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Territoires

 | 
Marcel Roncayolo

Remarques et commentaires

Territoire des éthologues et territoire des sociologues

Jean-Louis Fabiani

Texte intégral

  • 1 M. Mauss, Sociologie et anthropologie, Paris, PUF, 3e éd. [1re éd. 1950], 1966, p. 286.

1Indiquant, au début de son article, que la réflexion sur la territorialité s’est récemment enrichie d’un contenu emprunté à la zoologie, Marcel Roncayolo insiste justement sur les limites des usages analogiques de la notion de territoire et sur les risques qu’on court à vouloir « naturaliser » l’ordre social. Lorsque les éthologues entreprennent d’exporter leur bestiaire, lorsque les (socio) biologistes postulent un isomorphisme entre les propriétés biologiques et les propriétés sociales qui s’inscrit dans la plus pure tradition du darwinisme social, ils cherchent en fait à chasser les sciences sociales de leur « territoire ». Les récentes attaques lancées aux États-Unis contre l’œuvre de Margaret Mead sont une offensive pour déloger les tenants de l’anthropologie de leur position académique (si on peut prouver que l’ancêtre fondatrice se trompait aux Samoa, toute la discipline doit s’effondrer). Les (socio) biologistes pensent en effet que les sciences sociales sont la survivance d’un passé idéologique. Il ne s’agit pas d’incidents de frontière, mais d’une lutte à mort. Souhaitant conserver leur niche académico-écologique, les sociologues ne peuvent que souscrire à l’affirmation d’un « primat du social » qui est nettement posé dans l’article à partir d’une référence à Halbwachs et, par là, clairement inscrit dans une tradition durkheimienne. Mais il faut aussi se demander si la piété durkheimienne ne risque pas de nous conduire à refuser de penser l’articulation du biologique et du social : après tout, Marcel Mauss lui-même affirmait que « les sociétés humaines sont par nature des sociétés animales1 ». Il faut bien reconnaître que nous ne nous soucions guère de cette articulation lorsque nous parlons en termes de primat social (le biologique étant pensé comme simple matériau socialement façonnable) : volontiers zoophobes, nous laissons aux penseurs animaliers et aux grands synthétiseurs pathétiques le soin de traiter la question.

  • 2 E. Howard, Territory in Bird Life, Londres, Murray, 1920.

2Le territoire est en apparence une notion rêvée pour ceux qui affirment que le social (symbolique) n’est autre que du naturel (biologique). Il faut pourtant ici distinguer entre les écrits des vulgarisateurs (Ardrey et Lorenz par exemple) et les travaux qui étudient les modes de distribution dans l’espace et d’occupation de l’espace des différentes espèces animales. Pour les vulgarisateurs, la thèse est la suivante : toutes, ou presque toutes, les espèces ont un territoire et manifestent des comportements agressifs lorsque ce territoire est attaqué. C’est la preuve que les animaux (dont l’homme) ont le besoin inné d’un espace exclusif. Sans même discuter au fond la question de la possibilité d’analogies interspécifiques, on peut dire que cette affirmation, avant d’être fausse pour l’éthologie humaine, est inexacte pour l’éthologie animale. C’est en 1920 que Howard2 a adopté le terme de « territoire » pour décrire le comportement des oiseaux dans l’espace : bien qu’on lui ait quelquefois reproché son anthropomorphisme, on ne peut trouver dans ce livre de fondement à la thèse vulgaire de l’impératif territorial. Howard insistait déjà sur la variabilité de la taille du territoire et sur les différences qu’on pouvait constater quant à ses caractères (territoire permanent ou temporaire) et à la nature des comportements agressifs liés à sa défense. C’est toujours en ornithologie que la notion de territoire est le plus utilisée : encore s’agit-il plutôt de territorialité que de territoire, ce dernier terme étant réducteur. Pour le reste du monde animal, la territorialité ne présente pas de caractère universel : le chevauchement des home ranges est ainsi une caractéristique des mammifères. En fait, très peu d’espèces ont de véritables territoires au sens que la vulgarisation donne à ce terme. C’est la diversité inter et même intraspécifique des formes d’occupation animale de l’espace qui frappe plutôt lorsqu’on lit les travaux des éthologues. Il est raisonnable de penser que les déterminants de ces comportements spatiaux sont à chercher du côté des facteurs écologiques (i. e. environnementaux). D’autre part, si on considère les espèces les plus proches de l’homme, on peut considérer que la plasticité des comportements spatiaux est le signe que certaines formes d’apprentissage sont plus importantes que des dispositions héritées.

  • 3 Cf. M. Sahlins, Critique de la sociobiologie, trad. fr. Paris, Gallimard, 1980.

3Si on en vient à la question de la comparabilité homme/animal, on s’aperçoit que la plupart des anthropologues la récusent3 et que les biologistes font en général de même : il existe entre les animaux et l’homme un tel hiatus phylogénétique que la comparaison perd tout son sens. Il est d’ailleurs amusant de constater que, dans la littérature éthologique de vulgarisation, l’homme est le plus souvent comparé à des espèces très lointaines sur l’arbre phylogénétique : saumons ou oies cendrées, par exemple. Les auteurs se risquent rarement à faire des rapprochements entre l’homme et les grands singes, tout simplement parce qu’ils n’ont pas grand-chose de commun sous le rapport de l’utilisation de l’espace. Pour les tenants de la naturalisation de l’ordre symbolique, l’oie est plus utile que le gibbon.

  • 4 P. Vandenberghe, « Territorial behavior in a natural human group », Information sur les sciences so (...)

4Un des arguments souvent avancés pour justifier l’approche éthologique est l’affirmation de l’existence, aux côtés de particularismes culturels et environnementaux (déterminations locales), de comportements universels et, pourtant, non pas sociaux mais naturels. P. Vandenberghe affirme que « certains aspects de la territorialité humaine sont suffisamment généraux pour qu’on puisse prendre en compte des prédispositions génétiques4 ». Cette opposition nature (universalité génétique) / culture (particularisme local) ne semble pas fondée en raison : on peut très bien faire l’hypothèse d’universaux culturels.

  • 5 M. Sahlins, Critique de la sociobiologie, p. 175.

5La « naturalisation » de l’ordre social suppose le plus souvent une opération préalable de « socialisation » des phénomènes naturels. La plupart des analyses du comportement animal (et pas seulement celles de l’éthologie vulgaire) frappent par leur anthropomorphisme. On retrouve bien, à propos du territoire, le cercle vicieux décrit par Marshall Sahlins5 : dans un premier temps, le modèle de la société capitaliste est appliqué au règne animal ; le modèle de ce « règne animal embourgeoisé » est à son tour appliqué à la société. Pour que l’homme soit un loup pour l’homme, il faut que le loup soit d’abord un homme pour le loup. La constatation du cercle vicieux limite encore un peu plus les usages analogiques des notions éthologiques.

  • 6 W. F. Whyte, Street Corner Society, Chicago, Chicago University Press, 1943.
  • 7 E. Goffman, Encounters, Indianapolis, Bobbs-Merrill, 1961 ; Behavior in Public Places : Notes on th (...)

6Si on laisse de côté La dimension cachée de E. T. Hall où, de façon assez ambiguë, les analogies éthologiques se mêlent à un déterminisme culturel, on peut signaler deux références d’usages sociologiques de la notion de territoire : dans le classique de W. F. Whyte, Street Corner Society6, les bandes sont « territorialisées » et s’affrontent pour des querelles de frontière. Mais le territoire n’est pas au centre du livre. D’autre part, E. Goffman, à diverses reprises, utilise la notion de territoire (en particulier dans l’expression de « territoires of self » – espaces privés et contrôlés, ou dans la notion de marqueurs spatiaux)7. Si Goffman ne craint pas de se référer à l’éthologie, on ne peut pas dire pour autant qu’il y ait dans son travail un concept de territorialité proche de celui des éthologues : il faut plutôt rattacher les observations sur les « territoires du soi » à la problématique goffmanienne de la présentation de soi.

  • 8 I. Vine, « Social spacing in animaIs and man », Information sur les sciences sociales, XII, 5, 1973 (...)

7Il reste peut-être à se demander pourquoi l’éthologie a eu un tel succès populaire : l’analogisme animalier partage sa fortune avec les formes diverses du biologisme8. On pourrait dire que la référence à la nature (territoriale, génétique, etc.) permet de retrouver dans le monde social quelque chose comme un destin (et par là, le culte du génétique serait une forme d’amor fati).

Notes

1 M. Mauss, Sociologie et anthropologie, Paris, PUF, 3e éd. [1re éd. 1950], 1966, p. 286.

2 E. Howard, Territory in Bird Life, Londres, Murray, 1920.

3 Cf. M. Sahlins, Critique de la sociobiologie, trad. fr. Paris, Gallimard, 1980.

4 P. Vandenberghe, « Territorial behavior in a natural human group », Information sur les sciences sociales, XVI, 3/4, 1977, p. 419-430 ; ici, p. 426. Voir aussi « Bringing beasts back in », American Sociological Review, 39, 1974, p. 777-788.

5 M. Sahlins, Critique de la sociobiologie, p. 175.

6 W. F. Whyte, Street Corner Society, Chicago, Chicago University Press, 1943.

7 E. Goffman, Encounters, Indianapolis, Bobbs-Merrill, 1961 ; Behavior in Public Places : Notes on the Social Organization of Gatherings, New York, Free Press of Glencoe, 1963.

8 I. Vine, « Social spacing in animaIs and man », Information sur les sciences sociales, XII, 5, 1973, p. 7-50.

© Éditions Rue d’Ulm, 2016

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