Territoires
|Remarques et commentaires
Le territoire et le temps
Texte intégral
1L’article de Marcel Roncayolo montre, à plusieurs reprises, que le territoire peut se définir selon une double extension, minimale et maximale entre les deux termes, le seuil est spatial mais aussi temporel.
2Tout territoire combine en effet des éléments de temps et d’espace. Il suffit de faire abstraction de l’une de ces dimensions pour que les argumentations sur les droits, par exemple, se donnent libre cours. Soit que le passé seul serve de justification : les prétentions peuvent porter sur n’importe quel territoire, quelle qu’en soit la situation géographique ; on connaît cet usage des droits historiques. Soit que l’espace, donnée exclusive, soit privé de durée : les seuls rapports de forces, alors, décident. D’un cas à l’autre, les effets peuvent être identiques.
3Si, en revanche, est établie une corrélation stricte entre les deux dimensions, la définition du territoire est beaucoup plus sûre et précise. Loin de gagner en étendue, elle se resserre. Les droits sur la terre peuvent alors s’exprimer selon des rythmes, ou des cycles, à travers lesquels un même territoire est diversement occupé dans le temps.
4 Le territoire de la maison. Une même pièce sert successivement à des usages différents, en fonction de l’alternance de la nuit et des activités diurnes. L’indifférenciation apparente des lieux masque en réalité une diversité dans la durée. C’est le cas, souvent, de l’habitation traditionnelle : séjour et sommeil ne s’inscrivent pas en des lieux distincts. On trouverait évidemment bon nombre d’exemples dans les sociétés où domine la famille élargie, dans les sociétés en voie de développement, etc.
5 La rue et la maison. Il y a moins rupture entre le dehors et le dedans, le travail et l’intimité, qu’alternance. La régularité de cette alternance s’est accentuée à une époque relativement récente, en raison de phénomènes généraux tels que l’urbanisation, la scolarisation, etc. À l’origine elle est sans doute beaucoup plus incertaine.
6Le territoire rural. Une présentation exclusivement spatiale et cartographique du terroir serait illusoire, en ce qu’elle immobiliserait des territoires durables : à proximité du centre, des terres cultivées ; à l’écart, des espaces, flous et indécis, de pâtures ou de forêts.
7Mais c’est à tort, on le sait, qu’une certaine historiographie, à l’époque coloniale (c’est-à-dire aussi à l’époque de la colonisation des terres), a réduit l’aire des tribus (nomades ou semi-nomades) à quelques points qui dessinent un territoire mutilé, ignorant en particulier la nature des mouvements pastoraux (assimilés à des phénomènes d’errance), confondant déplacements et déracinement, décrivant parfois des migrations régulières à la manière dont on évoquait au même moment les invasions et leurs conséquences (historiques ou plus ou moins imaginaires). Or la périodicité, l’extrême régularité de ces mouvements pastoraux tracent un territoire précis. Aussi éloignés qu’ils puissent être, les points extrêmes des migrations saisonnières constituent une figure assurée du territoire. Encore faut-il, pour le percevoir, saisir le sens exact de ces usages spécifiques du temps.
8À une autre échelle, et dans une autre perspective, le temps use. Il use la répartition et l’organisation des terres : ici, les hommes empiètent sur la forêt ; là, le seigneur annexe une part des communaux.
9Or on voit bien ici à quelles fins peut être utilisée une interprétation fondée exclusivement sur le temps, ou plus précisément sur le passé : c’est la justification par les origines, ou l’exercice de droits « immémoriaux ».
10 États, empires et territoire. À plus forte raison, la distinction entre deux territoires introduit des systèmes de revendication. Le temps est encore privilégié aux dépens des relations d’espace et des équilibres présents : l’idée prévaut alors que le territoire actuel a été réduit par les vicissitudes historiques, qu’il n’est qu’un morceau d’un ensemble territorial originel rompu par des partages et qu’il faut reconstituer le territoire idéal du passé.
© Éditions Rue d’Ulm, 2016