1Les critiques d’art contemporain rassemblent les traits typiques des néo-professionnels (forte qualification, emplois intellectuels et créatifs, faible ancrage organisationnel). Leurs carrières relèvent à ce titre de ce que l’on a pu nommer des « carrières nomades », dont la régularité n’est plus assurée par l’inscription dans des marchés internes garantis par des règles bureaucratiques. L’article, qui doit se lire comme la première partie d’un diptyque dont la seconde partie, plus quantitative, fait l’objet d’une publication dans la revue Histoire et Mesure, montre que les carrières critiques suivent une trajectoire d’une remarquable stabilité : une période « vocationnelle », une tentation professionnelle qui, la plupart du temps, échoue, et un temps de reconversion vers d’autres métiers du monde de l’art ou de l’écriture. Ces trois séquences ternaires s’ordonnent à un surdéterminisme économique : si les critiques échouent, en particulier, à faire de leur activité un métier, c’est que la rémunération qu’ils touchent en contrepartie de leur métier est, le plus souvent, nulle.

2Dans le nouvel écosystème du monde de l’art mis en place avec la fin du salon au cours du dernier tiers du xix^e siècle, les critiques d’art jouent un rôle déterminant2. Le système marchand-critique qui repose, on le sait, sur une séquence récurrente (monopolisation de la production d’un artiste, construction de la côte de l’artiste, revente), le critique joue un rôle déterminant : c’est lui en effet qui, au cours de la phase où l’artiste acquiert la réputation qui permettra à ses œuvres de prendre de la valeur, va effectuer un travail apologétique et pédagogique permettant de convaincre des acheteurs potentiels de la valeur des œuvres. Ce système marchand-critique, plusieurs fois étudié3, amendé ou critiqué parfois4, est censé avoir déterminé la fabrique de la valeur des œuvres d’art depuis plus d’un siècle aujourd’hui. L’activité des critiques d’art n’a pourtant jamais fait l’objet d’une étude à part entière – elle n’est jamais saisie qu’en tant qu’elle vient s’insérer dans une division du travail dont on assume la permanence, sans se donner réellement les moyens de la détailler : si l’on excepte les remarques éparses que l’on peut trouver dans certains travaux historiques (eux aussi organisés autour de thématiques fort éloignées de la critique d’art)5, l’étude la plus approfondie qui en est proposée l’est sans doute par Raymonde Moulin dans la typologie qu’elle en propose6. Mais si cette typologie nous renseigne sur l’hétérogénéité des acceptions de la critique et sur la diversité de ses modes d’intervention dans la fabrique de la valeur des œuvres, elle ne nous dit rien de la carrière des critiques, de leur mode de rémunération et de leur marché du travail. Dans cet article, notre propos est moins de nous pencher sur l’inscription contemporaine des critiques d’art dans la chaîne d’interaction qui contribue à faire la valeur des œuvres, que de soulever cette question que la sociologie et l’histoire sociale de l’art ont systématiquement négligée : à quelles logiques s’ordonne la carrière des critiques d’art contemporain ?

3Si cette interrogation est inédite dans le champ de la critique d’art, elle s’inscrit en revanche dans un ensemble de travaux désormais nombreux sur la forme des carrières des « nouveaux professionnels » et sur leur lien avec les traits dominants de ce qu’il est convenu de nommer le « nouveau capitalisme7 ». Les contempteurs ou les apologues de ce supposé nouveau capitalisme s’attachent en effet à trouver des symptômes de son avènement dans des champs aussi variés que celui des organisations8, des pratiques marchandes9 ou des nouvelles formes de professionnalisme10. Dans la nébuleuse des travaux qui tentent de cerner les traits typiques des nouvelles formes de professionnalité en les repérant au sein de mondes sociaux aussi divers que ceux des consultants, des informaticiens, des professions intellectuelles ou des artistes, on peut repérer deux hypothèses fondamentales. D’abord, les carrières des nouveaux professionnels se dérouleraient désormais avant tout sur un marché, s’opposant en cela à la logique qui voyait jusque-là le degré de professionnalité indexé sur la capacité à évoluer au sein de marchés internes (i.e., au sein de bureaucraties définissant formellement des règles d’allocation de la maind’œuvre)11 ou de marchés du travail fermés (i.e., de segments de marché du travail fermés par un appareil de formation et/ou un principe de numerus clausus)12, les deux pouvant d’ailleurs, dans certains cas limites, se confondre13. Autrement dit, alors que les carrières des professionnels s’adossaient, à l’âge d’or du fordisme, sur des sentiers balisés, explicites et formalisés, et se déployaient le long de progression réglée par des indicateurs objectivés de performance et de qualification, elles épouseraient aujourd’hui des trajectoires beaucoup moins formalisées, obéissant bien davantage à une succession d’engagements ponctuels dont rien ne garantit qu’ils se succéderont dans une quelconque cumulativité. Pour certains auteurs, cette déformalisation des trajectoires engendre un chaos généralisé des parcours, où la seule cohérence est celle qu’ex post et sur un plan purement subjectif et identitaire les néo-professionnels parviennent à imposer à leur destin incertain et perpétuellement reconfiguré14. Pour d’autres, il est au contraire possible de repérer des récurrences dans ces parcours, d’en dégager les tournants typiques, les scansions dominantes, les tempos partagés, même si c’est pour souligner que ces régularités n’ont rien de commun, ni dans leur nature ni dans les mécanismes qui les fondent, avec celles qui étaient à l’œuvre sur les marchés internes ou au sein des marchés fermés15.

4À cette première hypothèse s’en ajoute une seconde. Alors que la littérature classique sur les marchés du travail suppose en général que la distribution dans la hiérarchie des positions (qu’on la mesure au prestige qu’elle procure ou aux revenus qu’elle ouvre) correspond à la probabilité que l’on a d’échapper aux pressions concurrentielles et de disposer de revenus élevés16, les travaux sur les nouveaux professionnels soulignent que cette correspondance est au moins remise en cause, sinon complètement inversée : aux fortes qualifications des nouveaux professionnels ne correspondent plus des niches de protection au sein de bureaucraties professionnelles ou productives, et l’exposition aux pressions concurrentielles ne se traduit pas par des revenus modestes. Ce serait au contraire le passage répété sur le marché qui permettrait aux nouveaux professionnels de s’assurer des revenus importants en jouant de l’accumulation du capital humain, social et réputationnel17.

5En portant son regard sur le cas des critiques d’art contemporain, le présent article se propose de discuter ces deux hypothèses : peut-on distinguer des récurrences dans les carrières des nouveaux professionnels ? Ces carrières ouvrent-elles sur des positions dominantes au sein des hiérarchies sociales contemporaines, notamment quant aux revenus qu’elles procurent ? Les critiques d’art contemporain constituent, comme d’autres métiers participant de la composition des mondes de l’art18, un cas exemplaire rassemblant a priori de nombreux traits prêtés aux nouveaux professionnels : la pratique de la critique d’art contemporain engage la maîtrise d’un savoir ésotérique mis en œuvre lors d’engagements ponctuels et répétés (les critiques d’art salariés permanents sont beaucoup plus l’exception que la règle, la plupart exerçant comme pigiste), et la critique relève, là aussi a priori, de ces métiers intellectuels qui participent de mondes organisés autour d’activités innovantes19. Nous montrerons dans cet article que les trajectoires professionnelles des critiques s’organisent autour d’un schéma ternaire d’une remarquable stabilité : au temps de la vocation succède celui de la tentation professionnelle, où les critiques tentent de gagner leur vie exclusivement comme critiques d’art. Parce qu’ils sont très faiblement rémunérés toutefois, les critiques ne peuvent assumer cette tentation bien longtemps, et sont le plus souvent portés soit à quitter le monde de l’art, soit à y exercer une autre activité principale : la critique devient alors ce qu’elle est le plus souvent dans le portefeuille d’activités de ceux qui l’exerce, une activité adjacente et secondaire.

Nous avons réalisé environ 80 entretiens avec des critiques d’art français, et une quinzaine d’entretiens avec des critiques d’art étrangers (principalement anglais, américains et allemands), entre 2004 et 2006. Les résultats que nous présentons ici portent uniquement sur les critiques français. La population des critiques d’art est extrêmement délicate à définir a priori, elle est en effet marquée (nous le verrons) par un fort turn-over. Pour sélectionner nos interviewés, nous nous sommes fondés sur le contenu éditorial des principales revues d’art contemporain (qu’elles soient de large diffusion (Art Press, Beaux Arts Magazine, Journal des arts, etc.) ou plus confidentielles (Journal des expositions, Omnibus, Parpaing, etc.), en nous efforçant de faire varier les profils, en termes de genres notamment, de générations et lieu d’habitation (Paris vs province, essentiellement). Sur la base d’un premier échantillon, nous avons ensuite adopté la méthode classique de l’échantillon boule de neige, tout en nous efforçant de contrôler la composition de notre échantillon final en nous référant aux critères que nous venons d’évoquer (volume d’activités ; genre ; génération ; lieu d’habitation).

Le temps de la vocation

6Les représentations indigènes de la vocation – et tout particulièrement dans le monde des arts – restent profondément surdéterminées par le schéma vocationnel de l’engagement religieux : à l’appel répondent la conversion et le sentiment d’élection, souvent inscrits dans le récit d’un désir précoce. Les récits de vie professionnelle des critiques tranchent singulièrement avec cette représentation. Nombreux sont ceux qui expliquent, comme ce critique, que « quand on est petit on ne veut pas devenir critique d’art ». Gardons-nous tout de suite, cependant, d’une illusion symétrique de celle du schéma mystique, celle du hasard. Comme l’explique ce même critique, âgé d’une cinquantaine d’années, ce n’est pas parce que l’entrée dans la carrière n’est pas le résultat d’une décision délibérée du critique qu’il faut s’en remettre au hasard pour expliquer sa trajectoire – ici, c’est l’insertion dans des réseaux d’interconnaissance qui est au principe de son activité d’écriture, et ces réseaux d’interconnaissance, il le reconnaît lui-même, ne se constituent pas par hasard :

Ce n’est pas ma volonté d’être critique d’art qui a prévalu. C’est la chance de connaître des artistes. Ça c’est passé très simplement avec deux artistes qui ont été très importants dans ma vie de critique, X et Y et Z. Il faut dire quand même que j’étais intéressé par l’art. Les artistes, on ne les rencontre pas par hasard, à la fin des années70.

7Pas de décision séminale, donc, mais pas de hasard non plus : qu’est-ce à dire ? Par quels chemins en vient-on à se dire (ou à être dit) critique d’art ? Pour répondre à cette question, le plus simple est sans doute de suivre une trajectoire exemplaire, celle d’Isabelle, âgée aujourd’hui d’une trentaine d’années. Isabelle a fait des études de lettres, qui, en même temps qu’elle s’oriente vers le département photo d’une université de proche banlieue parisienne, se délitent peu à peu (« je me suis inscrite en DEA mais je ne l’ai pas fait ») jusqu’à s’interrompre complètement (« j’ai arrêté les études pour genre deux ans », explique-t-elle). Commence une période de désœuvrement (« Je n’ai rien fait. J’ai fait de la photo, je traînais ») qui s’interrompt, progressivement, lorsqu’un ancien professeur, qu’elle contacte, lui propose de s’occuper d’une revue adossée à une UV qu’il est en train de mettre en place :

Après j’ai rappelé un de mes anciens profs parce que je ne savais plus quoi faire. Et il m’a dit « Tiens, je suis en train de monter une revue dans le cadre d’une UV, tu n’as qu’à venir. » Et au bout de quelques mois, j’étais déjà rédac chef du truc, et c’est comme ça que j’ai écrit mes premiers articles.

8Rapidement, la revue sort d’un cadre strictement universitaire. Et en même temps qu’elle s’en extrait, elle cesse de porter uniquement sur le médium photographique pour porter, plus généralement, sur l’art contemporain :

Au début, c’était un truc d’étudiant et relativement rapidement, ça a pris un côté art contemporain. Parce que c’est arrivé à un moment où la photo commençait vraiment à sortir de son enclave. Et on s’est rendu compte que la photo ça ne nous intéressait pas du tout, ce qui nous intéresse, nous, c’est l’art.

9Arrêtons-nous sur ce premier temps du récit d’Isabelle. On voit que l’on est loin du schéma ponctuel que semble entraîner l’idée même de « vocation » : ce n’est pas en un point singulier d’une trajectoire biographique que se prend quelque chose comme une « décision » de devenir critique d’art. C’est progressivement, au gré de choix qui, le plus souvent, ne se donnent pas comme tels, que se dégage progressivement une orientation vers la critique d’art. La vocation n’est pas une décision, c’est un processus, assez largement immaîtrisé, qui sourd de décisions progressives. Par ailleurs, on voit que l’entrée dans le métier de critique s’inscrit dans un temps interstitiel, peu clair, entre la fin un peu délitée d’études généralistes et une activité professionnelle qui, longtemps, ne se conçoit pas comme telle. C’est dire que les débuts de l’activité critique sont fortement marqués par les événements biographiques extra-professionnels, comme dans le cas d’Isabelle, qui devient deux fois mère et qui quitte la revue dont elle assurait la rédaction en chef. Son activité de critique ne s’interrompt pas complètement, elle écrit « sporadiquement » pour une revue suédoise. Cette seconde étape mérite d’ailleurs que l’on s’y arrête : comment, en effet, passe-ton d’une activité post-estudiantine au statut de mère au foyer/ correspondante française d’une revue scandinave ? Intervient ici l’une des principales ressources qui explique le tissage progressif des séquences d’activité en une trajectoire plus ou moins linéaire : le travail critique repose avant tout sur l’insertion dans un réseau et se nourrit des rencontres que définissent et qu’imposent, de manière récurrente, les corroboris de l’art contemporain – foires, vernissages et fêtes qui scandent sa vie collective. C’est dans l’une des foires qu’elle visitait qu’elle rencontre celui qui lui demande de rendre compte de l’actualité des débats français sur l’art contemporain :

Lui, je l’avais rencontré à Art Dealers, à Marseille. On s’était bien entendu, alors il m’avait proposé d’écrire sur un truc précis. À l’époque, il y a eu toute une polémique sur l’art contemporain, il y avait la revue Esprit qui avait fait tout plein d’articles, et il m’avait demandé, croyant sûrement que j’étais extrêmement au courant de tout cela, alors que je ne l’étais pas du tout. Et, du coup, avec ce premier papier, je suis devenue la correspondante française régulière.

10Commence alors, pour Isabelle, ce qui constitue le quotidien du critique débutant : une série d’engagements dans des revues plus ou moins confidentielles (Visuel, Parpaing) en général sans contrepartie monétaire. S’enchaînent ainsi plusieurs années d’activité d’écriture non rémunérées. Isabelle dit accepter ces conditions de travail pour ce qu’elles lui permettent de « débuter », i.e. à la fois d’apprendre son métier, de s’intégrer à un milieu professionnel et de se voir progressivement reconnaître une compétence. Elle réalise alors (du moins est-ce ainsi qu’elle le relit rétrospectivement) que la demande est importante, suffisamment du moins pour multiplier assez vite les engagements, si l’on est « sérieux » du moins et si, également, on n’accepte de n’être pas payé :

– C’est compliqué d’y entrer ?
 – Non. Enfin quand tu travailles, non. Quand tu ne fais pas le « branleur », non. Enfin, quand les gens reconnaissent que ton travail a une certaine valeur, c’est même pas… Ca se fait tout seul, tu n’as pas besoin de faire du forcing, après tu te rends compte qu’il y a énormément de gens qui sont demandeurs et puis tu as plein de propositions très rapidement.

11Ne pas être payé : tel semble être le pendant matériel de ces vocations incrémentales. On le voit en effet : la vocation ne se décrit pas comme un moment singulier mais comme un processus – mais pour que ce processus ait cours, il faut que les engagements s’enchaînent, et ils ne s’enchaînent qu’à la condition de s’inscrire dans une économie de la gratuité sur laquelle nous aurons l’occasion de revenir. Mais si les critiques débutants ne sont pas payés en contrepartie de leur activité d’écriture, c’est qu’ils doivent trouver ailleurs les ressources qui leur permettent de faire face à leurs besoins quotidiens. Les débuts de carrière sont donc bien souvent des moments où la multiactivité des critiques – qui restera, on le verra tout à l’heure, l’une des principales caractéristiques de ce « métier » – se déploie hors du monde de l’art. Les ressources dont dispose l’acteur au sein du monde de l’art, au début au moins de son parcours, sont en effet trop incertaines pour qu’il puisse les utiliser afin de trouver un emploi mieux rémunéré au sein du monde de l’art. C’est le dernier trait remarquable que le récit d’Isabelle permet de mettre au jour : le « parcours vocationnel » du critique débutant est aussi un moment d’auto-mécénat où, en même temps qu’il hésite entre plusieurs possibles (dans le cas d’Isabelle, entre une activité critique et la réalisation d’une thèse), le critique finance ses hésitations et ses débuts en enchaînant des petits boulots :

J’ai fait plein de trucs à « la con ». J’étais secrétaire. Je m’arrangeais pour travailler six mois par an pour avoir six mois de chômage. Et pendant les six autres mois j’essayais d’écrire le plus possible d’articles. Et, en même temps, j’ai passé un DEA de philosophie. Je ne me souviens plus pourquoi. Ah, si, je voulais faire une thèse…

12La « vocation » critique s’éclaire de ce premier récit : incrémentale, souvent chaotique, elle n’est hasardeuse que si l’on reste prisonnier d’une vision prométhéenne des trajectoires individuelles et apparaît au contraire composée de l’articulation d’un faisceau de causalités et de modalités récurrentes – déjà s’y voit la prégnance des logiques réticulaires (fondées sur l’utilisation d’interconnaissances universitaires ou, parfois, issues d’une sociabilité festive qu’on aurait en d’autres temps qualifiée de mondaine), la répétition des tours et des détours, l’articulation avec le temps de formation et la fin, souvent peu linéaire, des études supérieures, la fréquence des pratiques d’auto-financement… Mais avant d’avancer plus loin dans la carrière critique, arrêtons-nous sur une question qui, bien que la vocation y soit imperceptible et incrémentale, ne peut manquer de se poser lorsqu’on tente de comprendre comment on devient critique d’art : celle de la motivation. Qu’est-ce qui motive un acteur à, un jour, écrire sur l’art ?

13Deux grands principes de motivation se dégagent : le goût de l’art et celui de l’écriture. Le premier peut s’exprimer trivialement : si l’on écrit sur l’art, c’est que l’on se rend compte que ce que l’on aime, c’est l’art – ou au moins certaines des pratiques qui lui sont attachées. C’est par exemple ce qu’en dit cette jeune critique qui, après avoir fait des études de philosophie, s’oriente vers l’histoire de l’art :

Je me suis aperçue au bout d’un moment, que ce que je préférais c’était de voir des expositions dans la vie. Cette pratique-là, de regarder les choses, de voir les expos. C’était presque un choix arbitraire. Avant je ne m’étais jamais posé la question de ce rapport à l’art que j’avais eu.

14Dans ces parcours où l’art constitue la force d’attraction, les critiques viennent à l’écriture par opportunité – plus précisément parce que c’est ainsi qu’ils sont sollicités pour entrer dans le monde de l’art. Caroline explique ainsi :

J’ai fait des études d’art classique. À Tours et à Paris, j’ai été amené à rencontrer des gens qui écrivaient dans des magazines. Et ça c’est fait un peu par hasard. J’ai voulu parler d’une exposition avec un ami. Il n’était pas là. Il était au Canada. Il m’a demandé de lui écrire. J’ai travaillé dessus. Il a trouvé ça pas mal, il m’a dit : « Il faut le travailler, mais on va le passer dans Parachute ». C’est par hasard. Je ne songeais pas à ça. J’étais restée dans un cursus universitaire. […] Et puis, à l’époque, je n’étais pas vraiment déterminée pour un truc précis. Donc, j’ai continué avec Parachute. Assez sporadiquement. Et un autre ami m’a demandé après : « Est-ce que ça te tenterait d’écrire pour L’Œil ? » Donc j’y suis allée et depuis j’y suis. Ça a toujours été des occasions. Quand je suis rentrée à Technikart, c’est X qui m’a demandé de venir écrire avec elle. La radio c’était pareil, Il m’a demandé de venir. C’est une sorte de parcours, idéal ou pas, je ne sais pas, mais sans trop d’efforts.

15Le désir de critique, c’est-à-dire d’une activité qui consiste, très grossièrement, à écrire sur l’art, peut donc se nourrir d’abord de son objet – mais souvent cet appétit, s’il se maintient, suppose que se fasse jour, chemin faisant, un désir d’écriture. Le plus souvent, il est vrai, c’est ce dernier qui prime et qui porte les critiques à s’intéresser à l’art. Le goût de l’art n’est pas en effet, loin s’en faut, le seul aiguillon qui peut porter les critiques vers leur métier. C’est au moins aussi souvent le désir d’écrire qui est au principe de leur parcours – cet aspect de la vocation critique est tellement structurant que certains peuvent le juger trivial, comme cette critique chevronnée qui nous explique : « c’est sûr, votre rapport, il est à l’écriture, sinon vous seriez artiste ». Précisons-le, cependant. Il se joue sous une forme dont la récurrence pourra surprendre : les critiques veulent écrire, disent-ils, et l’art, finalement, est là comme un objet qui se donne à eux, qui souvent leur manquait jusque-là. C’est ainsi, par exemple, qu’Isabelle explique :

L’art, je m’y suis intéressée assez tard. Comme j’avais fait des études de lettres, j’étais plus ou moins appelée à écrire dans un futur plus ou moins lointain, d’un point de vue très romantique mais… Je me suis toujours dit que j’écrirais mais je ne savais pas du tout sur quoi ! En fait, l’art ça m’a permis d’écrire, d’écrire sur quelque chose, j’avais enfin trouvé un thème sur lequel écrire. Et je crois que je me suis dit à un moment : « C’est la seule chose que je sache faire, la seule chose qui m’intéresse, alors c’est ce que je veux faire. »

16Le discours est récurrent : je veux écrire, et l’art me donne un sujet. On voit, plus généralement, que le constat que nous avons dressé de la logique incrémentale des parcours vocationnels ne doit pas porter à méconnaître, d’une part, leur caractère fortement structuré (par les parcours universitaires et par les formes de sociabilité), pas plus, d’autre part, qu’il ne doit impliquer qu’on lise l’engagement dans la critique d’art sous une forme purement opportuniste : c’est un désir souvent profond qui porte les critiques vers leur activité, désir d’art ou appétit d’écriture – et à ne pas saisir la sincérité (un peu « romantique » parfois, selon les termes mêmes des acteurs) de la motivation des acteurs, on comprend mal comment ils peuvent supporter les formes extrêmement chaotiques, accidentées et souvent douloureuses que prennent leurs parcours professionnels, sur lesquels nous allons maintenant nous pencher.

La tentation professionnelle : faire feu de tous bois

17Parmi les acteurs qui, un jour, sont sollicités pour rédiger un article traitant de l’art contemporain, tous, loin s’en faut, n’envisagent pas de gagner leur vie de leur activité critique, même si le taux d’attrition, c’est-à-dire la part de la population des critiques au temps t qui n’écrira plus sur l’art contemporain, est extrêmement délicat à mesurer pour la population totale des critiques.

Nous avons constitué une base de données, fondée sur la recension exhaustive du contenu de six périodiques, entre 1995 et 2000 : Art Press, Beaux Arts Magazine, Documents sur l’art (qui ne paraît pas en 1998 et 1999), le Journal des expositions, Omnibus, et Art présence. Art Press et Beaux Arts ont été retenus dans l’échantillon pour ce qu’ils sont, de facto, les principales revues spécialisées traitant (notamment) d’art contemporain. Souvent sévèrement jugés par les critiques, ils reviennent malgré tout dans leurs discours (et dans leur trajectoire) de manière suffisamment systématique pour qu’on ne puisse faire l’impasse sur eux. La recension de Documents, Omnibus et du Journal des expositions obéit à un principe différent. Si nous nous sommes arrêtés sur les années 1995- 2000, en effet, c’est que cette époque nous était souvent décrite comme une époque où de nouvelles figures émergeaient, adossées à de nouveaux supports et proposant de nouvelles perspectives sur la création artistique contemporaine. Nous avons retenu trois de ces revues désignées comme les pépinières de cette époque dans les entretiens. Nous avons enfin voulu repérer la position relative d’une revue méconnue, expérimentale dans son contenu et confidentielle dans sa diffusion. Nous avons donc retenu Art présence, une revue bretonne, de format ramassé, qui n’apparaissait pas souvent dans les entretiens – à part dans ceux qui y avaient travaillé. Nous avons systématiquement saisis les auteurs des articles, le sujet des articles, le cas échéant le lieu concerné (ville et institution) ainsi que, pour chaque numéro, l’ensemble des annonceurs qui y publiaient de la publicité. Les résultats que nous présentons dans cet article ne concernent que les seuls auteurs.

18À titre d’indication, nous pouvons malgré tout signaler que, pour les six revues que nous avons recensées entre 1995 et 2000, sur les 294 auteurs présents dans la base pour l’année 1995, 125 (soit42,5 %) n’étaient pas réapparus comme auteurs au cours des cinq années suivantes dans l’une ou l’autre des six revues. Ce taux d’attrition n’est d’ailleurs pas très différent selon que les revues sont généralistes, comme Art Press ou Beaux Arts (il y est respectivement de44,8 % et de43,7 %) ou qu’il s’agit de périodiques beaucoup plus spécialisés, comme Omnibus ou le Journal des expositions, où il varie entre 53 % (pour Document) et 65 % (pour Art présence). Sur la base de cet indicateur, on peut donc avancer qu’une part très importante de l’activité critique est le fait d’acteurs qui se contenteront de faire une très brève incursion dans ce champ. Cette estimation du caractère parfois sporadique de l’activité de nombre de critiques peut être complétée en soulignant que de très nombreux auteurs de notre base de données peuvent intervenir plus d’une fois dans l’une des six revues retenues, mais de manière extrêmement sporadique : plus de la moitié des auteurs, par exemple, écrivent au plus deux fois dans l’une de ces revues au cours de ces six années. Plus encore, ceux des auteurs qui ont une activité supérieure à cette valeur médiane ont une activité très irrégulière : dans le graphique suivant, nous représentons graphiquement l’activité d’auteurs de notre base de données qui y interviennent trois fois. On voit que cette activité est, dans bien des cas, discontinue : les auteurs interviennent dans telle revue l’année n, puis dans telle autre l’année n+2, sans qu’aucune continuité ou stabilité ne se fasse jour dans leurs trajectoires de publication.

Tableau 1 – Trajectoires de publications des auteurs ayant publié trois fois entre 1995 et 2000.

19Dans la partie gauche du tableau est représentée l’activité des critiques dans les revues « généralistes », Art Press et Beaux Arts Magazine, dans la partie médiane leur activité dans les revues « pépinières », Documents sur l’art, Omnibus et Journal des expositions, et dans la partie droite dans la revue « marginale » Art présence. Une case jaune signifie que ce critique, cette année-là, a publié un article dans la famille de revues en question.

20Pour certains critiques cependant, une tentation peut se faire jour : celle d’essayer de gagner sa vie en écrivant sur l’art contemporain. Ceux-là s’engagent alors dans une pratique d’engagements multiples qui peuvent se décrire en mobilisant la métaphore du portefeuille d’activités proposées par P.-M. Menger : pour faire face à un avenir incertain et pour tenter de lisser une activité où les engagements sont nécessairement provisoires et ponctuels, les acteurs peuvent tenter de diversifier leurs employeurs et leurs engagements20. Mobilisée pour décrire les stratégies des artistes free lance, la métaphore du portefeuille d’activités peut être utilisée avec profit pour rendre compte d’autres professions comme, par exemple, les journalistes21.

21Le premier point à établir si l’on veut reconstituer les caractéristiques de la diversification du portefeuille d’activités des critiques d’art contemporain peut s’énoncer dès l’abord : les critiques écrivent dans des supports diversifiés. Les critiques n’écrivent pas pour un seul employeur, ils en ont au contraire, le plus souvent, plusieurs, pour lesquels ils écrivent sous des formes hétérogènes. L’activité critique peut prendre la forme de comptes rendus, d’articles de fonds ou d’interviews, elle peut s’appuyer sur des périodiques, grand public (comme Beaux Arts Magazine ou Art Press) ou plus confidentiels (Numéro, Trouble, etc.), des catalogues ou des livres. Tous les critiques qui n’ont pas de poste de journalistes salariés (i.e., l’immense majorité d’entre eux), écrivent dans une grande variété de périodiques. C’est le cas, par exemple, de Robert, qui évoque la diversité des périodiques avec lesquels il collabore – ou avec lesquels il souhaiterait collaborer…

J’ai travaillé pour plein d’autres revues. Je ne suis affilié à aucune, donc je peux me permettre : dans Artforum, dans Parkett, j’ai écrit, tout ça, mais dans Purple, non, je n’ai jamais écrit. […] J’écris tous les trois ans chez eux [dans AP]. La dernière fois c’était sur Kippenberger, cette fois sur Annette Messager, enfin les vieilles amours quoi. Donc ça m’arrive d’écrire pour eux s’ils me le demandent, donc c’est encore une bonne revue. Je ne vais pas leur dire non. Mais Beaux Arts Magazine, je ne leur dis pas non, non plus. Je ne suis pas quelqu’un qui dit non, je ne suis pas sectaire. Je pourrais écrire dans Elle si ça les intéressait. Je le dis vraiment. Et puis il paraît que les revues de mode ne sont pas si mal pour l’art contemporain. […] Vogue, j’ai toujours rêvé d’y écrire mais comme je ne m’impose pas, je ne vais pas avec mes trucs et tout ça, je n’ai pas écrit dans Vogue. Vogue ça me plait, j’adore. Voilà une revue bizarre, qui n’a rien avoir avec l’art et qui donnait à un artiste, la totalité à faire ou une personnalité, sincèrement c’est créatif.

22Si les critiques qui tentent de gagner leur vie avec leur activité d’écriture multiplient ainsi les supports et les employeurs, c’est avant tout en raison d’un point qui constitue, à n’en pas douter, l’une des dimensions les plus structurantes pour comprendre les caractéristiques du « métier » de critique et les traits dominants de la carrière de ceux qui l’exercent : les critiques sont très mal payés. S’ils multiplient les engagements et les employeurs, c’est donc avant tout pour tenter de gagner leur vie. Le spectre des rémunérations reçues pour des piges s’échelonne d’une absence de rémunération (c’est le cas dans la plupart des publications confidentielles et/ou avant-gardistes, parfois gratuites, qui contribuent à animer la scène du monde de l’art contemporain et à fournir des engagements aux critiques) à des situations, fort rares au demeurant, où les piges sont payées au prix des piges standards (dans les périodiques généralistes, comme les magazines de mode, qui emploient des critiques parfois très pointus), en passant par la situation intermédiaire – celle des périodiques spécialisés, comme Art Press – où les critiques sont certes payés mais à un niveau tel qu’ils ne peuvent espérer vivre de leurs piges sans les multiplier (l’un des principaux périodiques d’art contemporain rémunère ainsi les piges au tarif de quinze euros le feuillet…).

23Nous reviendrons en conclusion sur cette situation et sur les raisons que l’on peut avancer pour en rendre compte, mais on peut dès l’abord signaler le caractère exceptionnel de la situation des critiques d’art au sein du monde de l’art contemporain. Les sommes généreuses qui y circulent, qui défraient régulièrement les pages des gazettes, à mi-chemin de la culture et des scandales, ces sommes, donc, alimentent des niveaux de rémunérations versées aux divers acteurs du monde de l’art qui, sans être toujours faramineuses, leur permettent le plus souvent de vivre22. Des divers métiers que l’on rencontre au sein du monde de l’art, celui de critique est sans nul doute celui qui est le moins bien rémunéré. Dès lors – et sans préjuger, à nouveau, des raisons qui permettent d’en rendre compte – cet état de fait porte les critiques à tenter d’améliorer leur situation en multipliant les engagements. Cette interprétation des pratiques de diversification n’est pas uniquement le fuit de la reconstruction ex post, par le chercheur, de logiques d’action conformes aux schémas utilitaristes, c’est ainsi qu’elle est conçue par les acteurs eux-mêmes, comme l’explique par exemple ce critique :

Il y a quelques points qui sont vraiment usants. Quand on est pigiste, on se sait jamais ce qu’on va être dans quatre ou cinq mois, on a toujours peur financièrement. Pendant des années, je ne dormais pas parce que je ne savais pas ce que j’allais gagner. On sait ce qu’on va gagner le mois suivant ou le mois d’après, aujourd’hui je sais ce que je vais gagner dans cinq mois, mais il peut toujours y avoir quelque chose qui peut faire que je peux me retrouver dans cinq mois dans une situation difficile. Ça peut toujours arriver, et on le sait tous. C’est pour ça aussi que l’on multiplie les collaborations à outrance car, du coup, moins on a d’œufs dans le même panier… enfin voilà.

24L’insécurité et l’inconfort matériels sont, sans nul doute, des faits princeps pour comprendre les caractéristiques des carrières et du marché du travail des critiques. Si les critiques diversifient leur portefeuille d’activités, c’est donc, d’abord et avant tout, parce qu’ils y sont contraints, même s’ils peuvent aussi y trouver quelque avantage en termes d’indépendance. Le plus souvent cependant, cette diversification s’avère insuffisante pour permettre aux critiques de gagner leur vie : il leur faut financer leur activité critique par un « second métier » qui aura tôt fait de devenir, de facto, le premier.

« Critique d’art, ce n’est pas un métier »

25Souligner la fréquence et la nécessité des « seconds métiers » de qui veut faire œuvre d’écriture constitue sans nul doute l’un des topoï les plus robustes de la sociologie de la littérature23. Dans le cas des critiques d’art, l’enjeu est plutôt d’en décrire les différentes modalités. La période vocationnelle que nous décrivions plus haut, durant laquelle les critiques découvrent progressivement le monde de l’art, est aussi, parfois, le temps des « mac jobs », emplois à temps partiel que l’on peine à distinguer, dans l’écheveau des parcours biographiques, des emplois étudiants. Ces métiers purement alimentaires, en général, n’ont qu’un temps. Après que les critiques sont parvenus à s’insérer davantage au monde de l’art, il est en effet fréquent de les voir tenter de vivre uniquement de leur plume. Suivons le cas de Monique, âgée d’une trentaine d’années, qui d’abord écrit en enchaînant les petits boulots, puis qui tente de vivre de sa plume. Elle explique :

J’ai arrêté l’intérim il y a trois, quatre ans en me disant, allez, je vis de ça. Et j’en ai vécu, mais en faisant plus de catalogues, ça rapporte plus, en faisant quelques interventions dans les écoles de beaux-arts, quelques conférences ici ou là. Et j’en vivais, mais mal.

26Cette survie économique, toujours délicate, suppose donc que soient faits des choix de diversification particuliers, pour tenter de s’assurer un revenu minimal. Monique explique ainsi :

Il y a deux ans, j’écrivais au moins deux catalogues par mois, alors un catalogue c’est entre 2 000 et4 000 balles. Donc, en plus du reste, je m’en sortais et puis après j’ai arrêté parce que j’en avais marre d’écrire des catalogues.

27Vivre exclusivement de sa plume s’avère le plus souvent impossible, la situation économique des critiques devient vite extrêmement tendue. De ce point de vue, la trajectoire de Monique n’a rien d’exceptionnel. Après une tentative de quelques années, elle trouve un emploi comme enseignante dans une école d’art, qui lui garantira un revenu régulier tout en lui permettant de travailler, à plein temps bien que sous des formes diverses, au sein du monde de l’art. La faiblesse des rémunérations offertes aux critiques et l’incertitude économique qui en découle dessine donc une forme de carrière un peu paradoxale : la critique n’est une activité stable qu’à condition d’être une activité adjacente, elle ne se stabilise qu’à la condition d’être un peu délaissée pour s’adosser à un emploi plus ou moins permanent.

28Ces emplois peuvent être assez divers, mais on repère malgré tout une série de profils types. Le premier est aussi le plus proche de l’activité de critique : il revient à être engagé comme journaliste permanent. Cette possibilité, très rare au demeurant, peut être perçue comme un véritable Graal par certains :

Si on travaille pendant longtemps pour le même journal, et si c’est un journal sérieux, on peut se faire embaucher. Souvent, c’est la chose idéale. Quand on m’a proposé de rentrer dans X [un périodique spécialisé sur l’art], d’être au sein de la rédaction… C’est ce dont tout pigiste rêve, c’est vrai, quand je discute avec des pigistes, tout le monde rêve de ça.

29Le « rêve » de l’accès au statut de journaliste salarié sur contrat à durée indéterminée est cependant très difficile à réaliser. Dans les périodiques généralistes, en effet, le volume d’écriture consacré à l’art contemporain est souvent très réduit et ne justifie pas, le plus souvent, que soit engagé un critique d’art permanent :

Personne ne veut me donner un poste fixe. X [un périodique de mode], par exemple, je n’ai aucune chance. Ils gagnent le fric avec les annonceurs de mode. Il n’y a pas d’annonceur dans l’art. Je ne peux pas leur ramener de pub, enfin, j’en amène peut être indirectement mais pas directement, donc il faut laisser tomber, ils me l’ont bien fait comprendre quand j’ai demandé. Alors que ça fait cinq ans que je bosse pour eux. Après, j’ai travaillé à Y [un périodique spécialisé sur l’art] pendant très longtemps, mais c’est pareil, ils n’ont pas d’argent.

30Les emplois de journaliste permanents sont donc trop rares pour accueillir les critiques qui tentent de s’assurer d’un niveau minimal de rémunération. Ce sont les postes d’enseignants qui remplissent, le plus souvent, cet office – mais il faut, là encore, distinguer. La première situation d’enseignement que l’on rencontre parfois est celle des critiques qui disposent d’un poste à l’université. Cette situation, assez peu fréquente, est souvent celle de critiques chevronnés et reconnus. Nombre de critiques, en revanche, enseignent dans une école d’art. Ce type d’emploi est, en général, vu comme une aubaine, complétant efficacement, aux dires de certains, le travail de critique (telle critique explique ainsi : « Quelquefois fois, cela me permet de travailler. Ca me fait approfondir »), même si les enjeux liés à la gestion du temps prennent souvent le dessus. Comme l’explique cette critique, en effet, « Tu dois faire attention, sinon tu es bouffée par ça et je ne pourrais pas faire les trucs que je veux faire. ». L’autre situation d’enseignement qui se rencontre fréquemment est celle qui voit les critiques s’assurer d’un revenu en enseignant dans le secondaire. Dans ce cas, la complémentarité des tâches d’enseignant et de critique cesse d’être évidente, et la gestion du temps, souvent très chaotique, accroît encore l’impression de schizophrénie.

31Si les emplois d’enseignants constituent les postes dont se saisissent le plus souvent les critiques lorsqu’ils renoncent à vivre de leur plume, ils peuvent également investir d’autres types d’emplois, notamment comme responsables de lieu. Suivons par exemple le cas de Ludivine. Comme beaucoup de critiques, elle enchaîne les engagements avec de nombreux employeurs, et comble de loin en loin ses difficultés financières en s’employant, ici ou là, dans des petits boulots. Elle est très jalouse de son indépendance et, par conséquent, se voit mal employée en un lieu unique – sauf à en être la directrice. C’est ce qui se produit lorsque son ami, artiste, lui permet de rencontrer des critiques et des artistes qui s’occupent d’un lieu d’exposition dont ils ne parviennent plus à s’occuper. Ils décident alors de faire appel à elle, et à quelques autres, pour reprendre les rênes de leur institution.

32Le cas de Ludivine peut se lire comme une variation sur un mode de diversification extrêmement fréquent : celui qui voit les critiques adopter une activité de commissaire d’exposition. Les rapports de la critique et du commissariat d’exposition sont singulièrement complexes, et pour comprendre comment les deux activités s’articulent dans le portefeuille des critiques, il n’est pas inutile de nous y arrêter. Pour le dire simplement, deux versions de ces rapports coexistent dans les discours indigènes – versions au moins pour partie contradictoires. Selon la première, critique et commissariat seraient en concurrence. À la baisse supposée de l’influence du critique répondrait la montée en puissance du commissaire et, conformément au principe de vases communiquants d’une mécanique sociale un peu opaque, le second prendrait la place du premier. À cette première version s’en ajoute une seconde. Dans cette lecture, critique et commissariat seraient confondus : le commissariat serait une forme moderne de critique, et toute critique devrait désormais se passer des outils traditionnels de l’écriture pour se jouer, désormais, dans des pratiques de sélection et d’exhibition des œuvres.

33Il nous semble que ces deux lectures sont, dans leur version les plus rudimentaires en tout cas, profondément discutables. Il est certain que les activités de critique et de commissariat sont souvent perçues comme complémentaires, complémentarité qui se donne à voir dans la trajectoire même des critiques, qui souvent se voient très vite proposer des espaces pour y réaliser des expositions :

On va revenir en 1996, alors premier papier, Journal des expositions, et puis ce journal faisait souvent des expositions dans des lieux mis à disposition. Six mois après mon arrivée au Journal, on nous dit « Il y a un lieu qui est libre de telle date à telle date, qui veut y aller ? » Personne n’a voulu, après j’ai compris pourquoi, enfin j’ai dit oui. Et à partir de là, pour moi ça a changé des tonnes de choses que de faire des expositions. Ça a changé ma manière de voir les œuvres, de regarder les expositions des autres.

34Il peut arriver – mais comme un cas limite – que la complémentarité des postures du critique et du commissaire soit telle qu’elle puisse paraître indiscernable dans les propos de certains. Critique et commissariat se distinguent, a minima, en ce qu’ils ne sont pas adossés aux mêmes enjeux économiques. Tout d’abord, pour certains critiques, faire du commissariat est aussi une manière de mieux gagner sa vie et, plus généralement, d’accéder à des circuits de notoriété qu’ils ne peuvent atteindre avec leur seule activité d’écriture. Cette critique explique ainsi :

L’écriture tout le monde s’en tape. Tu peux bosser comme un dingue, écrire hyper bien, si tu bosses pendant un an sur un texte pendant qu’un autre bosse une semaine et fait une expo et bien, il aura, lui, à peu près trente fois plus de succès que toi. Et quand tu rencontres en permanence des gens qui te disent : « Bon, quand est-ce que tu fais une expo ? », alors que tu écris depuis cinq ans comme un damné et que c’est la première chose que les gens te demandent. Je n’en peux plus de cela. Bêtement, je me rallie à ce qu’on attend de moi finalement.

35Si les réalités économiques (matérielles et symboliques) attachées aux pratiques de la critique et du commissariat sont aussi différentes, c’est bien que l’une et l’autre ne se confondent pas. Mais on voit également que présenter critique et commissariat comme deux activités rivales n’a pas non plus beaucoup de sens. Sans pouvoir entrer ici dans l’analyse du rôle que joue désormais le critique dans la chaîne de création de la valeur des œuvres, on peut déjà voir que critique et commissaire sont bien souvent les mêmes. Le problème n’est pas « qui » intervient (du critique ou du commissaire) mais « comment » (par l’écriture ou par l’exposition) on intervient dans la fabrication de la valeur. Si l’on suit la carrière de ceux qui écrivent, on voit que représenter les rapports de la critique et du commissariat comme une lutte de juridiction au sens d’Abbott24, où une même tâche, réalisable de manière différente, serait l’enjeu d’une lutte entre deux groupes de professionnels, est une lecture égarante de ces rapports. En effet, ce ne sont pas deux groupes qui s’affrontent, puisque ceux qui composeraient ces deux groupes seraient, en fait, les mêmes individus. Il est beaucoup plus pertinent de se représenter les rapports de la critique et du commissariat sur le mode de leur complémentarité dans une trajectoire professionnelle hasardeuse où le commissariat semble mieux loti que la critique quant aux rémunérations et au prestige qu’il procure. Le caractère « dominant » du commissariat se donne à voir, d’ailleurs, dans l’ordonnancement séquentiel de l’accès à ces activités. S’il est fréquent que des critiques deviennent commissaires, c’est aussi que la critique fonctionne objectivement comme une voie d’accès vers le commissariat, comme elle l’est, plus généralement, vers d’autres fonctions au sein du monde de l’art – c’est, nous semble-t-il, la conclusion que l’on peut tirer de la reconstitution des carrières critiques.

36Nous pouvons maintenant tenter de ramasser certains des résultats que nous avons établis jusqu’ici. L’entrée dans la critique, tout d’abord, est souvent une entrée dans le monde de l’art : c’est en écrivant que des acteurs souvent éloignés au départ du monde de l’art contemporain y font leur entrée. Passés les premiers engagements, souvent sur une base amicale et gratuite, ils commencent à exercer une activité « professionnelle », i.e. payée, bien que fort mal. Cette activité met en jeu un grand nombre d’employeurs, qui s’accumulent dans un portefeuille d’activité que les critiques remplissent quand ils essaient, un temps, de vivre de leur activité d’écriture. Ce moment de la carrière des critiques peut être plus ou moins long – il excède très rarement plusieurs années. Très tôt, en effet, les critiques s’appuient sur une activité d’appoint qui, progressivement, tend à s’imposer comme une activité principale : ils deviennent avant tout enseignants, commissaires ou responsables de lieux. Cette repolarisation de leur activité n’implique pas qu’ils abandonnent toute activité d’écriture, bien au contraire. Ils continuent d’écrire en effet, de loin en loin, en s’appuyant sur certaines des ressources que leur offrent leurs nouvelles activités, et surtout sans plus avoir à se soucier de leur équilibre économique qu’un autre emploi garantit désormais. Ces formes de carrière, récurrentes, installent la critique d’art dans une position singulière au sein du monde de l’art. Exercée de manière exclusive, elle fonctionne comme un sas placé à l’entrée du monde de l’art contemporain. Si tous les acteurs du monde de l’art ne débutent pas comme critiques, en effet, c’est presque toujours en tant que critiques que ceux qui écrivent sur l’art sont entrés dans le monde de l’art contemporain. La critique est donc une porte d’entrée pour des acteurs qui sont fortement dotés en ressources scolaires (nous avons vu que nombre de critiques ont fait des études supérieures, en particulier en lettres, en philosophie et éventuellement en histoire de l’art, et qu’ils ont une sensibilité profondément tournée vers l’écriture), et faiblement dotés par ailleurs en ressources économiques. Ils ne peuvent donc entrer dans le monde de l’art comme marchands ou comme collectionneurs : la critique constitue pour eux une voie d’accès vers des positions d’insider qui leur permettent de valoriser leurs ressources et de ne pas souffrir de l’absence de celles qui leur manquent. Par ailleurs, les conditions d’exercice de la critique leur permettent de se socialiser dans un monde que le plus souvent ils ignorent. Ils apprennent à se repérer dans le maquis des propositions esthétiques contemporaines, ils tissent un réseau de connaissances. Ce temps d’exercice exclusif de la critique est donc aussi un temps d’apprentissage. Certes, comme nous le détaillons par ailleurs, c’est avant tout leur métier de critique que les critiques apprennent sur le tas. Mais, plus généralement, ils apprennent le monde de l’art, ses codes informels, ses enjeux esthétiques et économiques, ses figures tutélaires, ses rituels singuliers, etc. Mais dire de la critique qu’elle est une porte d’entrée et un temps de formation n’est pas suffisant pour en faire un sas. Si elle l’est, c’est d’abord parce que, souvent, on la quitte comme activité principale et qu’elle devient une activité secondaire.

Conclusion

37La carrière des critiques d’art est donc rythmée selon trois temps très inégaux : celui, incertain et incrémental, de la vocation ; celui de la tentation professionnelle, qui est aussi celui de la surchauffe ; celui, enfin, beaucoup plus long, où la critique cesse d’être envisagée autrement que comme une activité d’appoint. On constate par conséquent que les critiques d’art, parfaits représentants du néo-professionnalisme et des carrières nomades qui lui sont attachées, demeurent cependant soumis à des trajectoires qui, bien qu’elles imposent de repasser très régulièrement sur le marché du travail, sont d’une très grande stabilité d’un individu à l’autre. Si les trajectoires sont d’une telle homogénéité, c’est qu’elles sont surdéterminées par le niveau des rémunérations offertes aux critiques. La faiblesse de leur rémunération est en effet la clé de cette rythmique déséquilibrée : c’est parce qu’il leur est impossible de vivre de leur activité critique que les critiques passent par la surchauffe d’abord, par le retrait ensuite. Si l’on veut comprendre la forme de la carrière des critiques, il faut donc expliquer pourquoi la rémunération qui leur est offerte est égale à zéro, ou peu s’en faut.

38C’est en détaillant la morphologie éditoriale engendrée par ces carrières très particulières que l’on peut comprendre comment, dans un monde social relativement opulent, les critiques peuvent ne pas être payés25. Leurs carrières les amènent à passer d’un employeur à l’autre, construisant ainsi un monde éditorial d’une remarquable densité : comme beaucoup de critiques le soulignent, le monde de la critique est un tout petit monde où, selon l’expression consacrée, « tout le monde écrit partout ». Sans doute est-ce un tout petit monde, mais tissé de liens faibles : tout le monde écrit partout, mais tout le monde écrit aussi très peu. Plus précisément : si, au sein de six revues d’art contemporain, on étudie la distribution de l’activité éditoriale, on constate que celle-ci est très fortement déséquilibrée – dans chaque revue, un petit nombre de rédacteurs écrivent beaucoup (ils composent ce que nous avons suggéré d’appeler le « noyau » de la revue) tandis qu’un très grand nombre d’auteurs y écrivent très peu (ils constituent, selon nos termes, sa « périphérie »). Les noyaux de chaque revue ont par ailleurs deux caractéristiques remarquables. Ils entretiennent tout d’abord très peu de liens entre eux. Autrement dit, alors que les revues partagent le plus souvent leurs rédacteurs avec les revues concurrentes, il est très rare qu’un auteur appartienne, simultanément, au noyau de deux revues. Si l’on revient à la trajectoire des critiques, on s’explique sans mal cette première caractéristique : l’accès à un noyau est extrêmement coûteux, il constitue l’acmé de la phase de surchauffe que nous avons décrite – on comprend, par conséquent, qu’il soit possible d’appartenir à un noyau tout en écrivant ailleurs (il est d’ailleurs fréquent que les noyaux des revues soient reliés à la périphérie de leurs concurrentes) mais qu’il soit extrêmement difficile de soutenir une activité éditoriale telle qu’elle permette d’appartenir simultanément à deux noyaux différents. Par ailleurs, alors que l’on aurait tôt fait d’assimiler l’appartenance à un noyau à une position dominante, il apparaît que la composition des différents noyaux est profondément renouvelée chaque année. Cette seconde caractéristique s’explique elle aussi si l’on revient à la carrière des critiques d’art. Il apparaît en effet que si, selon l’expression consacrée, « la critique d’art, c’est pas un métier », c’est aussi parce que la critique s’inscrit objectivement dans la trajectoire de ceux qui la pratiquent comme un sas, une porte d’entrée dans le monde de l’art, qu’elle n’est en d’autres termes qu’une transition permettant à ceux qui s’y consacrent d’accumuler des ressources qu’ils pourront ensuite reconvertir au sein du monde de l’art. L’appartenance au noyau n’est donc pas le symptôme de l’accès à une position dominante au sein de cet espace éditorial – il constitue la dernière station (la dernière marche, pourrait-on dire) avant la reconversion de ceux qui y parviennent vers des fonctions moins exclusivement dédiées à l’écriture.

39Les carrières, avons-nous écrit, sont surdéterminées par le niveau des rémunérations qui sont offertes aux critiques ; ces carrières, en retour, contribuent à dessiner une morphologie éditoriale dont nous venons de dessiner les grandes lignes. Si les chaînes causales, à mesure qu’on les remonte, identifient la faiblesse des rémunérations comme la cause première et des carrières, et de la morphologie qu’elles engendrent, comment alors en rendre compte ? Comment expliquer que dans un monde où les rémunérations des différents acteurs sont le plus souvent correctes et parfois plus que généreuses, celles des critiques soient égales à zéro ? L’explication que nous en proposons n’est pas d’ordre génétique, mais systémique. En effet, nous n’avons pu reconstituer la chaîne des événements qui a fini par engendrer la configuration, stable désormais, qui maintient la rémunération des critiques à un niveau très bas. Nous sommes en revanche en mesure de décrire cette configuration (cet « écosystème »), d’expliquer pourquoi elle fabrique un tel niveau de rémunération, et pourquoi cette situation est, a priori, relativement stable. Il n’est guère difficile de comprendre pourquoi des employeurs, si on leur en donne la possibilité, souhaitent rémunérer le plus faiblement possible les auteurs qu’ils engagent. La rémunération offerte aux critiques est résiduelle, en ce qu’elle correspond à ce dont les employeurs disposent après qu’ils ont payé l’ensemble des parties prenantes dans la confection du journal. Mais la question est moins de comprendre ce qui pousse les employeurs à proposer cette définition résiduelle, qu’à saisir ce qui engage les salariés à les accepter. La réponse est à chercher, selon nous, dans la morphologie éditoriale que nous venons de décrire. Si l’on voit en effet que la critique constitue un sas dans le monde de l’art contemporain pour des acteurs qui ne disposent ni des compétences pour être artiste, ni des capitaux qui leur permettraient d’engager une carrière de galeristes ou de collectionneurs, on comprend que cette période où ils travaillent sans être payés s’apparente à un investissement qui leur permet d’accumuler des ressources nécessaires à leur future reconversion. Pris individuellement, en effet, les acteurs sont à ce point substituables qu’ils ne peuvent réclamer à eux seuls une rémunération plus généreuse. L’offre de travail critique est en effet atomisée en un double sens : elle est distribuée entre un très grand nombre d’individus, qui chacun écrivent très peu ; ces individus sont indépendants les uns des autres et ne coordonnent pas leur potentielle revendication. Comme ils écrivent peu, ils ne parviennent pas à créer des phénomènes de dépendance croisée comparables à ce que l’on peut constater dans le spectacle vivant où des artistes dont le niveau n’est pas exceptionnel (et qui, à ce titre, sont aisément substituables) parviennent à réduire cette substituabilité en effectuant plusieurs tâches ou en développant des compétences spécifiques qui, à terme, les rendent indispensables. Ici, rien de tel : les relations sont souvent réduites à leur plus simple expression, les auteurs écrivent un ou deux articles dans l’année, et s’ils ne le font pas, d’autres seront très heureux de prendre leur place. On est donc dans la situation, extrêmement classique, d’une armée de réserve dans laquelle aucune dynamique haussière ne peut se faire jour, sur les bases économiques d’une éventuelle rareté, ou sur les bases politiques d’une lutte pour obtenir la hausse des salaires. Les stratégies individuelles en sont donc réduites à prendre le niveau de rémunération comme une donnée, et de ne même pas tenter de négocier. Quant aux stratégies collectives, l’extrême morcellement de ce monde les rend inexistantes ou inefficaces. L’Association internationale des critiques d’art s’est certes efforcée de définir des tarifs, mais elle ne dispose d’aucun moyen de les imposer. Elle ne peut les imposer aux employeurs des critiques, puisqu’elle ne dispose évidemment pas d’une garantie juridique qui le lui permettrait (sur le modèle, par exemple, de certaines professions réglementées) et que, surtout, de très nombreux critiques, disponibles pour écrire, ne sont pas membres de l’AICA ou, s’ils en sont membres, ne respectent pas ses consignes. Et la situation perdure, reconduite par la dynamique des carrières critiques : la faiblesse des barrières à l’entrée de cette activité en amont, le maintien de l’activité ponctuelle des anciens critiques reconvertis à d’autres fonctions en son aval entretiennent cette armée de réserve et expliquent par conséquent que la gratuité du travail critique continue de surdéterminer les carrières critiques et la morphologie qu’elles engendrent.