1Bien que lié aux recompositions de fond générées par la chute du mur de Berlin, l’éclatement de l’ex-Yougoslavie en 1991 pose néanmoins à la Russie des défis spécifiques et ambivalents, différents de ceux relevant de son étranger proche. En effet, alors que les démocraties populaires de cet espace avaient largement construit leur légitimité à l’encontre de l’URSS comme de l’Europe occidentale (légitimité incarnée par la rupture de Tito avec le Komintern en 1948, et le lancement du Mouvement des non-alignés en 1961), l’éclatement de l’ex-Yougoslavie suscita une empathie naturelle dans une Russie elle-même issue de l’effondrement de l’Empire soviétique, et en proie aux revendications séparatistes.

2La problématique posée par l’ex-Yougoslavie à l’Union européenne est quelque peu différente dans la mesure où la région n’était généralement pas perçue comme relevant d’un espace occidental, socle sur lequel le projet européen prit corps. L’idée selon laquelle les Balkans dans leur ensemble relevaient de l’Europe, non seulement géographique mais aussi politique, se développa progressivement, à la faveur des évolutions locales, mais aussi de l’effacement de la Russie.

3Sans doute en proie à ses difficultés internes et soucieuse de se rapprocher de ses partenaires occidentaux, la Russie n’a ni su ni réellement voulu fidéliser une région qui lui était pourtant proche et engagée dans un même processus de transition démocratique. Tout porte à croire que, durant les années 1990, Moscou n’a pas cherché à adapter sa stratégie aux évolutions profondes en cours dans les Balkans, se reposant sur des réflexes instinctifs et le recours à des instruments d’hégémonie classique. Parmi ceux-ci, la solidarité slavo-orthodoxe ou la préservation d’un statut international dans un monde prétendu multipolaire font figure de constantes. Il faudra néanmoins attendre la seconde moitié des années 1990, et surtout l’arrivée au pouvoir de Vladimir Poutine en 2000, pour que les axes de la politique russe dans les Balkans soient clarifiés et articulés entre eux de façon plus rationnelle.

4Nous nous efforcerons donc d’appréhender les dynamiques de l’engagement russe dans les Balkans depuis l’éclatement de l’ex-Yougoslavie. Il nous faudra pour cela voir dans quelle mesure les rémanences du discours panslaviste à l’égard de cet espace intermédiaire recouvrent les intérêts concrets de la Russie et, dans le décalage qui pourrait se dessiner, d’en cerner les assises profondes.

L’empathie slavo-orthodoxe ou l’approche culturelle des Balkans

La fraternité slave

5À la disparition de l’Union soviétique, la solidarité slave-orthodoxe appliquée aux Balkans (pourtant largement répandue dans la population russe) resta initialement l’apanage de l’extrême droite nationaliste et des mouvances néopanslavistes1. Alors que l’éclatement de l’ex-Yougoslavie posait de nouveau la question de l’allégeance des pays qui en furent issus, il fallut attendre la fin des années 1990 pour que certaines initiatives révèlent clairement un premier effort de mobilisation d’un substrat culturel slave (au moins partiellement) commun, articulé autour d’un projet politique. L’admission en qualité d’observateur de la République fédérale de Yougoslavie (RFY) à l’Union slave (créée en 1999 entre la Russie et la Biélorussie), la création en Slovénie d’un Forum des cultures slaves, le 28 juin 2004, ou l’hommage rendu par le ministre russe des Affaires étrangères à la ville d’Ohrid, berceau de l’alphabet cyrillique2, lors de son déplacement en République de Macédoine en avril 2011, en sont des exemples parlants.

6La fraternité slave transparaît essentiellement dans la valorisation sélective d’un passé commun, plus ou moins récent, où les événements historiques invoqués mettent en œuvre des références identitaires précises. Ainsi, le déplacement du Premier ministre russe à Belgrade le 23 mars 2011, veille du douzième anniversaire du début des frappes de l’OTAN contre la RFY, suggère en filigrane un passé traumatique commun aux peuples russe et serbe, compris dans leur ensemble, comme en atteste la présence ce même jour du leader des Serbes de Bosnie-Herzégovine, Milorad Dodik. Sous l’impulsion des autorités russes, l’évocation de moments partagés prend une tournure systématique. La quasi-totalité des visites officielles récentes prend appui sur des moments historiques choisis3.

7De telles manifestations permettent de souligner l’ancienneté et la durée de l’engagement russe dans la région. La singularité du Monténégro (rare région des Balkans à avoir réussi pour l’essentiel à préserver son autonomie durant l’occupation ottomane) permet aussi de faire remonter cette continuité jusqu’au Moyen Âge. D’ailleurs, l’occupation ottomane de la région est généralement passée sous silence ; elle n’est le plus souvent abordée que sous le prisme des luttes d’émancipation nationales menées par les populations slave-orthodoxes des Balkans. Dans ce contexte, la Russie peut mettre en avant l’appui apporté à ces mouvements contre les occupants quels qu’ils soient. Elle peut aussi utilement rappeler le rôle décisif joué par elle en appui aux revendications de ses protégés.

La fraternité chrétienne orthodoxe

8La fraternité chrétienne orthodoxe constitue le second axe du discours public russe sur les Balkans. Dans son hommage rendu à la ville d’Ohrid, M Lavrov, ministre des Affaires étrangères, mentionna aussi le berceau de l’évangélisation orthodoxe, tant il est vrai que, dans les Balkans, le Moyen Âge est associé à un âge d’or chrétien. De fait, la Russie porte également une attention particulière au sort du patrimoine ecclésiastique médiéval serbe au Kosovo où elle relève régulièrement la passivité de la communauté internationale qui, entre 1999 et 2004, a permis la destruction de plus de 150 bâtiments religieux.

9Le tropisme confessionnel est développé d’autant plus spontanément par les autorités que, comme souvent dans le monde orthodoxe, les interactions entre les sphères religieuse et politique sont nombreuses. Les visites officielles russes en Serbie incluent systématiquement des entretiens avec le Patriarche de l’Église orthodoxe serbe, quand celui-ci ne joue pas les intermédiaires entre les deux pays. En 2004, le premier déplacement à Moscou du président de la République serbe nouvellement élu, Boris Tadić, fut effectué en accompagnement du Patriarche serbe, et en qualité de président du comité de reconstruction de la cathédrale Saint Sava de Belgrade (dont le chantier, débuté dans l’entre-deux-guerres, n’a jamais pu être achevé du fait de l’occupation nazie, puis du régime titiste)4.

10Le renforcement ou l’affichage d’une solidarité orthodoxe est aussi un enjeu central pour les autorités politiques. Ainsi, tout juste indépendant, le Monténégro s’empressa d’organiser en 2006 un rassemblement mondial des Églises orthodoxes destiné à assurer que la scission politique opérée avec la Serbie ne recouvrait aucune scission avec le monde orthodoxe5. De son côté, l’Église orthodoxe russe peut aussi être amenée à développer des initiatives non dénuées de dimension politique. Les bons offices proposés par le Patriarche russe dans le règlement du différend entre les Églises orthodoxes serbes et macédoniennes (proclamée autocéphale en 1962, avec le soutien des autorités yougoslaves, mais non reconnue par les autorités ecclésiastiques serbes) visent ainsi à apaiser des tensions sporadiques entre deux États partenaires de la Russie.

11Sans surprise, la valorisation d’une solidarité chrétienne orthodoxe appelle en contrepoint des critiques répétées de la place et du rôle politique joué par l’Islam dans la région. Moscou relaye volontiers des inquiétudes perceptibles en Occident sur l’essor du radicalisme islamique en Bosnie-Herzégovine ou au Sandjak serbe, notamment, perpétuant en cela une lecture confessionnelle (et réductrice) des dynamiques d’émancipation nationale des populations chrétiennes des Balkans contre l’occupation ottomane, aux xix^e et xx^e siècles. Elle reprend ainsi à son compte des inquiétudes qui ne lui sont pas étrangères, mais dont elle grossit fortement les traits dans la région. En faisant siennes certaines perceptions sommaires et en y déployant une stratégie orientée selon des prismes culturels ciblés, la Russie démontre sans ambages son désintérêt pour une approche globalisante des Balkans. Ce faisant, elle confesse en filigrane que ses motivations dans la région répondent d’abord à des préoccupations personnelles.

La règle du « je » : les Balkans au prisme des intérêts politiques de la Russie

12Teintée d’une empathie démonstrative pour les populations slaves orthodoxes des Balkans, la stratégie russe pour cette région s’articule autour de quelques principes forts sans être pour autant intangibles.

L’intégrité territoriale à préserver

13Fortement hétérogène, la Fédération de Russie porte un intérêt appuyé à la défense de l’intégrité territoriale des États structurellement fragiles, principe fortement mis à mal dans les Balkans depuis l’effondrement de l’ex-Yougoslavie et l’émergence (ou la réapparition) d’entités plus homogènes. La position légaliste de la Russie la pousse naturellement à préférer les États héritiers des entités plus larges à ceux ayant recours à la sécession. Ainsi, dans le cadre de l’éclatement de l’ex-Yougoslavie, elle prit parti pour la nouvelle RFY (créée en 1992), contre les indépendances bosniennes, croates, macédoniennes et slovènes (comme elle le fera pour ses succédanés : la Communauté d’États de Serbie-Monténégro en 20036 et, enfin, la République de Serbie en 2006). De même, l’approche russe du dossier kosovar est subordonnée au respect de l’intégrité territoriale de la Serbie et du maintien de sa souveraineté (même formelle) sur sa province méridionale, dans le respect de la résolution 1244 du Conseil de sécurité des Nations unies (CSNU). Par ailleurs, le soutien russe apporté aux autorités serbes de Bosnie-Herzégovine s’inscrit dans le respect du cadre institutionnel instauré en 1995 par les accords de Dayton, à savoir le refus de tout renforcement de la centralisation du pays au détriment de la République serbe de Bosnie-Herzégovine (RS). Enfin, la Russie apporte son plein soutien aux accords d’Ohrid en République de Macédoine, rejetant fermement les aspirations fédéralistes ou séparatistes qui s’y font entendre de temps à autre.

14Dans des États fortement multiethniques, comme le sont la plupart des pays issus de l’ex-Yougoslavie, la résolution des conflits internes, sans redéfinition des frontières, a pour corollaire la mise en place de dispositifs offrant aux minorités des garanties de protection de leurs intérêts. En ce sens, le soutien apporté par la Russie aux mécanismes complexes instaurés par les accords de Dayton en Bosnie-Herzégovine (en 1995) ou par ceux d’Ohrid en République de Macédoine (en 2001) s’explique par la stabilité relative qu’ils apportent à ces États traversés de mouvements centripètes. Selon la même logique, la Russie fut initialement favorable à l’élaboration d’un plan pour le Kosovo, dans le cadre des négociations conduites par M. Ahtisaari entre 2006 et 2007, en vue de définir le futur statut de la Province. Néanmoins, le rejet de son plan par les autorités serbes conduisit la Russie à refuser l’endossement par le CSNU des conclusions d’une initiative qui, sur le fond, répondait à son souhait d’élaboration dans un cadre onusien d’une liste de critères de reconnaissance des mouvements séparatistes.

15Mais l’attachement de la Russie au principe d’intangibilité des frontières n’a cependant rien d’immuable dans la mesure où il se cantonne au rejet des remises en cause unilatérales. Bon gré mal gré, Moscou s’est toujours accommodée des séparations intervenues par consentement mutuel, voire des sécessions unilatérales une fois celles-ci normalisées. Il ne fait guère de doute que le Kosovo ne dérogera pas à cette règle et que la Russie reconnaîtra son indépendance une fois celle-ci avalisée par Belgrade, tout comme elle le fit avec le Monténégro. Y compris dans les moments les plus délicats des négociations entre Serbes et Kosovars, les autorités russes n’ont jamais caché qu’une solution agréée par les parties (quelle qu’en fut la substance) recevrait leur agrément. Tout comme Belgrade, Moscou ne se prive pas d’évoquer ponctuellement l’hypothèse d’une partition du Kosovo, dès lors que celle-ci permettrait de dégager un accord entre les parties.

16D’une façon générale, la Russie privilégie les solutions concertées, raison pour laquelle elle préfère les discussions directes entre les protagonistes aux médiations intrusives de la communauté internationale. Il est révélateur qu’elle encourage Grecs et Macédoniens à résoudre de façon consensuelle le différend qui les oppose sur la terminologie officielle de l’État macédonien, alors même qu’elle a reconnu ce dernier sous son nom constitutionnel dès le mois de mai 1992. À l’inverse, Moscou n’hésite pas à brusquer ses partenaires lorsque ceux-ci peuvent apparaître comme des facteurs bloquants7. Elle soutient dans leur principe les efforts de médiation dès lors qu’ils visent à dégager un consensus et non à imposer un point de vue. De ce fait, la reprise des négociations entre Serbes et Kosovars au mois de mars 2011 ou la médiation conduite par l’UE au printemps dernier auprès des dirigeants bosno-serbes pour désamorcer la tension accumulée avec le Haut Représentant (HR) sont soutenues sans ambiguïté par la Russie.

17Quoique souvent critiquée par ses partenaires occidentaux, cette approche est cohérente sur le fond. Il n’y a guère d’exemples dans les Balkans où les interventions de la communauté internationale n’aient porté leurs fruits sans un processus parallèle d’appropriation par les acteurs locaux.

Un statut de puissance à défendre

18Mais, plus que la défense de principes directement reliés aux intérêts propres de la Russie, les Balkans sont un théâtre qui lui permet de jauger sa place dans le jeu décisionnel international. Tout en restant fortement attachée au multilatéralisme et au cadre onusien qui lui garantit un droit de veto sur les décisions qui relèvent du Conseil de sécurité, Moscou ne dédaigne pas d’autres canaux de décisions. La Russie fait ainsi partie du groupe de contact8, structure ad hoc créée en avril 1994 pour prendre le relais des efforts de médiation infructueux visant à élaborer un règlement global pour l’ex-Yougoslavie, puis réactivé pour piloter et encadrer le processus de négociations du statut futur du Kosovo avant qu’il ne trouve son épilogue final aux Nations unies, au printemps 2007. Elle est aussi un membre influent du comité directeur du Conseil de mise en œuvre des accords de paix de Dayton (PIC) qui préside aux principales orientations politiques données au Haut Représentant en charge du suivi de la Bosnie-Herzégovine.

19Désapprouvant le rapport de force engagé entre ce dernier et les autorités bosno-serbes, Moscou plaide pour la clôture de cette fonction et, dans l’immédiat, pour l’abandon du recours à ses pouvoirs exécutifs9 dont elle ne soutient plus l’usage depuis longtemps. Par ailleurs, elle encourage vivement le processus de transition de la fonction de HR vers celle de Représentant spécial de l’UE, devant conduire à une plus grande appropriation du dossier bosnien par l’UE. Dans l’esprit de Moscou, cet engagement renforcé de la part de Bruxelles doit contribuer à restreindre le poids décisionnel des États-Unis. En parallèle, la Russie rappelle son attachement à ce que les pays tiers puissent continuer de jouer un rôle important et soient associés aux prises de décision, à l’image du rôle qu’elle a pu avoir par le passé au sein du PIC.

20Dans tous les cas, l’investissement de la Russie dans des structures ad hoc ne vaut que dans la mesure où il est assorti de l’assurance de pouvoir jouer un rôle décisionnel ou, tout du moins, d’être davantage considérée. Dans ce rapport de force feutré, la Russie a clairement jeté son dévolu sur l’UE, partenaire politique jugé plus malléable, si ce n’est plus faible, que ne le sont les États-Unis ou l’OTAN. En revanche, la mobilisation de la Russie dans ces cadres restreints s’efface dès lors que le rapport de force se dessine à son désavantage. Ainsi, son engagement constructif au Kosovo dérive du retour de ce dossier dans l’enceinte onusienne, au mois de juin 1999, évolution perçue comme un succès quand l’intervention de l’OTAN contre la RFY au printemps 1999 (sans mandat onusien) l’avait écartée du processus décisionnel. En pratique, Moscou saisit la moindre opportunité pour ramener le dossier kosovar devant le CSNU, cadre dans lequel l’exigence de neutralité ne peut être ouvertement contestée par les États tentés de s’en affranchir. Ainsi, les débats d’août et septembre 2011 lui ont permis de dénoncer la partialité avec laquelle les forces internationales (KFOR et EULEX) avaient géré la tentative des autorités kosovares d’imposer un embargo commercial contre la Serbie, le 26 juillet, en infraction avec leur mandat dérivé de la résolution 1244, de rappeler l’exigence du maintien de la souveraineté serbe et de son intégrité territoriale, ou encore le rôle essentiel des Nations unies dans ce cadre.

21Cette lutte d’influence dans les Balkans se traduit aussi dans la compétition que s’y livrent la Russie, l’OTAN et l’UE. Fortement marquée par l’intervention de l’Alliance atlantique contre la RFY en mars 1999, quelques jours après l’officialisation de son élargissement à la Hongrie, la Pologne et la République tchèque, la Russie nourrit toujours ressentiment et méfiance à son égard, même si, parallèlement, elle s’efforce de s’en rapprocher pour tenter de peser sur ses orientations stratégiques. La volonté d’approfondir le dialogue politique et la coopération pratique, réaffirmée fortement lors de la réunion du Conseil OTAN-Russie tenue en novembre 2010 lors du sommet de Lisbonne, traduit une évolution contrainte par la montée en puissance de l’Alliance atlantique dans le voisinage de la Russie. En attendant, ses initiatives dans la région y sont souvent perçues à travers un prisme a priori négatif et Moscou voit avec appréhension son élargissement aux Balkans occidentaux10. Consciente de ne pouvoir endiguer le mouvement, la Russie se soucie avant tout de prévenir son extension à ses partenaires les plus proches. Lors de son déplacement à Belgrade, le 23 mars 2011, Vladimir Poutine a d’ailleurs vivement mis en garde les autorités serbes contre une possible intégration de leur pays dans l’OTAN, rappelant qu’elles devraient assumer les conséquences d’une décision contraire aux intérêts de la Russie.

22À l’inverse, la Russie semble particulièrement bien disposée envers le processus d’intégration européenne d’une région qui ne relève pas de son étranger proche. Cette disponibilité ne souffre aucune exception. Au demeurant, Moscou ne saurait ni ne voudrait s’opposer à l’intégration de ces pays à l’UE. Après avoir été le terrain de cristallisation des incompréhensions dans la relation entre l’Occident et la Russie, les Balkans occidentaux ne semblent plus être une région prioritaire pour Moscou. Si elle feint d’y défendre encore des positions de principe, elle a délibérément choisi de faire porter son effort et son intérêt sur un terrain plus propice que l’arène politique, celui du contrôle des approvisionnements énergétiques, domaine dans lequel elle possède incontestablement une longueur d’avance sur ses concurrents.

Le pragmatisme : vertu du faible ou privilège du sage ?

L’aveu d’un combat politique perdu d’avance ?

23Au fond, l’attitude de la Russie dans les Balkans laisse à penser que cette région ne constitue pas pour Moscou un enjeu politique en soi. Certes, l’évocation récurrente du respect du principe de l’intégrité territoriale ou de la limitation des ingérences dans les affaires intérieures des États donnent l’impression d’une grande continuité et lisibilité de sa politique étrangère. Pourtant, à y regarder de plus près, aucune des lignes de force de la stratégie russe n’y apparaît immuable. Bien que Moscou récuse tout parallèle entre sa reconnaissance des indépendances abkhazes et ossètes (en août 2008) et celles du Kosovo11, il ne fait aucun doute que son traitement du dossier géorgien sape les fondements théoriques de son positionnement sur ce dossier et fragilise le soutien apporté à la Serbie. De la même façon, son acceptation de l’élargissement de l’OTAN aux Balkans occidentaux, à l’exception de la Serbie, confirme son progressif désengagement des questions sécuritaires dans la région. En l’occurrence, ses retraits militaires rapides de Bosnie-Herzégovine, puis du Kosovo, constituaient déjà des indications tangibles de ce changement d’approche12. Son assentiment à la montée en puissance de l’UE, perçue comme un moyen d’amoindrir le poids décisionnel des autres acteurs, va dans ce sens. On pourrait même avancer sans mal que la Russie l’anticipe et s’efforce d’occuper le terrain sous un autre angle, celui de la politique énergétique. La prise de contrôle systématique des opérateurs dans les Balkans relève à n’en pas douter d’une stratégie d’influence sur l’UE.

De l’énergie à revendre

24La stratégie énergétique russe dans les Balkans a acquis une visibilité de premier plan lors du sommet de l’énergie de l’Europe du Sud-Est qui s’est tenu à Zagreb, le 25 juin 2007, à son initiative. La veille, Gazprom, la plus puissante compagnie gazière au monde13, avait rendu public son accord avec la compagnie italienne ENI pour la construction d’un gazoduc intitulé « South Stream », traversant les Balkans à destination de l’Europe occidentale.

25La Russie joue de la très grande dépendance des pays balkaniques à ses ressources énergétiques pour monnayer leur intégration dans le tracé du futur gazoduc. Dans la toile qui se dessine, la Serbie apparaît incontestablement comme son partenaire central. L’accord bilatéral conclu dans le domaine de l’énergie, le 23 mars 2011 par Vladimir Poutine échelonne la construction du tronçon serbe du gazoduc South Stream de 2013 à 2015, avant son passage en Croatie, puis en Slovénie14. Par ailleurs, la mise en œuvre de ce projet s’accompagne du développement d’infrastructures ambitieuses. La réserve gazière souterraine de Banatski Dvor en Voïvodine devrait faire l’objet d’une modernisation importante, alors que Gazprom est déjà chargée du développement d’un réseau gazier dans le tiers sud de la Serbie15.

26Si le projet South Stream et le secteur gazier sont emblématiques de la stratégie énergétique russe dans les Balkans, ils n’en constituent cependant que l’une des composantes. L’ensemble du spectre énergétique est ainsi visé, notamment celui des hydrocarbures lequel fait l’objet d’une attention particulière depuis le début des années 2000. Ainsi, la compagnie Lukoil16 contrôle les réseaux de distribution d’hydrocarbures en Bosnie-Herzégovine, en République de Macédoine et au Monténégro. Elle détient des parts des compagnies pétrolières croate et serbe.

27En outre, Moscou s’intéresse vivement à la production et au raffinage des hydrocarbures. En 2009, Gazprom Neft a notamment pris le contrôle de la compagnie pétrolière serbe NIS17. Depuis 2007, Zarubeznjeft contrôle l’industrie pétrolière en RS (raffineries de Modrica et Bosanski Brod, ainsi que la compagnie Petrol) et une concession longue a été accordée à la compagnie Jadran Naftagas, en juin 2011, pour procéder à l’exploration pétrolifère au nord de la Bosnie-Herzégovine. Enfin, la concrétisation du projet Druzba-Adrija d’interconnexion des deux oléoducs, transformerait l’île croate de Krk en terminal d’exportation du pétrole russe par voie maritime et ferait de la Croatie un pays de transit incontournable.

28En complément des ressources gazières et en hydrocarbures, la Russie ne dédaigne pas les autres sources d’énergie, notamment les centrales électriques et thermiques, ainsi que les ressources susceptibles de les alimenter. Après avoir marqué son intérêt pour certaines centrales électriques en République de Macédoine, elle a également acquis la centrale thermique et la mine de charbon de Plijevlija, au Sandjak monténégrin. Enfin, un accord a été passé en juillet 2011 entre le gouvernement de RS et une société russo-chypriote pour la construction d’une centrale thermique à Ugljevik. Par ailleurs, la Russie investit massivement dans le secteur métallurgique. En acquérant en 2005 la très importante usine d’aluminium de Podgorica et la mine de bauxite de Nikšić, la compagnie Rusal (leader mondial de l’aluminium) est, de facto, le premier employeur et exportateur du Monténégro.

29L’offensive russe dans le domaine énergétique doit cependant être replacée dans le cadre plus large d’une coopération économique privilégiée avec les Balkans. Ainsi, le premier accord de libre échange conclu par la Russie l’a été avec la RFY de Milošević, en août 2000. Si besoin était, l’octroi d’un prêt exceptionnel d’un milliard de dollars à la Serbie, annoncé par le Président Medvedev le 20 octobre 2009, confirmerait à lui seul la relation privilégiée entretenue entre Moscou et Belgrade. Pour sa part, le développement rapide des relations russo-slovènes s’inscrit dans le cadre de l’adoption d’un mémorandum sur les projets économiques d’envergure, conclu lors du déplacement du Président slovène à Moscou, au mois d’octobre 2010. Quoique valorisée et fréquemment mise en avant dans le champ politique, l’empathie slavo-orthodoxe est d’abord un instrument consensuel, mis au service d’intérêts propres à la Russie. De fait, au-delà du premier cercle constitué par les nations et les populations majoritairement slaves et chrétiennes orthodoxes, la Russie courtise de plus en plus des États traditionnellement distants tels que la Croatie et la Slovénie, évolution qui tient naturellement aux enjeux induits par la redéfinition de la géographie de l’approvisionnement énergétique de l’UE. Dans ce contexte, les dimensions symboliques de l’engagement russe dans les Balkans s’estompent peu à peu au profit de la défense d’intérêts plus prosaïques qui dépassent cependant la seule conquête de nouveaux marchés.

30Voie de transit privilégiée vers l’UE, sans pour autant lui être totalement acquise, les Balkans occupent indéniablement une place d’autant plus cruciale dans la stratégie russe que la sphère énergétique est actuellement le principal instrument lui permettant de conserver un statut prépondérant sur la scène internationale. D’ailleurs, le renforcement de sa présence économique dans les Balkans occidentaux, doublé d’un positionnement invariablement favorable à l’intégration européenne de la région, suggère qu’elle conçoit cette dernière comme une étape du renforcement de l’interdépendance énergétique avec l’UE.

31Pour le reste, la Russie semble avoir renoncé à faire des Balkans un enjeu de politique étrangère. Son positionnement relativement passif, son mode d’action fondé sur la réaction plutôt que sur la prise d’initiatives, traduisent une forme de désertion du champ politique local. Seules les questions de principe liées à la défense de l’intégrité territoriale ou questionnant sa place dans le jeu décisionnel suscitent encore des positionnements assez fermes, notamment lorsqu’elles affectent sa capacité d’influence sur les acteurs locaux. Au fond, la Russie ne se conçoit qu’un seul rival dans la région, l’OTAN, acteur aux contours mal définis et aux ambitions démesurées, capable d’écorner ou de contourner les enceintes dans lesquelles Moscou croyait ses prérogatives à l’abri, avec un cynisme et une brutalité qui ne sont pas sans lui être familiers.

32Néanmoins, pour risquée et curieuse qu’elle puisse paraître au regard des atouts dont la Russie disposait dans la région, cette stratégie à rebours pourrait s’avérer payante. Toutefois, la célébration solennelle à Belgrade du 50^e anniversaire de la création du Mouvement des non-alignés, les 5 et 6 septembre 2011, signifie clairement que la sympathie dont Moscou jouit dans la région reste fragile, même si l’on se plaît à lui accorder une large publicité. Nul doute que, dans cet espace intermédiaire que constituent toujours les Balkans, les allégeances seront fonction des services que la Russie, l’UE, ou d’autres, pourront offrir durablement.