1« Dans l’Europe chrétienne, note Marcel Roncayolo (p. 33), la paroisse, unité religieuse à base territoriale, est le cadre de la vie quotidienne et des manifestations rituelles, pendant le Moyen Âge et l’époque moderne. Elle donne aux communes leurs futures limites. »

2La paroisse rurale assume, en effet, en France, à la veille de la Révolution, l’ensemble des fonctions dévolues à la territorialité. Cadre foncier, économique, social, religieux, politique, culturel de la vie quotidienne, la paroisse exprime et définit la « communauté des habitants »1. L’Église est ainsi garante d’un terroir, auquel ses prêtres assurent les bénédictions du Ciel (rites agraires – en particulier les Rogations – et cultes rendus aux « saints locaux »), la cohérence interne (manifestations collectives de la foi et magistère moral) et la mémoire collective (gestion de l’état-civil). La paroisse fonde et conforte ce rapport – d’essence religieuse – entre les hommes, qui est, avant l’attachement à un lieu particulier, la condition d’existence de la territorialité.

3Or, à l’aube de la Révolution, les Constituants dissocient la paroisse, cadre « religieux », de la commune, cadre « politique », « légal ». À la commune est dévolu l’essentiel des fonctions appartenant jadis à la paroisse : juridiques, économiques, sociales, « policières », politiques, légales (la gestion de l’état-civil), etc. Un processus de laïcisation s’engage, qui n’est pas sans incidence sur la définition et les fonctions de la territorialité dans la France rurale.

Permanence et dynamique de la paroisse au xix^e siècle

4La paroisse est, en régime concordataire, une structure territoriale mineure. L’établissement d’une paroisse relève de l’approbation du pouvoir civil (ministère des Cultes), sur proposition de l’administration diocésaine. La paroisse désormais coexiste, sans souvent coïncider, avec cette entité territoriale directement issue de la nouvelle légalité étatique qu’est la commune. La création des conseils de fabrique, qui gèrent les fonds et les bâtiments paroissiaux sous la coprésidence du curé et du maire, ne restaure ni l’ancienne « communauté des habitants », ni le magistère pastoral du curé villageois. Le Concordat établit au village une dualité territoriale, distingue la paroisse et la commune, c’est-à-dire le sacré et le profane, le religieux et le politique, le communautaire (au sens spirituel du moins) et le collectif.

5Entité territoriale appauvrie, mais non abolie, la paroisse participe de la permanence de la Chrétienté rurale, selon le schéma tridentin revivifié par la pastorale postconcordataire : un terroir, une église, un pasteur, un troupeau. Mais cette structure ancienne est, au xix^e siècle, une structure dynamique, en expansion sinon en mutation. La réorganisation de la géographie paroissiale du territoire français, achevée par les décrets de 18082, entraîne de profonds bouleversements. Pour des raisons qui sont surtout d’économie, la paroisse est, en bien des lieux, dissociée de la commune : 6 à 7 000 communes sont en 1808 dépourvues de titre paroissial. Plus encore, parmi les postes légalement institués, sont vacantes 16 % des succursales françaises en 1826, 4 % encore en 1840, faute de prêtres3. Les communes dépourvues de pasteurs sont, de mauvais gré le plus souvent, « rattachées » à la paroisse voisine, ou desservies par binage : dans La Terre de Zola (1887), on voit ainsi l’abbé Godart, curé de Bazoches-le-Doyen, courir porter, malgré tout, les « secours de la religion » à « ces damnés de Rognes ». Dans ces communes « orphelines » (aux yeux de l’Église du moins), la paroisse a cessé, pour un temps plus ou moins long, d’être une référence territoriale quotidienne.

6Cependant, le xix^e siècle est le témoin d’un mouvement considérable de créations paroissiales : 5 000 paroisses supplémentaires au moins entre 1825 et 1875, estime Claude Langlois. Le diocèse d’Arras comptait 566 paroisses lors du décret constitutif du 30 septembre 1807 : l’État érige 129 succursales nouvelles de 1820 à 1881 (dont 115 paroisses rurales) et 86 vicariats de 1818 à 18754. Dans le diocèse de Belley, de 1816 à 18805, sont érigées 112 paroisses supplémentaires, toutes rurales, soit un accroissement d’un tiers des paroisses existantes dans le diocèse à l’aube de la Restauration (329 paroisses en 1815, 441 en 1880) ; dans le même temps, sont encore créées 47 chapelles vicariales, peu à peu transformées en paroisses, et, à partir de 1818, 77 vicariats proprement dits6.

7La France de 1875 compte environ 35 000 paroisses, soit presque autant que de communes. Mais la coïncidence des chiffres globaux ne signifie pas un retour à l’unicité territoriale, sous les deux « espèces », laïque et religieuse. De notables disparités au contraire subsistent : le modèle villageois du xix^e siècle (une église, une mairie, bientôt une école) ne correspond pas en bien des lieux à la réalité territoriale. « Il est, note Claude Langlois7, des cas extrêmes, comme le diocèse de Rodez qui compte plus de deux paroisses pour une commune rurale, ou celui de Tarbes qui ne dispose au contraire que de six paroisses pour dix communes. » Deux France se distinguent nettement : l’une où le nombre des paroisses l’emporte sur celui des communes : « pays de Chrétienté », tels l’ouest intérieur ou ce large sud-est qui va du Quercy aux Alpes ; l’autre où les communes privées de titre paroissial – et de curés – sont nombreuses : nord et est en particulier. La géographie paroissiale différenciée de la France du xix^e siècle constitue sans nul doute un chemin, encore mal exploré, pour l’analyse de la « déchristianisation ».

Esprit de clocher et laïcisation de l’appartenance au terroir

8La disparité des situations communales au regard de la géographie paroissiale détermine débats et combats autour de la territorialité. Dans la France rurale du xix^e siècle s’affirme l’esprit de clocher – curieuse expression qui allie la découverte de « l’esprit de localité » à sa dépréciation, dans ce symbole d’architecture cléricale qu’au même moment (1840-1880 circa) municipalités et conseils de fabrique s’efforcent de rebâtir plus beau, plus haut surtout. Revendication locale, la requête paroissiale exprime le lien vivace, quoique complexe dans ses multiples implications, qui unit la religion catholique au terroir.

9Le titre paroissial est l’objet de luttes tenaces, souvent confuses, parfois violentes, qui constituent un élément encore peu étudié de l’histoire des campagnes françaises au xix^e siècle. Toute commune privée de pasteur propre n’a de cesse de voir cette « iniquité » réparée ou du moins corrigée. Pétitions du conseil municipal ou des populations auprès des autorités civiles et religieuses, interventions multiples des élus et des notables, protestations parfois véhémentes contre les rattachements à la commune voisine, voire « émotions » populaires à l’encontre du curé « intrus », la gamme est riche des manifestations des communautés villageoises en faveur de la cause paroissiale : lors de la difficile réorganisation concordataire des années 1802- 1809, le diocèse de Grenoble, comme tous les diocèses de France, est le théâtre d’une multiplicité de conflits locaux, dont Jean Godel a donné une minutieuse analyse8.

10Quelle signification accorder à ces revendications paroissiales ? L’historiographie catholique y a lu reconnaissance, de la part des populations rurales, de l’utilité morale et sociale de la religion, y a vu le témoignage du retour des esprits jadis égarés dans le giron de la Chrétienté. Mais d’autres éléments sont indéniablement entrés en ligne de compte : la tradition « immémoriale » de la présence d’un curé à demeure au village ; le vif désir de l’autonomie locale, au spirituel comme au temporel ; la jalousie ou la haine à l’égard de la paroisse de rattachement. La revendication territoriale exprime tous les aspects, parfois contradictoires, d’une « religion du terroir ».

11L’analyse détaillée des luttes paroissiales est riche d’enseignements. Le diocèse de Belley est, au xix^e siècle, le théâtre de multiples débats liés aux mutations territoriales. L’on comptait en 1789 sur son territoire (dont les limites coïncident avec le département de l’Ain) 682 « communautés » en 1789, et un nombre presque équivalent de paroisses. En 1790, sont formées 468 paroisses, réduites au nombre de 439 en 1815. À cette date, le département ne compte que 329 paroisses – soit 110 communes sans curé à demeure. La création de 112 paroisses jusqu’en 1880 ne constitue pas seulement un « rattrapage » vis-à-vis de la géographie municipale (en 1848, on recense 58 communes privées de pasteurs, et 30 encore en 1880), mais répond à une dynamique propre ainsi qu’aux transformations économiques et sociales du peuplement rural. Ainsi, de 1815 à 1914, sont créées 25 communes nouvelles : sur ces 25 sections « émancipées », souvent de haute lutte, 17 s’étaient vues auparavant accorder une structure religieuse autonome, sous la forme d’une paroisse, d’une chapelle vicariale ou d’un vicariat à demeure. L’Église du diocèse apparaît attentive aux mouvements de rénovation de la géographie rurale (ainsi de la création, en 1846, de la paroisse de Retord dans le Far North herbager du Haut-Valromey, ou, en 1853, de la paroisse de Bellegarde, bourgade commerçante en essor rapide, aux dépens des communes rurales avoisinantes). Une modernité catholique se fait jour à travers ces décisions très significatives, tandis que, dans le même temps, se constituent, à l’opposé, des paroisses « de repli », dans la volonté explicite d’isoler des communautés rurales des perverses influences du bourg voisin (ainsi, sous la Restauration, des paroisses ou chapelles vicariales de Dagneux, près de Montluel, de Laiz, près de Pont-de-Veyle, de Cuet, près de Montrevel, des Allymes, près d’Ambérieu-en-Bugey, de Bey près de Cormoranche-sur-Saëne). Poursuivre ou préserver, telle est, à l’évidence, la signification des choix contradictoires de l’administration diocésaine de Belley en matière de géographie paroissiale.

12Les satisfactions pastorales escomptées sont cependant rarement au rendez-vous. Soit que la revendication paroissiale soit fondamentalement (comme le pensent certains curés de cantons) un témoignage d’indocilité plutôt que de piété, soit qu’elle ne prélude en aucune façon à une soumission ultérieure au magistère pastoral, soit qu’elle exprime davantage la force nouvelle de « l’esprit de clocher » plutôt que le retour à Dieu. Les nouvelles paroisses du diocèse de Belley – à l’exception des paroisses « de repli » – se sont rarement muées en localités exemplaires ou « consolantes » pour les ministres du culte. Plus globalement, la dualité territoriale de l’espace rural français au xix^e siècle semble avoir constitué une période de transition dans le lent et complexe processus de laïcisation du sentiment d’appartenance au terroir.