Le mortier dans les édifices monumentaux des Vosges lorraines et alsaciennes. Traces d’une économie et d’une technologie de la construction (XIe-XIIIe siècles)
p. 187-203
Texte intégral
1L’analyse des liants en archéologie, notamment en archéologie du bâti, est devenue une étape systématique pour la compréhension des sites. Deux types de traces se dégagent dans l’étude des mortiers. Il y a tout d’abord la composition, ou l’empreinte, chimique, celle qui caractérise les composants du matériau et aide ainsi à cerner sa provenance, mais également les procédés de fabrication. Il y a ensuite la trace prégnante, fixée, figée dans le liant au moment de sa prise. Ce peut être un objet, une poutre, un boulin, un geste aussi, voire la structure plus ou moins fluide du mélange. Elle renvoie à l’environnement qui a prévalu à la pose du mortier, à la gestion du chantier et à son déroulement.
2Dans cette présentation, nous traiterons principalement des mortiers liant la maçonnerie et nous n’aborderons les enduits que sur des aspects très ponctuels. Il ne sera donc pas question des mortiers de sols, des mortiers de toitures ou d’éléments d’étanchéité. En effet, la quasi-totalité des édifices retenus se présentant à l’état de ruines, ces mortiers bien spécifiques ont disparu (pour peu qu’ils aient existé sur ces sites).
3Après avoir posé notre problématique de recherche et avoir replacé notre corpus dans son contexte géographique et géologique, nous nous intéresserons à la chimie des mortiers afin de préciser certaines particularités de sa fabrication. Ensuite, nous développerons le protocole d’étude mis en place. À la suite de quoi, nous pourrons examiner les principaux résultats obtenus, sur les plans technologique et économique, pour terminer sur les éléments spécifiques à l’étude des mortiers pouvant œuvrer à la compréhension et au phasage d’un bâtiment.
4L’espace géographique retenu nous amènera également à nous poser la question des disparités régionales, géographiques et géologiques et leur impact sur la fabrication des mortiers.
I. Problématique
I. 1. Historiographie et corpus étudié
5La période et l’aire géographique choisies relèvent de la gageure pour la compréhension de la thématique retenue. En effet, les sources historiques sont des plus laconiques sur ce sujet. L’archéologie est donc la seule discipline à-même de nous renseigner sur les mortiers employés. Longtemps peu considéré lors des opérations de fouille, le matériau apparaissant non noble, les historiens archéologues du XIXe et du début du XXe siècle ont élaboré un schéma simple, voire simpliste, mettant en scène un âge d’or de fabrication (l’époque gallo-romaine) en l’opposant à un Moyen Âge sombre où les techniques auraient été perdues. Cet état historiographique se basait essentiellement sur l’idée communément acceptée à l’époque d’une décadence de la civilisation à la fin de la période romaine. Les nouvelles orientations données à l’Histoire après la seconde guerre mondiale, et plus encore l’apparition de l’archéométrie, ont profondément mis à mal ce concept, et démontré que le déficit technologique en termes de mortier était loin d’être évident1. Par facilité, la plupart des études ont été néanmoins réalisées sur des sites prestigieux, bien connus et où un soin particulier était apporté aux maçonneries. Notre étude sur les Vosges (fig. 1), qui incorpore le massif montagneux (granitique et gréseux) et la plaine du département du même nom, regroupe un corpus de 18 sites plus modestes, dont 16 châteaux ou éléments à caractère défensif (enceinte collective, maison forte, donjon, etc…) et 2 sites religieux (chapelle, abbaye). Les édifices utilisés pour notre étude sont contenus dans une fourchette chronologique allant du début du XIe siècle à la fin du XIIIe siècle2. Les châteaux alsaciens ont été sélectionnés de sorte à prélever des échantillons sur une série de sites correspondant aux faciès géologiques les plus variés possibles. Cette approche a été effectuée sur des bâtiments fortement ruinés, dans lesquels les mortiers étaient encore accessibles (donc non remaniés ou recouverts par des restaurations ultérieures). L’une des thématiques abordées était la définition des circuits d’approvisionnement des chantiers. Elle a nécessité des prélèvements de matière première dans les gisements potentiels de calcaires ou d’agrégats, définis suite à l’analyse des échantillons.
6Les édifices retenus font appel à différents types d’appareillage et utilisent diverses roches. Ils sont en effet situés dans les environnements géologiques du Bassin sédimentaire parisien et du socle cristallophyllien des Vosges (fig. 2). Les sites édifiés dans la plaine de la Vôge sont implantés sur les bancs de grès du Rhétien (Morimond, Xugney), dans les calcaires du Bajocien (Vaudémont) ou dans les séries marno-argileuses du Muschelkalk (Blâmont sur le Plateau lorrain). Ceux installés dans la proche périphérie du massif vosgien sont implantés sur l’épaisse série du Buntsandstein représentée par le Grès rose des Vosges ou le Conglomérat principal (Raon-l’Étape, Pierre-Percée, Ringelsberg, Fontenoy-le-Château, etc.). Enfin, la plupart des sites alsaciens sont édifiés sur les roches plus anciennes du socle vosgien : des Granites (Wassenbourg, Hohhattstatt, Dagsbourg, etc) ou des Grauwackes (Schrankenfels).
I. 2. La chimie de la chaux
7La chaux est obtenue par cuisson du calcaire, dans un four à chaux, selon un procédé qui remonte à l’Antiquité3. Le procédé industriel actuel a bien évidemment évolué pour accroître la rentabilité, mais les réactions chimiques mises en œuvre demeurent les mêmes. La réaction principale consiste en une décarbonatation de la calcite (composant quasi unique du calcaire pur) à une température proche de 900°C [Rel.1].
8CaCO3 ➔ CaO + CO2 [1]
9CaO + H2O ➔ Ca (OH)2 [2]
10Outre un dégagement important de dioxyde de carbone, il se forme l’oxyde de calcium, communément appelé chaux vive, ou chaux aérienne. Très généralement cette chaux va être hydratée (avant son utilisation) au cours d’une réaction vive et violente appelée l’extinction [Rel. 2]. Il se forme alors de l’hydroxyde de calcium (Portlandite) surtout connu sous le nom de chaux éteinte ou encore de chaux grasse. Il est à noter que la chaux vive est instable et qu’elle peut partiellement se transformer en Portlandite en fixant lentement l’humidité de l’air. Mais elle va surtout fixer du dioxyde de carbone, CO2, pour se retransformer en calcite (réaction de carbonatation, inverse de la réaction 1). C’est d’ailleurs cette réaction qui est mise à profit dans les mortiers : la carbonatation de la chaux vive ou de la chaux éteinte [Rel. 3] est une réaction lente qui donne progressivement sa solidité aux mortiers de chaux en ne nécessitant pas d’eau.
11Ca (OH)2 + CO2 ➔ CaCO3 + H2O [3]
12Lorsque le calcaire n’est pas pur, mais qu’il comporte au contraire une petite fraction argileuse (de l’ordre de 10 %, ou moins), des phases silicatées calciques se forment également au cours de la cuisson à 900°C. Ces silicates calciques (notés C2S et C3S, en notation cimentière ou C représente CaO et S représente SiO2) sont semblables à certaines phases minérales que l’on retrouve dans les ciments Portland modernes. On parle alors de chaux hydraulique. En effet le durcissement du mélange n’est plus uniquement dû à la carbonatation de la chaux mais il tient, pour une part non négligeable, à l’hydratation des silicates calciques [Rel. 4]. Contrairement à la carbonatation, cette réaction est hydraulique c’est-à-dire qu’elle consomme de l’eau pour former des silicates calciques hydratés (CSH, en notation cimentière). Elle est plus rapide que la réaction de carbonatation et elle conduit à la formation d’un liant moins poreux. Dans la relation n° 4 suivante, H est la notation (cimentière) de l’eau, les indices x, y et z sont variables.
13C2S, C3S + H ➔ CxSyHz [4]
II. Protocole
II 1. Prise de données sur le terrain
14L’observation de terrain est la première phase de collecte des informations. Elle est importante car elle conditionne l’exploitation des données qui seront ensuite obtenues en laboratoire. Le relevé pierre à pierre d’une élévation doit s’accompagner d’un repérage des différents mortiers (fig. 3). Cette discrimination est uniquement basée sur l’aspect visuel du mortier. Il convient donc de bien les considérer et de faire abstraction d’éléments extérieurs venant fausser cette lecture (un mortier assombri par un contact à l’air ou à des ruissellements, ayant subi une rubéfaction suite à un incendie, etc…). Une des principales limites de cette méthode est le lessivage naturel des mortiers et, en définitive, l’érosion de ces matériaux.
15Une fois ces éléments consignés dans l’espace, il importe de reporter des indications qui vont ensuite servir à alimenter le propos, sur des fiches : épaisseur des joints, couleur des mortiers, granulat, état, position dans la maçonnerie (joint, fourrure, etc…). Dans certains cas, nous le verrons plus loin, il est même possible de déterminer des arrêts de chantiers par l’examen de deux couches de mortiers superposées, mais qui ne se mêlent pas.
16Suite à ce premier état des lieux, il devient possible de passer à la seconde étape : l’échantillonnage. Chaque type de mortier, spécifiquement recensé doit faire l’objet d’un ou plusieurs prélèvements. Le problème de l’altération des mortiers est ici aussi à prendre en considération pour l’obtention d’analyses sérieuses. Il faut veiller à prendre un échantillon au plus profond de la maçonnerie et possédant une taille suffisante pour la réalisation de lame(s) mince(s) ainsi que certaines investigations complémentaires. Un prélèvement de 50 à 100 cm3 constitue un volume minimum. L’idéal serait de pouvoir prélever les mortiers avec un carottier, ce qui n’a pas été possible dans cette étude.
II. 2. Analyse des mortiers en laboratoire
17L’analyse détaillée des mortiers progresse logiquement des techniques les plus simples vers les techniques les plus sophistiquées (et coûteuses), en se consacrant à l’analyse de détails de plus en plus fins.
18Dans un premier temps, les informations collectées sont une description macroscopique (couleurs et aspects des liants, types de granulats et tailles des grains) réalisée à l’aide d’une loupe binoculaire ainsi que les valeurs de certains paramètres physiques (masse volumique, porosité, absorption). Dans le cas de l’utilisation de granulats non carbonatés, une désagrégation ménagée du mortier de maçonnerie à l’aide d’un mortier et d’un pilon permet de réaliser une analyse granulométrique sommaire (tamisage sur série de tamis Afnor) puis une quantification approximative du dosage en chaux du mélange (analyse calcimétrique à l’acide chlorhydrique). Cette première phase de l’étude est suffisante pour dénombrer les principaux types de mortier et les caractériser sommairement. Elle permet également de sélectionner un certain nombre d’échantillons, en raison de leur représentativité et de leur très bon état de conservation, pour qu’ils subissent des analyses plus poussées.
19Les observations des échantillons sous forme de lames minces (microscope pétrographique en lumière transmise) permettent de caractériser précisément les granulats employés dans les mélanges ainsi que les proportions employées (fig. 4). Toutefois, des analyses par diffraction des rayons X (DRX) peuvent compléter les observations microscopiques pour lever certaines ambiguïtés (détermination des plagioclases, par exemple, caractérisation d’une phase difficilement identifiable au microscope optique, etc.). Elles présentent aussi l’avantage de pouvoir comparer les clichés de diffraction des rayons X, des mortiers entre eux, et/ou avec des gisements de granulats potentiels. Enfin, les observations et analyses réalisées au moyen d’un microscope électronique à balayage (MEB) permettent de préciser la microstructure du liant (fig. 5) et d’éventuelles particularités au niveau de sa composition (présence particulière de certains éléments chimiques, Si, K, Mg, S, caractérisant le gisement exploité pour la fabrication de la chaux).
III. Principaux apports
III. 1. Techniques constructives
20On l’a vu dans le chapitre précédent, l’analyse de terrain ne saurait plus se soustraire à une analyse physico-chimique rigoureuse et méthodique. Néanmoins, l’observation visuelle du positionnement des bains de mortier et de son aspect apporte de nombreux renseignements sur sa viscosité, sa technique de pose, etc… qu’il convient de savoir interpréter. Certaines de ces traces sont liées à la construction de l’édifice, d’autres sont inhérentes à la transformation de l’aspect des maçonneries lors de leur vieillissement.
21La viscosité initiale d’un mortier, et donc son dosage en eau, peut se déduire en partie au regard de son positionnement au sein de la maçonnerie. L’exemple de Vaudémont est en cela frappant (fig. 6). Le blocage du donjon est constitué de pierres calcaires plates posées en épi sur toute l’épaisseur du mur (environ 4 m). Les pierres sont posées à sec. Le niveau d’assise achevé, on recouvre ces pierres avec un mortier épais, sans doute peu dosé en eau, ce qui implique un écoulement minimal du mélange dans les interstices. La lecture du blocage est donc simple : à une rangée de pierres disposées en épi dans un sens succède une couche de mortier qui se répand sur les parties hautes de ces pierres. Ensuite, on pose une nouvelle rangée de pierres en épi, mais dans l’autre sens. Ces pierres sont légèrement enfoncées dans le mortier précédemment posé, ce qui crée donc une jonction rugueuse entre les deux assises.
22En revanche, à Fontenoy-le-Château, le donjon présente un blocage en épi lié par un mortier à l’origine bien plus liquide, et qui a donc pénétré entre les pierres, laissant ainsi un vide plutôt dans les parties supérieures des pierres (fig. 7). En quelques endroits, on identifie une surface de mortier plane, prouvant la fluidité de ce mortier au moment de sa pose (fig. 8). La qualité des mortiers est également très variable d’un site à l’autre. Si les mortiers des établissements religieux apparaissent de grande qualité (Xugney, Morimond), les pierres de certains châteaux sont liées par un mortier de terre et de sable. Ainsi, aux châteaux du Grand-Ringelsberg et de Warthenberg (fig. 9), le blocage a été constitué de plaques de poudingue posées en épi et simplement noyées dans du sable. La terre se substitue à la chaux, ce qui dénote d’un chantier réalisé avec des matériaux très localisés. Ce n’est pas nécessairement la preuve d’un chantier réalisé avec de faibles moyens financiers. En effet, ce type de mortier est associé à un parement de blocs bien appareillés. En revanche, lorsque le parement est déstructuré, comme au Schrankenfels (fig. 10), il est impossible de réaliser un bâtiment stable et solide sans mortier de chaux. Il ne faut toutefois pas systématiser cette réflexion, tous les parements bien appareillés ne cachant pas forcément un blocage lié au mortier de terre.
Fig. 1 : Répartition des sites étudiés.

Fig. 2 : Répartition des sites étudiés sur la carte géologique.

Fig. 3 : Exemple de relevé pierre à pierre avec consignation des mortiers. Minute de chantier de Xugney.

Fig. 4 : Lame mince de mortier.

Fig. 5 : Microstructure d’un mortier observée au MEB.

Fig. 6 : Vaudémont, blocage en épi et couche de mortier épaisse.

Fig. 7 : Fontenoy-le-Château, blocage en épi et couche de mortier fluide.

Fig. 8 : Fontenoy-le-Château, mortier très liquide formant une surface plane.

Fig. 9 : Warthenberg, blocage lié à la terre et au sable.

23Puisqu’il convient de parler de traces, réapproprions nous quelques instants le terme dans son sens le plus littéral. Le mortier, élément fluide permet aux divers matériaux qui en sont recouverts d’imprimer leur empreinte. Ceci est particulièrement utile lorsqu’on travaille sur des matériaux putrescibles, tel le bois. En effet, l’emplacement et l’essence des bois peuvent être déterminés malgré leur disparition grâce aux traces qu’ils ont imprimés dans les mortiers. Sur le donjon de Vaudémont (fig. 11), nous remarquons que l’étage domestique principal repose sur un plancher maintenu par une succession de solives en chêne dont il ne reste que les empochements dans la maçonnerie, les solives étant reliées entre elles dans le cœur de la maçonnerie par une sablière. Cela peut permettre, lorsque l’empreinte est bien visible, de caractériser l’essence de l’arbre employé, mais avant tout de connaitre le diamètre ou la section des bois, ce qui permet ensuite d’établir des suppositions concernant la résistance ou le rôle dévolu à ces supports. Les empreintes de certaines fibres végétales (graminées) peuvent aussi laisser des traces dans les mortiers.
24Les trous de boulins d’échafaudage présentent un autre cas très courant de traces. Les boulins horizontaux sont reliés aux perches verticales afin d’ancrer l’échafaudage à la maçonnerie et ainsi lui conférer une stabilité accrue. La marque imprimée sur le mortier permet dans la plupart des cas de connaitre la forme du boulin (carré, ou le plus souvent circulaire), son diamètre ou section, voire la nature de son essence. À Vaudémont (fig. 12), nous avons ainsi pu démontrer l’utilisation du hêtre, essence confirmée dans un autre trou grâce à la présence d’un résidu bien authentifié et daté de boulin. Ces traces indiquent également l’orientation du boulin, la profondeur de l’ancrage, ce qui renseigne sur les techniques de mise en place de ces structures, voire même sur leur sécurité. Il est par exemple rare de rencontrer des boulins dépassant les 12 cm de section, la valeur la plus commune tournant autour de 8 cm.
25Si une lecture fine des mortiers du blocage autorise la compréhension de nombreux éléments inhérents au constructif, il convient de se pencher tout de même sur les mortiers utilisés dans les parements. Si le parement est constitué de blocs dressés et appareillés, le joint est généralement inférieur à 5 mm. Il est donc difficile d’y lire une information macroscopique. La plupart du temps, ces mortiers sont constitués de matériaux fins, permettant une jointure fine des pierres. En de rares endroits, ces joints sont, pour diverses raisons, plus larges, jusqu’à 2 cm. Un joint horizontal repéré sur le chevet de la chapelle de Xugney (fig. 13) permet de rendre compte des liens entre le mortier de pose et celui de finition. Ce qui est visible aujourd’hui de ce joint est une coupe, située à quelques millimètres en retrait de la surface de parement. Il n’est donc plus dans son état d’origine, et ressemble ainsi à une coupe stratigraphique. Son examen indique qu’il est constitué de deux parties. Au centre du joint, on remarque la couleur beige d’un mortier constitué de granulats divers et relativement importants, en tout cas suffisamment importants pour qu’ils se distinguent nettement. De part et d’autre de cette ligne, deux autres stratigraphies, composées d’un liant très blanc, à la limite d’un aspect de plâtre. Le beige correspond au mortier de pose du parement. Le maçon applique une petite quantité de mortier sur l’assise précédente ; en posant la pierre suivante, ce mortier s’écrase sous le poids de cette dernière et s’étale la plupart du temps jusqu’à déborder du joint. Ici, ce débord n’a pas eu lieu, le bord du mortier formant alors une courbe. Le petit intervalle pour arriver au niveau du parement fut alors comblé lors de la pose du revêtement, matérialisé par ce liant très blanc et homogène, qui assure par la même occasion à ce dernier une bonne accroche au sein de la maçonnerie. L’état actuel a été causé par l’usure et l’arrachement de l’enduit.
26Dans le cas de maçonneries plus grossières, comme au château de Wassenberg (fig. 14), les joints sont plus irréguliers, leur taille peut atteindre plusieurs centimètres. On utilise alors le plus souvent un mortier grossier, composé de galets ou d’autres inclusions de bonne taille, afin de limiter l’emploi de chaux, dont le coût et le temps de fabrication est non négligeable. Le mortier de scellement des pierres, comme pour le premier exemple ne vient pas jusqu’au bord du parement, mais dans certains cas, l’ensemble est comblé par un joint beurré, laissant la pierre apparente, à la différence de l’enduit. Ce beurrage empêche ensuite toute pose d’un enduit, car les points d’ancrages avec la maçonnerie sont trop peu nombreux. Pour cela, il faut piquer les joints.
27Enfin, dernières traces inhérentes au constructif recensées grâce aux mortiers, les incisions visibles sur les enduits. Pour la période retenue, le témoin le plus récurrent est le joint tiré au fer. Ceux-ci sont généralement présents sur les constructions romanes constituées de moellons. Ils imitent une maçonnerie plus régulière et bien appareillée, qui s’accorde mieux avec l’idée de perfection qui entoure symboliquement les édifices religieux4. Toutefois, nous pouvons également trouver des joints tirés au fer sur des bâtiments castraux, comme sur le donjon de Blâmont (fig. 15) ou au château du Warthenberg.
III. 2. Composition des mortiers et origine des matériaux
L’approvisionnement en chaux
28En Lorraine, les niveaux carbonatés sont très abondants et il est bien difficile de retrouver précisément les niveaux exploités pour chacun des sites. Pour l’édification du donjon de Blâmont, bien qu’aucune lame mince ou analyse pétrographique n’aient été réalisées, il s’avère que les matériaux du fossé séparant le plateau de l’éperon où est installé le château n’ont pu servir qu’à la fabrication de la chaux. En effet, c’est un calcaire du Muschelkalk fragmenté et gélif qui le compose, celui-ci n’a pu servir comme pierre de taille et d’ailleurs, la nature des roches employées dans le parement ne lui correspond pas. Elle semble provenir de niveaux géologiques plus récents.
29Sur le versant alsacien le sous-sol ne comporte globalement que deux niveaux propices à la fabrication de la chaux. Sa provenance, dans les différents sites étudiés, a donc pu être déterminée relativement simplement. En effet les niveaux exploitables, le Muschelkalk supérieur (Calcaires à entroques et Calcaires à Cératites) et la Lettenkhole (calcaires et dolomies) d’une part et le Bajocien (Grande Oolithe) d’autre part, ont des caractéristiques minéralogiques bien différentes. Les premiers niveaux sont des calcaires relativement impurs, comportant entre autre des argiles, des sulfates et un peu de dolomite, tandis que le second est un calcaire oolithique relativement pur (teneur en carbonate de calcium supérieure à 97 %). La caractérisation de la chaux était donc aisément réalisable au MEB grâce à la mise en évidence des éléments chimiques présents (analyse semi-quantitative EDS) dans les petits nodules résiduels de chaux pure, présents dans les mélanges (fig. 16). D’autre part quasiment toutes les chaux comportaient des incuits dans lesquels certaines structures (traces de sulfates, dolomite / oolithe) de la roche d’origine était encore aisément identifiables au microscope pétrographique (fig. 16).
Fig. 10 : Schrankenfels, parement irrégulier.

Fig. 12 : Vaudémont, trou de boulin de section circulaire.

Fig. 11 : Vaudémont, empreinte d’une poutre dans une gaine intra-pariétale.

Fig. 13 : Xugney, mortier de pose entre deux restes d’un pré-enduit couvrant.

Fig. 14 : Wassenberg, mortier de pose caché par un joint beurré en pierre apparente.

Fig. 15 : Blâmont, traces de joints tires au fer.

Fig. 16 : Détermination de la provenance de la chaux par l’observation des incuits (gauche) et l’analyse des éléments traces (droite).

30L’étude a ainsi mis en évidence que les circuits d’approvisionnements se faisaient au plus court, privilégiant parfois des gisements faciles d’accès au détriment de matériaux de meilleure qualité (fig. 17).
Lieu de fabrication de la chaux
31La question de l’implantation des fours à chaux au niveau du gisement ou sur le lieu de la construction se pose souvent. Peu de sites permettent d’apporter une réponse précise même si on peut remarquer que du point de vue pondéral, il est préférable de transporter de la chaux vive plutôt que du calcaire brut (gain de masse de plus de 40 %, suivant la [Rel. 1]). Dans le cas du donjon de Pierre-Percée, le premier niveau calcaire (Muschelkalk) affleure à 7 kilomètres à vol d’oiseau. L’analyse des pierres du blocage (essentiellement des moellons de grès) a cependant montré l’acheminement de calcaire sur le chantier de construction. Des fragments de calcaire ont en effet été utilisés en divers endroits pour caler les blocs de grès dans le mortier. Il est donc permis d’envisager que la chaux ait été fabriquée sur place.
32De même, en Alsace, un four à chaux a été clairement identifié au château du Warthenberg5 (fig. 18). Large de 2,50 m, il est situé juste à côté de l’aire d’épandage6, large de 5,50 m et longue de 10,50 m, entourée par un muret. Ce cas reste cependant un unicum (car le seul démontré par la fouille) lié à une tentative de reconstruction usurpée par un seigneur local sur un fief de l’évêque de Metz en 1261. De façon générale, ces structures étaient placées à proximité des gisements et, plus encore, au bord de rivières. En revanche, la toponymie peut conserver la trace d’aires de travail pour le concassage ou le gâchage (Kalkplatz au château de Haut-Ribeaupierre par exemple).
33À travers ces deux exemples, on retrouve une logique de chantier global où la matière brute arrive sur le site pour y être ensuite transformée. Pourtant, la logique voudrait que le lieu de fabrication de la chaux soit proche du lieu de d’extraction du calcaire, pour des raisons évidentes de transport7. Ici, tout le processus semble se dérouler sur le chantier et les maçons fabriquent sans doute eux même la chaux. La spécialisation intervient plus tard, à l’époque moderne, avec notamment l’apparition des chaufourniers.
Ratio Granulat/chaux
34La recherche du dosage en chaux (ratio granulat/ chaux) des mortiers des sites du versant alsacien des Vosges montre la plupart du temps une relative cohérence des valeurs obtenues. Le ratio volumique granulat/chaux est de l’ordre de 3 à 4 c’est-à-dire légèrement moins dosé que ce que préconisait Vitruve dans l’Antiquité8. La détermination de ce rapport a toutefois permis de montrer certaines particularités comme : un sous-dosage au niveau du site du château de Kaysersberg ; une possible différence de dosage entre les mortiers du donjon (moins riches en chaux) et ceux de l’enceinte d’un même site (Pflixbourg, Kaysersberg) ; ou un surdosage dans certaines parties très exposées de l’enceinte (bec du donjon pentagonal de Schrankenfels).
Ratio volumique granulat/chaux9
Sites | Masse de chaux (% de la masse sèche du mortier) | Ratio |
Wasserbourg-Strohbourg | 8 | 3,4 |
Châtenois | 5,7 | 3,7 |
Pflixbourg (enceinte) | 5,8 | 3,5 |
Pflixbourg (donjon) | 4,6 | 4,5 |
Kaysersberg (enceinte) | 3,8 | 5,8 |
Kaysersberg (base du donjon) | 2,5 | 8,6 |
Schrankenfels (enceinte) | 5,4 | 3,9 |
Schrankenfels (bec du donjon) | 7,4 | 2,7 |
35Ces valeurs demandent toutefois à être confirmées d’un point de vue statistique par des analyses supplémentaires réalisées sur d’autres prélèvements des mêmes sites (ce qui n’a pu être fait jusqu’à présent). Notons également que la méthode utilisée (séparation des granulats et de la pâte par fragmentation, puis dosage de la calcite présente dans la partie fine) sous-estime nécessairement le dosage en chaux pour deux raisons. Malgré toutes les précautions prises lors de la prise d’échantillon une partie variable de la chaux a pu être lessivée, et ne peut-être dosée. D’autre part, pour des raisons techniques, le dosage n’est effectué que sur la fraction la plus fine (< 2 mm) alors qu’il reste encore des traces de chaux sur les plus gros grains.
Les granulats employés dans les mortiers
36Dans la plaine de la Vôge, où les couches de grès jaune-gris-bleu du Rhétien constituent le substratum de certains sites étudiés (Morimond, Xugney), on y retrouve logiquement des mortiers qui incorporent ce sable local, d’une grande finesse granulométrique (fig. 19). Cependant à Vaudémont le sable a une provenance plus lointaine. Plus grossier (fig. 19), il ne semble provenir ni des ruisseaux ni des bancs de grès du Rhétien proches, mais des alluvions de la Moselle, distante de 15 à 20 km environ. Il comporte également des galets susceptibles de provenir du lit de la Moselle (fig. 6 et fig. 23).
37Sur le versant alsacien, les granulats utilisés pour les mortiers ont une provenance très proche. En effet, l’implantation sur le Grès rose facilite l’emploi de sable gréseux issu de l’altération du substratum. Quant aux sites implantés dans un contexte cristallophyllien, ils ont utilisé les sables des moraines voisines et/ou des ruisseaux qui les drainent. La granulométrie des sables issus de l’érosion du Grès rose est naturellement très fine tandis que celle des sables issus de l’érosion des granites est plus grossière. Dans ce second cas, les sables ont nécessairement été tamisés avant la confection des mélanges car les grains des mortiers ont une taille qui excède rarement 2 mm. Dans le cas de Haut-Éguisheim, les lames minces ont mis en évidence l’utilisation d’un sable granitique tiré du ruisseau coulant en contrebas du site, bien que ce dernier soit fondé sur un entablement gréseux, utilisé comme carrière pour les blocs de construction.
38Quel que soit le site, on remarquera que les mortiers ne contiennent pas (ou très peu) d’argiles comme le montrent les clichés de diffraction des rayons X réalisés aux très petits angles. Les matériaux ont donc été éventuellement lavés (artificiellement ou naturellement dans le lit d’un cours d’eau).
Recours à des ajouts complémentaires
39L’incorporation de certains ajouts résulte de la volonté d’obtenir des mortiers possédant des propriétés bien spécifiques. Ainsi, l’ajout de tuileau (Morimond, Blâmont) permet de rendre les mélanges plus résistants en augmentant la compacité du liant (formation de gels de type CSH) et en diminuant par conséquent leur porosité (fig. 20). L’ajout de charbons de bois (Vaudémont, Fontenoy-le-Château) peut quant à lui diminuer l’impact des remontées capillaires dans les mortiers et limiter également des problèmes de retrait/fissuration des mélanges (fig. 21). Ces deux types de mortier sont utilisés la plupart du temps dans les premières assises des murs ou dans les sols. Notons d’autre part que des fragments osseux broyés ont parfois été ajoutés aux liants, probablement pour accélérer leur séchage (Pflixbourg).
Fig. 17 : Provenance supposée de la chaux pour différents châteaux du versant alsacien.

Fig. 18 : Warthenberg, implantation du four à chaux (en haut) et de l’aire d’épandage (en bas).

Fig. 19 : Vaudémont, Morimond, lames minces des mortiers.

Fig. 20 : Blâmont, mortier avec inclusions de tuileau.

Fig. 21 : Fontenoy-le-Château, mortier avec inclusions de charbon de bois.

Fig. 22 : Xugney, la caractérisation des mortiers aide au phasage des murs.

Fig. 23 : Vaudémont, deux lits de mortiers séparés par une fine couche de terre et végétaux ; mise en évidence des végétaux pris dans le mortier supérieur.

III. 3. Phasage du site, d’un chantier, datation relative
40Le phasage par les mortiers affine et complète les phasages réalisés par l’observation des parements et des éléments architecturaux.
Mise en évidence du phasage d’un site
41Sur la chapelle de Xugney, l’analyse stylistique débouchait sur le constat d’un bâtiment homogène, quoique tronqué ultérieurement d’une partie de ses élévations. L’analyse des parements mais surtout des mortiers a pu démontrer que le chevet pentagonal avait subi une importante réfection au début de l’époque moderne (fig. 22). En effet, trois mortiers distincts ont pu être identifiés10. Le premier se compose de sable issu de l’altération des bancs de grès du Rhétien, matériau dans lequel sont également taillées les pierres du parement extérieur de l’édifice. La chaux y est également présente sous forme de nodules. Selon les lames minces, le pourcentage de chaux et de sable varie entre 1 : 1 et 1 : 3. Le second possède des caractéristiques proches du premier, mais la teneur d’oxydes de fer disséminés dans la pâte est plus importante, et surtout, la proportion chaux / sable varie de 4 : 1 à 1 : 2. Le troisième mortier est plus rose, cette couleur lui étant vraisemblablement conférée par un sable plus grossier (diamètre supérieur à 0,6 mm), charrié par la Moselle depuis le massif gréseux qu’elle traverse en amont. On observe ainsi que pour la phase de construction, on est dans une logique de chantier global, le sable est prélevé à un endroit potentiellement identique à celui de l’extraction des pierres, afin de permettre l’homogénéité entre la pierre et le liant. Dans les deux autres cas, on est bien dans une logique de réparation, ce sable n’est pas lié avec l’exploitation de pierres en grande quantité.
42À Kaysersberg, l’analyse de mortiers prélevés dans la base de la massive tour-maîtresse circulaire et dans la base de l’enceinte apporte un indice supplémentaire sur la différence chronologique entre ces deux parties, en particulier par les différences de proportions sable/chaux dans les deux maçonneries. En effet, la tour appartenant à la phase initiale de construction, attribuée à Frédéric II de Hohenstaufen (autour de 1227), était bâtie avec une teneur en chaux dont le ratio granulat/chaux est établi entre 5,7 et 6,2 ; tandis que dans le mortier de l’enceinte, érigée de 1264 à1268, cette proportion se situe entre 6,0 et 8,6, donc un mortier possiblement plus pauvre (?). Bien que ne servant pas à la datation du monument, ces indicateurs renforcent la mise en évidence par les résultats des analyses dendrochronologiques réalisées sur les boulins de l’enceinte entre 1995 et 1997.
Mise en évidence du phasage d’un chantier
43Un bâtiment s’édifiant rarement sur une seule année, l’analyse des mortiers contribue à déterminer le nombre d’années nécessaires à la construction d’un édifice. Pour les périodes et les latitudes qui nous concernent ici, nous ne possédons pour ainsi dire aucun texte permettant d’appréhender ces durées. En revanche, l’archéologie apporte quelques réponses. Sur le donjon de Vaudémont, nous remarquons la trace d’un arrêt de chantier d’ordre saisonnier. Le blocage du bâtiment se présente comme des pierres disposées en épi en rangs alternés. Au long d’un niveau de réglage, on observe une couche de mortier surmontée d’une seconde posée par-dessus et dans laquelle baigne l’assise suivante. La première couche de mortier a donc eu le temps de sécher avant que la seconde ne la recouvre, car elles ne s’entremêlent pas. De plus, on remarque une fine couche foncée, composée de poussières et de végétaux, pris dans le second lit de mortier (fig. 23). On conclut donc qu’un lit de mortier a été posé puis le chantier s’est arrêté permettant la prise du liant. Pour prévenir les risques de gel liés à l’hiver qui s’annonce, les ouvriers disposent sur la maçonnerie un tapis de végétaux. Celui-ci est grossièrement enlevé au printemps suivant, et on reprend les travaux.
III. 4. Datation
44Les mortiers présentent également des caractéristiques et propriétés chimiques qui dans certains cas, en font de bons marqueurs chronologiques. Cette matière rendue visqueuse par l’adjonction d’eau peut piéger lors de sa prise des éléments reflétant une période précise (pièce de monnaie, fragment de tesson ou de carreau de poêle). Le mortier peut également capturer des éléments naturels, des charbons, des morceaux de bois, des végétaux, pour diverses raisons. Ces éléments sont intéressants car ils peuvent être soumis à une analyse radiocarbone, qui grâce à la mesure de la teneur en carbone (dont la demi-vie est d’environ 5500 ans), autorise une datation à un siècle. Ceci est particulièrement utile dans le cas de structures où la datation reste soumise à de larges fourchettes chronologiques. Pour la plupart des sites que nous avons retenus pour cette étude, les éléments historiques et archéologiques sont suffisamment nombreux et éloquents pour rendre trop imprécise cette méthode de datation.
45Nous ne reviendrons pas sur les nombreuses tentatives depuis les années 1960 de datation des mortiers par la fixation du carbone pendant le processus de fabrication de la chaux, qui n’aboutit pas constamment à des résultats fiables. L’utilisation de mortiers de chaux pour la datation est complexe et parfois trop imprécise au regard de nombreux autres artéfacts. Dans certains cas, les analyses apportent des indices permettant de poser de nouvelles propositions, lorsque ces artéfacts sont absents. Dans le cas du Haut-Éguisheim, la mise en évidence de la composition des mortiers tirés de deux maçonneries superposées, mais de facture différente, ouvre de nouvelles hypothèses de travail. La maçonnerie inférieure de l’angle nord-ouest de la ruine, caractérisée par un petit appareil régulier a été attribuée à l’Antiquité gallo-romaine après sa découverte dans les années 1960. Cette structure en arrondi est enjambée par une maçonnerie en angle posée sur un arc de décharge qui fut édifié dans la première moitié du XIIe siècle. L’analyse comparative des deux mortiers présente de fortes similitudes, notamment par la présence de nombreux incuits dans les deux cas et, de surcroît, l’analyse comparative avec des mortiers prélevés dans une maçonnerie antique découverte à Châtenois permet de rejeter cette hypothèse et de poser, de fait, les bases de nouvelles perspectives de recherches.
Conclusion
46L’étude détaillée des mortiers apporte de nombreux indices qui constituent autant de traces qui révèlent les modes de fabrication des mortiers et de construction des ouvrages et qui donnent également quelques informations quant à l’histoire des édifices.
47Concernant la fabrication des mortiers, des similitudes apparaissent à l’échelle de la vaste région sur laquelle sont répartis ces 18 sites datés du XIe au XIIIe siècle. Les granulats utilisés dans les mortiers sont exploités à proximité du site (à l’exception de Vaudémont), leur granulométrie est généralement assez faible, inférieure à 2 mm la plupart du temps, et ils ne comportent pas d’argiles (ou en proportion très limitée). Un tamisage des matériaux paraît relativement probable pour les sables extraits au niveau des arènes granitiques (les sables issus du Grès rhétien sont naturellement très fins). Concernant la chaux, l’étude approfondie des sites alsaciens de cette étude indique une utilisation systématique des gisements facilement accessibles au détriment, parfois, d’une meilleure qualité. Les proportions granulat/ chaux des mélanges sont légèrement plus fortes (moindre dosage en chaux) que celles préconisées dans l’Antiquité par Vitruve, même si des variations sensibles peuvent parfois apparaître au niveau de certains ouvrages (surdosage des mortiers des enceintes par rapport aux donjons de Pflixbourg et Kaysersberg, du bec d’une fortification, etc.). Enfin, les sites de Pierre-Percée et de Warthenberg permettent d’envisager une production de chaux au niveau du chantier et non à proximité du gisement.
48Des différences au niveau des techniques constructives apparaissent cependant entre les sites lorrains et alsaciens. On observe des techniques constructives différentes, ce qui a fortement déterminé la fluidité des mortiers, notamment en Alsace sur les sites à parement déstructuré. En revanche, en Lorraine, des bâtiments très semblables (Fontenoy, Vaudémont) ont été montés avec des mortiers d’une fluidité très différente.
49Enfin, cette étude a montré que l’évolution des compositions des mortiers au cours des différentes phases de construction constitue également une trace, parfois fugace, qui peut aider à la compréhension globale du phasage d’un site. Sur le site de Xugney les compositions des mortiers se corrèlent parfaitement aux phases de construction, reprises et rehaussement du site. Sur la ruine du Haut-Éguisheim, elles permettent cette fois d’aider à la datation des soubassements de l’édifice.
50Dans l’ensemble des cas étudiés, il semble difficile d’affirmer que l’implantation d’un site a été définie selon des critères liés à l’accessibilité aux matériaux, notamment l’approvisionnement en chaux. Ces problèmes restent plutôt l’apanage du maître d’œuvre lors de la phase de construction.
Notes de bas de page
1 Coutelas 2009 : COUTELAS (A.) dir. — Le mortier de chaux, Paris, éd. Errance, 2009, p. 152.
2 L’ensemble de ces sites sont étudiés plus en détail au sein de deux thèses de doctorat en archéologie du bâti réalisées à Nancy par J. Koch et C. Moulis.
3 Coutelas 2009 : COUTELAS (A.) dir. — Le mortier de chaux, Paris, éd. Errance, 2009, p. 12.
4 On en trouve ainsi sur l’église à plan centré d’Ottmarsheim (Alsace) ou sur l’abbatiale de Baume-les-Messieurs (Jura).
5 Haegel, Kill 1985 : HAEGEL (B.), KILL (R.). — Daubenschlagfelsen. Fouilles du dispositif d’entrée et de la zone située au sud-est du donjon, In Études médiévales : archéologie et histoire, n° 3, Société d’histoire et d’archéologie de Saverne et environs, 1985, p. 11-40.
6 L’aire d’épandage permet de faire refroidir la chaux sortie du four. L’aire de gâchage du mortier était éloignée du lieu de production.
7 Ce qui a été largement démontré dans de nombreux autres sites à différentes périodes. Bessac, Chapelot 2004 : BESSAC (J.-C.), CHAPELOT (O.) et alii. — La construction. Les matériaux durs : pierre et terre cuite, Paris, éd. Errance, 2004, p. 137-138 ; Coutelas 2008 : COUTELAS (A.). — De la pierre à chaux au mortier : le travail de la chaux sur les chantiers de construction gallo-romains, In BLARY (F.), GÉLY (J.-P.), LORENZ (J.) dir. — Pierres du patrimoine européen. Économie de la pierre de l’Antiquité à la fin des Temps Modernes. Actes du colloque de Château-Thierry, 18-21 octobre 2005, CTHS, 2008, p. 403-409.
8 Vitruve 2006 : VITRUVE (M.). — Les dix livres d’architecture. De architectura, Errance, 2006, 158 p.
9 Koch 2012 : KOCH (J.). — L’Art de bâtir dans les châteaux-forts de hauteur en Alsace (Xe - XIIIe siècle), thèse de doctorat, Université de Lorraine, 2 vol., 2012, 840 p.
10 Moulis 2008 : MOULIS (C.). — Commanderie templière de Xugney (88), Rapport de prospection thématique, bilan 2006-2008, 2008, 120 p.
Auteurs
-
Jacky Koch
Pôle d’archéologie interdépartemental rhénan
-
Jean-Michel Mechling
Institut Jean Lamour, UMR CNRS 7198, Université de Lorraine, Département CP2S, Équipe 207 matériaux pour le génie civil
-
Cédric Moulis
Université de Lorraine, EA 1332 HISCANT-MA, Pôle archéologique universitaire
Le texte seul est utilisable sous licence Licence OpenEdition Books. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.
D’un regnum à l’autre. La Lotharingie, un espace de l’entre-deux ?
Tristan Martine et Jessika Nowak (dir.)
2021
Le geste et la trace
Actes du deuxième colloque international - 19, 20 et 21 juin 2013 - Grand Salon de l’Hôtel de ville de Nancy - Place Stanislas
Francis Janot, Denis Morin et Gérard Giuliato (dir.)
2015
Fortification et artillerie en Europe autour de 1500 : le temps des ruptures
Actes du colloque international organisé les 11 et 12 décembre 2015 à Epinal et à Châtel-sur-Moselle
René Elter et Nicolas Faucherre (dir.)
2018
Le "Château des Armoises" à Richardménil (XIVe-XVIIe siècle)
Archéologie d’une maison forte lorraine
Gérard Giuliato (dir.)
2007
L’Austrasie
Sociétés, économies, territoires, christianisation
Jacques Guillaume et Édith Peytremann (dir.)
2009
La nécropole médiévale du Mont Saint-Germain (VIe-XVe siècle) à Châtel-Saint-Germain (Moselle)
Jacques Guillaume et Claude Lefebvre (dir.)
2011
Le Château de l’Avant-Garde à Pompey (tome 1)
Céramiques et Verres du Moyen Âge et de la Renaissance
Gérard Giuliato (dir.)
2010