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L’Art et la mesure

 | 
Béatrice Joyeux-Prunel

B. Peut-on mesurer la créativité ?

La mesure administrative de l’activité artistique

Enquête à l’ANPE Spectacle1

Luc Sigalo Santos

Résumé

À partir d’une enquête de terrain socio-historique combinant matériaux ethnographique et archivistique, ce texte2 vise à mettre en évidence les implications sociales, politiques et symboliques de la mesure administrative et les problèmes qu’elles créent dans la gestion de demandeurs d’emploi « artistes ». En décrivant le travail des conseillers à l’emploi d’une ANPE Spectacle, nous verrons en quoi la mise en place et la pérennisation d’une telle relation de service impliquent la redéfinition des modalités d’évaluation du travail administratif et, dans le même temps, du travail artistique.

« L’un des aspects essentiels de la vie au travail, écrit Jean Peneff, est de compter, calculer, dénombrer3. » Qu’il s’agisse du chronométrage des tâches à l’usine ou des services hospitaliers évaluant en permanence le nombre de lits disponibles, la mesure constitue l’une des dimensions primordiales de l’activité de travail. Peut-être encore plus que dans d’autres domaines de la vie sociale, le champ administratif n’échappe pas à cette règle : c’est précisément parce que l’État se situe du point de vue « du Tout » que Pierre Bourdieu rappelle qu’il est à cet égard « […] responsable de toutes les opérations de totalisation, notamment par le recensement et la statistique ou par la comptabilité nationale [… ]4 ».

Texte intégral

« Comptez les artistes ! »

  • 1 Voir aussi Luc Sigalo Santos, « L’administration des artistes. Enquête socio-historique dans une AN (...)
  • 5 Sur l’introduction des méthodes quantitatives en histoire de l’art, voir notamment Béatrice Joyeux- (...)
  • 6 Sur ce point, voir notamment Pierre Bourdieu, « Mais qui a crée les “créateurs” ? », Questions de s (...)

1De manière générale, l’introduction de procédures comptables au sein des mondes de l’art ne va pas de soi5 : accusés de « réduire » et d’« appauvrir » l’art, les chiffres font régulièrement l’objet de malentendus6 que l’on pourrait résumer en énonçant la maxime suivante : « On ne met pas la beauté en boîte. » De ce point de vue, que dire de la mesure administrative de l’activité artistique dans le cadre d’une relation de service ? Que signifie « compter les artistes » et, consécutivement, qu’est-ce que cela implique ?

Une comptabilisation biaisée

  • 7 Alain Desrosières, La Politique des grands nombres. Histoire de la raison statistique, Paris, La Dé (...)

2En agrégeant des données, la procédure statistique tend à objectiver la réalité en donnant une vision représentative de l’activité économique, sociale et professionnelle. Comme le souligne Alain Desrosières, la « raison statistique »« […] vise à fournir réalité et consistance à des objets plus complexes et plus vastes épurés du foisonnement sans limites des manifestations sensibles des cas singuliers [… ]7 ». Pourtant, lorsqu’il s’agit de mesurer l’activité artistique, la mise en œuvre de procédures métriques apparaît compliquée.

  • 8 Pour une histoire très détaillée du régime de l’intermittence, voir Pierre-Michel Menger, Les Inter (...)

3En France, un régime spécifique d’emploi et de chômage régit le travail des salariés intermittents dans le secteur du spectacle. Depuis la négociation des premiers dispositifs conventionnels en 1936 et la création des annexes 8 et 10 à la convention de l’assurance chômage dans les années1960, ce statut a fait l’objet de multiples renégociations8. Depuis 2003, l’entrée dans le dispositif est conditionnée à l’accomplissement d’un minimum de 507 heures de travail sur 10 mois pour les techniciens et sur 10 mois et demi pour les artistes. Or ce régime très spécifique produit des contraintes qui biaisent immédiatement toute tentative métrique, et font de toute comparaison entre les secteurs une ambition impossible. Ainsi le directeur délégué du réseau Culture-Spectacle-Île-de-France explique-t-il la singularité du régime artistique lorsqu’il s’agit de compter les embauches réalisées :

Chez nous, à l’ANPE Spectacle, c’est toujours différent du reste. Pour donner des éléments, qui [ne] vous parleront pas tellement, même les outils et les indicateurs ne s’adaptent pas parce que les dossiers des demandeurs sont traités d’une certaine façon, même du côté Assedic. Du coup, ils n’apparaissent pas pareils dans les chiffres, enfin bon, c’est… À chaque fois, Spectacle c’est différent. […] Un autre exemple, un peu technique : on regarde dans les ANPE pour voir la part de marché, qui représente le rapport entre les offres d’emploi et les DPAE [déclarations préalables à l’embauche]. Quand vous embauchez quelqu’un, vous faites une déclaration que vous envoyez à l’Ursaff, en disant « J’embauche X. dans le spectacle ». Les DPAE en Île-de-France, c’est un million. Sur 4 millions d’embauches en Île-de-France, il y en a un million pour le spectacle. En fait, c’est faussé, parce que quand vous employez un plateau d’intermittents, vous faites une déclaration par jour de travail pour chaque intermittent. […] Donc, vous prenez une scène de films où il y a200 figurants, ça fait200 embauches pour un jour. Dans les statistiques, 25 % de l’emploi en Île-de-France, c’est du spectacle, sauf que cela ne veut rien dire : si vous faites un boulot en CDI de cadre à tel endroit ce sera «1 », si vous faites une heure de concert, ce sera «1 ». Donc, là aussi, ça perturbe les chiffres. Enfin c’est plein d’exemples comme ça qui font que dans l’ANPE, à chaque fois qu’il y a a un truc comme cel, on dit « Oui, mais à Spectacle, ça ne marche pas comme ça ! » [Entretien avec Pierre Villaret, directeur délégué du réseau Culture-Spectacle-Île-de-France, 31 octobre 2008.]

  • 9 Ibid., p. 39.

4Aboutissant à des résultats statistiques « faussés », les outils traditionnels de mesure du travail se révèlent ainsi en partie inopérants lorsqu’ils sont appliqués à l’agence Spectacle. Ainsi que le souligne Pierre-Michel Menger, « […] les statistiques fondées uniquement sur le dénombrement des individus se déclarant en emploi dans le secteur peuvent difficilement passer pour les seuls indicateurs fiables du comportement de l’offre de travail artistique et, corrélativement, elles ne peuvent pas constituer la base de la mesure du niveau effectif de chômage et de sous-emploi9. » Parce qu’ils ne parlent pas d’eux-mêmes, les chiffres doivent donc être sans cesse expliqués, justifiés voire relativisés.

5Pour compter juste, il faut savoir précisément ce que l’on compte. De ce point de vue, les problèmes liés à l’évaluation de l’activité artistique au sein de l’agence traduisent une confusion quant au statut administratif des demandeurs d’emploi du spectacle :

Il n’est pas possible de donner, à partir des éléments enregistrés, une évaluation du sous-emploi que ces professions connaissent. Il peut cependant être indiqué que les statistiques collectées dans ce secteur englobent les situations de chômage total de sous-emploi et prennent en compte la situation de travailleurs dont la présence dans les fichiers de l’ANPE n’est liée qu’à la nature intermittente de leur activité professionnelle. [Jacques Voderlet, directeur général de l’ANPE, note à l’attention de M. le délégué à l’emploi, 8 octobre 1985, archive de l’agence Spectacle, direction générale de l’ANPE, Noisy-le-Grand.]

6À travers le régime salarial de l’intermittence, dont la forme juridique principale est le CDD dit « d’usage constant », les difficultés liées à la mesure de l’activité artistique imposent une réévaluation des procédures de comptabilisation des chômeurs et, partant, enjoignent l’agence Spectacle de repenser le rapport original qu’elle entretient avec des allocataires dont la présence dans le fichier fait bien souvent suite à une rupture temporaire de contrat. Dans une lettre datée du 30 septembre1982 et adressée au directeur régional d’Île-de-France, le chef de la section départementale de Paris-Ouest se demande ainsi, à propos du statut des demandeurs d’emploi du spectacle, « si l’ANPE doit gérer des situations d’activité ou d’inactivité ». Précisément, de quelle catégorie administrative relèvent les artistes ?

  • 10 « Les catégories de demandeurs d’emploi », document interne ANPE. Le détail des huit catégories de (...)

7Longtemps, les demandeurs d’emploi du spectacle ont été comptabilisés au sein de la première catégorie de l’ANPE regroupant les « personnes sans emploi, immédiatement disponibles au sens de l’article R. 311-3-3, tenues d’accomplir des actes positifs de recherche d’emploi, à la recherche d’un emploi en CDI à pleintemps10 ». On trouve les raisons historiques de ce choix dans un rapport sur l’activité de l’agence Spectacle, daté de juin1980, qui fait suite à un « contrôle d’unité » de la direction départementale de l’ANPE :

Pratiquement, tous les demandeurs d’emploi de cette unité sont inscrits en catégorie1. Deux raisons sont à l’origine de cet état de fait :
 – la direction départementale n’admettait, dans « l’ancien régime », que les demandeurs d’emploi de catégorie1 au bénéfice de l’aide publique ;
 – selon les dires du chef d’agence, les demandeurs déclarent quasiment tous qu’ils sont à la recherche d’un emploi durable à temps plein.

8L’inscription des demandeurs d’emploi, fondée sur le régime déclaratif, a posé très rapidement des problèmes de gestion de flux : déclarant chercher un emploi à temps plein, alors même que le CDD demeure la règle dans le monde du spectacle, les intermittents biaisent involontairement les statistiques de l’agence. Aussi, dans le même rapport de1980, la procédure de comptabilisation est elle-même remise en question : « Le fichier catégorie1 du Spectacle se trouve actuellement grossi artificiellement et il conviendrait de prendre des mesures pour ne traiter que les véritables demandeurs d’emploi qui d’après une estimation rapide ne représenteraient que 66 % du fichier. »

  • 11 La troisième catégorie de demandeurs d’emploi regroupe les « personnes sans emploi, immédiatement d (...)

9Vingt ans plus tard, la détermination du statut des demandeurs d’emploi du spectacle demeure une gageure, et contribue à alimenter la représentation d’une population « inclassable ». Dans une note datée du 27 octobre 2000, présentant l’organisation du réseau Culture-Spectacle en Île-de-France, le directeur régional affirme en effet que « Ce qui reste prioritaire aujourd’hui, c’est le basculement en catégorie 311 des demandeurs d’emploi du spectacle, et de tous ceux qui développent un projet de métier artistique qui, par nature, ne peut être en contrat à durée indéterminée. Une extraction semestrielle devra être réalisée par toutes les agences, en collaboration avec l’équipe professionnelle […], pour vérifier la corrélation entre la catégorie d’inscription du demandeur et son projet d’insertion validé. »

10Confrontées à une forme de salariat peu ordinaire, les normes de comptabilisation administratives font donc l’objet d’ajustements, de réévaluations voire de redéfinition des catégories ; de ce point de vue, la mesure de l’activité artistique a nécessité un ajustement du dispositif de pointage aux demandeurs d’emploi du spectacle.

Mesure et « formalités administratives » : l’exemple du pointage

  • 12 Qui, il convient de le rappeler, ont constitué jusqu’en 2006 le public exclusif de l’agence Spectac (...)

11La mise en œuvre de procédures comptables au sein de l’agence est rendue possible par un ensemble de démarches administratives, cristallisées dans l’expression emblématique de « pointage ». « Pointer » revient à justifier sa qualité de demandeur d’emploi et nécessite de se rendre de manière régulière – à raison de deux fois par mois – dans son agence locale. Rapidement, l’application de procédures de pointage standardisées aux intermittents du spectacle12 a pourtant représenté un véritable problème : l’exercice d’une activité intermittente rend en effet largement incompatible l’accomplissement des démarches administratives contraignantes qui incombent à l’ensemble des demandeurs d’emploi de « catégorie1 », notamment en ce qui concerne la présence physique régulière à l’agence :

Dans ce système [de comptabilisation], l’agence joue un rôle qui va au-delà de ses prérogatives. En effet, elle croit devoir reconnaître une situation de chômage au moment de l’inscription (le plus souvent enregistrée en catégorie1), et imposer à ces usagers une obligation qu’elle réserve aux chômeurs, alors que les représentants de la profession opposent les contraintes liées à l’emploi (« nous ne pouvons pas renouveler les demandes selon les modalités habituelles parce que nous sommes souvent en déplacement pour travailler »). Où réside la pertinence d’une formalité administrative, mal dirigée, incomprise par l’usager (qui se considère comme travailleur) qui y voit une tracasserie pure et simple, sinon pour les seuls besoins de l’organisme qui verse les allocations dites de chômage, qui garantissent en fait un niveau de revenu minimal, en contrepartie d’un niveau d’emploi minimal ? [Jean-Daniel Barré, « Mémo de la réunion avec monsieur l’inspecteur général Sciortino »,27 mars 1985, archives de l’agence Spectacle, direction générale de l’ANPE, Noisy-le-Grand.]

12Suite aux revendications de divers syndicats du spectacle et à une relative flexibilité des instances dirigeantes de l’ANPE, les modalités de pointage des intermittents du spectacle ont donc été adaptées. Dès1971, l’année même de l’ouverture de l’agence Spectacle, les syndicats obtiennent en effet l’assouplissement des modalités de pointage :

  • 13 Gestion informatisée des demandeurs d’emploi.

À l’origine, le pointage par correspondance des demandeurs d’emploi concernés a été obtenu à titre expérimental en1971 (sur une zone limitée aux départements de Paris, des Hauts-de-Seine, de la Seine-Saint-Denis et du Val-de-Marne) pour faire droit à une revendication de la profession, selon laquelle une présentation physique à l’ALE, chaque quinzaine, était incompatible avec les conditions d’exercice de la profession (déplacements fréquents…). [Direction des interventions, « Note relative aux conditions d’application du dispositif GIDE13 aux ressortissants des professions artistique et du spectacle », 19 décembre 1983, archives de l’agence Spectacle, direction générale de l’ANPE, Noisy-le-Grand.]

  • 14 Voir notamment Jean-Marie Pillon, Le Conseiller à l’emploi et son ordinateur. Pratique des outils e (...)
  • 15 Les conseillers de l’agence parlent également de « PAE 1 » – pour Plan d’aide au retour à l’emploi  (...)
  • 16 Gestion informatisée des demandeurs d’emploi.

13Alors que les autres demandeurs d’emploi sont tenus de se rendre tous les quinze jours dans leur agence de tutelle, les allocataires de l’agence Spectacle pointent « par correspondance » : pour ce faire, ils envoient tous les quinze jours une déclaration de situation extraite d’un carnet remis lors de l’inscription. Aujourd’hui, la procédure de pointage passe, au sein de l’agence Spectacle – et plus largement, à l’ANPE14 –, par un rendez-vous mensuel entre le demandeur d’emploi et son conseiller référent, appelé suivi mensuel personnalisé (SMP). Institué par la loi de cohésion sociale du 18 janvier 2005, ce dispositif suppose que chaque demandeur d’emploi s’inscrivant à l’ANPE rencontre tous les 30 jours son conseiller référent. Toutefois, ce cahier des charges initial reste à nuancer. D’une part, il existait au moment de l’enquête une période de quatre mois entre le premier entretien d’inscription – dit guichet unique (GU)15 –, au cours duquel le demandeur d’emploi s’inscrit à la fois côté ANPE et côté Assedic, et le premier entretien relevant à proprement parler du SMP. D’autre part, certains actes « positifs » de recherche d’emploi repoussent de trente jours l’échéance d’un nouvel entretien, sans qu’aucune rencontre n’ait eu lieu : l’inscription à une formation, un « cachet » imprévu ou un simple coup de téléphone à l’agence peuvent suffire à justifier ce décalage. Cette dernière pratique, nommée « entretien fictif » par les conseillers, implique que ces derniers remplissent une fiche GIDE16 enregistrant l’évolution du profil et décalant automatiquement le prochain suivi. Les conclusions sont ensuite transmises au demandeur d’emploi par courrier.

  • 17 Qui sont au nombre de trois à l’agence Spectacle : comédiens, arts vivants et figuration-mannequina (...)

14Dans le même temps, la gestion de la demande d’emploi sous forme d’un « portefeuille » a été instaurée. Les allocataires sont ainsi répartis selon trois niveaux : le portefeuille du conseiller, celui de l’équipe17 et celui de l’agence. Au sein de l’agence Spectacle, tous les allocataires n’apparaissent pas de la même manière dans le portefeuille des conseillers, précisément car tous ne relèvent pas du SMP. Dans le prolongement des pratiques dérogatoires dont nous faisions état ci-dessus, les intermittents effectivement indemnisés au moment de la convocation – ceux qui, comme le disent les conseillers, ont le statut « en cours » – sont en effet dispensés de cette mesure. Ce faisant, ils font assez paradoxalement l’objet d’une comptabilisation statistique en tant qu’« inactifs » dans le portefeuille des conseillers ; à l’inverse, les demandeurs d’emploi dont le statut n’est pas en cours au moment de la convocation – parce qu’ils n’ont pas encore ou plus les cachets nécessaires – sont comptabilisés comme « actifs ».

  • 18 Jérôme Canard, « Fastueuse augmentation de salaire au “Pôle Emploi” », Le Canard enchaîné, mercredi (...)
  • 19 Aujourd’hui, cette bataille des chiffres perdure : « Si le directeur général du Pôle Emploi, Christ (...)

15À la fois condition et conséquence de la mise en œuvre de l’activité de mesure, la procédure de pointage s’applique difficilement à des demandeurs d’emploi artistes dont la présence dans les fichiers de l’agence, loin de traduire systématiquement une demande d’emploi en tant que telle, fait bien souvent suite à une rupture temporaire de contrat. Au-delà de son aspect symbolique, l’inversion sémantique des concepts clés du marché du travail – les « actifs » devenant des « inactifs » dans le langage de l’agence – traduit de ce point de vue un enjeu réel quant au nombre de demandeurs d’emploi pris en charge. Au sein de l’agence Spectacle, les portefeuilles sont en effet réputés plus chargés que ceux des agences interprofessionnelles, pouvant atteindre jusqu’à 250 demandeurs d’emploi par conseiller – hors intermittents –, loin de l’objectif des « 60 demandeurs d’emploi18 » annoncé au moment de la fusion19.

Les chiffres, enjeu de lutte

16Parler de chiffres au sein d’une administration dont l’activité est rythmée quotidiennement par des relations de service individuelles implique de prendre acte du caractère fondamentalement polysémique du terme. Ainsi, si le terme est régulièrement employé au pluriel – les chiffres, support d’une unité comptable neutre et objective –, c’est son emploi au singulier – le chiffre comme nouvel objectif managérial – qui fait l’objet de controverses récurrentes entre la direction et les conseillers de l’agence. De ce point de vue, une double tension apparaît : d’une part, l’intensification des objectifs managériaux au sein de l’agence tranche assez nettement avec les motivations artistiques qui ont présidé l’engagement à l’agence Spectacle ; d’autre part, l’introduction prévisionnelle du calcul des prestations des demandeurs d’emploi, qui découle de la fusion récente de l’ANPE et des Assedic, s’oppose assez radicalement avec les motivations « sociales » qui ont gouverné l’entrée à l’ANPE.

Quand on aime, on ne compte pas

  • 20 En effet, un certain nombre de conseillers de l’agence exercent une pratique artistique amateur voi (...)

17Dans une agence au sein de laquelle l’engagement dans le travail passe bien souvent par une proximité avec le milieu artistique20, l’application standardisée des normes comptables s’oppose assez radicalement à la personnalisation du service délivrée. Au sein de l’agence, quiconque brandirait de manière ostentatoire des statistiques personnelles élevées serait en effet aussitôt suspecté de négliger la qualité de la prestation délivrée.

  • 21 Ceci se traduit administrativement par la prise en charge d’une partie des codes 212 du Répertoire (...)
  • 22 Aujourd’hui, l’agence est organisée selon trois services : arts vivants, comédiens et figuration-ma (...)

18Dès l’ouverture de l’agence qui nous occupe, dévolue à la prise en charge des demandeurs d’emploi « artistes21 », les chiffres ont ainsi été instrumentalisés dans le but de maintenir une forme particulière d’organisation du travail caractérisée notamment par la spécialisation des conseillers sur des champs professionnels précis tels que la danse, la musique, le théâtre, etc.22 En effet, cette spécialisation dérogeait à l’époque avec le principe de polyvalence en vigueur à l’ANPE, selon lequel chaque conseiller devait assurer consécutivement une mission de prospection auprès des entreprises, une mission de réception des demandeurs d’emploi et une mission de mise en relation. Aussi, la hausse des taux de placement de l’agence Spectacle, imputable en partie au développement de l’expertise sectorielle des conseillers, a été habilement mobilisée dans le but d’imposer une organisation de travail critiquée par la direction générale pour sa tendance au particularisme :

À cette époque, la direction générale voulait que les agents ne soient pas spécialisés et tournent sur les missions de l’agence : une idiotie de technocrate inouïe ! […] Alors on critiquait évidemment mon organisation, qui n’était pas très catholique, mais était en même temps obligée d’admettre qu’elle avait produit des résultats.

– Ah oui ?

– Mais bien sûr ! Évidemment, évidemment. Donc j’ai subi quelques audits de notre direction générale qui ne comprenait pas comment de 50 placements par mois, on était passé à 200 ou 300. On est passé ensuite à 2 000 d’ailleurs, même à 3 000.

Entretien avec Édouard Dallé, directeur de l’agence Spectacle entre 1979 à1999,16 mars 2009.

  • 23 Janine Goret, « L’agence au service de l’art et des spectacles », Situations. Magazine de l’Agence (...)
  • 24 Au sens où l’a définie Max Weber dans Économie et société 1. Les catégories de la sociologie [1971] (...)
  • 25 À partir de 1999, la direction générale entend « remettre de l’ordre » en supprimant progressivemen (...)

19De fait, quelques années seulement après son ouverture en 1971, les taux de placement de l’agence Spectacle étaient encensés par la presse interne de l’ANPE qui soulignait qu’« en un peu plus d’un an, l’agence des spectacles a augmenté ses placements dans les branches du cinéma de 300 %23 », allant jusqu’à affirmer – de manière sans doute un peu enthousiaste – qu’« actuellement, aucun film n’est tourné à Paris ou en région parisienne sans qu’il soit fait appel à l’agence ». Ces statistiques élevées – et leur valorisation, qui reflète la logique d’efficacité de fonctionnement caractéristique de la raison bureaucratique24 – compensent donc, au moins provisoirement25, la mise en place de dérogations organisationnelles, et notamment la spécialisation sectorielle des conseillers. Ainsi, en même temps qu’ils constituent un enjeu de lutte, les chiffres peuvent devenir une arme de la lutte, brandir des « bons chiffres » permettant de se prémunir, ne serait-ce que temporairement, contre des critiques portant sur d’autres aspects de l’activité de travail.

  • 26 Cette opposition fait écho à la division du travail qui prévaut dans le monde du cinéma : au bas de (...)

20Cette opposition entre traitement quantitatif et traitement qualitatif de la demande d’emploi s’incarne aussi, dans l’histoire de l’agence qui nous occupe, dans la séparation entre les services comédien et figuration. D’un côté, le service comédien a toujours été réputé plus « cocooning » dans la mesure où les conseillers suivent les demandeurs d’emploi sur le long terme. À l’inverse, le service figuration traite un nombre de demandes bien plus élevé et ne dispose pas de SMP puisque, comme le répète une conseillère, « figurant, c’est pas un métier ». De ce point de vue, le service figuration est réputé « faire les chiffres de l’agence » : comme nous l’explique un ancien conseiller du service comédien : « tu ne fais des chiffres qu’avec la figuration ». En effet, eu égard à l’abondance et à la régularité des annonces de figurants, les taux de placement de l’agence reposent en grande partie sur les performances statistiques du service qui en a la charge. En même temps qu’elle désigne mathématiquement l’activité, la mesure confère donc une valeur à l’activité de travail : constituant le plus souvent une activité de complément, la figuration – et, par analogie, le service qui la représente – est de ce point de vue davantage associée au temporaire et à l’alimentaire et, partant, plutôt à la nécessité des chiffres qu’à la noblesse des lettres26.

  • 27 Michael Lipsky, « Goals and performance mesures », Street-Level Bureaucracy. Dilemmas of the Indivi (...)
  • 28 D’un point de vue hiérarchique, les AEP se situent entre la directrice d’agence et les conseillers.

21La hausse des objectifs comptables se traduit au sein de l’agence par les injonctions de la direction à « convoquer » régulièrement tous les demandeurs d’emploi. Or, ainsi que l’a souligné Michael Lipsky27, les objectifs d’une administration entrent souvent en contradiction avec ceux des individus qui y travaillent. Cette opposition se manifeste notamment à travers des conceptions différentes de l’efficacité : d’un côté, les conseillers jugent efficace de convoquer « ceux qui en ont le plus besoin » ; de l’autre, les animateurs d’équipe28 privilégient un traitement des demandeurs d’emploi davantage standardisé, suivant l’idée que celui qui n’a pas été convoqué depuis un mois doit nécessairement l’être. Ces divergences donnent lieu à des incompréhensions et peuvent aboutir à des situations de « porte-à-faux » au guichet : c’est notamment le cas lorsque les animateurs d’équipe convoquent les demandeurs d’emploi à la place de leurs conseillers référents, alors même que le contraire avait été convenu lors d’un précédent entretien. De ce point de vue, l’intensification de la fréquence des convocations traduit l’ambition d’augmenter les statistiques de placement de l’agence Spectacle et marque, de manière plus générale, une injonction à la convergence des normes de traitement administratif des demandeurs d’emploi à l’ANPE. Pourtant, étant donné la présence cyclique des demandeurs d’emploi intermittents dans les fichiers de l’agence, les conseillers Spectacle traitent une demande d’emploi qui n’en est, en réalité, souvent pas une ; dès lors, le déroulement harmonieux de l’interaction implique une personnalisation de la relation de service – notamment à travers la mise en évidence de centres d’intérêts artistiques communs – qui s’écarte notablement de l’application standardisée des normes du traitement administratif.

22Au-delà de l’éventuelle aide que peut représenter une convocation pour les demandeurs d’emploi artistes, c’est donc, dans le cadre de cette relation de service particulière, son caractère contraignant qui pose problème ; à cet égard, le contexte de fusion entre l’ANPE et l’Assedic dans lequel s’est déroulée notre enquête porte à son paroxysme la tension déjà existante entre traitements qualitatif et quantitatif de la demande d’emploi.

Surveiller et punir

  • 29 Martine Muller, Le Pointage ou le placement. Histoire de l’ANPE, Paris, L’Harmattan, 1991, p. 153.
  • 30 C’est à peu près au même moment que commencent à être politisés les chiffres de l’immigration : voi (...)
  • 31 Selon Bourdieu, la « main gauche de l’État rassemble […] l’ensemble des agents des ministères dits (...)
  • 32 Critiquant l’usage abusif des mathématiques en sciences sociales, le sociologue américain Peter Sor (...)

23Comme le note Martine Muller dans son histoire de l’ANPE, « L’emploi devient [à la fin des années1960, début des années 1970] un terrain politiquement sensible, médiatisé, le lieu où l’on s’oppose sur le nombre de chômeurs29. » Ce moment de politisation des chiffres, qui affecte de manière relativement synchrone d’autres segments de l’administration française30, implique pour les conseillers une redéfinition de leur identité professionnelle. L’opposition entre le « qualitatif » et le « quantitatif » est de ce point de vue régulièrement mobilisée en ce qu’elle permet de donner un sens social et politique à une mission administrative a priori sans étiquette. Reprenant la distinction établie par Pierre Bourdieu entre la main « droite » et la main « gauche » de l’État31, on peut en effet postuler que les chiffres représentent une mesure « froide » de l’activité de travail, davantage associée à la figure d’un État rigoriste – celui qui compte pour mieux rationner – qu’à celle d’un État rigoureux et, partant, d’une bureaucratie déshumanisée par le recours effréné au chiffre32. De ce point de vue, il convient de préciser que notre enquête s’insère dans le contexte d’une fusion controversée entre l’Assedic et l’ANPE et, partant, cristallise les tensions. En témoigne ce passage de l’enquête de terrain :

Au terme de notre déjeuner, la directrice de l’agence m’invite à remonter rapidement à l’agence pour élaborer ensemble le planning de la semaine à venir. Une fois assise à son bureau, elle s’agace contre son ordinateur qui ne redémarre pas. Elle est visiblement pressée par le temps (réunion à14 heures). Une conseillère du service « comédien » entre alors dans le bureau et lui tend un article d’un journal gratuit portant sur l’ANPE tout en ajoutant : « Ce qu’y a écrit en bas, j’aime moins ! » Après vérification, il s’agit de l’affirmation selon laquelle les conseillers ANPE doivent être en mesure de répondre aux questions d’indemnisation. Or, la conseillère souligne que la formation n’a pas encore débuté. Alors que la directrice tente, en vain, de la rassurer (« t’inquiète pas, t’auras rien à calculer toi »), la conseillère conclut : « j’espère être à la retraite au moment où ça arrivera ! ». [Journal de terrain, 5 janvier 2009.]

24La manifestation de cette réticence au calcul, qui peut éventuellement renvoyer à une indisposition scolaire aux mathématiques, fait suite à l’introduction prévisionnelle de procédures de comptabilisation des prestations dans un champ administratif qui en était auparavant préservé. L’assignement d’une telle tâche est d’autant plus mal vécue qu’elle s’écarte de manière assez radicale des motivations qui ont pu inciter certains à entrer à l’agence Spectacle : qu’elles traduisent un souhait de « faire le pont » avec une pratique artistique amateur, ou la volonté de traiter avec des demandeurs d’emploi dont l’on se « sent plus proche », ces motivations reflètent un souhait manifeste de s’écarter des normes standardisées du traitement administratif et, partant, des procédures de calcul qui s’y rapportent.

  • 33 Loic Wacquant, Punir les pauvres. Le nouveau gouvernement de l’insécurité sociale, Marseille, Agone (...)

25En propulsant les conseillers de l’agence au rang d’agents d’un organisme payeur, l’injonction au calcul fait par ailleurs naître chez eux le désagréable sentiment de passer d’une mission de conseil à une mission de contrôle. Ainsi que nous le répète vigoureusement Annabelle Birro, référente Spectacle dans une agence interprofessionnelle de la banlieue bordelaise, « Je n’ai pas fait ce métier pour contrôler les gens ! Même si je rappelais le cadre, les droits et les devoirs à chaque fois, je ne venais jamais contrôler quelqu’un. Aujourd’hui on va nous demander de le faire ; et ça, ça m’intéresse moins. » L’intégration d’une telle fonction est ainsi davantage perçue comme le signe annonciateur du déploiement d’un arsenal répressif de surveillance des chômeurs où il s’agit plus, pour reprendre l’expression de Loïc Wacquant, de « punir les pauvres33 » que de leur venir en aide. Il n’est de ce point de vue pas étonnant que la responsable de l’antenne Assedic Spectacle « Petites Écuries » ait reçu un accueil hostile à l’ANPE Spectacle :

Invitée par Christine [la directrice de l’ANPE Spectacle de Paris], la responsable de l’Assedic Spectacle vient aujourd’hui présenter le travail de ses équipes aux conseillers Spectacle. Elle a préparé un doucement Power Point et met en place le rétroprojecteur pendant que Christine installe son ordinateur portable.

Quasiment tout le personnel de l’agence est là, assis dans une grande salle dans laquelle les tables ont été disposées en carré. La directrice de l’agence est assise de manière assez décontractée, mettant sa jambe sous ses fesses comme pour instaurer un climat détendu. Pourtant l’audience est clairement hostile et l’ambiance électrique. Les conseillers de l’agence manifestent leur agacement : une amie de Corine, déléguée syndicale ironise à mi-voix sur le sort de l’ANPE et sur le devenir de ses conseillers.

  • 34 La PST désigne la plateforme de service téléphonique mise en place au moment de la fusion.

Pendant la présentation, certains chahutent (provoquant l’agacement de quelques-uns qui tentent vainement d’écouter), d’autres dorment. Au terme d’une présentation fastidieuse (ordinateur qui tombe en panne, audience peu attentive voire hostile selon le moment), la directrice de l’agence demande de poser des questions « non polémiques », poussant à son paroxysme l’agacement des conseillers. Jacques Rivet (conseiller au sein du service « comédien », proche de la retraite) prend la parole pour annoncer clairement qu’il ne fera « ni la PST34, ni la formation [Assedic] », ajoutant qu’il préfère un « retrait de 30e », c’est-à-dire une retenue financière équivalant à un jour de salaire. Ma voisine (la déléguée syndicale) me parle des détecteurs de faux papiers utilisés par les Assedic, affirmant qu’elle ne fera « jamais ça ». [Journal de terrain,16 janvier 2009.]

26Conçu comme un repoussoir – notamment dans sa dimension de calcul et de contrôle –, le travail des agents Assedic paraît entrer en contradiction avec la mission « sociale » qui incombe aux conseillers de l’agence ; ceux-ci n’hésitent pas, d’ailleurs, à prendre des libertés vis-à-vis des procédures de contrôle en vigueur à l’agence. Alors qu’il est en poste à la plateforme téléphonique de service (PST), Pierre reçoit l’appel d’un jeune homme souhaitant décaler son rendez-vous pour « congé familial ». Ce dernier explique qu’il a longtemps attendu le courrier de convocation de l’ANPE ; ne le voyant pas arriver, il a finalement décidé de partir voir ses parents dans le sud de la France. Tout en lui faisant remarquer que, du point de vue légal, il ne s’agit pas là d’un motif « valable » d’absence et qu’il risque la radiation, Pierre juge « normale » la démarche de son interlocuteur et s’engage à « faire en sorte qu’il soit excusé ». Une fois sa conversation avec le demandeur d’emploi terminée, il m’explique : « On est là pour aider les gens, pas pour les faire chier ! […] Les gens, c’est pas que des numéros, y a une famille derrière. » À travers le comptage du nombre de jours depuis lequel le demandeur d’emploi n’a pas « pointé », le chiffre incarne l’impartialité du jugement puisqu’il ne permet pas de percevoir la complexité d’une situation et d’en rendre compte de manière « humaine ».

  • 35 Pour une analyse de la rencontre entre les nouveaux demandeurs d’emploi – les artistes en voie de p (...)

27Lors d’une enquête de terrain au sein d’une ANPE Spectacle parisienne, nous avons mis en évidence les difficultés que pose la mise en œuvre de la mesure administrative dans le cadre d’une relation de service avec des demandeurs d’emploi artistes. Si, d’un côté, l’inopérance des outils traditionnels de mesure de l’activité de travail – liée pour partie à la difficulté de classer les artistes dans une catégorie préexistante de chômeurs – a conduit à une adaptation du dispositif de comptage des demandeurs d’emploi aux caractéristiques de cette population particulière, l’intensification des objectifs managériaux – qui se traduit notamment à travers les injonctions de la direction à « convoquer » – semble annoncer la fin de la spécificité du traitement des demandeurs d’emploi. De ce point de vue, l’uniformisation des normes administratives s’apparente en quelque sorte à une négation de la raison qui conduit une partie des artistes35 – en l’occurrence les intermittents – dans les fichiers de l’ANPE, et qui tient largement au caractère intermittent de leur activité. À cet égard, le passage d’une logique d’efficacité à une logique d’efficience est d’autant plus mal vécu par les conseillers de l’agence que l’uniformisation du traitement des demandeurs d’emploi s’oppose à la personnalisation du service délivré ; de manière plus profonde, c’est ainsi le désir de traiter avec des demandeurs d’emploi desquels on se sent plus proche – du fait d’une pratique artistique par exemple – qui est mis à mal. De surcroît, l’introduction prochaine du calcul des prestations des allocataires dans le travail des conseillers de l’ANPE semble, notamment à travers la mission de contrôle qui en découle, quant à elle porter atteinte aux raisons « sociales » qui ont gouverné l’engagement à l’ANPE.

  • 36 C’est ce que note Michael Lipsky : « Concernant la relation de service, le dilemme fondamental des (...)

28Au final, la mise en œuvre de la mesure administrative dans une agence Spectacle semble buter sur deux types de difficultés : d’un côté, la complexité du statut des demandeurs d’emploi artistes fait apparaître une première difficulté d’ordre technique ; de l’autre, la faible propension des conseillers Spectacle à mettre en scène la « raison bureaucratique » reflète les implications sociales et politiques de l’activité de mesure, faisant apparaître une difficulté d’ordre plus symbolique. En même temps qu’elle marquerait la dépersonnalisation qui menace nécessairement toute relation individuelle fondée sur un traitement de masse36 – symbolisée par le passage des lettres aux chiffres ou, pour le dire autrement, des individus aux « allocataires » –, la mesure administrative de l’activité artistique fait apparaître de manière emblématique la tension qui résulte de la rencontre entre les normes esthétiques et souvent humanistes de l’univers artistique et la rationalité comptable de l’univers administratif.

Notes

1 Voir aussi Luc Sigalo Santos, « L’administration des artistes. Enquête socio-historique dans une ANPE Spectacle parisienne », mémoire de master 1, Wilfried Lignier (dir.), Paris, ENS-EHESS, 2009. Dans un souci de confidentialité, tous les noms ont été modifiés.

2 Je remercie Béatrice Joyeux-Prunel et Maud Repiquet pour leurs relectures attentives et leurs suggestions éclairantes.

3 Jean Peneff, « Mesure et contrôle des observations dans le travail de terrain. L’exemple des professions de service », Sociétés contemporaines,1995,21, p. 122.

4 Pierre Bourdieu, « Esprits d’État. Genèse et structure du champ bureaucratique », Actes de la recherche en sciences sociales, 1993, 96-1, p. 54.

5 Sur l’introduction des méthodes quantitatives en histoire de l’art, voir notamment Béatrice Joyeux-Prunel, « L’histoire de l’art et le quantitatif. Une querelle dépassée », Histoire et Mesure, XXIII-2, 2008, p. 3-32 et pour une approche plus historique de la question, son article publié dans ce volume, supra, p. 17.

6 Sur ce point, voir notamment Pierre Bourdieu, « Mais qui a crée les “créateurs” ? », Questions de sociologie, Paris, Minuit, 1984, p. 207-221 ; voir également l’article d’Annie Verger, « Mesurer l’art sans compter. Les méthodes d’évaluation quantitative en question » publié dans ce volume, supra, p. 519.

7 Alain Desrosières, La Politique des grands nombres. Histoire de la raison statistique, Paris, La Découverte, 2000, 2e éd., p. 289.

8 Pour une histoire très détaillée du régime de l’intermittence, voir Pierre-Michel Menger, Les Intermittents du spectacle. Sociologie d’une exception, Paris, Editions de l’EHESS, 2005.

9 Ibid., p. 39.

10 « Les catégories de demandeurs d’emploi », document interne ANPE. Le détail des huit catégories de demandeurs d’emploi est également disponible en ligne : http://www.travailsolidarite.gouv.fr/informations-pratiques/fiches-pratiques/chomage/recherche-emploi.html

11 La troisième catégorie de demandeurs d’emploi regroupe les « personnes sans emploi, immédiatement disponibles au sens de l’article R. 311-3-3, tenues d’accomplir des actes positifs de recherche d’emploi, à la recherche d’un emploi en CDD, temporaire ou saisonnier, y compris de très courte durée ».

12 Qui, il convient de le rappeler, ont constitué jusqu’en 2006 le public exclusif de l’agence Spectacle.

13 Gestion informatisée des demandeurs d’emploi.

14 Voir notamment Jean-Marie Pillon, Le Conseiller à l’emploi et son ordinateur. Pratique des outils et outillage de la pratique chez les agents de l’Agence nationale pour l’emploi, mémoire de master 2 « Société, économie, politique », François Vatin (dir.), Nanterre, université Paris-X, 2008.

15 Les conseillers de l’agence parlent également de « PAE 1 » – pour Plan d’aide au retour à l’emploi – lorsqu’ils évoquent le GU.

16 Gestion informatisée des demandeurs d’emploi.

17 Qui sont au nombre de trois à l’agence Spectacle : comédiens, arts vivants et figuration-mannequinat.

18 Jérôme Canard, « Fastueuse augmentation de salaire au “Pôle Emploi” », Le Canard enchaîné, mercredi 7 janvier 2009.

19 Aujourd’hui, cette bataille des chiffres perdure : « Si le directeur général du Pôle Emploi, Christian Charpy, a précisé qu’un conseiller avait en moyenne la charge de “90 dossiers”, les syndicats évoquent, eux, 150 dossiers », notait en effet le quotidien Libération dans son édition en ligne du mardi 21 juillet 2009. Disponible à l’adresse : http://www.liberation.fr/economie/0101581020-quand-l-etat-privatise-l-anpe (consulté le 23 juillet 2009).

20 En effet, un certain nombre de conseillers de l’agence exercent une pratique artistique amateur voire, pour certains, ont déjà été intermittents.

21 Ceci se traduit administrativement par la prise en charge d’une partie des codes 212 du Répertoire opérationnel des métiers et des emplois (ROME) relevant des métiers artistiques ; il s’agit notamment des artistes dramatique, de la musique, du chant, de la danse, du cirque et du music-hall.

22 Aujourd’hui, l’agence est organisée selon trois services : arts vivants, comédiens et figuration-mannequinnat.

23 Janine Goret, « L’agence au service de l’art et des spectacles », Situations. Magazine de l’Agence nationale pour l’emploi, n° 16, février-mars 1975, p. 11, archives de l’agence Spectacle, direction générale de l’ANPE, Noisy-le-Grand.

24 Au sens où l’a définie Max Weber dans Économie et société 1. Les catégories de la sociologie [1971], Paris, Pocket, 1995, notamment p. 291-297 et, à sa suite, Robert K. Merton dans « Bureaucratie et personnalité », Eléments de théorie et de méthode sociologique, Paris, Armand Colin, 1997, chap. 6.

25 À partir de 1999, la direction générale entend « remettre de l’ordre » en supprimant progressivement ses spécificités : ainsi, en 2006, l’agence cesse d’accueillir exclusivement des intermittents indemnisés et ouvre l’inscription à « toutes les personnes déclarant chercher un emploi dans le domaine du spectacle ».

26 Cette opposition fait écho à la division du travail qui prévaut dans le monde du cinéma : au bas de l’échelle, les « figurants » n’ont pas de texte ; les « silhouettes parlantes » ont, quant à elles, jusqu’à cinq mots ; puis viennent les « petits rôles », au-delà de cinq mots, suivis par les rôles plus importants, et ce jusqu’aux « premiers rôles ».

27 Michael Lipsky, « Goals and performance mesures », Street-Level Bureaucracy. Dilemmas of the Individual in Public Services, New York, Russel Sage Foundation, 1980, p. 40-53.

28 D’un point de vue hiérarchique, les AEP se situent entre la directrice d’agence et les conseillers.

29 Martine Muller, Le Pointage ou le placement. Histoire de l’ANPE, Paris, L’Harmattan, 1991, p. 153.

30 C’est à peu près au même moment que commencent à être politisés les chiffres de l’immigration : voir Alexis Spire, Accueillir ou reconduire. Enquête sur les guichets de l’immigration, Paris, Raisons d’agir, notamment p. 89-114.

31 Selon Bourdieu, la « main gauche de l’État rassemble […] l’ensemble des agents des ministères dits dépensiers qui sont la trace, au sein de l’État, des luttes sociales du passé. Ils s’opposent à l’État de la main droite, aux énarques du ministère des Finances […] », Contre-feux. Propos pour servir à la résistance contre l’invasion néolibérale, Paris, Raisons d’agir,1998, p. 9.

32 Critiquant l’usage abusif des mathématiques en sciences sociales, le sociologue américain Peter Sorokin parlait de « quantophrénie ». Cité par Olivier Martin, « Mathématiques et sciences sociales au xxe siècle », Revue d’histoire des sciences humaines, 2002,1-6, p. 5-6.

33 Loic Wacquant, Punir les pauvres. Le nouveau gouvernement de l’insécurité sociale, Marseille, Agone, 2004.

34 La PST désigne la plateforme de service téléphonique mise en place au moment de la fusion.

35 Pour une analyse de la rencontre entre les nouveaux demandeurs d’emploi – les artistes en voie de professionnalisation – et les conseillers de l’agence, voir Luc Sigalo Santos, « L’administration des artistes. Enquête socio-historique dans une ANPE Spectacle parisienne », mémoire cité.

36 C’est ce que note Michael Lipsky : « Concernant la relation de service, le dilemme fondamental des bureaucraties de la rue peut être formulé ainsi : comment fournir un traitement ou des réponses individualisés à partir d’une base collective ? », Street-Level Bureaucracy, op. cit., p. 44. C’est nous qui traduisons.

Auteur

Étudiant en master de sciences sociales (ENS-EHESS), École normale supérieure, département de sciences sociales, 48 boulevard Jourdan, 75014 Paris,

© Éditions Rue d’Ulm, 2010

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