1La question de la présence militaire française en Grèce pendant la Première Guerre mondiale est longtemps demeurée en marge de la recherche historique française1. Lorsqu’elle est évoquée, elle est souvent assimilée à l’existence plus générale et plus incertaine d’une Armée d’Orient qui aurait séjourné quelque part en « Orient », principalement en Grèce, pendant la Première Guerre mondiale. Quant aux bornes chronologiques, elles sont souvent, en toute bonne foi, considérées comme étant celles de la guerre elle-même, telles qu’elles sont perçues en France, c’est-à-dire de 1914 à la fin de 1918. Cette vision gallo-centrée approximative est, ou pour le moins a longtemps été, couverte d’un opprobre cornélien qui n’a cessé d’accentuer sa marginalisation. Cet opprobre naquit lorsque Clemenceau, amateur de bons mots, affubla les combattants de l’Armée française d’Orient du surnom de « jardiniers de Salonique2 ». Elle contribua, dès les années 1920 et jusqu’à une période récente, à les cantonner dans les confins de la construction mémorielle de la Grande Guerre3, voire à les en exclure. Du moins était-ce déjà le sentiment du général Sarrail qui écrivit en 1920, dans l’introduction de son livre Mon commandement en Orient, que « la conspiration du silence s’est faite autour de notre armée d’Orient : aucun communiqué journalier, par intermittence quelques simples nouvelles. Par contre, une série d’inexactitudes ou d’inventions4 ». Qu’en fut-il en réalité de ces quelque 400 000 soldats français qui séjournèrent plus au moins longtemps en Orient, non pas entre 1914 et 1918 mais de 1915 à 1923 pour les derniers5 ?

L’organisation de l’Armée d’Orient

2L’arrivée de l’armée française en Grèce, c’est-à-dire, en d’autres termes, la naissance de l’Armée d’Orient, résulte d’une double conjoncture inattendue, liée à l’opération franco-britannique des Dardanelles6 (février 1915-janvier 1916), d’une part, et à l’invasion de la Serbie par les forces armées allemandes, austro-hongroises et bulgares, de l’autre, à partir du début du mois d’octobre de 1915.

3À la fin du mois de septembre 1915, le Grand Quartier général (GQG) français, confronté à l’échec franco-britannique, devenu patent, des opérations contre les Ottomans et à l’évidence d’une offensive prochaine des Puissances centrales contre la Serbie, décide de préparer, dans un premier temps, le transfert vers Salonique d’une des deux divisions d’infanterie du corps expéditionnaire des Dardanelles, afin qu’elle puisse porter secours à la Serbie. Cette hypothèse devient une réalité lorsque, le 5 octobre 1915, les premières unités de la 156^e division d’infanterie commandée par le général Bailloud débarquent à Salonique. Ce débarquement signe la naissance de l’Armée d’Orient. À partir de cette date, ce que l’on appelle par convention l’Armée d’Orient va croître en effectif et changer régulièrement d’appellation. Les nombreux changements d’appellation, loin d’être anecdotiques, expriment la diversité des missions que va remplir cette « Armée d’Orient » dont la première division débarquée est nommée Division de Serbie. Elle devient ensuite, les renforts arrivant, l’Armée d’Orient, puis l’Armée française d’Orient lors de la création du commandement des Armées alliées en Orient. Elle termine enfin la guerre en redevenant Armée d’Orient, mais aussi et tout à la fois Armée du Danube, Armée de Hongrie et, enfin, Corps d’occupation de Constantinople. Elle compte dans ses rangs, tout au long de ces années, des unités de toutes les armées françaises, issues de l’armée métropolitaine, de l’armée d’Afrique et de l’armée coloniale, mais aussi, selon les époques, des unités grecques, italiennes, russes et même momentanément quelques unités albanaises et monténégrines. Dans le même temps, des unités françaises présentes en Grèce sont rattachées à d’autres armées nationales, comme l’armée serbe, quittant alors le giron de l’Armée d’Orient. Elle est enfin complétée par des unités de la Marine nationale regroupées à partir de 1916 au sein d’une grande unité navale spécifique, la Division d’Orient. Les unités de la Marine nationale, bien que peu nombreuses en termes d’effectifs engagés, sont, pour l’Armée d’Orient et une partie des armées alliées, essentielles au maintien des lignes de communication maritime, à l’approvisionnement à travers la Méditerranée ainsi qu’au soutien logistique à partir de Salonique. Cette Division d’Orient, constituée autour de 6 bâtiments principaux (cuirassés et croiseurs), comprend une multitude de torpilleurs, de patrouilleurs et de navires de transport ainsi que des unités à terre. Au sol, elle arme et occupe, encore après 1920, une dizaine de bases navales depuis Mytilène jusqu’à Patras en passant par Salonique et, le moment venu, par Thasos, Cavalla ou encore Dédéagatch. À titre d’exemple, notons que les deux bases navales installées à Salonique emploient 2 500 marins et qu’on y décharge en moyenne quotidienne entre 1 000 et 1 700 tonnes de fret.

4Plus généralement, l’effectif de l’Armée d’Orient est étroitement lié, en termes de croissance, de stagnation ou de décroissance, aux opérations qui se déroulent non pas sur son front, mais sur les autres fronts, principalement sur le front français. Cette situation s’explique pour une raison simple. Considéré par le GQG français comme un front périphérique, le front d’Orient vit au rythme des engagements sur le front dit principal. Lorsque la 156^e division d’infanterie débarque à Salonique au milieu de l’automne de 1915, les grandes offensives de Champagne et d’Artois7 sont en cours d’achèvement. Cela permet de diriger vers Salonique trois divisions de renfort avant le mois de février 19168. Puis, l’Armée d’Orient, qui est passée d’une à quatre divisions en trois mois, ne reçoit plus aucun renfort aussi longtemps que durent les batailles de Verdun et de la Somme9. Elle passe ensuite, entre décembre 1916 et février 1917, de quatre à huit divisions et une brigade de cavalerie, niveau qui restera inchangé jusqu’à la fin de la guerre10. Cet ensemble est composé, en octobre 1915, des quelque 20 000 hommes de la division Bailloud. Il atteint, sous les ordres du général Sarrail, environ 100 000 hommes au début de 1916. Il culmine enfin à presque 200 000 hommes en septembre 1918 lorsque Franchet d’Espèrey déclenche la grande offensive finale. Si on tient maintenant compte de l’arrivée des renforts, des relèves d’unités et du recomplètement des pertes, il est possible de situer l’effectif total cumulé des militaires de l’Armée d’Orient ayant séjourné en Grèce entre 1915 et 1921 à presque 400 000 hommes11. Quant aux pertes, elles s’élèvent à environ « 70 000 tués, disparus ou décédés de maladies, [auxquels] il faut ajouter 44 500 blessés et 283 500 malades dont 90 000 de maladies contagieuses12 ». Ces chiffres permettent de dire que les pertes au combat sont proportionnellement comparables à celles du front français, alors que la maladie – principalement le paludisme, le typhus et la dysenterie – fait, en Grèce, des ravages inconnus sur le front français.

Les hommes de l’Armée d’Orient

5L’Armée d’Orient puis, le moment venu, les Armées alliées en Orient dont l’Armée d’Orient sont successivement commandées par les généraux Sarrail, Guillaumat et Franchet d’Espèrey. Le général Sarrail commande l’Armée d’Orient du mois d’octobre 1915 à celui de janvier 1916. Il prend ensuite le commandement des Armées alliées en Orient (CAAO) qu’il conserve jusqu’en décembre 1917. Lors de la création du commandement des Armées alliées en Orient, l’Armée d’Orient est renommée Armée française d’Orient (AFO). Elle est, sous Sarrail, successivement commandée par les généraux Cordonnier, Leblois, Grossetti et Regnault13. En décembre 1917, le général Guillaumat succède au général Sarrail. Il demeure en place jusqu’en juin 1918, mois au cours duquel il est rappelé à Paris par Clemenceau. Le général Franchet d’Espèrey lui succède. Il commande les Armées alliées en Orient jusqu’en juillet 1920. Pendant le temps de commandement de ces deux généraux, l’Armée française d’Orient est commandée par le général Henrys.

6Sarrail, Guillaumat et Franchet d’Espèrey sont, tous trois, de fortes personnalités. Sarrail, dont le commandant de Barry écrit en décembre 1915 qu’il « est encore plus néfaste à Salonique que dans l’Argonne14 », réussit l’exploit de se faire relever deux fois de son commandement, la première par Joffre en France, la seconde par Clemenceau à Salonique, sans pour autant jamais avoir été « envoyé à Limoges » tant ses soutiens politiques sont puissants. Guillaumat fait, quant à lui, en quelques mois, d’une armée qui partait à la dérive un outil de combat remarquable. Il conçoit ensuite les plans d’offensive qui sont mis en œuvre par son successeur. Le tout en moins de six mois, car Clemenceau précipite, de façon inattendue, son retour en France. Les conditions de ce rappel éclairent à la fois le point de vue de Clemenceau sur le front de Salonique et la dépendance de ce dernier vis-à-vis des opérations sur le front français. En effet, lorsque Clemenceau décide, à la mi-juin, de rappeler Guillaumat, il anticipe un éventuel échec de Pétain face aux offensives allemandes du Friedensturm et donc son remplacement comme commandant en chef par un Guillaumat en qui il a une totale confiance et qui est considéré comme un des meilleurs généraux du moment. Enfin Franchet d’Espèrey, qui avait commencé la guerre comme l’un des artisans de la victoire de la Marne, est l’homme de la victoire de l’automne 1918, d’une victoire alliée que Paris ne comprend pas, faute de n’avoir peut-être jamais réussi à mesurer à sa vraie valeur l’intérêt stratégique du front de Macédoine et, plus généralement, de l’espace balkanique.

7À côté des différents commandants en chef, les officiers d’état-major de l’Armée d’Orient méritent d’être eux aussi observés comme révélateurs des rapports entre le GQG et l’Armée d’Orient – contrairement aux officiers de troupe qui, appartenant de façon organique aux unités envoyées à Salonique, ne présentent aucun caractère particulier. Ainsi, aussi longtemps que Sarrail commande en Orient, ces officiers mis à sa disposition par le GQG sont en nombre insuffisant pour assurer le bon fonctionnement de l’Armée d’Orient. Qui plus est, une majorité d’entre eux ne dispose pas toujours des compétences nécessaires. L’explication en est double. Lorsqu’il fallut constituer l’état-major d’une armée nouvelle, l’Armée d’Orient, les chefs, au GQG ou ailleurs, n’y envoyèrent pas en priorité leurs meilleurs officiers. Ce phénomène fut accentué par l’animosité profonde qui existait entre Joffre et Sarrail, animosité personnelle mais aussi animosité sur la question de la subordination de l’Armée d’Orient, Sarrail voulant ne dépendre que du ministre de la Guerre et Joffre désirant garder sous sa coupe l’Armée d’Orient. La donne changea avec l’arrivée de Guillaumat, qui, étoile montante de l’armée, obtint l’affectation quantitative et qualitative des officiers dont il avait besoin. Avec les résultats que l’on sait pour son successeur.

8Les quelque 400 000 combattants de l’Armée d’Orient15 possèdent enfin une caractéristique particulière, unique dans l’armée française au cours de la guerre, celle de représenter l’armée d’Afrique et l’armée coloniale dans une proportion jamais égalée en France. En effet, alors que les divisions en provenance de l’empire représentent moins de 10 % de l’armée française combattant sur le front français, elles représentent presque 40 % de l’Armée française d’Orient16.

Quelques particularités de l’Armée d’Orient

9Unique en son genre, l’Armée d’Orient possède quelques autres particularités qui lui confèrent une réelle spécificité. La première est d’ordre politico-militaire. En effet, elle est l’une des armées de la première coalition militaire mise en place par l’Entente, avec, à sa tête, un général français : Sarrail17. Cette coalition, connue sous l’appellation d’Armées alliées d’Orient, est ainsi, en quelque sorte, un champ d’expérimentation qui précède de plus de deux ans la création d’un commandement unique interallié en France avec Foch. Champ d’expérimentation qui permet de mettre en évidence, chez chacun des alliés, les difficultés à surmonter pour organiser un commandement unique des opérations militaires lorsque les objectifs politiques diffèrent voire divergent.

10On peut ensuite noter que jamais l’Armée d’Orient ne combat en fonction d’objectifs propres qui auraient été élaborés en raison des enjeux spécifiques du théâtre d’opérations. Les opérations qu’elle reçoit l’ordre d’exécuter le sont pour répondre à des situations stratégiques propres à d’autres fronts, à commencer à la fin de 1915 par l’intervention, modeste, pour tenter d’aider la Serbie. Elle reçoit ensuite l’ordre de Joffre de déclencher des offensives, à partir du mois de mars 1916, afin de soulager le front de Verdun, puis, au cours de l’été, pour appuyer l’offensive de la Somme et plus encore l’entrée en guerre de la Roumanie. Il en est de même en 1917 lorsque le nouveau commandant en chef, Nivelle, ordonne à Sarrail de passer une nouvelle fois à l’offensive au moment où il déclenche sa grande offensive d’avril. Et enfin, à l’inverse, lorsque l’offensive de septembre 1918 donne des résultats qui dépassent les attentes de Paris, Franchet d’Espèrey est freiné dans son action comme s’il eût été indécent d’obtenir, vite, en Orient, de meilleurs résultats que sur le front français.

11Quant à la guerre que font les combattants de l’Armée d’Orient, elle peut être observée comme une guerre de la fin du xix^e siècle avec une partie des moyens militaires du xx^e siècle. Une guerre du xix^e siècle parce que la maladie fait des ravages qui rappellent ceux de la guerre de Crimée, mais aussi une guerre du xx^e siècle car les moyens engagés sont presque aussi importants que sur le front français sauf en termes d’artillerie.

Comment l’aventure se termine-t-elle pour l’Armée d’Orient ?

12Sans que personne, ou presque, s’en rende compte en France, si les armistices qui suspendent les opérations en Orient y sont tous signés avant le 11 novembre 191818, les combattants de l’Armée d’Orient ne demeurent pas l’arme au pied. Pour ces hommes qui avaient souvent commencé « leur guerre » sur le front français dès 1914, la fin de l’année 1918 se caractérise seulement par une façon nouvelle de faire la guerre19. Alors que tous attendent la démobilisation et le retour en métropole ou aux colonies, les uns participent à l’occupation de la Hongrie dans la région de Szeged, les autres à l’occupation de la Bulgarie et d’une partie de la Thrace. D’autres encore avec l’armée du Danube, et avec des unités entre autres grecques, font le coup de feu en Russie du Sud jusqu’au printemps de 1919 dans la région d’Odessa, ce qui permet même à des unités de la Marine de s’y mutiner. D’autres enfin occupent Constantinople alors que les marins évacuent depuis les ports de Crimée les quelque 150 000 Russes de l’armée du général russe Wrangel et tous les civils qui les accompagnent avant de les installer et de les soutenir dans des camps répartis tout autour de Constantinople. Aventure ultime qui se termine pour les derniers soldats de l’Armée d’Orient par la fermeture de la base de Salonique au début de 1921.