Version classiqueVersion mobile

Territoires

 | 
Marcel Roncayolo

Remarques et commentaires

À propos de « Avant d’être perception, le territoire est construction »

Michel Collot

Texte intégral

1Cette affirmation, qui est peut-être justifiée à propos de l’entité « territoire » au sens le plus strict, n’est pas exempte d’un certain sociologisme dès lors que sa validité prétend ici s’étendre à une définition beaucoup plus large de la territorialité humaine, comme ensemble des rapports de l’homme avec son environnement. Tout ce premier paragraphe accorde une priorité absolue à la construction sociale de l’espace, et lui subordonne la perception de l’espace, dont le rôle spécifique me semble ainsi sous-estimé. C’est par exemple encore le cas p. 29 :

De même que le recours à l’instinct, l’appel à une psychologie trop élémentaire ou trop immédiate, le rapport direct entre l’homme et l’environnement, ne permettent guère de saisir le sens de la territorialité. Plus que perçu, le territoire est appris par l’individu et construit par des pratiques et des croyances qui sont de nature sociale. Les procédures psychologiques restent subordonnées, sur ce point, aux modèles culturellement transmis ou édifiés.

2Dans ce passage, comme dans l’ensemble du premier paragraphe, la distinction n’est pas faite assez nettement entre « le recours à l’instinct » et « l’appel à la psychologie », ce qui empêche de reconnaître l’originalité du perceptif par rapport au biologique. La formulation de l’alternative : « la territorialité : fait de nature ou fait de culture ? » ne permet pas de situer à sa vraie place la perception, intermédiaire entre le naturel et le culturel, dont ne peuvent rendre compte ni le déterminisme des comportements instinctuels ni le conditionnement des apprentissages socioculturels.

  • 1 G.-N. Fischer, Psychosociologie de l’espace, Paris, PUF, 1981.

3La perception est elle-même construction, elle offre un type d’organisation de l’espace qui ne se réduit pas à l’importation de modèles acquis, mais relève d’un ensemble complexe de processus psychophysiologiques. Ces processus prennent en compte la socialité, mais ils en fondent aussi la possibilité. Par exemple, la structure d’horizon de la perception visuelle suppose la reconnaissance du point de vue d’autrui, mais la reconnaissance d’autrui suppose la structure d’horizon. La perception de l’espace est informée par la société, mais en retour, l’organisation de la société elle-même implique une structuration perceptive de l’espace. S’il n’en était pas ainsi, on ne comprendrait pas pourquoi les sociétés auraient besoin pour se construire de se donner une représentation d’elles-mêmes qui recourt aux images visuelles et spatiales, comme le rappelle Halbwachs, cité p. 25 : « Tout se passe comme si la pensée d’un groupe ne pouvait naître, survivre, et devenir consciente d’elle-même sans s’appuyer sur certaines formes visibles dans l’espace1. » On peut considérer l’espace perçu comme « un organisateur de la réalité sociale », une « matrice de l’existence sociale ».

  • 2 M. Halbwachs, Classes sociales et morphologie (1939), Paris, Minuit, 1972, p. 162.

4Il ne s’agit pas de répondre au sociologisme par un psychologisme ; plutôt que de poser la priorité d’un des facteurs de la construction de l’espace, sociologique ou psychologique, il convient d’analyser leur interaction. Mais cela suppose que les « données immédiates » de la perception de l’espace soient reconnues comme un objet scientifique à part entière, et cessent d’être considérés comme « (d) es phénomènes mentaux, vagues à l’origine et susceptibles d’être comparés à la pensée confuse d’un homme qui rêve, n’offrant prise à la connaissance qu’une fois entrés dans le cadre de référence de la pensée sociale »2. Les obstacles épistémologiques et idéologiques qui autorisaient Halbwachs à rejeter ces phénomènes hors du champ scientifique me semblent aujourd’hui levés. Diverses disciplines ou méthodes liées au développement des sciences humaines nous permettent d’explorer le niveau perceptif de la construction de l’espace ; ce sont, notamment, la psychophysiologie de la vision, la phénoménologie de la perception, la psychanalyse, dont aucune approche scientifique de la spatialité humaine ne peut ignorer les enseignements.

Notes

1 G.-N. Fischer, Psychosociologie de l’espace, Paris, PUF, 1981.

2 M. Halbwachs, Classes sociales et morphologie (1939), Paris, Minuit, 1972, p. 162.

© Éditions Rue d’Ulm, 2016

Licence OpenEdition Books

Acheter

Volume papier

decitre.framazon.fr
Rechercher dans OpenEdition Search

Vous allez être redirigé vers OpenEdition Search