Territoires
|Remarques et commentaires
À propos du texte « Territoire » de Marcel Roncayolo
Quelques notes de médiéviste
Texte intégral
- 1 P. Toubert, Les Structures du Latium médiéval, 2 tomes, Rome, 1973 ; voir t. I, « La rupture du xe (...)
- 2 P. Bonnassie, La Catalogne du milieu du xe à la fin du xie siècle. Croissance et mutations d’une so (...)
- 3 Cf. Marc Bloch, Les Caractères originaux de l’histoire rurale française, Paris, Les Belles Lettres, (...)
1Une tendance actuellement très en vogue chez les médiévistes français, en particulier depuis les thèses de Pierre Toubert1 et de Pierre Bonnassie2, est à insister, plus encore qu’il n’est fait dans le présent texte, sur l’importance de la « révolution de l’an mil ». Si le débat est encore ouvert sur les causes du démarrage du phénomène (démographiques ? climatiques ? etc.), ainsi que sur sa chronologie exacte (il débuterait, selon les zones considérées, soit au début, soit au milieu du xe siècle, soit seulement dans les années 1030-1050) et son ampleur géographique (mais on tend de plus en plus à le considérer comme général dans tout l’Occident), beaucoup d’auteurs sont d’accord pour penser que la coïncidence d’un essor rural exceptionnel et de l’effondrement du fragile État carolingien a entraîné une véritable « révolution » caractérisée à la fois par le triomphe de la seigneurie (comme pouvoir politique d’exploitation, qui n’excluait pas, dans bien des cas, une large survie de la liberté personnelle et de l’alleu paysan) et par la « naissance du village » en lieu et place d’un habitat dispersé, d’une exploitation extensive et largement itinérante, d’une structure domaniale très lâche (la villa, dont le modèle « classique » qu’on croyait repérer dans les polyptyques carolingiens, n’aurait jamais existé). Cette thèse va à l’encontre de l’idée jadis admise3 d’une grande ancienneté de la seigneurie et d’une véritable continuité des structures foncières (latifundium➜ villa➜ seigneurie ➜➜➜➜➜ grande propriété bourgeoise).
- 4 Il me paraît quand même un peu exagéré et prématuré de parler de « généralisation, dans les limites (...)
2 En ce qui nous concerne, il faut en particulier retenir que cette « révolution » se serait très souvent accompagnée de modifications considérables dans les structures de l’habitat et du peuplement : sédentarisation, fréquemment précédée de déplacements vers des sites jusque-là inoccupés (cette mobilité étant volontiers organisée, voire imposée, par les seigneurs, laïcs ou ecclésiastiques, vers les sites, parfois fortifiés, de villages neufs dont, maîtres du château, de l’église (privée – Eigenkirche) et des sols à bâtir, ils avaient le plein contrôle), et, concurremment, remodelage des terroirs désormais régulièrement fondés sur le schéma « en auréole » ager-saltus, le premier largement approprié (en alleux ou censives perpétuelles) par les familles paysannes (de structures variables mais, le plus souvent, « étroites »), le second abandonné par le seigneur à l’usage collectif. Cette révolution marquerait donc l’avènement d’une nouvelle territorialité villageoise, d’ailleurs vouée, malgré la puissance du contrôle seigneurial, à l’expansion (réduction du saltus par les défrichements) ainsi qu’à un certain éclatement, au demeurant tardif (xiiie siècle) et très relatif, par apparition – localisée et périphérique – de paysages bocagers et d’habitats intercalaires4. Cette territorialité villageoise médiévale que Pierre Toubert a décrite en parlant de l’incastellamento (Robert Fossier parle, plus largement, d’« encellulement »), se définit donc par la fixité des terroirs, la stabilité du lien spatial entre l’habitat (en dur, groupé et parfois fortifié) et les terrains agricoles, le développement de pratiques et usages collectifs, la coïncidence quasi parfaite du village et de la cellule religieuse (la paroisse, i.-e. l’église et le cimetière), la prise en charge des intérêts communs (régulation des usages agraires et représentation politique) par des communautés désormais bien structurées (même si la mise par écrit de leurs statuts est rarement antérieure à la fin du xiie siècle).
- 5 Le Village et la maison au Moyen Âge (en collab. avec J. Chapelot), Paris, Hachette, « Bibliothèque (...)
3Cette thèse de la « révolution féodale » et de la « naissance du village » à partir du xe siècle a été en particulier exposée, avec une netteté croissante, par Robert Fossier, dans des synthèses successives5.
- 6 Cf. les travaux récents de Georges Duby.
4L’importance de la paroisse comme facteur de fixation de la territorialité villageoise me paraît tenir en particulier, au moins au Moyen Âge, à ce qu’elle fait cohabiter les vivants et les morts, à une époque où, sans doute en liaison avec le « rétrécissement » des modèles familiaux (du clan au couple), s’imposent dans les mentalités l’image du lignage et l’attention portée aux ancêtres (qui s’expriment par le succès rapide de la littérature généalogique et des liturgies funéraires – ce phénomène n’est évidemment documenté que pour l’aristocratie6 mais il est probable qu’il a aussi existé, dans une certaine mesure, dans les autres classes sociales). L’abandon des grandes nécropoles mérovingiennes « par rangées », apparemment sises en rase campagne, l’implantation intramuros des cimetières, tassés au cœur de l’agglomération, autour de l’église paroissiale, sont un des éléments constitutifs de la « naissance du village » indiquée ci-dessus.
- 7 Cf. B. Guenée, « Les limites », in M. François (éd.), La France et les Français, Paris, Gallimard, (...)
5Le Moyen Âge a déjà connu des frontières précises, de type linéaire (même si, en pratique, ces frontières étaient souvent d’une complexité extrême et irréductible aux exigences nées du droit public moderne)7. Ces frontières pouvaient être « féodales », nationales ou ecclésiastiques. Il me paraît possible que ce soient les frontières ecclésiastiques qui aient été les premières à se rapprocher clairement du modère linéaire. Si, dans la phase missionnaire du haut Moyen Âge, l’espace à évangéliser à partir des cités épiscopales et des monastères a sans doute été perçu sous les espèces de la « marche » à gagner progressivement, aux siècles suivants, les circonscriptions ecclésiastiques ont constitué un réseau homogène (diocèses, archidiaconés, etc.) couvrant la totalité de la Chrétienté à des fins de contrôle social et religieux. Il s’agissait d’une structure territoriale fédérative, où seule la Papauté pouvait apporter des modifications, en rectifiant certaines frontières ou en créant de nouvelles circonscriptions par amputation ou démembrement des circonscriptions existantes.
6Je pense qu’il pourrait donc y avoir intérêt à étudier les origines ecclésiastiques de la notion de frontière (linéaire), sa laïcisation et les rapports éventuels – discordance ou concordance – entre frontières civiles, politiques ou administratives, et frontières ecclésiastiques, jusqu’à nos jours.
7À propos de « microstructures » et de « petites collectivités ». Des études précises pourraient être consacrées, pour la période médiévale (et au-delà), aux monastères et couvents, envisagés sous l’angle de l’organisation territoriale (site et toponymie ; rapports à l’habitat préexistant, aux routes ; délimitation de la clôture ; rapports spatiaux des divers éléments constitutifs : église, cloître, bâtiments conventuels, cimetière, etc.). Il s’agit là de formes généralement parfaitement volontaires, conscientes (et bien documentées par les textes et l’archéologie, surtout pour les ordres les plus récents, des xiie et xiiie siècles : Chartreux, Cisterciens, ordres militaires, ordres mendiants), d’appropriation de l’espace : à la fois délimitation et consécration d’un espace religieux, pomerium conçu comme une réplique, utopique ou plutôt eschatologique, de la cité céleste, et définition des rapports de cet espace matériellement et juridiquement exterritorialisé à l’espace environnant, tantôt déclassé dans la pure extériorité (le « désert » monastique, parfois tout à fait artificiel, avec destruction d’habitats existants), tantôt mesuré comme territoire missionnaire à conquérir et exploiter (au sens religieux et économique du mot : aumônes, quêtes itinérantes liées aux tournées de prédication) ; d’où, dans ce second cas, un certain nombre de choix spatiaux stratégiques : à la campagne ou à la ville ? intra ou extra muros ? près ou loin des portes, des carrefours et des routes ? en situation de concurrence ou de complémentarité (mesurée par le plus ou moins grand éloignement topographique) par rapport aux établissements ecclésiastiques déjà en place ? etc.
8Plus largement, je crois que toutes les formes de sacralisation de l’espace (églises, couvents, routes et sanctuaires de pèlerinage, etc., plus toutes les formes politico-sacrales qu’on peut rencontrer dans les sociétés plus ou moins « théocratiques » – et laquelle ne l’est pas du tout ? – : palais, « cités interdites », mausolées, etc.) mériteraient d’être étudiées comme des foyers de territorialité et d’organisation de l’espace intensément vécues, jusque dans les avatars de leur laïcisation progressive.
Bibliographie
Quelques indications bibliographiques
D’Haenens, A., « Quotidienneté et contexte. Pour un modèle d’interprétation de la réalité monastique médiévale (xie-xiie siècles) », in Istituzioni monastiche e istituzioni canonicali in Occidente (1123-1215), Milan, Miscellanea del Centro di studi Medioevali, 9, 1980, p. 567-598.
Martin, H., Les Ordres mendiants en Bretagne (vers 1230 vers 1530) : pauvreté volontaire et prédication à la fin du Moyen Âge, Institut armoricain de recherches historiques de Rennes, 19, Paris, Klincksieck, 1975.
Guerreau, A., « Analyse factorielle et analyses statistiques classiques : le cas des ordres mendiants dans la France médiévale », Annales Économie, Sociétés, Civilisations, vol. 36, no 5, 1981, p. 869-912.
Notes
1 P. Toubert, Les Structures du Latium médiéval, 2 tomes, Rome, 1973 ; voir t. I, « La rupture du xe siècle », p. 330-338 sq.
2 P. Bonnassie, La Catalogne du milieu du xe à la fin du xie siècle. Croissance et mutations d’une société, 2 tomes, Toulouse, 1975-1976 ; voir t. I, p. 12-15.
3 Cf. Marc Bloch, Les Caractères originaux de l’histoire rurale française, Paris, Les Belles Lettres, 1931.
4 Il me paraît quand même un peu exagéré et prématuré de parler de « généralisation, dans les limites du possible, de l’assolement triennal, à partir des xie et xiie siècles » (p. 12, l. 15) : à ma connaissance, l’assolement triennal (et non pas la simple rotation, bien antérieure, évidemment) n’est clairement attesté que dans la seconde moitié du xiie siècle, et encore en certaines régions seulement et sous des formes imparfaites ou incomplètes.
5 Le Village et la maison au Moyen Âge (en collab. avec J. Chapelot), Paris, Hachette, « Bibliothèque d’archéologie », 1980 ; Enfance de l’Europe. Aspects économiques et sociaux, Paris, PUF, « Nouvelle Clio », 2 tomes, 1982 ; Le Moyen Âge, t. 2, L’éveil de l’Europe 950-1250, Paris, Armand Colin, 1982.
6 Cf. les travaux récents de Georges Duby.
7 Cf. B. Guenée, « Les limites », in M. François (éd.), La France et les Français, Paris, Gallimard, 1972, p. 50-69.
© Éditions Rue d’Ulm, 2016