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L’Europe dans la construction politique et identitaire russe

 | 
Stéphanie Burgaud
, 
Deplhine Placidi-Frot

Troisième partie. Échanges

Les sociologues russes et le développement de la sociologie en France

Irina Kolotouchkina

Texte intégral

  • 1 Thèse de doctorat de science politique soutenue à Sciences Po Paris le 12 mars 2010, sous la direct (...)

1Cette réflexion est née dans le cadre d’un travail sur l’émigration politique russe en France1 en tant que vecteur des transferts culturels dans la sphère de la pensée politique. En se penchant sur les activités associatives et scientifiques que les dissidents et les révolutionnaires russes mènent en France en parallèle de leurs activités politiques, nous avons découvert le livre de René Verrier, paru en 1934. Intitulé Roberty : le positivisme russe et la fondation de la sociologie, ce livre retrace la contribution des sociologues russes à l’affirmation de la discipline sociologique en France au tournant des xixe et xxe siècles. L’auteur y appelle notamment à reconnaître le mérite de ces scientifiques injustement tombés dans l’oubli.

2En nous intéressant de plus près à la production intellectuelle des scientifiques russes œuvrant en France à cette époque et dans les périodes suivantes, nous nous sommes rendu compte que la contribution des sociologues russes à l’évolution de la discipline sociologique en France a été importante, voire déterminante, à deux reprises. Dans un premier temps, au tournant des xixe-xxe siècles et, en deuxième lieu, après la Seconde Guerre mondiale.

3C’est essentiellement de l’étendue et de la nature de cette contribution qu’il sera question dans le texte qui suit. Nous n’exposerons que très sommairement les contenus des apports scientifiques respectifs des personnages présentés. Les principaux champs disciplinaires auxquels chacun contribue seront nommés, mais nous n’entrerons pas dans l’analyse qualitative du point de vue sociologique. L’angle d’éclairage qui est adopté est celui de l’état des lieux des échanges scientifiques Russie-France à deux époques clés pour la discipline sociologique en France.

Principaux protagonistes

4Nous commencerons par évoquer deux codisciples et amis au Lycée impérial Alexandre à Tsarskoe Selo dont les destins seront étroitement liés : Grigori Wyroubov et Eugène de Roberty. Tous deux sont nés la même année, en 1843, et appartiennent à des familles nobles et fortunées. Ils contribueront activement à la promotion de la discipline sociologique naissante et disparaîtront pratiquement en même temps, respectivement en 1913 et en 1915.

  • 2 Région située au Sud-Ouest de l’Ukraine actuelle. Sa capitale historique était Bratslav, sa ville p (...)
  • 3 Il s’y installe dès sa sortie de lycée et demandera et obtiendra la nationalité française en 1889.
  • 4 Son arrière grand-père, François de Roberty émigre en Russie sous le règne de Catherine II. Son pèr (...)
  • 5 Dans sa propriété au village Valentinovka dans le gouvernement de Tver, où il s’installe après un s (...)

5Si le premier passe les premières années de sa vie à Paris, le second grandit à la périphérie de l’Empire, dans le domaine patrimonial de Kazatskoë, en Podolie2. Et, contrairement à ce que la consonance de leurs noms pourrait suggérer, Grigori Wyroubov passera la majorité de sa vie et mourra à Paris naturalisé français3, alors qu’Eugène de Roberty – descendant d’un aristocrate français émigré naturalisé russe4 – passera une grande partie de sa vie en Russie et mourra dans son domaine, au cœur de la campagne russe5.

6Ces deux pionniers de la discipline seront suivis par leurs cadets de quelques années – Jacques (Yakov) Novicow, né en 1849 à Constantinople et Maxime Kovalevsky, né en 1851 dans la province de Kharkov. Les deux font leurs études universitaires en droit. Jacques Novicow est diplômé de l’université d’Odessa, où il obtient ensuite un poste de professeur. Maxime Kovalevsky est diplômé de l’université de Kharkov. Il séjourne ensuite à Berlin, Paris et Londres pour parfaire son éducation. En 1877, il commence à enseigner à l’université de Moscou où, trois ans plus tard, il obtient un poste de professeur. Les deux passeront une grande partie de leur vie en France, Jacques Novicow écrira en français la plupart de ses travaux.

  • 6 Village dans la région de Vologda.

7Ces quatre premiers personnages disparaissent entre 1912 et 1916, mais ils passent le flambeau à des jeunes étudiants qui feront plus tard partie de la vague d’émigration postrévolutionnaire. Nous nous attarderons tout particulièrement sur Pitirim Sorokin, né en 1889 à Touria6, qui suit en 1909- 1910 les cours de Maxime Kovalevsky et d’Eugène de Roberty à l’Institut psychoneurologique de Saint-Pétersbourg, ainsi que sur Georges Gurvitch né en 1894 à Novorossisk.

Contribution à la discipline

Définition et institutionnalisation

  • 7 Il occupera cette fonction pendant les quatorze années suivantes.

8Aussi bien Grigori Wyroubov qu’Eugène de Roberty s’intéressent aux études de la société par le biais du positivisme. À la sortie du lycée, les deux amis rendent visite à Émile Littré à Paris. Il y est question de la réédition du Cours de philosophie positive d’Auguste Comte. Madame Comte manque de ressources pour couvrir les frais d’édition et Grigori Wyroubov propose de les prendre à sa charge. Son installation à Paris sera également déterminante pour la création de la Revue de la philosophie positive que Madame Comte réclame de Littré depuis plusieurs années. Ce dernier ne s’en sent pas capable, mais l’arrivée de Wyroubov, qui prend en mains l’administration de la revue7, change la donne. Le premier numéro paraît le 1er juillet 1867.

  • 8 La Science vis-à-vis de la religion et Auguste Comte et Stuart Mill parus respectivement en 1865 et (...)
  • 9 Wyroubov occupe le poste de vice-président de cette première institution sociologique présidée par (...)
  • 10 Stuart Mill et Eugène de Roberty.
  • 11 R. Verrier, Roberty : le positivisme russe et la fondation de la sociologie, p. 62.

9Grigori Wyroubov ne publie que deux livres sur les questions sociales8 mais contribue activement à l’institutionnalisation de la nouvelle discipline. Il se trouve ainsi à l’origine de la première Société de sociologie, fondée en 18729. Dissoute en 1874, la société qui compte 26 membres fondateurs, 50 membres actifs, 100 membres correspondants et 2 membres étrangers10, constitue une des premières tentatives de définition de la sociologie en tant que discipline. Les débats en son sein tournent autour de la délimitation d’une place spécifique de la sociologie dans les sciences de l’homme, de sa dissociation des autres sciences, de la définition de son champ d’investigation spécifique. Les différences individuelles l’emportent progressivement, mais les conclusions utiles des réunions de la société sont entendues en séance, revues et assimilées dans la revue. « C’est de cette société qu’est issu le mouvement d’études sociologiques dont, par ignorance ou par oubli des origines, on désigne M. Espinas comme l’initiateur et dont M. Durkheim est actuellement considéré comme le représentant le plus qualifié11 » considère René Verrier.

  • 12 E. V. de Roberty, Sociologiâ [Sociologie], SPb., Tip. M.M. Stasûleviča, 1880.
  • 13 E. V. de Roberty, La Sociologie : essai de philosophie sociologique, Paris, Germer-Baillière, 1881. (...)
  • 14 Revue internationale de sociologie, mai 1915.

10Eugène de Roberty sera parmi les premiers contributeurs à la Revue de la philosophie positive administrée par son ami. Entre 1876 et 1878, il y publie neuf articles qui portent sur les questions du problème sociologique, de la place de la sociologie parmi les sciences, des divisions de la sociologie. Les trois derniers traitent des rapports de la sociologie avec la biologie et la psychologie. Sur la base de ces écrits, paraît en 1880, en Russie, son livre La Sociologie12, l’un des premiers livres sur la sociologie publié dans le monde après Principes de sociologie de Spencer. Rapidement traduit en français, il est publié en France en janvier 1881. Cette première parution est vite suivie de trois rééditions13. René Worms donne à ce livre l’appréciation suivante : « Il fut longtemps le meilleur ouvrage sur notre science dont on put recommander la lecture à un débutant14. »

11Auteur d’une vingtaine d’ouvrages en russe et en français et de nombreux articles dans les Revue philosophique, Revue de la philosophie positive, Revue internationale de sociologie, Annales de l’Institut international de sociologie, Eugène de Roberty est un fervent défenseur de la primauté de l’interprétation sociologique des faits sociaux. Il apporte notamment beaucoup d’arguments contre la fondation de la sociologie sur la psychologie. Selon Pitirim Sorokin :

  • 15 P. A. Sorokin, Les Théories sociologiques contemporaines, p. 305. Pitirim Sorokin ne nie pas le rôl (...)

Le caractère philosophique et didactique de son raisonnement, ainsi qu’un style assez lourd, expliquent sans doute le fait que son nom est beaucoup moins connu que ceux de Durkheim ou Simmel, dont Roberty a proposé les théories plus tôt et, à certains égards, avec plus de conséquence15.

12Membre de l’Institut international de sociologie à partir du mai 1896, il est également un des premiers adhérents à la Société de sociologie fondée en novembre 1895 sous la présidence de Gabriel Tarde.

  • 16 Ses travaux sont énumérés dans Sorokin, op. cit., et dans Verrier, op. cit. La liste de ses travaux (...)

13Jacques Novicow, auteur d’une vingtaine d’ouvrages16 et théoricien biosociologique, défend la théorie de la volonté et de la conscience sociale. Sa particularité par rapport aux autres organicistes est qu’il place le centre des fonctions sensorielles, la conscience de l’organisme social, dans l’élite de la société et non dans son gouvernement. Entre 1893 et 1895, il occupe le poste de vice-président de l’Institut international de sociologie.

  • 17 Il illustre notamment ses hypothèses avec le matériel ethnographique rassemblé lors de ses expéditi (...)
  • 18 J. F. Hecker, Russian sociology : a contribution to the history of sociological thought and theory, (...)
  • 19 Il fermera ses portes en 1905.
  • 20 Précurseur de l’École des hautes études sociales.

14Maxime Kovalevsky, auteur de nombreux travaux majeurs en sociologie, est le premier à proposer le facteur démographique comme une clé universelle pour expliquer les processus sociaux importants. Il insiste dans ses travaux sur le rôle déterminant des mœurs, des traditions et des coutumes17. Il est également l’un des premiers à travailler sur les fondements sociologiques des études de droit et de la politique18. Fondateur en 1901 de l’École russe des hautes études sociales – premier établissement supérieur en France dédié aux sciences sociales19, il contribuera également à d’autres projets comme le Collège libre des sciences sociales20. Vice-président de l’Institut international de sociologie à partir de 1895, il en deviendra président en 1907. Il écrit souvent pour la Revue internationale de sociologie et occupe le poste de conseiller à la Société de sociologie jusqu’en 1906. Il est également l’auteur de quelques travaux de vulgarisation sur le fonctionnement des institutions russes comme Le Régime économique de la Russie (1898) et Russian Political Institutions (1902).

  • 21 Fils d’un professeur d’économie politique, il commence une carrière académique standard, bien que p (...)

15Eugène de Roberty, Jacques Novicow et Maxime Kovalevsky contribuent ainsi activement à l’effort d’institutionnalisation de la sociologie entreprise dans les années 1890 par René Worms21.

  • 22 Le travail s’intitule Des sociétés animales. Voir T. N Clark, Prophets and Patrons : the French Uni (...)
  • 23 R. Geiger, « La sociologie dans les écoles normales primaires : Histoire d’une controverse », Revue (...)

16À cette époque, la discipline sociologique française compte déjà parmi ses promoteurs Alfred Espinas, professeur de philosophie à Bordeaux qui, en 1877, a soutenu le premier doctorat d’État en sociologie22. Il y associe la sociologie à la biologie, en parant la nouvelle discipline des atours d’une méthodologie scientifique. Sous son influence, l’organicisme reste une des références principales durant les années 1880 et 1890. À partir de 1895 est créée, à l’École d’anthropologie de Paris, la première chaire de sociologie. Les tentatives de définition de la nouvelle discipline commencent à se multiplier mais celle-ci manque encore cruellement de cadre institutionnel et très peu de revues sont ouvertes aux travaux des sociologues. Cette faiblesse est comblée par René Worms à qui seulement « trois ans ont suffi [...] pour fournir à la discipline sociologique une structure organisationnelle complète23 ».

17En 1893, René Worms lance la Revue internationale de sociologie ouverte à tous les chercheurs et à toutes les écoles. Dans ses pages, il plaide pour l’introduction de la sociologie dans les universités, pour la création de laboratoires spécifiques et pour l’inscription de la discipline au programme des études secondaires.

  • 24 René Worms y occupe la position de secrétaire général permanent et de directeur des Annales jusqu’à (...)
  • 25 En 1898, sur ses soixante-dix-huit membres actifs, huit seulement sont français.

18En 1893 est fondé l’Institut international de sociologie dont le congrès inaugural a lieu en 1894. L’Institut joue le rôle d’un office central de coordination, au moyen de congrès annuels et de la publication des Annales de l’Institut international de sociologie24. Cette organisation véritablement internationale25 compte une centaine de membres et environ deux cents membres associés. Son bureau est composé des spécialistes les plus éminents de l’époque. Parmi ses vice-présidents figurent notamment Gabriel Tarde, Alfred Espinas, Ferdinand Tönnies, Georg Simmel et Thomas Woodrow Wilson.

  • 26 René Worms est directeur de cette collection qui s’ouvre avec son livre Organisme et société, paru (...)

19En 1894, René Worms lance la collection de la Bibliothèque sociologique internationale, qui constitue l’une des plus importantes séries de publications sociologiques de l’époque26. Vingt-deux volumes voient le jour pendant les cinq années qui suivent. En tout, la collection en comptera une cinquantaine.

20La dernière création de Worms, la Société de sociologie de Paris, est fondée en novembre 1895. Jusque-là, aucune société parisienne n’existait depuis la dissolution de l’organisation de Littré et de Wyroubov en 1874. Gabriel Tarde en est le premier président et René Worms occupe le poste de secrétaire général permanent.

  • 27 Six numéros en 1893, douze en 1894 et douze en 1895.
  • 28 Les autres sont écrits par Paul de Lilienfeld (5 articles, années 1894 et 1895), Ivan Loutchisky (1 (...)
  • 29 Les auteurs cités sont Novicow, Kovalevsky, Isaak A. Hourwich, Arthur Raffalovich et Paul de Lilien (...)
  • 30 R. Verrier, éd. citée, p. 213.

21C’est notamment à cet effort d’institutionnalisation de la discipline en France mené par René Worms que contribuent très activement les sociologues russes. Ainsi, dans les trente numéros de la Revue internationale de sociologie parus durant les trois premières années de son existence27, treize articles sont signés par des auteurs russes, dont trois par Maxime Kovalevsky et trois par Jacques Novicow28. René Worms y recense également six livres sur la sociologie écrits par des Russes29. Dans la collection de la Bibliothèque, quatre livres ont pour auteur Maxime Kovalevsky. Plus généralement, selon René Verrier, 30 % des ouvrages sociologiques qui paraissent au début du siècle sont « dus à des Russes »30.

  • 31 Ph. Besnard, « Présentation », Revue française de sociologie, XXII-3, juillet-septembre 1981, p. 31 (...)

22À cette effervescence intellectuelle des années 1890-1910, s’oppose le déclin de la science de la société en France après 1910. Curieusement, c’est le succès universitaire des durkheimiens et de l’« école française de sociologie » – limité par rapport à d’autres disciplines mais total par rapport aux approches sociologiques concurrentes – qui en sera la cause31. Et beaucoup des tentatives initiales seront oubliées, soit parce qu’elles n’ont pas fait long feu, soit parce que leur influence a été tardive ou indirecte. La participation des sociologues russes à la définition de la discipline à cette époque fera partie pendant longtemps de ces sujets négligés.

23Pourtant, certains auteurs comme René Verrier et Pitirim Sorokin attirent l’attention sur ce manque de reconnaissance dès les années 1930. Selon Pitirim Sorokin :

  • 32 P. A. Sorokin, op. cit., p. 309-311, note de bas de page.

Durkheim a formulé des théories qui sont très voisines, quant au fond, de celles de Roberty et d’Espinas. Je pense même que les formules d’Espinas et celle de Roberty sont plus claires et meilleures que les formules correspondantes de Durkheim, développées dans « Représentations individuelles et représentations collectives ». [...] La sociologie, de Roberty, et Les sociétés animales d’Espinas, ont été publiées plus tôt que les ouvrages de Durkheim. Ils n’ont pas pu rester inconnus de lui, comme nous le voyons par sa citation des noms d’Espinas et de Roberty dans ses ouvrages, et dans sa revue L’année sociologique. Ces références ne sont pas très élogieuses pour Roberty, mais cette attitude de la part de Durkheim est à peine justifiée par la comparaison des théories de Roberty et de Durkheim [...]32.

  • 33 Sociologue, publiciste, critique et idéologue du populisme russe ayant une très grande influence en (...)
  • 34 P. A. Sorokin, « Russian sociology in the twentieth century », p. 45.

24Toujours selon Pitirim Sorokin, Nicolas Mikhaïlovsky33 avait développé plusieurs années avant Tarde ses théories de suggestion-imitation et de la psychologie de la foule34 :

  • 35 Ibid., p. 46. La traduction en français est faite par nos soins. Nous avons choisi de conserver la (...)

Les travaux de M. Kovalevsky, N. Kharouzin, Ephymenko, Ziber, Sergeevitch etc., étaient les meilleurs travaux pionniers dans le domaine des débuts de la civilisation et de la sociologie de l’évolution. Les travaux de P. Lavrov, N. Kareev, Iujakov et d’autres, ont construit ce qui est connu aujourd’hui sous le nom de « l’école psychologique en sociologie ». M. Tougan-Baranovski, P. Struve, G. Plekhanov et, en partie, V. Lénine, ont produit une série de travaux de valeur dans le domaine de « l’interprétation économique de l’histoire et du phénomène social ». V. Kluchevsky, A. Lappo-Danilevsky, N. Korkunov, Chicherin, et autres historiens et théoriciens de droit ont beaucoup apporté à la sociologie juridique et à la sociologie de droit et de l’éthique35.

  • 36 Nicolas Korkounov est spécialiste du droit public et sociologue russe de la seconde moitié du xIxe  (...)

25Julian F. Hecker, dans sa thèse de doctorat consacrée à la contribution des sociologues russes à la pensée sociologique, soutenue en 1915, cite parmi les théories largement connues et enseignées dans les universités européennes et américaines de l’époque, celles de Kropotkine, Kovalevsky et Korkounov36.

Renaissance de la sociologie en France

  • 37 La stratégie de Durkheim vise la pleine autonomie institutionnelle de la sociologie moyennant l’éta (...)
  • 38 Ibid.
  • 39 Pendant la guerre François Simiand, Maurice Halbwachs, Hubert Bourgin, Mario Rocques et, occasionne (...)

26L’école formée autour de Durkheim et de la revue L’Année sociologique réussit, au tournant des xixe et xxe siècles, la conquête de l’université. Pourtant, si la stratégie adoptée par le groupe durkheimien s’avère efficace à court terme37, elle se retourne, à moyen terme, contre ses objectifs. D’un côté, la sociologie universitaire restera en France pour longtemps l’apanage quasi exclusif des philosophes38 ; les chaires purement sociologiques seront très peu nombreuses. En 1910, on ne dénombre que quatre enseignants en sociologie de statut divers dans les facultés françaises. De l’autre côté, plusieurs membres du groupe de Durkheim perdront la vie pendant la guerre de 1914. De plus, cette dernière amènera certains durkheimiens à intégrer des postes dans l’administration39 et à quitter ainsi les circuits universitaires traditionnels.

  • 40 Crée en 1919, elle est attribué à Maurice Halbwachs, un des disciples de Durkheim les plus en vue. (...)
  • 41 La chaire de Sciences de l’éducation à la Sorbonne dont Durkheim est nommé directeur en 1906 devien (...)

27Il faudra attendre 1922 pour que la première chaire avec un intitulé « Sociologie » voit le jour à la faculté de Strasbourg40. La chaire de Durkheim à la faculté des lettres de l’université de Paris ne recevra cette dénomination qu’en 193241. Dans les années 1930, on compte en France seulement trois postes de professeurs en sociologie : à la Sorbonne, à Bordeaux et à Strasbourg.

28Fait également parlant, le nombre de cours en sociologie stagne depuis 1900, époque où il ne dépasse pas une douzaine. En 1938, Raymond Aron constate :

  • 42 Les Sciences sociales en France : enseignement et recherche, p. 45-47.

[...] la sociologie n’a pas réussi à s’imposer dans les universités comme le principe d’unité de toutes les sciences sociales. [...] Peut-être [...] a-t-elle besoin d’un renouvellement à la fois empirique et philosophique. [...] Mais ce qui manque encore plus à la sociologie française, ce sont aujourd’hui les sociologues [...]42.

  • 43 V. Karady, op. cit., p. 308.

29L’étude du nombre de thèses en lettres démontre également qu’il n’y a pas eu de grande évolution entre 1900 et la Seconde Guerre mondiale. Le chiffre moyen décennal des thèses sociologiques ès lettres présentées entre 1900 et 1940 est de moitié inférieur à celui de 1890-189943.

30Dans l’entre-deux-guerres apparaît ainsi la nécessité d’un profond renouvellement de la discipline. Non seulement il existe une volonté de se démarquer de la sociologie durkheimienne, mais les questions d’établissement de structures institutionnelles viables et de structuration des relations entre universitaires et chercheurs se posent à nouveau presque trois quarts de siècle après les premières tentatives entreprises par René Worms. Le Centre d’études sociologique, initié en 1946 par Georges Gurvitch et dont il occupera le poste de directeur, permettra de combler ce manque et de former toute la première génération de sociologues de l’après-guerre. Les Cahiers internationaux de sociologie, également fondés et dirigés par lui commenceront à paraître à partir de 1946.

  • 44 Principaux ouvrages : Idée du droit social (1935), Morale théorique et Science des mœurs (1937), Es (...)
  • 45 En 1940 il est invité par la New School for Social Research de New York où il travaillera jusqu’en  (...)
  • 46 Outre ses contacts avec Pitirim Sorokin, il participe à la préparation d’un recueil sur l’état de l (...)
  • 47 Élève de Maxime Kovalevsky et d’Eugène de Roberty et dont la soutenance de la thèse – prévue en mar (...)

31Un des fondateurs de la sociologie structurale44, Georges Gurvitch occupe, à partir de 1935, le poste de professeur de sociologie à Strasbourg. Durant la guerre, il séjourne aux États-Unis45 et y noue de nombreux contacts intellectuels46, notamment avec Pitirim Sorokin, un autre émigré russe considéré comme l’un des sociologues les plus importants du xxe siècle47. À son retour en France, Georges Gurvitch rapporte un fonds d’ouvrages de sociologues américains qui formera le noyau de la future Bibliothèque de la sociologie contemporaine créée auprès de son laboratoire de recherche. C’est en grande partie à lui que la sociologie française doit la précocité et l’intensité de ses contacts avec la sociologie américaine. Durant l’année universitaire 1948-1949, Gurvitch est nommé directeur d’études à l’École pratique des hautes études, qui a pour vocation de former les jeunes chercheurs, et ensuite à la Sorbonne.

Pourquoi les sociologues russes choisissent-ils la France ?

32Le fait que les sociologues russes que nous avons présenté mènent leur recherches et publient en France ne résulte pas toujours d’un choix délibéré de leur part.

  • 48 À partir de 1896, il donne des cours de philosophie morale à l’Université nouvelle de Bruxelles. Ap (...)

33Ainsi, Eugène de Roberty dans le cadre de son activité de membre du zemstvo entre 1875 et le début des années 1880, émet des propositions libérales et se forge une réputation d’homme dangereux aux yeux de la troisième section. En 1887, l’édition populaire de son livre Le Passé de la philosophie, paru pour la première fois en 1886, est mis sous séquestre, puis condamné au pilon par la censure. Cette exécution aura sur lui un double effet. D’un côté, à partir de cette année, de Roberty renonce à toute publication en langue russe et écrit désormais tous ses livres uniquement en français. De l’autre côté, il commence à passer au moins un semestre par an dans son appartement parisien48.

34Maxime Kovalevsky donne à l’université de Moscou, à partir de 1880, le cours sur la législation comparée des États étrangers qui rassemble une telle audience qu’aucune salle de l’université n’est assez grande pour accueillir tout le public. La liberté d’expression qui lui est propre, ses idées libérales et son attitude critique vis-à-vis du gouvernement font de lui un « homme dangereux » aux yeux du ministère de l’Éducation. En 1887, il est chassé de l’université et quitte le pays. Il n’est pas interdit de séjour en Russie, mais n’a plus l’autorisation d’y donner des cours publics. Ainsi, il fait de la France son second foyer et enseigne désormais dans des universités européennes.

35En ce qui concerne les sociologues de la génération postrévolutionnaire, Pitirim Sorokin – doyen de la faculté de sociologie de l’université de Saint-Pétersbourg à partir de 1919 – se trouve en désaccord profond avec la politique du gouvernement bolchevik. Il le critique ouvertement lors de ses conférences et se trouvera inscrit sur la liste des intellectuels qui seront bannis de l’Union soviétique en 1922.

36Quant à Georges Gurvitch, il participe à la Révolution de 1917, rencontre Lénine et Trotski, observe avec méfiance la mise en place des organisations centralisées et quitte le pays en 1920.

  • 49 Pavel Fedorovič Lilienfeld-Toal. En 1860 il publie en Russie, sous le pseudonyme Lileev, Osnovnye n (...)
  • 50 M. M. Kowalewsky, Sociologiâ [Sociologie], 2 vol., Petrograd, t. I, 1910, p. 6.

37Il est intéressant de constater que malgré la peur qu’inspirent les sciences sociales en général aux hauts fonctionnaires du tsar et la rigidité du système universitaire russe, les premières études sociologiques y apparaissent assez tôt. Pavel Lilienfeld, qui fera partie plus tard des sociologues russes travaillant en France, publie ses premiers travaux fondamentaux en russe avant les Principes de sociologie de Spencer49. La Sociologie d’Eugène de Roberty paraît en 1880. Cette émergence assez précoce des études sociologiques en Russie s’explique sans doute par le fait que la sociologie est perçue comme un outil scientifique et théorique au service de l’effort réformateur. Ainsi Maxime Kovalevsky définit-il la sociologie comme « la science de l’ordre et du progrès des sociétés humaines50 ». Les réformateurs russes espèrent y trouver des solutions scientifiques aux problèmes économiques, sociaux et politiques du pays.

  • 51 R. Aron, « La sociologie » in R. Aron et al., Les Sciences sociales en France : enseignement et rec (...)

38Cette vision de la sociologie n’est pas uniquement propre aux intellectuels russes. Comme le note Raymond Aron, elle était également répandue en France durant cette période : « La sociologie était destinée à mettre fin à la crise du monde occidental en réconciliant les exigences, jusque-là contradictoires, de l’ordre et du progrès51. » Maurice Hauriou, professeur de droit administratif à Toulouse confirme, en 1894, ce point de vue :

  • 52 M. Hauriou, « Réponse à “un docteur en Droit “sur la Sociologie », Revue internationale de sociolog (...)

Parmi toutes les sciences, la sociologie est certainement la plus dangereuse de toutes parce qu’elle étudie la société. Quant à ses conséquences pratiques, ce sont les réformes sociales, à moins que ce ne soient des insurrections ou des attentats !52

  • 53 Dans G. Weisz, « L’idéologie républicaine et les sciences sociales. Les durkheimiens et la chaire d (...)

39Gabriel Tarde, quant à lui, considère que « la sociologie conduit inévitablement au socialisme car les réformes et le progrès social ne peuvent se produire que par une réorganisation de la société53. »

  • 54 Dans A. O Boronoev, « M.M. Kovalevskij – pervyj russkij sociolog », p. 7.
  • 55 Cet institut privé, fondé en 1907 par Vladimir Bekhterev, a reçu le statut de l’université privée d (...)

40Poussés par le désir de contribuer à la réforme sociale, les sociologues russes qui rencontrent des difficultés en Russie se voient dans l’obligation de quitter le pays pour tout simplement pouvoir continuer à travailler. En témoignent les initiatives comme celle de Maxime Kovalevsky qui crée, en 1901, l’École russe des hautes études sociales dont le but avoué, selon lui, est de donner à la jeune génération une éducation moderne en ce qui concerne la connaissance de la société54. L’école s’adresse prioritairement aux étudiants russes ; l’enseignement se fait en langue russe la première moitié de l’année. En témoigne également l’empressement d’Eugène de Roberty et de Maxime Kovalevsky à retourner en Russie après la révolution de 1905 et à y œuvrer activement pour l’introduction de la sociologie dans les universités. Dès 1908, de Roberty prend la direction de la première chaire de sociologie en Russie créée au sein de l’Institut psychoneurologique de Saint-Pétersbourg nouvellement fondé. Maxime Kovalevsky y occupe le poste de professeur de sociologie55. En 1914, Maxime Kovalevsky et Eugène de Roberty lancent une petite revue mensuelle de vulgarisation, Les Idées nouvelles en sociologie. En 1916 Maxime Kovalevsky fonde la Société russe de sociologie dont il devient le président. À la veille de la Révolution de 1917, la sociologie est enseignée dans la plupart des universités russes.

41Les sociologues russes que nous avons présentés ici agissent en tant que vecteurs d’innovation dans la sphère des sciences sociales en France. L’envergure de leur contribution s’explique, d’un côté, par le fait qu’ils recherchent dans la sociologie les réponses scientifiquement fondées aux questionnements profonds des élites intellectuelles et sociales russes et de l’autre, par le fait que le terrain français se trouve, aux époques présentées, particulièrement réceptif à leur apport. Ajoutons également la cartographie de ses acteurs qui cherchent à ancrer la nouvelle discipline dans les champs universitaire et scientifique français et qui font appel à leurs collègues étrangers pour se démarquer de leurs concurrents et pour finir, des lacunes théoriques et institutionnelles qui lui sont propres et que les scientifiques russes contribuent à combler.

Bibliographie

Bibliographie

Aron, Raymond, Les Étapes de la pensée sociologique, Paris, Gallimard, 1976.

Balandier, Georges, Gurvitch, Paris, PUF, 1972.

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Notes

1 Thèse de doctorat de science politique soutenue à Sciences Po Paris le 12 mars 2010, sous la direction de Dominique Colas, intitulée Influence de l’émigration russe sur la pensée politique française (1870-1939). L’exemple de Nicolas Berdiaev.

2 Région située au Sud-Ouest de l’Ukraine actuelle. Sa capitale historique était Bratslav, sa ville principale est aujourd’hui Vinnitsa.

3 Il s’y installe dès sa sortie de lycée et demandera et obtiendra la nationalité française en 1889.

4 Son arrière grand-père, François de Roberty émigre en Russie sous le règne de Catherine II. Son père Charles prend la nationalité russe en 1876. Voir l’article « Eugène de Roberty (1843- 1915). Une page peu connue de l’histoire de la sociologie » de Y. Semlali, doctorant en sociologie à l’université Marc Bloch de Strasbourg.

5 Dans sa propriété au village Valentinovka dans le gouvernement de Tver, où il s’installe après un séjour de trois ans à Heidelberg, à Iéna et à Berlin. Il y mène une vie d’exploitant agraire et d’activiste politique dans le zemstvo de Tver.

6 Village dans la région de Vologda.

7 Il occupera cette fonction pendant les quatorze années suivantes.

8 La Science vis-à-vis de la religion et Auguste Comte et Stuart Mill parus respectivement en 1865 et 1866. Au Lycée impérial, Grigori Wyroubov s’intéresse à la physique et commence à travailler sur la cristallographie et la chimie à son arrivée en France. C’est pour ses recherches et pour ses publications dans ce domaine, plus particulièrement sur la cristallographie, qu’il sera mondialement connu.

9 Wyroubov occupe le poste de vice-président de cette première institution sociologique présidée par Littré.

10 Stuart Mill et Eugène de Roberty.

11 R. Verrier, Roberty : le positivisme russe et la fondation de la sociologie, p. 62.

12 E. V. de Roberty, Sociologiâ [Sociologie], SPb., Tip. M.M. Stasûleviča, 1880.

13 E. V. de Roberty, La Sociologie : essai de philosophie sociologique, Paris, Germer-Baillière, 1881. En 1886 le livre est publié par Félix Alcan, suivi de la deuxième édition la même année et de la troisième en 1893.

14 Revue internationale de sociologie, mai 1915.

15 P. A. Sorokin, Les Théories sociologiques contemporaines, p. 305. Pitirim Sorokin ne nie pas le rôle de Durkheim, il reconnaît juste le caractère novateur de la réflexion de Roberty. Il dit plus précisément : « Roberty, Espinas et, plus tard, Durkheim et son école [...] ». Yusef Semlali fait le même constat.

16 Ses travaux sont énumérés dans Sorokin, op. cit., et dans Verrier, op. cit. La liste de ses travaux jusqu’en 1910 peut être également trouvée au début de son livre Le Français, langue internationale de l’Europe, publié chez Grasset en 1911.

17 Il illustre notamment ses hypothèses avec le matériel ethnographique rassemblé lors de ses expéditions dans les hautes vallées caucasiennes. Voir notamment le livre La Coutume moderne et la loi ancienne paru en 1886 en Russie. En 1891 est publiée sa traduction en anglais et, en 1893, en français.

18 J. F. Hecker, Russian sociology : a contribution to the history of sociological thought and theory, p. 270.

19 Il fermera ses portes en 1905.

20 Précurseur de l’École des hautes études sociales.

21 Fils d’un professeur d’économie politique, il commence une carrière académique standard, bien que précoce. École normale supérieure, agrégation en philosophie à l’âge de vingt ans, en 1890, publication de quatre ouvrages philosophiques durant les deux années suivantes, doctorat ès lettres. À vingt-quatre ans, il obtient également les titres de docteur de droit, de docteur en science et passe avec succès l’agrégation de sciences économiques. Il mène conjointement des carrières de fonctionnaire et de professeur. Sur René Worms, voir T. N Clark, « Marginality, Eclecticism, and Innovation : René Worms and the Revue Internationale de Sociologie from 1893 to 1914 » ; Roger L Geiger, « René Worms, l’organicisme et l’organisation de la sociologie », Revue française de sociologie, volume 22, no 3, 1981, p. 345-360 ; A. Ouy, « René Worms » ; C. M Case, F. Woerner, « René Worms : An Appreciation ».

22 Le travail s’intitule Des sociétés animales. Voir T. N Clark, Prophets and Patrons : the French University and the Emergence of the Social Sciences, p. 163.

23 R. Geiger, « La sociologie dans les écoles normales primaires : Histoire d’une controverse », Revue française de sociologie, XX-1, janvier-mars 1979, p. 349.

24 René Worms y occupe la position de secrétaire général permanent et de directeur des Annales jusqu’à sa mort en 1926.

25 En 1898, sur ses soixante-dix-huit membres actifs, huit seulement sont français.

26 René Worms est directeur de cette collection qui s’ouvre avec son livre Organisme et société, paru en 1896. Presque la moitié des travaux publiés dans cette série proviennent d’auteurs étrangers.

27 Six numéros en 1893, douze en 1894 et douze en 1895.

28 Les autres sont écrits par Paul de Lilienfeld (5 articles, années 1894 et 1895), Ivan Loutchisky (1 article en 1895 signé « Professeur à l’université de Kiev, Membre de l’Institut International de Sociologie »), Alexandre Tratchevski (1 article en 1895 signé « Professeur d’Histoire à l’université de Saint-Pétersbourg »).

29 Les auteurs cités sont Novicow, Kovalevsky, Isaak A. Hourwich, Arthur Raffalovich et Paul de Lilienfeld.

30 R. Verrier, éd. citée, p. 213.

31 Ph. Besnard, « Présentation », Revue française de sociologie, XXII-3, juillet-septembre 1981, p. 311-312.

32 P. A. Sorokin, op. cit., p. 309-311, note de bas de page.

33 Sociologue, publiciste, critique et idéologue du populisme russe ayant une très grande influence en Russie dans les années 1870.

34 P. A. Sorokin, « Russian sociology in the twentieth century », p. 45.

35 Ibid., p. 46. La traduction en français est faite par nos soins. Nous avons choisi de conserver la translittération des noms russes utilisée par Sorokin.

36 Nicolas Korkounov est spécialiste du droit public et sociologue russe de la seconde moitié du xIxe siècle. Il développait la théorie de l’héritage psychosocial qui se base sur le déterminisme psychosocial de tous les phénomènes de la vie sociale par les conditions du milieu (position géographique et conditions géopolitiques), socioculturelles (l’héritage culturel d’un peuple) et spirituelles (la volonté d’attendre certains idéaux). Dans Hecker, op. cit., p. 287.

37 La stratégie de Durkheim vise la pleine autonomie institutionnelle de la sociologie moyennant l’établissement de rapports de complémentarité avec la philosophie en profitant de la position dominante de celle-ci dans les facultés. Durkheim et ses collaborateurs veulent ainsi établir et imposer leur sociologie en investissant le territoire des disciplines voisines existantes et en réexploitant leurs matériaux. Mais ils s’attachent en même temps à se démarquer nettement des entreprises concurrentes, notamment françaises, qu’ils disqualifient sur le plan scientifique en les traitant soit comme des généralités d’amateurs soit comme des doctrines à visée apologétique et pratique, ou qu’ils passent tout simplement sous silence. Dans V. Karady, « Durkheim, les sciences sociales et l’Université : bilan d’un semi-échec », Revue française de sociologie, XVII-2, avril-juin 1976, p. 307.

38 Ibid.

39 Pendant la guerre François Simiand, Maurice Halbwachs, Hubert Bourgin, Mario Rocques et, occasionnellement, Lucien Lévy-Brühl travaillent au sein du ministère des Armements.

40 Crée en 1919, elle est attribué à Maurice Halbwachs, un des disciples de Durkheim les plus en vue. Nommée initialement « Pédagogie et sociologue », elle change d’intitulé en 1922.

41 La chaire de Sciences de l’éducation à la Sorbonne dont Durkheim est nommé directeur en 1906 devient, en 1913, la chaire Science de l’éducation et sociologie.

42 Les Sciences sociales en France : enseignement et recherche, p. 45-47.

43 V. Karady, op. cit., p. 308.

44 Principaux ouvrages : Idée du droit social (1935), Morale théorique et Science des mœurs (1937), Essais de sociologie (1939), Éléments de sociologie juridique (1940), La Vocation actuelle de la sociologie (1950), Déterminismes sociaux et liberté humaine (1955), Traité de sociologie (1958 – 1960), Les Cadres sociaux de la connaissance (1965).

45 En 1940 il est invité par la New School for Social Research de New York où il travaillera jusqu’en 1945.

46 Outre ses contacts avec Pitirim Sorokin, il participe à la préparation d’un recueil sur l’état de la discipline, Twentieth century sociology, paru en 1946 aux États-Unis et en 1947 en France. Wilber Moore, Talcott Parsons, Robert Merton et des sociologues liés à la tradition de Chicago, comme Ernest Burgess et Florian Znaniecki y contribuent également. Avec Paul Hassan Maucorps, il introduit Jacob Levy Moreno en France, dont l’œuvre devient de loin la plus souvent commentée et citée dans les premières livraisons des Cahiers internationaux de sociologie. Il s’intéresse également à la sociométrie et l’introduit en France.

47 Élève de Maxime Kovalevsky et d’Eugène de Roberty et dont la soutenance de la thèse – prévue en mars 1917 – est empêchée par la révolution du février. Il enseigne à l’université de Minnesota entre 1923 et 1930. À partir de 1930 et jusqu’à sa retraite en 1959, il dirige la faculté de sociologie de l’université de Harvard.

48 À partir de 1896, il donne des cours de philosophie morale à l’Université nouvelle de Bruxelles. Après sa dissolution en 1899, il enseigne, à partir du printemps 1900, à l’Institut des hautes études à Bruxelles.

49 Pavel Fedorovič Lilienfeld-Toal. En 1860 il publie en Russie, sous le pseudonyme Lileev, Osnovnye načala političeskoj èkonomiki [Les fondements de l’économie politique], Saint-Pétersbourg. En 1872 il publie en russe la principale œuvre de sa vie Mysli o social’noj nauke buduŝefo [Les réflexions sur la science sociale du futur], Saint-Pétersbourg. Ce livre paraîtra également en allemand, en cinq volumes et sous forme plus complète que l’édition originale russe : Paul von Lilienfeld, Gedanken über die Socialwissenschaft der Zukunft, Mitau, E. Behre, 1873-1881 (réédité par G. Reimer, Berlin, 1901). Pavel Lilienfeld y expose sa théorie d’organicisme social. En 1894 il publie dans la Revue internationale de sociologie « La pathologie sociale » (décembre 1894, p. 825-859) suivi, en 1896, du livre du même titre paru chez V. Giard et E. Brière à Paris. Il présente également aux congrès annuels de l’Institut international de sociologie de 1894 et de 1895 « La méthode organique en sociologie » et « Y-a-t-il une loi de l’évolution des formes politiques ? ».

50 M. M. Kowalewsky, Sociologiâ [Sociologie], 2 vol., Petrograd, t. I, 1910, p. 6.

51 R. Aron, « La sociologie » in R. Aron et al., Les Sciences sociales en France : enseignement et recherche, Paris, Hartmann, 1937, p. 14.

52 M. Hauriou, « Réponse à “un docteur en Droit “sur la Sociologie », Revue internationale de sociologie, 1894, p. 393.

53 Dans G. Weisz, « L’idéologie républicaine et les sciences sociales. Les durkheimiens et la chaire d’histoire d’économie sociale à la Sorbonne », Revue française de sociologie, XX-1, janvier-mars 1979, p. 83-112, p. 91.

54 Dans A. O Boronoev, « M.M. Kovalevskij – pervyj russkij sociolog », p. 7.

55 Cet institut privé, fondé en 1907 par Vladimir Bekhterev, a reçu le statut de l’université privée de Petrograd en 1916. Pitirim Sorokin se trouve parmi ses élèves. Maxime Kovalevsky donne également les cours de sociologie à l’Institut polytechnique de Petrograd.

Auteur

Est chargée de mission et responsable de programmes à la direction de la formation continue de Sciences Po Paris.

© Éditions Rue d’Ulm, 2013

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