Territoires
|Remarques et commentaires
Remarques à propos de la territorialité et des usages analogiques de la territorialité en sociologie
Texte intégral
Morphologie sociale et territorialité
1À propos de la relation d’une société à son territoire, peut-être pourrait-on s’interroger sur ce que peut apporter (comme perspectives et, corrélativement, comme négligences, oublis ou occultations) la tradition durkheimienne.
2Évidemment, comme il apparaît dans les analyses de Halbwachs sur la mémoire collective, cette tradition peut fournir des perspectives d’analyse et des outils conceptuels pour étudier les phénomènes de marquage symbolique de l’espace ; dans une autre direction encore (mêlant l’économique et le symbolique) et toujours à partir de travaux de Halbwachs, sur l’espace urbain cette fois, on trouverait le principe d’interrogations sur la spécialisation sociale de l’espace et la figuration symbolique des écarts entre les groupes.
- 1 Voir J.-C. Filloux, Durkheim et le socialisme, Genève, Droz, 1977.
3Mais, face à ceci, on doit poser, dans la colonne des manques, l’absence d’une réflexion systématique, chez Durkheim, sur l’urbanisation, l’opposition ville/campagne (quelques analyses dans La Division du travail social, sur les voies de circulation, l’homogénéité des sociétés rurales – pensées sous la catégorie trop générale et trop morale et psychologique de « sociétés à solidarité mécanique » –, ne sauraient en tenir lieu). Le poids des problématiques, de l’effet d’imposition des thèmes constitués, des objets privilégiés du fait des intérêts théoriques (sociologie morale, sociologie de la famille, sociologie religieuse) pourrait rendre compte de cette négligence. Au-delà de ces interrogations sur la place faite à l’objet « espace », il faut se demander ce que le traitement lacunaire de ces thèmes dans la sociologie durkheimienne doit aux partis théoriques sur lesquels celle-ci s’est construite. C’est sous la catégorie générale de la « morphologie » que, dans la sociologie durkheimienne, sont rangés les phénomènes d’ordre géographique et d’ordre démographique. Volonté d’annexion ou, du moins, de contrôle d’aires scientifiques auxquelles les durkheimiens refusaient l’autonomie de disciplines indépendantes : voir les critiques à Ratzel pour la géographie (ceci particulièrement chez Durkheim), à la démographie (ceci particulièrement chez Durkheim et, plus systématiquement et plus précisément, chez Halbwachs dans La Morphologie sociale). Mais cette désignation est ambiguë. Outre qu’elle charrie des analogies, pas toujours contrôlées, avec la biologie et la médecine (les phénomènes de morphologie sociale sont au fonctionnement social ce que l’anatomie est à la physiologie), elle couvre, sans poser explicitement les alternatives, plusieurs séries d’hésitations. D’une part, elle permet d’intégrer (ou de neutraliser) un schéma déterministe des paliers de la réalité sociale, dont l’archétype est le schéma marxiste de l’infrastructure et de la superstructure (ceci apparaît dans le compte. rendu de Durkheim sur Labriola, un des textes où il se réfère explicitement au marxisme ; dans la tradition critique récente, ce texte sert de point de départ à des exégèses cherchant à retrouver chez Durkheim l’architectonique « gurvitchienne » des paliers de la réalité sociale1. D’autre part, elle permet, contre le naturalisme qui voudrait déduire l’ordre social de la nature physique du cadre social (objet d’une géographie) ou de la nature biologique du substrat humain de la société (la population, objet de la démographie), de poser le primat du codage social, des règles sociales. À noter que cette intention a conduit aussi à des efforts intéressants de « sociologisation » de phénomènes que la démographie (surtout) ou la géographie donnaient comme un datum naturel, en deçà de toute régulation ou détermination sociale : on y trouverait peut-être encore le point de départ de critiques pertinentes du simplisme de certaines approches du social qui se réclament de la biologie. Enfin, elle permet d’ordonner les phénomènes sociaux selon la distinction de la forme et de la fonction : les faits de morphologie, comme phénomènes de forme, sont séparés des faits de fonctionnement, le rapport étant pensé sous le mode de la traduction, ou sous celui de l’opposition (inertie de la morphologie par rapport au fonctionnement) ou sous celui de la détermination (des faits de fonctionnement par les faits de forme, mais aussi des faits de forme par les faits de fonctionnement : inscription des phénomènes sociaux dans des traits de structure). À noter que c’est ce dernier rapport qui fonde en théorie le précepte méthodologique du repérage et de l’étude des phénomènes sociaux à partir d’indicateurs objectifs extérieurs : si les Règles recommandent de définir et d’étudier les phénomènes sociaux à travers des indices extérieurs qui les symbolisent, c’est au nom de la conviction théorique que les « manières de faire » s’inscrivent dans des « manières d’être » (vocabulaire utilisé dans La Division du travail social et dans les Règles).
Le territoire urbain et le zonage2 et l’opposition ville/campagne
- 2 Cf. remarque passim dans le texte de Marcel Roncayolo et passage sur l’hygiénisme.
4Les transformations de l’espace (notamment urbain) et, en conséquence, de la gestion de son aménagement (et la retraduction de ces transformations dans les créations symboliques, particulièrement les images littéraires) pourraient être étudiées à partir de l’opposition fonctions de production/fonctions de reproduction. Les politiques d’aménagement urbain et spatial ne peuvent-elles être interrogées d’après cette contradiction : la dissociation spatiale des fonctions de production et de reproduction (ce qui est un des sens du « zonage ») et les efforts pour y parer ou la pallier ? Cette dissociation a des formes et des intensités différentes selon les classes sociales (voir choix résidentiels, stratégies d’adaptation aux contraintes définies par le marché de l’emploi et le marché immobilier, etc.). On pourrait interroger aussi la politique sous ce rapport : les lieux de l’insertion économique étant, de plus en plus fortement, dissociés des lieux de résidence et de reproduction, souvent aussi lieux de l’exercice politique (ou, du moins, d’un certain exercice politique : politique municipale, vie associative), n’y a-t-il pas des conséquences (dans le rapport à la politique) de cette multiplication et de cette dissociation des « scènes » sociales ?
5On a souvent étudié les utopies urbaines, les projets des réformateurs, comme négations ou inversions des caractères de l’urbanisation (les villes-jardins, etc.). On pourrait, sur ce point, trouver une conformité profonde entre une certaine direction d’évolution (le zonage et la spécialisation des aires) et une certaine ligne des spéculations ou des fantasmes à propos de la ville. Ainsi, l’intention de dissocier fortement lieux de production économique/lieux de reproduction paraît caractéristique des projets de Le Corbusier. Auparavant, la volonté réformatrice et purificatrice de l’hygiénisme ne s’accompagne-t-elle pas, implicitement, de l’intention de dissocier la ville de l’usine ? On peut en voir une image dans les rêveries urbaines de Jules Verne dans les 500 millions de la Bégum : il y décrit dans l’espace américain deux villes nouvelles, une ville-usine (la ville, de la volonté de puissance allemande, enrégimentée selon les exigences de la production industrielle-mines d’armement) opposée à une ville jardin (la ville de la volonté d’ordre, d’harmonie, d’hygiène, fondée par un français).
6On pourrait retrouver une variante de cette structure d’opposition dans la forme actuelle de l’opposition ville/campagne. La division de l’espace rural en un espace productif objet d’une exploitation intensive et rationalisée et un espace laissé à une agriculture obsolète, à la lente disparition d’usages productifs déclassés ou « secondarisés » (exercés comme activités complémentaires ou de substitution) ne peut-elle conduire à une opposition entre un espace urbain et industriel, lieu de la production, et un espace rural, campagne « naturalisée » et « archaïsée » vouée aux fonctions de reconstitution de la force de travail (par la promenade, le loisir, la retraite, la recollection, le séjour secondaire, etc. : voir les fonctions diverses que couvre l’appellation de « poumon vert » dans le discours des aménageurs ; pour des exemples régionaux, la relation zone urbaine marseillaise/Lubéron ou zone industrielle de Fos/Camargue ou Lubéron) ? L’utopie du retour à la nature peut se fixer sur l’espace rural quand il a perdu ses fonctions de production ; elle s’inscrit, sous la forme miniaturisée et aménagée du retour temporaire à la nature (le week-end), dans les projets des aménageurs et planificateurs. On pourrait analyser ici les rapports des commissions du Plan (sur les questions urbaines, de cadre de vie, d’espace rural notamment).
Les pièges du naturalisme liés à l’usage de la notion de territorialité3
- 3 Voir le début du texte de Marcel Roncayolo [supra, p. 19].
7Ne faut-il pas, contre un transfert sans contrôle de la notion éthologique de la territorialité, réaffirmer le primat de la division sociale de l’espace et de la définition sociale des usages de l’espace ? On trouverait un exemple topique en étudiant les stratégies d’utilisation de l’espace (et de détournement éventuel des usages) dans les contextes où cet usage peut paraître fortement prédéterminé par les partis urbanistiques et architecturaux, soit dans le cas des grands ensembles, des nouveaux villages de pavillons, des villes nouvelles (à voir en particulier les usages qu’en font les adolescents ; les changements de la définition des espaces masculin/féminin – le cas des « pavillons » –, de la définition de l’espace public et de l’espace privé, etc.). Une ethnographie nourrie des perspectives théoriques de l’interactionnisme et de l’ethno-méthodologie serait sans doute ici une méthode d’étude rentable. L’éthologie, en effet, peut être trompeuse, surtout en ceci qu’elle fait passer sous le pavillon, séduisant, des mérites de la méthode et de la technique (observation in vivo, techniques d’objectivation, etc.) une marchandise théorique suspecte (naturalisme, ethnocentrisme, universalisation de l’anthropologie de l’homme capitaliste) parfois fondée sur la simple reprise, sous forme de psychologie animale donnée comme une sorte de psychologie ou d’anthropologie fondamentale et naturelle, d’une psychologie anthropomorphique auparavant projetée dans le monde animal.
Le rapport au territoire : éthologie et histoire sociale
- 4 Voir les recherches de Rémy Ponton et d’Anne-Marie Thiesse.
8À côté de ce que suggèrent les analogies avec les concepts de l’éthologie pour penser le rapport à l’espace, ne faut-il pas faire une place aux analogies venues de thématiques idéologiques telles celles du déracinement et de l’enracinement ? Le privilège accordé à certains aspects de la territorialité ne doit-il pas quelque chose à l’inquiétude sourde (passée dans les problématiques des sciences sociales par l’intermédiaire des discours des réformateurs sociaux, hygiénistes, etc.) sur les effets désorganisateurs de la rupture du lien avec le territoire d’origine ? On pourrait voir aussi, sous ce rapport, l’importance de la littérature (roman rural, roman régionaliste)4.
Éthologie savante, éthologie populaire
9Nous sommes attentifs aux analogies qui s’établissent entre l’éthologie comme discipline scientifique et les sciences sociales (particulièrement géographie, sociologie) : circulation de concepts et de modèles. On pourrait établir deux autres séries de relations, l’une, verticale si on veut, qui lierait l’éthologie savante à une « éthologie populaire » (emprunt de modèles, circulation de schémas de l’une à l’autre), l’autre, horizontale et parallèle à la relation établie entre éthologie savante et sciences sociales, qui lierait une « éthologie populaire » à une sociologie ou une géographie « spontanées ». N’y a-t-il pas, en effet, une « éthologie populaire » comme savoir commun sur la psychologie et les conduites animales ? Pour éclairer ses conditions de constitution on pourrait s’interroger sur les usages sociaux des animaux, sur les conditions du rapport aux animaux (usages productifs et domestiques ; chasse et observation des animaux sauvages). Un domaine particulier d’étude peut être celui du vocabulaire de la chasse et de sa place dans la langue (par exemple, il convoie un langage et des représentations de la territorialité).
« Déterritorialisation », « multiterritorialisation » et revendication d’une identité régionale
- 5 Voir les indices nombreux de développement de la fonction de repère d’identité, de marquage, du ter (...)
- 6 Voir l’exemple extrême des situations de migration : le travail à Paris, le vote, la propriété, etc (...)
- 7 « Family Structure and Economic Change in Nineteenth Century Europe », The Journal of Economic Hist (...)
10Ne pourrait-on pas situer les revendications d’une identité régionale5 aux transformations récentes du rapport au territoire ? Plutôt que par l’opposition dichotomique de l’insertion territoriale et de l’inscription dans un espace neutralisé (abstraction des positions sociales par rapport à l’espace, « cosmopolitisme » pour reprendre un terme de Simmel), ne faudrait-il pas considérer un continuum de degrés d’appartenance (et, corrélativement, de distance) à un territoire et une multiplicité de lieux d’appartenance (des scènes différentes pour des activités différentes). Cette situation n’est sans doute pas radicalement nouvelle, mais elle est à la fois plus nette et plus diffusée (expérimentée par un plus grand nombre de groupes) dans la période actuelle. Les causes en sont multiples (urbanisation et exode rural ; modes de déruralisation et de transmission de l’héritage ; variation des lieux de résidence au long du cycle de vie, etc.) et les formes extrêmement diverses (on en a étudié quelques-unes et saisi quelques effets dans l’enquête « chasse »). Il s’ensuit qu’il y a une histoire sociale du rapport au territoire, et spécialement au territoire d’origine (contre les suggestions naturalistes liées à la définition éthologique de la territorialité). On pourrait s’interroger systématiquement sur la « multiterritorialité », c’est-à-dire par exemple décrire, pour un individu donné, à des moments différents de son cycle de vie, les différents lieux d’appartenance et d’exercice de diverses compétences sociales (lieu de travail, de résidence, de vote, de possession, de fréquentation, etc.), ce qui serait peut-être une manière de généraliser et de relativiser la problématique qui procède par simple croisement de la mobilité géographique et de la mobilité sociale, entendues de façon trop globale. C’est sur fond de cette situation que prennent sens, peut-être, les revendications d’identité régionale : formation réactive de l’image d’une origine, constitution symbolique de racines, au moment où, moins que jamais sans doute, un individu ne peut se définir par l’appartenance à un territoire, mais, beaucoup plus, par une série d’appartenances territoriales6. Il faudrait dans cette perspective comparer le sens différent des migrations à l’intérieur du territoire français : variation dans le temps xixe-xxe siècle (migrations de rupture/migrations avec possibilité, volonté, illusion de retour ?), variation dans l’espace (selon la région, le système social et notamment le système de transmission de l’héritage) – pour des analogies, voir les analyses d’Habbakuk sur la relation entre les formes de migration et les systèmes d’héritage dans l’Europe moderne7. Le travail de Jean-Pierre Mathy (sur les migrations et la transformation des appartenances), celui de Florence Weber (sur les multi-appartenances et les relations ville industrielle/campagne) apporteraient ici des exemples et des modèles d’analyse.
La construction sociale des schèmes de perception du territoire et le problème de l’identité régionale
- 8 Voir recherche sur les images de la Provence [et texte infra, p. 103-191].
- 9 Voir le projet de Jean-Claude Chamboredon, Annie Méjean, Jean-Louis Fabiani et Jean-Pierre Mathy su (...)
11Dans la perspective d’une sociologie du régionalisme, des stéréotypes régionaux, de l’image des régions et de la perception des paysages8, on pourrait prolonger les remarques ci-dessus en proposant d’étudier comment se constituent les catégories de perception du territoire régional, comment évoluent les signes de la personnalité régionale, qui fonctionnent à la façon d’emblèmes. N’y a-t-il pas une histoire sociale des symboles du territoire, à quoi l’étude de la territorialité doit faire une place ?9
Complément sur Durkheim et le territoire
12À signaler qu’on trouve dans les Leçons de sociologie, à propos de l’examen de diverses définitions de l’État, une discussion sur la relation de l’État au territoire intéressante parce que Durkheim (théorisant à partir des expériences récentes d’amputation territoriale et sans doute aussi, implicitement, à partir de la philosophie territoriale de Ratzel) y propose de voir dans la valorisation du rapport au territoire un phénomène spécifiquement moderne, les lieux de territorialité étant un substitut fonctionnel de liens religieux ou politiques :
- 10 É. Durkheim, Leçons de sociologie, Publications de l’Université d’Istanbul, 1950, p. 54.
Aujourd’hui, la France ce n’est plus seulement une masse, principalement les individus qui parlent telle langue, qui observent tel droit, etc. c’est essentiellement une portion déterminée de l’Europe. Quand bien même tous les Alsaciens en 1870 auraient opté pour la nationalité française, on aurait été fondé à considérer la France comme mutilée ou diminuée, par cela seul qu’elle aurait abandonné à une puissance étrangère une partie déterminée de son sol. Mais cette identification de la société avec son territoire ne s’est produite que dans les sociétés les plus avancées. Elle tient sans doute à des causes nombreuses, à la valeur sociale plus haute qu’à prise le sol, peut-être aussi à l’importance relativement plus grande que le lieu géographique a acquis, alors que d’autres liens sociaux, de nature plus morale, ont perdu de leur force. La société dont nous sommes membres est davantage pour nous un territoire défini, depuis qu’elle n’est plus essentiellement une religion, un corps de traditions qui lui sont spéciales, ou le culte d’une dynastie particulière10.
Notes
1 Voir J.-C. Filloux, Durkheim et le socialisme, Genève, Droz, 1977.
2 Cf. remarque passim dans le texte de Marcel Roncayolo et passage sur l’hygiénisme.
3 Voir le début du texte de Marcel Roncayolo [supra, p. 19].
4 Voir les recherches de Rémy Ponton et d’Anne-Marie Thiesse.
5 Voir les indices nombreux de développement de la fonction de repère d’identité, de marquage, du territoire d’origine, « région » ou « pays ».
6 Voir l’exemple extrême des situations de migration : le travail à Paris, le vote, la propriété, etc. à Bragance.
7 « Family Structure and Economic Change in Nineteenth Century Europe », The Journal of Economic History, no 1, 1955.
8 Voir recherche sur les images de la Provence [et texte infra, p. 103-191].
9 Voir le projet de Jean-Claude Chamboredon, Annie Méjean, Jean-Louis Fabiani et Jean-Pierre Mathy sur la construction sociale de l’identité régionale.
10 É. Durkheim, Leçons de sociologie, Publications de l’Université d’Istanbul, 1950, p. 54.
© Éditions Rue d’Ulm, 2016