olympia, mais peuvent lutter hiérarchiquement avec les autres concours majeurs.

35En dehors du règne du très philhellène Hadrien, la période antonine voit certes la création de nouveaux concours ou la promotion de vieux concours au rang d’agôn isélastique ; c’est toutefois à un rythme assez faible même s’il est régulier. Il a fallu les soubresauts politiques consécutifs à la mort de Commode pour que l’histoire des concours connaisse une accélération probablement sans précédent. Mais en même temps s’ouvrent des décennies plus chaotiques, ce qui a des conséquences profondes sur la création des concours.

36Car désormais l’octroi d’un agôn ou sa disparition se font au gré des changements d’empereurs et des crises successorales. Les conflits qui aboutissent à la prise de pouvoir de Septime Sévère sont le premier exemple – plus de deux siècles après les guerres mithridatiques puis les guerres civiles romaines – d’une série de fondations/suppressions de concours en fonction du parti pris par les cités pour les prétendants à la pourpre impériale. Le vainqueur trouve dans l’autorisation de créer un concours une récompense facile pour les cités qui l’ont soutenu, tandis qu’il punit les soutiens du camp perdant en supprimant, suspendant ou rétrogradant les concours qu’ils organisaient. Bien que les sources sur les concours soient nombreuses pour ces décennies troublées, la prudence est souvent de rigueur pour écrire l’histoire de ces compétitions, qui restent de second rang et ne sont souvent citées qu’une ou deux fois dans les palmarès. L ’un des phénomènes majeurs de cette époque est la plus grande présence des thèmes agonistiques dans un monnayage provincial abondant, en particulier sous les Sévères. Mais très souvent rien ne prouve que ces concours que les monnaies citent pour la première fois sous Caracalla ou Sévère Alexandre ont été créés par l’un ou l’autre de ces empereurs. Ce qui est parfois neuf, c’est simplement le fait d’afficher l’agôn sur les monnaies de la cité. Même si le projet du Roman Provincial Coinage progresse et facilite le rassemblement – jusque-là décourageant, il faut le reconnaître – d’une documentation numismatique aussi riche que dispersée, celle-ci est encore trop peu étudiée ; la constitution d’un véritable corpus des monnaies d’époque impériale à thème agonistique nous paraît un desideratum.

37Parmi les innombrables fondations, souvent éphémères, l’une mérite d’être signalée : en 214, sont organisés à Rome pour la première et dernière fois des Antôninia Pythia57. Cette création de Caracalla avait sans doute vocation à être pérennisée, puisque selon toute vraisemblance elle avait pour but de renforcer l’attractivité de Rome comme place agonistique alors que la Constitutio Antoniniana avait supprimé de fait l’un des atouts majeurs des Kapetôlia, à savoir l’octroi au vainqueur de la citoyenneté romaine. Les circonstances politiques en 218 et dans les années qui suivent en ont décidé autrement, et les Antôninia Pythia, comme la quasi-totalité des concours au nom de Caracalla, ont disparu.

38Ce ne fut pour Rome que partie remise, car après les règnes d’Élagabal et de Sévère Alexandre, dont la politique agonistique reste assez difficile à saisir58, puis celui de l’empereur-soldat Maximin le Thrace insensible aux concours, la pourpre échoit après les troubles de 238 à un empereur philhellène, Gordien III. On savait jusqu’à présent surtout que c’était lui et non Caracalla qui avait réussi à créer et pérenniser un second concours grec à Rome, en l’occurrence celui en l’honneur d’Athéna Promachos. Un nouveau document, le palmarès d’un champion de Nysa (164), montre à notre avis que sa politique fut bien plus large et plus ambitieuse. C’est certainement à lui que l’on doit, au moins en partie, la promotion de vieux concours grecs qui, s’ils n’avaient pas nécessairement cessé d’exister, avaient tellement rétrogradé dans la hiérarchie que certains n’étaient plus apparus dans un palmarès depuis l’époque augustéenne, voire depuis plus longtemps encore. Le retour au premier plan de vieux concours de Grèce est sans doute partiellement l’œuvre du jeune empereur féru de tout ce qui était grec, mais on doit aussi envisager que pour les concours de Thèbes ou Platées, voire pour ceux de Lébadée, ce fut déjà l’œuvre de Sévère Alexandre. Avec la disparition de Gordien III reprend le mouvement frénétique de créations – sans doute éphémères pour beaucoup – ou promotions associées aux luttes pour le pouvoir59. Ce mouvement, qui n’est pas neuf comme on l’a vu, va être soutenu par un autre phénomène, lié aux guerres orientales, et qui avait déjà laissé son empreinte, mais très brièvement dans la plupart des cas, dès Caracalla : l’octroi d’un nouveau concours – voire de plusieurs – va de pair avec le passage de l’armée dans les cités qui constituent les étapes sur le chemin des frontières orientales de l’Empire. Le philhellénisme, les récompenses dans les luttes entre généraux et pour les nécessités de la guerre extérieure se conjuguent pour expliquer la dernière grande floraison de concours dans l’Antiquité, en particulier sous Gallien.

39Ces quelques pages ne sont qu’un vade-mecum à l’usage de ceux qui voudront naviguer sans s’y noyer dans ce corpus. Les palmarès sont des inscriptions faussement simples à analyser, tant les ramifications dans l’analyse sont nombreuses et denses. Qui n’y voit qu’une accumulation de noms et sièges de concours serait condamné à faire un commentaire non du palmarès lui-même mais des concours qui y sont mentionnés. C’est trop souvent le cas, comme nous l’avons dit, dans les Iscrizione agonistiche greche de L. Moretti, un choix pourtant de valeur, ainsi que dans les nombreuses publications de L. Robert sur le sujet. Ce n’est que ponctuellement que ce qui fait généralement le cœur des publications de palmarès nous a arrêté. Nous avons au contraire cherché à analyser la structure particulière de chaque texte, ses singularités, pour retrouver l’histoire non pas seulement des institutions mais des individus, parfois même des mentalités. Il n’y a pas plus idiosyncrasique qu’un palmarès. Quel type de textes aussi normés que les inventaires de victoire offrent en même temps une telle diversité de forme et de contenu ? Les Anciens ont exploré toutes les formes possibles de l’inventaire des victoires, de la simple liste au monument spectaculaire orné de couronnes en relief. Les palmarès ont aussi bien pris l’aspect de formules brèves que de longs inventaires. Des changements de mode rapides ont fait passer d’un modèle à un autre en quelques décennies, et comme toutes les modes, celles régissant la rédaction des palmarès vont et viennent au fil des siècles, tandis que parfois telle région ou telle cité est attachée à une représentation particulière du palmarès. Pourrait-on trouver pareille variété pour quelque autre genre d’inscriptions ?

40Et puis toutes ces listes sont différentes les unes des autres. En dehors de quelques curricula spectaculaires, quels autres textes épigraphiques, dans le monde grec, nous donnent à suivre aussi fidèlement le destin d’un homme ? Nous pouvons véritablement marcher dans les pas de certains champions, dont le palmarès classé chronologiquement nous permet de savoir, sans qu’il fût pourtant un haut personnage de l’Empire, où il était à telle date.

41Le corpus est divisé en deux grands ensembles et plusieurs sous-parties. La première subdivision (1 à 174) présente dans l’ordre chronologique les palmarès datables le plus précisément et avec le plus de sûreté, au maximum à environ un quart de siècle près. Une très brève seconde sous-partie (175 à 178) mentionnant des inédits clôt ce premier groupe, celui sur lequel se fonde l’essentiel des analyses de la synthèse présentée en fin de volume. Viennent ensuite les palmarès – presque exclusivement des fragments – que l’on ne peut dater qu’approximativement à l’intérieur de la période envisagée, répartis en trois subdivisions chronologiques (i^er s. av. J.-C. - i^er s. apr. J.-C. ; ii^e s. ; ii^e-iii^e s.). Ces sous-groupes comme les dernières parties sont rangés dans l’ordre géographique du SEG. Nous avons bien conscience que la frontière avec les palmarès de la première partie est parfois très mince et certains fragments des n^os 179 à 235 sont plus longs que les n^os 1 à 174, mais quand les restitutions et la chronologie deviennent fragiles, nous avons préféré intégrer les textes à cette place60. Puis nous avons isolé des palmarès à couronnes qui ont perdu leurs inscriptions (236-238) et en quatrième lieu un probable faux (239). Viennent ensuite les palmarès dont la datation incertaine ne permet pas de s’assurer qu’ils sont postérieurs à ca 40 av. J.-C. (240-251). Par ailleurs, trois textes sont indubitablement des palmarès mais la nature des concours mentionnés n’est pas déterminable avec sûreté (252-254) ; il s’agit peut-être de concours du gymnase ou de concours ouverts aux seuls citoyens de la polis organisatrice. Enfin, quelques fragments sont réunis en fin de corpus car leur état ne permet pas de s’assurer que ce sont des palmarès (255-276) ; ce pourrait parfois être des inscriptions pour une victoire unique, ou même être tout autre chose que des palmarès.