Territoires
|Remarques et commentaires
« Territorialité » et analyse géographique de l’espace
Quelques remarques à propos du texte de M. Roncayolo
Texte intégral
1En tant que géographe – conscient qu’il est artificiel d’isoler un point de vue particulier dans l’étude de Marcel Roncayolo, dont un des principaux intérêts est précisément de multiplier les approches et d’établir toute une série de liens entre les diverses facettes de la notion de territoire – j’apprécie avant tout, dans son article, une contribution aux débats épistémologiques qui agitent actuellement la géographie humaine. L’effervescence qui règne dans notre discipline (et dont des revues comme L’Espace géographique, ou, sur des registres plus spécifiques, Géopoint, Hérodote, Villes en Parallèle, etc., donnent une assez bonne image) va en effet de pair avec l’adoption, pour ne pas dire la consommation à un rythme rapide, de notions et de problématiques souvent empruntées à d’autres sciences. Or « territoire » et « territorialité » font partie des mots et thèmes actuellement à la mode, même si l’on peut espérer qu’en l’occurrence il ne s’agira pas seulement, en géographie du moins, d’un engouement éphémère destiné à être suivi d’un prochain oubli.
« Territoire » ou « espace » ?
2La séduction qu’exerce auprès des géographes, dans une phase de prospection, une notion comme celle de « territoire », tient sans doute à sa richesse sémantique, mais aussi à son imprécision. À cet égard, l’article de Marcel Roncayolo est donc utile parce qu’il propose une analyse critique de la mode, et d’abord parce qu’il met en garde contre certaines tentations de laxisme dans l’emploi du vocabulaire. C’est ainsi qu’on devrait désormais hésiter à jouer sur les différents sens du mot « territoire » en l’appliquant indifféremment à des entités spatiales qui ne seraient que de pures structures juridiques non sanctionnées par l’existence d’un sentiment d’identité collective, ou inversement à des espaces intra-urbains de fréquentation quotidienne même reconnus, identifiés et qualifiés de « quartiers » au sens où l’entendent les spécialistes de « l’espace vécu », mais sur lesquels ne s’exercerait aucun contrôle politique ou administratif spécifique.
3Ce travail de décomposition du contenu sémantique des mots, de déconstruction et de reconstruction conceptuelles, était d’autant plus opportun que les géographes sont menacés parfois, de nos jours, par une sorte de « vertige épistémologique », lorsqu’ils découvrent que l’espace, objet longtemps quelque peu honteux de leur science, est désormais un thème d’intérêt pour d’autres chercheurs venus d’horizons divers, et que ces derniers lui attribuent de multiples fonctions et propriétés qu’eux-mêmes n’osaient pas toujours étudier. Il était donc salutaire de préciser en quoi les différentes formes de territorialité – et les différentes fonctions et significations de l’espace – se distinguent les unes des autres ; de marquer les discontinuités – dans la réalité et dans la connaissance que nous pouvons en avoir – entre le biologique et le social, entre la psychologie individuelle et la psychologie collective, entre les comportements et les phénomènes d’organisation politique, etc. ; et, simultanément, de montrer concrètement qu’un des apports essentiels de l’idée de territoire est d’inciter à explorer des voies transversales et à jeter des passerelles entre des ordres de phénomènes et des niveaux d’analyse apparemment éloignés.
- 1 Représentations pouvant acquérir assez de force pour s’affranchir, à la limite, de leur base matéri (...)
- 2 Cf. J. Bonnemaison, « Voyage autour du territoire », L’Espace géographique, t. X, no 4, 1981, p. 24 (...)
4Il resterait cependant, peut-être, à proposer une définition plus explicite de la notion et à formaliser plus didactiquement une théorie des rapports entre les différentes fonctions de la territorialité. Sans doute convient-il de préciser que tout système spatial, toute structure géographique, ne constituent pas des « territoires » au sens plein. Faut-il aller jusqu’à considérer qu’un véritable « territoire » ne se définirait pas seulement par la projection, sur une étendue donnée, d’un ensemble de structures déterminant la spécificité d’un groupe humain, mais, conjointement, par un mode de découpage et de contrôle de l’espace garantissant cette spécificité, ainsi que par des modes d’occupation et d’aménagement matériel fournissant des supports symboliques contribuant à fonder le sentiment que ce groupe a de sa propre identité ? La territorialité procèderait alors non seulement de la construction d’organisations spatiales, mais de la construction d’organisations suffisamment chargées d’histoire pour que se matérialisent des formes perçues comme signifiantes et favorisant la cristallisation de représentations collectives1. Mais il faut prendre garde à ne pas prêter à la notion de territoire une rigueur et une richesse synthétique excessives, en la chargeant d’une partie des attributs de la notion de patrie. On sait en effet qu’il existe entre ces deux concepts nombre de différences, que le langage courant exprime assez clairement ; par exemple, « défendre sa patrie » et « défendre son territoire » n’ont pas le même sens... La fonction de sécurité (et donc l’idée de défense) est certes un élément essentiel d’unité entre les diverses acceptions, individuelles ou collectives, de la notion de territoire2 ; mais il y a dans celle-ci quelque chose de plus matériel et de plus utilitaire que dans celle de patrie. C’est ainsi qu’on peut parler, à propos d’un territoire, d’aménagement, d’appropriation, d’exploitation. De même enfin, bien que tout pouvoir tende à fixer et à consolider les limites du territoire qu’il contrôle, ces limites ne sont pas intangibles : un territoire s’étend, se rétrécit, il peut être démembré ou annexé…
5Un territoire est donc une construction, alors que toute entité spatiale ne l’est pas nécessairement, mais c’est une construction pas toujours bien consolidée. Il est le produit d’une stratification historique, mais la durée et l’efficacité de celle-ci sont relatives. Territorialité et identité des groupes humains ne correspondent donc qu’imparfaitement (peut-être parce que la seconde s’inscrit dans une temporalité plus longue ?).
Représentations individuelles et collectives : questions de frontière
6La critique de la notion de « perception de l’espace » a d’autant plus de portée que Marcel Roncayolo la fonde non seulement sur des motifs de prudence méthodologique – sur lesquels on reviendra – mais sur un principe épistémologique : c’est non pas au niveau individuel, mais à celui des structures collectives, matérielles et mentales, que se situe l’objet de la sociologie et de la géographie sociale. De ce point de vue, la référence à M. Halbwachs est fondamentale. Ce choix théorique n’interdit pas, toutefois, de s’intéresser aux pratiques et aux représentations individuelles de l’espace :
- d’une part, en effet, l’analyse à l’échelon des individus est nécessaire pour saisir la diffusion des modèles et des normes (Marcel Roncayolo parle à ce propos d’apprentissage de la territorialité) et, plus encore, les phénomènes de résistance à cette diffusion. L’étude microgéographique et microsociologique s’impose ainsi, par exemple, pour comprendre l’extra-territorialité inhérente à toute société : extra-territorialité de minorités privilégiées (grandes familles de l’Empire austro-hongrois, jet-society...), extra-territorialité des « marginaux » rejetés par tel ou tel mode de croissance... Faite tantôt de fixation, tantôt de mobilité, volontaire ou subie, l’extra-territorialité se définit moins par des formes spatiales, par une géométrie, que par une distance aux normes sociales ;
- d’autre part, l’étude de la territorialité conduit nécessairement à examiner l’influence que peut exercer un environnement social donné sur les mentalités et sur les comportements. Or, il semble bien que, sur cette question classique des « effets de contexte », les progrès de la connaissance dépendent surtout de l’analyse, au niveau des individus, des perceptions et représentations, qui soulève de délicats problèmes d’interprétation.
7Les enquêtes, qu’elles soient fondées sur des questionnaires ou sur le recueil de matériel semi-projectif, révèlent le poids considérable de données apparemment confuses, contradictoires, irrationnelles, dans les discours, images, jugements et projets relatifs à l’espace et à la territorialité. Tout ce qui touche aux lieux habités, appropriés ou simplement fréquentés et, de là, à l’imagination de l’espace en général, est profondément marqué par l’histoire des individus, et souvent par des éléments enfouis de cette histoire. Suffit-il de prendre acte de l’existence des difficultés qui en résultent ? Une façon de les résoudre consiste à recourir, dans la mesure du possible, à « l’analyse secondaire » ; celle-ci conduit plus directement à l’objectif fondamental, la connaissance des structures et des agents macrogéographiques. Mais parfois trop directement, peut-être ? Et n’est-ce pas, pour une part, contourner la difficulté au lieu de la résoudre ? L’analyse géographique peut-elle laisser de côté tout ce qui ne s’intègre pas dans des modes de raisonnement et des schémas d’interprétation essentiellement empruntés à la sociologie, et le traiter comme un « brouillage » qui parasiterait l’information ?
8Les géographes ne sont certes pas habilités par leur formation à maîtriser les processus d’élaboration des perceptions et représentations individuelles, et encore moins à décrypter les déterminants inconscients qui influent sur les pratiques et les images de l’espace : loin de tirer au clair le rôle de l’inconscient des sujets étudiés, l’observateur risque de projeter dans son interprétation ses propres présupposés, voire ses fantasmes. Divers textes de littérature architecturale, appliquant à l’interprétation des formes urbaines des notions psychanalytiques trop générales pour être éclairantes, incitent à la prudence.
9Mais la prudence ne commande pas forcément d’en rester là... L’histoire suggère que les relations de voisinage entre les sciences humaines ne sont nullement immuables, et peut-être faut-il, à tout le moins, jeter un regard de l’autre côté de la frontière tracée par Halbwachs entre le champ de la psychologie collective, où les géographes pourraient s’aventurer avec les sociologues, et celui de la psychologie individuelle, qui leur serait interdit.
Remarques sur la « mode de la territorialité »
10a) La faveur actuelle de la notion de territoire paraît tenir à un désir, largement répandu, de voir coïncider plus étroitement le droit et le « vécu » en matière de découpage de l’espace.
11Il serait peut-être utile à cet égard de répertorier et de comparer des cas où des entités territoriales d’ordre politique, récemment créées, tendent à être reconnues et sanctionnées par l’éclosion de sentiments d’identité collective. On pourrait examiner de ce point de vue ce qui se passe dans certaines jeunes nations issues de la décolonisation, ou dans les « régions » instituées en France sous la Cinquième République. Par exemple, étudier la diffusion du nom attribué à une de ces régions à l’intérieur des départements ou fractions de départements qui ne faisaient pas traditionnellement partie de l’ancienne province à laquelle on a prétendu identifier la nouvelle unité administrative (cf. les cas de la Nièvre par rapport à la Bourgogne, ou du Velay par rapport à l’Auvergne).
- 3 Nous attendons avec intérêt l’ouvrage Les Territoires de la vie quotidienne, actes du colloque Géop (...)
12Il y aurait également matière à enquêter sur l’existence et les modalités d’éventuels phénomènes analogues à l’échelle intra-urbaine, notamment dans les zones de banlieue, où les limites communales ne sont généralement pas perçues et identifiées par la mémoire collective, du moins pas de façon aussi prégnante que les anciennes limites de terroirs et frontières paroissiales en milieu rural. Inversement, on pourrait étudier les cas où se développe une aspiration collective à la reconnaissance institutionnelle de formes élémentaires – ce qui ne signifie pas spontanées – de « territorialité » vécue. Quels agents, quelles instances créent de nos jours des « territoires » ? Qui fait naître des « quartiers » : les pouvoirs publics, les architectes, les promoteurs, les associations, la presse, le commerce ?3
13b) Marcel Roncayolo a montré que le discours actuellement à la mode sur le territoire a parfois pour fonction de véhiculer des éléments de pensée utopique : crise de la territorialité, mais aussi nostalgie d’une société où les liens de solidarité inscrits dans l’espace transcenderaient les antagonismes sociaux ; refus d’un mode de croissance dans lequel la mobilité est, pour les groupes sociaux dominants, signe de liberté en même temps que facteur de promotion – et donc d’identification – sociale, tandis que, pour les dominés, elle est subie.
14On pourrait aussi se demander si, en géographie urbaine du moins, la vogue de la notion de territoire ne procède pas en partie de l’échec d’analyses fonctionnalistes de l’espace, ainsi que du piétinement d’une géographie marxiste restée souvent un peu trop enfermée dans l’analyse de la sphère de la production et de l’économie. Introduire la problématique de la territorialité dans la géographie urbaine, c’est prêter davantage attention à des thèmes jusqu’à présent négligés ou temporairement oubliés : les modes de vie, les mentalités, la culture, le pouvoir. C’est chercher à appréhender les articulations entre les différents niveaux et instances selon lesquels s’ordonne et se différencie l’espace : on rejoint ici une préoccupation commune à un grand nombre de géographes qui se soucient actuellement de donner un statut scientifique à leur discipline.
- 4 Cf. A. Cauquelin, « Espace, communication et lien des différences », colloque Recherches pluridisci (...)
- 5 Cf. J.-B. Racine, « Formes spatiales et transaction sociale vers une explication du rapport général (...)
15Le progrès en ce domaine passera-t-il par des tentatives de formulation d’une théorie générale des formations spatiales ? Que peut-on attendre, par exemple, du recours à la théorie de l’information pour penser les contradictions entre le pouvoir central, qui impose une identité par la négation des différences, et les formes locales, « périphériques », de territorialité, qui affirment leur identité en s’opposant4 ? Ou du recours à une sémiologie générale des formes spatiales (et pas uniquement des symboles chargés d’une fonction d’identification collective) pour interpréter les rapports entre les aménagements matériels de l’espace, les pratiques et les représentations5 ?
- 6 On rapprochera utilement à ce sujet les observations de Marcel Roncayolo et celles d’Augustin Berqu (...)
16La mode du territoire est donc, dans notre discipline, une réaction à la crise de la pensée géographique. Les géographes aspirent à explorer de nouveaux domaines. Encore doivent-ils rester conscients de la spécificité des différentes approches et ne pas rejeter par un effet de mode l’analyse des faits économiques et sociaux que privilégiait, voici peu, la géographie humaine6.
Notes
1 Représentations pouvant acquérir assez de force pour s’affranchir, à la limite, de leur base matérielle ; ce qui expliquerait que, dans certaines conditions historiques (par exemple une diaspora), le support spatial symbolique d’un groupe puisse être un territoire imaginaire.
2 Cf. J. Bonnemaison, « Voyage autour du territoire », L’Espace géographique, t. X, no 4, 1981, p. 249-262.
3 Nous attendons avec intérêt l’ouvrage Les Territoires de la vie quotidienne, actes du colloque Géopoint, Avignon, 1982.
4 Cf. A. Cauquelin, « Espace, communication et lien des différences », colloque Recherches pluridisciplinaires sur l’espace, Nanterre, novembre 1981.
5 Cf. J.-B. Racine, « Formes spatiales et transaction sociale vers une explication du rapport général du social à la matérialité », Rivista Geografica Italiana, no 4, 1982, p. 502-526.
6 On rapprochera utilement à ce sujet les observations de Marcel Roncayolo et celles d’Augustin Berque ainsi que de Roger Brunet dans leurs contributions respectives aux débats de L’Espace géographique sur « l’approche culturelle en géographie » (L’Espace géographique, t. X, no 4, 1981).
© Éditions Rue d’Ulm, 2016