Territoires
|Remarques et commentaires
Quelques remarques sur des sociétés rurales en mouvement
L’État et son territoire
Texte intégral
- 1 Une synthèse récente peut en être trouvée dans la publication du colloque du CNRS sur Les phénomène (...)
- 2 Cf. « L’encadrement des paysanneries dans les zones de colonisation en Amérique latine », Travaux e (...)
- 3 Cf. Les communications de G. Rémy et J.-P. Raison, in Les phénomènes de « Frontière »..., op. cit.
- 4 « O sitiante tradicional e a percepçào do espaço », 0 campesinato brasileiro, Petropolis, Editora V (...)
1En remarquant que la territorialité des groupes ne se confond pas avec l’enracinement, Marcel Roncayolo évoque le cas des civilisations nomades, et celui des fronts pionniers, tout en soulignant qu’il en est bien d’autres que ceux qu’ont ouverts les Européens. Dans la littérature1 qui a été consacrée à ces derniers phénomènes, massifs et très visibles, où un nouveau territoire est ouvert et quadrillé par de nouveaux arrivants, on a en général prêté plus d’attention aux schémas mis en place par les aménageurs, à leur distorsion ou à leurs échecs2, qu’à la façon dont les aménagés ressentent et reconstituent leur nouvel espace. Quand le mouvement est lent, continu sur des décennies, quand il déplace des communautés bien cimentées, comme les Mossi en Haute Volta ou les habitants des hautes terres malgaches3, le groupe transporte et réinstalle sa grille spatiale sur le nouveau territoire. En Amérique latine, les déplacements se font beaucoup plus souvent à longue distance, vers des milieux naturels totalement nouveaux et passablement hostiles, et concernent des individus ou des familles isolées, qui se trouvent à l’arrivée coupées de leur communauté d’origine et regroupées avec d’autres familles inconnues. Marra Isaura Pereira de Queiroz a montré4 comment l’entraide entre voisins, les liens quasi familiaux qui se tissent rapidement par les parrainages, et autres formes d’association consentie permettaient aux paysans brésiliens de reconstituer rapidement de nouveaux espaces communautaires, ce que facilite la communauté de langue, de religion, de culture « métisse » (fonds portugais et apports indiens/africains). En Amazonie, en particulier, la cohésion du groupe est de plus renforcée par les menaces qui pèsent sur le contrôle de son territoire et il est fréquent que les communautés soient amenées à se souder pour défendre leurs terres les armes à la main, parfois autour du prêtre (comme l’ont montré des conflits récents) car le point de rencontre et la première œuvre commune du groupe est souvent l’église. Quand l’émigration se fait vers les villes, prend la forme de l’exode rural accéléré et massif, il est plus rare que la territorialisation puisse prendre les mêmes formes, si ce n’est au niveau des quartiers où se regroupent fréquemment les immigrants de même origine.
- 5 P. Gourou, Terres de bonne espérance, le monde tropical, Paris, Plon, « Terre humaine », 1982.
- 6 H. Théry, « Les conquêtes de l’Amazonie : quatre siècles de lutte pour le contrôle d’un espace », C (...)
2La distinction que fait Pierre Gourou entre techniques de production et techniques de contrôle territorial l’amène, dans son dernier ouvrage5, à opposer aux deltas asiatiques qui lui sont familiers le contre-exemple absolu de l’Amazonie, immense espace tropical sous-peuplé. Si on peut le suivre partiellement quand il essaie d’expliquer les faibles densités de population, on doit remarquer qu’à une faible occupation humaine, faute de techniques de production adaptées, a répondu depuis longtemps un contrôle territorial assez efficace. J’ai essayé de montrer6 que les menaces extérieures ont amené les représentants de la couronne portugaise, puis ceux de l’État brésilien, à renforcer constamment ce contrôle territorial et à essayer de le concrétiser par de grands travaux, dont la construction des routes transamazoniennes n’est que la manifestation la plus récente et la plus spectaculaire. Le contrôle territorial peut donc, dans certains cas, être relativement indépendant des techniques de production (mais très dépendant des techniques de transport et de communications, des techniques militaires), au point même que dans l’histoire de l’Amazonie les dirigeants brésiliens ont pu conserver l’un sans pouvoir (ou vouloir) s’assurer la maîtrise des autres.
- 7 Une synthèse relativement récente de l’état de la géographie politique a été faite par André-Louis (...)
- 8 J.-P. Deler, Genèse de l’espace équatorien, essai sur le territoire et la formation de l’État natio (...)
- 9 C. Bataillon (dir.), État, pouvoir et espace dans le tiers monde, Paris, PUF, 1977.
3Le contrôle du territoire, le maintien de son intégrité et éventuellement son extension sont parmi les fonctions essentielles de l’État, qui est ainsi un des principaux acteurs de la genèse du territoire. La géographie politique a longtemps été comme hypnotisée par l’État, au point de négliger les autres partenaires, et il est heureux que, dans le récent renouveau de cette discipline7, d’autres voies soient explorées. Cependant, dans les pays du tiers monde son rôle reste essentiel dans la structuration de l’espace national, par le biais des politiques, encore inachevées, de construction des grandes infrastructures, des politiques agricoles et industrielles, aux impacts régionaux très forts. Jean-Paul Deler l’a montré dans le cas de l’Équateur8, un colloque organisé par Claude Bataillon9 a ouvert des pistes qu’il reste à suivre.
Notes
1 Une synthèse récente peut en être trouvée dans la publication du colloque du CNRS sur Les phénomènes de « Frontière » dans les pays tropicaux. Travaux et mémoires de l’Institut des hautes études de l’Amérique latine, no 34, Paris, 1981. Ce colloque, conçu en partie comme un hommage à Pierre Monbeig, abordait les phénomènes de frontière sous l’angle des mouvements pionniers, des grands aménagements volontaires et des conflits politiques.
2 Cf. « L’encadrement des paysanneries dans les zones de colonisation en Amérique latine », Travaux et mémoires de l’IHEAL, no 32, Paris, 1978.
3 Cf. Les communications de G. Rémy et J.-P. Raison, in Les phénomènes de « Frontière »..., op. cit.
4 « O sitiante tradicional e a percepçào do espaço », 0 campesinato brasileiro, Petropolis, Editora Vozes, 2e éd. 1976, p. 48-70.
5 P. Gourou, Terres de bonne espérance, le monde tropical, Paris, Plon, « Terre humaine », 1982.
6 H. Théry, « Les conquêtes de l’Amazonie : quatre siècles de lutte pour le contrôle d’un espace », Cahiers des Amériques latines, no 18, 1978, p. 129-145.
7 Une synthèse relativement récente de l’état de la géographie politique a été faite par André-Louis Sanguin, La Géographie politique, Paris, PUF, 1977 et Richard Muir, Modern Political Geography, Londres, Macmillan Press, 1975. Parmi les tentatives de dépassement des problématiques classiques on peut citer Paul Claval, Espace et pouvoir, Paris, PUF, 1978 et Claude Raffestin, Pour une géographie du pouvoir, Paris, Litec, 1980.
8 J.-P. Deler, Genèse de l’espace équatorien, essai sur le territoire et la formation de l’État national, Paris, ADPF-Institut français d’études andines, 1981.
9 C. Bataillon (dir.), État, pouvoir et espace dans le tiers monde, Paris, PUF, 1977.
© Éditions Rue d’Ulm, 2016