La mesure en histoire de l’art : un état des lieux, pour espérer mieux

1Parler de chiffre en histoire de l’art est souvent malvenu, dans la mesure où cette démarche laisse penser que ce qui intéresse est plus le chiffre que l’œuvre, et que l’on pourrait codifier des données dont on aime à penser qu’elles relèvent de l’immesurable, de l’insondable, du spirituel. Aussi le colloque « Art et Mesure », dont cet ouvrage récapitule une large partie des interventions, suscita de vives discussions. Tenue à l’École normale supérieure (ENS) les 3, 4 et5 décembre 2008, cette rencontre était effectivement une tentative de réfléchir collectivement au défi un jour lancé par une collègue : « On ne met pas la beauté en boîtes. »

2Pourquoi ne pas mettre la beauté en boîtes ? On met bien les tableaux dans des cadres, sur des murs et dans des musées, et l’on sait bien aussi que les œuvres d’art vivent d’abord par leur rang dans un classement élaboré depuis des siècles, dont les musées et les histoires de l’art, mais surtout le marché, sont les meilleurs comptables. Cette question préoccupait depuis plusieurs années les participants du séminaire « Art et Mesure », tenu à l’École normale supérieure, à l’Institut d’histoire moderne et contemporaine (IHMC), depuis 2006 : aucun n’aurait jugé honnête de ne pas reconnaître ce qu’apporta l’approche quantitative dans ses travaux de recherches – et d’abord la constitution d’une base de données rigoureuse. Il nous semblait que la beauté gagnait, parfois, à être mise en boîte parce qu’elle se trouvait souvent, simplement, mieux replacée dans son contexte donc mieux mise en évidence, ou tout simplement parce que l’approche quantitative permettait de gagner en compréhension historique, sociale, esthétique, ce qui compensait ce que l’on perdait éventuellement en « aura » artistique. Je remercie chaleureusement les participants du séminaire, en particulier Fabien Accominotti, Sébastien Dubois, Pierre François, Claire Lemercier, Séverine Sofio, Julie Verlaine et Blaise Wilfert pour ce travail collectif abouti dans la publication d’un numéro spécial de la revue Histoire et Mesure (décembre 2008), dont on pourra consulter les articles en ligne1.

3Il fallait aller plus loin, cependant, que ce travail de groupe où les historiens de l’art étaient finalement minoritaires, tant par leur attache disciplinaire que par leur formation scientifique de départ. Il nous semblait important de faire se rencontrer les expertises, les approches, voire les philosophies : celles des économistes, des sociologues, des mathématiciens, des statisticiens, des historiens et des historiens de l’art. Si cette rencontre permettait seulement aux historiens de l’art de ne pas perdre le temps que la majorité d’entre nous avait perdu à apprendre seuls l’élaboration d’une base et son exploitation quantitative, si elle permettait aux débutants dans l’approche quantitative des arts de trouver des méthodes pour produire un travail solide, alors elle serait réussie. Le projet était à la fois humain et scientifique : que dire, que faire, de la rencontre entre l’histoire de l’art et l’approche quantitative ? Nous voulions, au-delà des jugements souvent trop rapides d’une discipline sur l’autre, et en particulier des regards croisés de la sociologie et de l’histoire de l’art, rendre fertile la rencontre entre les approches et les professions. Ce défi fut accepté par les membres du comité scientifique, que je ne remercierai jamais assez pour leur contribution à la sélection des interventions présentées : Christophe Charle (Paris I/IHMC), Catherine Chevillot (musée d’Orsay), Pierre François (CNRS-CSO), Robert Jensen (université du Kentucky), Claire Lemercier (IHMC, CNRS), Pierre-Michel Menger (EHESS), Ségolène Le Men (Paris X), Gisèle Sapiro (Centre de sociologie européenne), Blaise Wilfert (ENS). Universitaires, conservateurs, chercheurs, historiens, historiens de l’art, sociologues ou économistes acceptèrent d’élaborer ensemble, à partir d’un nombre important de propositions de communication, le programme du colloque « Art et Mesure », dans le respect de leurs différences mutuelles, et tous désireux de comprendre ce que la mesure fait à l’histoire de l’art et, dialectiquement, ce que l’art fait à la mesure.

4Ne répétons pas ici le programme détaillé du colloque. On en trouvera les enregistrements complets sur le site de diffusion de Savoirs en Multimédia, hébergé par l’École normale supérieure et animé par Christophe Dupraz2 . La première journée, intitulée « De la sociologie à l’histoire de l’art », devait permettre, après un bilan de l’utilisation de l’approche quantitative en histoire de l’art et en histoire littéraire, de donner quelques exemples jugés caractéristiques de l’utilisation la plus abordable du chiffre en histoire de l’art – celle qui permet d’élaborer une histoire sociale et économique de l’art, qu’il s’agisse de la mise en évidence de marchés, de carrières, de trajectoires ou de géographies, comme de l’étude, techniquement plus complexe, de réseaux et de logiques de champ. La deuxième journée fut celle des rencontres. La matinée, consacrée aux bases de données, visait à proposer aux chercheurs des exemples de « bonnes bases de données », mais également à faire connaître des bases actuellement disponibles en histoire de l’art, voire à suggérer la mise en commun de données similaires. Il s’agissait aussi de réfléchir aux « nouvelles problématiques » ouvertes par l’utilisation, finalement récente, des bases de données informatiques en histoire de l’art. La table ronde de la soirée, intitulée « L’histoire de l’art a-t-elle peur du quantitatif ? », a été filmée et est disponible sur Savoirs en multimédia. La troisième et dernière journée du colloque, enfin, nous confrontait à une question plus difficile : peut-on tout mesurer ? N’y a-t-il pas un noyau, en histoire de l’art, que l’approche métrique ne parviendra jamais à toucher, et ne peut qu’abîmer ? Histoire des styles, histoire des hiérarchies artistiques, approche de la création, autant de défis pour l’approche métrique, dont certains sont très peu abordés par les chercheurs, tandis que pour d’autres, comme l’histoire du goût, l’analyse quantitative semble s’imposer, même si elle ne peut être exclusive.

5 Le lecteur trouvera ici les versions écrites des interventions du colloque – pas toutes, car certaines consistaient dans des projets de recherche et non des recherches abouties ; textes revus, souvent retravaillés après les discussions de décembre 2008, et rendus au printemps 2009. Nous avons choisi de les présenter dans une logique légèrement différente de celle du colloque, d’autant plus que tous les intervenants des tables rondes n’avaient pas jugé nécessaire de proposer une version écrite de leur participation aux discussions de la deuxième journée. Mais ce recueil n’est pas qu’un volume d’actes de colloque. Il se veut un outil de travail pour les historiens de l’art qui souhaiteraient, en cohérence avec les questions suscitées par leur objet de recherches, passer par l’analyse quantitative, qu’elle soit très simple ou plus raffinée. Les articles qu’il contient proposent donc une approche très méthodique de l’analyse quantitative, qui vise d’abord à faire comprendre ce qu’est une base de données, comment il faut la construire, et ce qu’elle peut apporter. Nous avons privilégié des exemples les plus divers possibles, quitte à demander à certains chercheurs une contribution même s’ils n’avaient pas participé directement au colloque de décembre 2008. Nous avons tenu, enfin, à ce que les auteurs ne se dérobent pas à la question heuristique des effets du chiffre sur l’interprétation des arts.

6L’ouvrage s’articule selon trois parties.

7La première, intitulée « L’approche quantitative est-elle utile à l’histoire de l’art ? », s’arrête sur les questions de méthode. Elle propose d’abord un état des lieux critique, mais à plusieurs voix, de l’utilisation très limitée des approches métriques en histoire de l’art et de la littérature. Les exemples de bases de données artistiques informatisées présentés ensuite, suggèrent que la base de données, pour l’histoire de l’art, est pourtant l’héritier direct des répertoires d’images et des inventaires d’œuvres constitués depuis l’époque moderne. Elle fournit, enfin, à l’usage des débutants dans l’approche quantitative, des éléments simples pour décider ou non de tenter une approche quantitative, et des conseils concrets pour constituer correctement, et à peu de frais, une base de données pertinente.

8 La deuxième partie du livre, intitulée « De la sociologie à l’histoire de l’art », présente les résultats de travaux largement inspirés de l’approche sociologique et économique : leurs auteurs se concentrent en effet sur des éléments directement mesurables, par le travail sur les prix, sur les trajectoires socio-professionnelles, par l’étude de stratégies et l’analyse de réseaux.

9La troisième partie enfin, intitulée « Défis pour l’approche métrique », propose des contributions dont les auteurs tentent de cerner des objets a priori situés sur le versant subjectif et individuel de l’histoire de l’art. Il s’y agit tant de questions de réception, que du problème de la créativité artistique – goûts, canons, émotions d’une part, modes artistiques, répertoires musicaux, productivité littéraire ou théâtrale de l’autre.

10On le verra : les approches sont diverses, tant par leurs objets que par les inspirations méthodologiques auxquelles elles se rattachent (histoire de l’art que l’on pourrait dire classique, sociologie, analyse de réseaux, économétrie…), et cette pluralité devrait à elle seule faire comprendre qu’aucune n’est a priori scientifiquement plus valable qu’une autre. Nous laisserons le lecteur juger de l’adéquation des procédés de recherche choisis, avec les questions posées par l’objet du travail, en espérant surtout que ces exemples lui servent pour ses propres travaux, ou dans sa compréhension des sujets et des périodes analysés.

11Je remercie les auteurs des articles de ce recueil pour leur persévérance dans la relecture et la reprise de leurs articles, ainsi que Luc Sigalo Santos, dont l’aide pour l’édition de ces actes a été inestimable. Nous tenons à manifester tous deux notre reconnaissance envers Lucie Marignac, qui accepta de publier cet énorme pavé dans la mare incertaine du web et de l’édition scientifique. Marie-Hélène Ravenel, Rémi Beau et Dominique Michel ont été patients dans la relecture, le toilettage et la mise en page des textes, des tableaux, des graphiques. Qu’ils en soient chaleureusement remerciés.

12Si ce livre permet de soupçonner les avancées qu’une approche quantitative peut faire réaliser à l’histoire de l’art, gageons qu’il aura été utile, en particulier pour les domaines au sein desquels l’approche quantitative semble la plus évidente mais reste encore trop peu utilisée : l’histoire humaine, sociale, économique et gustative, dirions-nous, de l’art. Outre qu’il est de permettre une telle prise de conscience, son objet est surtout de contribuer à la formation des spécialistes en histoire de l’art : ayant fait le bilan de ce qui est aujourd’hui possible, on souhaite s’encourager collectivement à aller plus loin, ou à faire mieux dans la démarche quantitative en histoire de l’art. Réciproquement certains articles pourront être utiles également aux sociologues et aux économistes de l’art et de la littérature.

13Nous souhaitons, cependant, que ce recueil soit vite daté. Dans quelques années, on espère qu’un nouvel état des lieux présentera, comparativement à celui que l’on propose ici, des approches moins hésitantes, moins maladroites – et l’auteur de ces lignes s’estime autant concerné que ses collègues – en histoire quantitative des arts. On souhaite, vivement, que l’approche quantitative des arts trouve une spécificité liée à la discipline. Et que l’articulation entre l’art et le chiffre s’avère plus souple et moins conflictuelle, peut-être, qu’elle ne le semble aujourd’hui.

14Nous espérons donc que cet ouvrage servira à la formation des spécialistes de l’histoire de l’art, sans pour autant les faire renoncer à ce qui fait l’originalité de leurs approches : la connaissance de l’histoire des styles et des formes ; le désir de comprendre les arts sans les déconnecter de leurs époques, tout en gardant la conscience de leur rayonnement jusqu’à nos jours ; l’intérêt jamais démenti pour la dimension matérielle des objets qu’ils étudient, pour la manière dont ils ont été faits, et pour la philosophie ou l’esthétique qui en a inspiré la création ; l’amour des belles choses, et le désir de comprendre pourquoi on les tint ou on les tient pour belles ; et plus généralement une curiosité affirmée pour l’intimité : celle des artistes, celle des amateurs, celle des contemplateurs, comme celle qui s’instaure, on ne sait comment, entre un objet et celui qui l’apprécie.