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Une institution révolutionnaire et ses élèves (2)

Introduction

Texte intégral

  • 1 D. Julia (dir.), L’École normale de l’an III, t. 5 : Une institution révolutionnaire et ses élèves, (...)

1L’histoire de l’École normale de l’an III, qui est publiée parallèlement au présent volume1, a requis le maniement de très nombreuses sources distribuées sur l’ensemble du territoire national. Leur origine est citée précisément dans les notes. Il a cependant paru essentiel de fournir, en contrepoint du texte, un choix raisonné de documents qui peuvent permettre de mieux comprendre le fonctionnement d’une institution, tout à la fois éphémère et essentielle, dans l’histoire de l’enseignement en France. Lors du premier centenaire de la Révolution française, la publication, par James Guillaume, des procès-verbaux des Comités d’instruction publique de l’Assemblée législative et de la Convention nationale avait constitué un instrument de travail fondamental auquel recourent encore tous les historiens. Plus simplement, nous souhaiterions présenter, dans un format commode, un recueil des textes les plus significatifs qui ont accompagné la fondation de l’École normale et le déroulement de ses cours. Ces documents viennent étayer les hypothèses formulées et rassemblent, de manière thématique, des informations extrêmement dispersées.

Les réformes de l’éducation de 1789 à 1794 : projets et réalités

  • 2 Voir M. Ozouf, L’Homme régénéré. Essais sur la Révolution française, Paris, Gallimard, 1989, p. 116 (...)

2Il convient d’abord de rappeler brièvement le contexte précis dans lequel ils s’inscrivent. L’automne 1794 est, on le sait, le grand moment des réformes scolaires sous la Révolution française. Ce caractère tardif est paradoxal, si l’on songe que la Révolution s’est pensée d’emblée comme une régénération de l’homme tout entier : il s’agissait bien de former un homme nouveau, un peuple neuf, délivré des entraves dans lesquelles des institutions vieillies l’enserraient. Mais la conception énergétique de la Révolution, qui imaginait cette (re)naissance comme un élan ou un prodige irrésistibles, s’est rapidement heurtée à la conscience d’un écoulement du temps, où le miracle attendu ne se produit pas, et des résistances rencontrées par le mouvement de la Révolution2. Par ailleurs, sans vouloir céder à une quelconque théorie des circonstances, il faut bien avouer que les grands projets d’instruction publique ont été présentés aux assemblées dans des moments peu propices à leur discussion : le débat sur celui de Talleyrand, rapporté, au nom du Comité de Constitution, devant l’Assemblée constituante les 10, 11 et 19 septembre 1791 et qui fut en grande partie rédigé par l’abbé Martial Borye Des Renaudes, futur normalien de 1794, est renvoyé à l’assemblée qui naîtra des élections puisque la Constituante se sépare le 30 septembre suivant. Condorcet n’a pas plus de chance devant l’Assemblée législative puisqu’il présente son projet d’organisation générale de l’instruction publique les 20 et 21 avril 1792, le jour (20 avril) où Louis XVI se rend en personne devant les députés pour leur proposer de voter une déclaration de guerre au roi de Bohême et de Hongrie, François II, empereur du Saint Empire romain germanique. L’urgence porte davantage les représentants vers des questions de recrutement et d’approvisionnement que vers les problèmes d’éducation nationale. L’objet revient pourtant en tête des préoccupations des parlementaires à l’été 1793, à l’un des moments les plus difficiles pour la République : le pays est en proie, dans de nombreux départements, à l’insurrection fédéraliste, la guerre de Vendée est indécise pour les armées républicaines et l’offensive des coalisés se précise au nord de la France, la ville de Condé-sur-l’Escaut ayant capitulé le 10 juillet. Le 13 juillet, Robespierre présente, au nom d’une Commission d’instruction publique créée huit jours plus tôt, le plan d’éducation nationale de Louis-Michel Le Peletier de Saint-Fargeau, assassiné le 20 janvier 1793 à la veille de l’exécution de Louis XVI. Venu d’outre-tombe, ce texte d’un héros républicain mort sous la lame d’un ancien garde du corps du roi et immédiatement panthéonisé, revêt alors une charge sacrale. Qui plus est, Robespierre le lit le jour même où Charlotte Corday poignarde l’Ami du peuple – Marat. L’ambition totalitaire qui parcourt ce projet est à la mesure des enjeux qui se dressent contre la Révolution. Puisque les disparités géographiques entre paroisses et, plus encore, les inégalités sociales rendent très problématique la formation d’un peuple neuf, la fréquentation de l’école primaire ne soumettant l’enfant qu’à une influence partielle et momentanée de la loi, il s’agit d’instaurer, par la coercition, des habitudes nouvelles. Des maisons d’éducation commune arracheront à leurs parents et rassembleront tous les enfants d’une section ou d’un canton, de l’âge de cinq ans à celui de douze (ou onze pour les filles) :

  • 3 J. Guillaume, Procès verbaux du Comité d’instruction publique de la Convention nationale, t. II, Pa (...)

Dans l’institution publique […] +, la totalité de l’existence nous appartient ; la matière, si je peux m’exprimer ainsi, ne sort jamais du moule ; aucun objet extérieur ne vient déformer la modification que vous lui donnez. Prescrivez, l’exécution est certaine ; imaginez une bonne méthode, à l’instant elle est suivie ; créez une conception utile, elle se pratique complètement, continûment, et sans efforts. […] Ainsi se formera une race renouvelée, forte, laborieuse, réglée, disciplinée, et qu’une barrière impénétrable aura séparée du contact impur des préjugés de notre espèce vieillie3.

  • 4 On en trouvera quelques éléments dans D. Julia, Les Trois couleurs du tableau noir. La Révolution, (...)
  • 5 J. Guillaume, ibid., t. II, p. xxv.
  • 6 Ibid., t. III, p. 56-62 et p. 191-196. Les parents ou tuteurs qui ne se seraient pas conformés aux (...)

3On sait les très vifs débats que suscita dans l’Assemblée la création de ces internats obligatoires4. Lorsque la Convention vote, le 13 août suivant, l’adoption du projet, elle en abandonne l’arête majeure, à savoir l’obligation : elle décide seulement « qu’il y aura des maisons communes d’éducation entretenues aux frais de la République. Les citoyens ne seront pas forcés d’y envoyer leurs enfants5 » et elle limite l’application de la loi seulement aux garçons. Au reste, ce décret est lui-même rapporté le 19 octobre, lorsque la Convention vote une première loi sur les écoles primaires. Jusqu’au 9 thermidor, la législation scolaire de la Révolution s’est donc limitée au champ de l’enseignement élémentaire, le décret dénommé Bouquier, du nom de son rapporteur, député montagnard de la Dordogne, ayant été voté le 29 frimaire (19 décembre 1793) : il institue un enseignement libre contrôlé et salarié par l’État au prorata du nombre des élèves accueillis, ecclésiastiques et religieuses n’étant pas exclus des fonctions d’instituteurs. Les parents étaient « tenus » – il s’agit donc d’instaurer une obligation, au moins théorique – d’envoyer leurs enfants trois années consécutives auprès de l’instituteur de leur choix, l’enseignement étant limité à l’apprentissage de la lecture, de l’écriture et des premières règles de l’arithmétique. Des raisons financières expliquent pour partie cet abandon du monopole d’État précédemment voté, le coût des mesures apparaissant vertigineux. Mais les motifs politiques de ce libéralisme sont tout aussi prégnants : les députés sont suffisamment conscients des résistances rencontrées dans les provinces pour se rendre compte qu’un strict monopole d’État risque de ressusciter des écoles clandestines (essentiellement religieuses) dont le contrôle se révèle difficile, d’où le choix d’une organisation nationale, dépourvue de tout ostracisme6.

  • 7 Ibid., t. III, p. 571-581.

4Le 24 germinal an II, Bouquier déposa bien, au nom du Comité d’instruction publique, un rapport et un projet de décret sur « le dernier degré d’instruction », mais celui-ci fut immédiatement ajourné à huit jours et, en réalité, sa discussion ne fut jamais entamée par la Convention. Ce projet d’un enseignement des « connaissances nécessaires à la société » était résolument minimaliste : dix écoles de santé ayant chacune sept professeurs (quatorze pour la capitale), onze instituteurs vétérinaires indépendamment de ceux « actuellement en activité », un instituteur de génie et mines et un instituteur d’artillerie dans neuf places fortes de la République, trois instituteurs, localisés à Paris, pour la partie du génie relative aux ponts et chaussées, quatre observatoires ayant quatre astronomes chacun, un hydrographe pour chaque port de la République, un instituteur de minéralogie et métallurgie dans la capitale. Au total, une mobilisation d’environ cent cinquante « instituteurs » et une dépense envisagée d’environ cinq cent mille livres pour les seuls salaires7. En réalité, Gabriel Bouquier ne s’est jamais départi d’un anti-intellectualisme virulent ; déjà, dans son rapport sur l’enseignement primaire, il affirmait :

  • 8 Ibid., t. III, p. 56.

Les nations libres n’ont pas besoin d’une caste de savants spéculatifs, dont l’esprit voyage constamment, par des sentiers perdus, dans la région des songes et des chimères. Les sciences de pure spéculation détachent de la société les individus qui les cultivent et deviennent à la longue un poison qui mine, énerve et détruit les républiques. Au peuple qui a conquis la liberté, il ne faut que des hommes agissants, vigoureux, robustes, laborieux ; des hommes éclairés sur leurs droits, sur leurs devoirs8.

  • 9 Ibid., t. III, p. 572

5Dans son rapport sur « le dernier degré d’enseignement », il manifeste avec vigueur un rejet, largement partagé au sein de la Montagne, à l’égard de tout corps académique qui pourrait « reconstituer une aristocratie pédagogique tout aussi funeste que celle du pouvoir arbitraire de la naissance et des richesses »9. C’est, en fait, toute la conception d’un édifice pyramidal de l’instruction publique telle que l’avaient développée Condorcet devant l’Assemblée législative puis Gilbert Romme devant la Convention en décembre 1792, qui est remise en cause : l’idée d’écoles secondaires ou intermédiaires est « émanée sans doute du cerveau de quelque ci-devant professeur d’université » et elle lui a paru, « pour ne rien dire de plus, subversive des institutions républicaines, dont les bases simples doivent être prises dans la nature ».

Mettre en avant une pareille proposition, n’est-ce pas incontestablement faire revivre ces établissements gothiques où une jeunesse immorale perdait un temps précieux à entasser péniblement dans son cerveau des connaissances toujours futiles et souvent perfides, des connaissances qu’elle était forcée d’oublier lorsque son intérêt et son goût lui inspiraient le désir d’acquérir des connaissances utiles ? […] les véritables écoles des vertus, des mœurs et des lois républicaines sont dans les sociétés populaires, dans les assemblées de sections, dans les fêtes décadaires, dans les fêtes nationales et locales, les banquets civiques et les théâtres. Pendant le cours de notre Révolution, la société des Jacobins a produit elle seule plus de vertus que n’en ont offert pendant des siècles tous les établissements scientifiques de l’Europe.

6On ne peut imaginer plus totale condamnation des anciennes Facultés, « où des docteurs en bonnet carré n’enseignaient d’autre science que celle d’obscurcir la raison par le raisonnement, de substituer aux idées simples qui naissent de la contemplation de la nature, des idées métaphysico-mystiques ». L’enthousiasme révolutionnaire de ce peintre, ami de David et qui fut président du club des Jacobins en décembre 1793, éclate dans l’apostrophe qu’il adresse aux députés :

  • 10 Toutes les citations précédentes sont issues du rapport de Gabriel Bouquier, ibid., t. III, p. 571- (...)

Citoyens, la Révolution a pénétré jusqu’aux entrailles de la terre pour en extraire le salpêtre ! Des murs de collège, d’université, d’académie, pourraient-ils l’arrêter dans sa marche rapide ? Non, sans doute ; elle les renversera ; elle pénétrera dans ces antres de la déraison ; elle en chassera l’immoralité, l’erreur, le mensonge, la superstition, l’ignorance et l’orgueil ; elle renversera les chaires où l’intérêt professait avec impudence l’art meurtrier de la chicane, sous le titre imposant de science des lois10.

7De tels accents manifestent qu’en l’an II, le sentiment de l’urgence s’est déplacé. L’heure n’est plus à la construction d’un monument rationnel englobant toutes les parties de l’instruction publique.

  • 11 Ibid., t. III, p. 348-357. Le décret date du 8 pluviôse an II (27 janvier 1794). Les départements c (...)

8À partir du moment où, en octobre 1793, le gouvernement est « révolutionnaire jusqu’à la paix » et la Terreur légale devient son mode ordinaire de fonctionnement, le Comité d’instruction publique a perdu une grande partie de son autonomie : le Comité de salut public dirige désormais les opérations. Les rapports de Gabriel Bouquier, au plus fort de la dictature jacobine de salut public, développent l’utopie d’une société-école, qui, transparente à elle-même dans tous les organismes qui la composent, pourrait, à la limite, se passer d’écoles. Sans que nous puissions avoir de certitude documentée sur ce point, il est plus que probable que les deux rapports de Bouquier ont été produits avec l’approbation du Comité de salut public et qu’ils retraduisent tant la montée en puissance des sociétés populaires que l’antagonisme viscéral qui oppose les sans-culottes aux « honnêtes gens ». Ce qui est sûr en tout cas, c’est que l’an II lègue à l’an III, et tout particulièrement à l’École normale, la conscience aiguë qu’il faut, en quelque sorte, forcer le temps face à la poussée des périls intérieurs et extérieurs qui menacent la Révolution. Forcer le temps, c’est, par exemple, en pluviôse an II, vaincre la résistance des patois, associée à la Contre-Révolution dans les départements dits à idiomes en y instituant, dans chaque commune, un instituteur de langue française : c’est ce qu’instaure le rapport et le décret présentés par Bertrand Barère au nom du Comité de salut public11. C’est aussi ce à quoi Bouquier, cité à l’instant, faisait allusion en germinal an II : l’expérience des cours révolutionnaires pour les armes, les poudres et le salpêtre, qui s’est déroulée à Paris en ventôse an II (du 19 février au 18 mars 1794). Cette expérience est la matrice de toutes les tentatives ultérieures destinées à « révolutionner » l’instruction : l’urgence d’une fabrication de guerre est à l’origine de la pédagogie « révolutionnaire », instruction accélérée qui, dans un minimum de temps, doit obtenir des effets de masse. Les réserves de poudre fondent comme neige au soleil dans les arsenaux puisque, en raison du blocus maritime, le salpêtre importé d’Inde, base de la production, ne peut plus être utilisé. Trois appels simultanés donnent l’impulsion au mouvement révolutionnaire de fabrication de la poudre : recherche massive du salpêtre par l’ensemble des citoyens ; innovation technologique dans les procédés de purification grâce à l’activité des savants proches du Comité de salut public ; formation rapide, à Paris, des cadres aptes à enseigner, à leur retour dans leur district, les nouvelles méthodes de fabrication. Suivant l’arrêté du Comité de salut public du 14 pluviôse an II (2 février 1794), un millier de citoyens robustes, « pris dans les compagnies de canonniers ou parmi les citoyens qui ont fait le service le plus actif dans la garde nationale », devaient être envoyés à Paris de toutes les parties de la France à raison de deux par district (et de deux pour chaque section de la capitale) pour y recevoir pendant un mois des leçons sur le raffinage du salpêtre, la fabrication de la poudre et celle des canons, délivrées par les plus grands savants de l’époque : Guyton de Morveau, Fourcroy, Berthollet, Hassenfratz, Monge. Rappelant, devant la Convention, l’ambition du projet à la veille de l’ouverture des cours, le 30 pluviôse an II (18 février 1794), Barère, au nom du Comité de salut public, célébrait avec chaleur son inspiration :

  • 12 Gazette nationale ou Moniteur universel, numéro du duodi 2 ventôse an II (jeudi 20 février 1794), r (...)

L’Ancien Régime aurait demandé trois ans pour avoir des écoles, pour former des élèves, pour avoir des cours de chimie et d’armurerie. Le nouveau régime a tout accéléré. Il demande trois décades pour apprendre aux citoyens choisis dans les districts à raffiner les salpêtres, à fabriquer les poudres12.

  • 13 J. Guillaume, ibid., t. IV, p. 829, Rapport fait, au nom du Comité de salut public, par Bertrand Ba (...)

9Trois idées-forces président à ce modèle d’instruction « révolutionnaire » : l’éducation en commun forge un creuset républicain par le rassemblement de citoyens venus de toutes les parties du territoire national et recrutés sur une base égalitaire ; l’appel aux plus grands savants pour dispenser l’enseignement et la sélection initiale des étudiants choisis parmi les meilleurs autorisent une instruction accélérée ; enfin le retour prompt, dans leur district d’origine, des élèves qui se sont approprié les leçons reçues dans la capitale assure une diffusion rapide des connaissances qu’ils viennent d’acquérir : c’est l’effet multiplicateur. L’image de la décharge électrique est d’ailleurs celle qu’emploie Bertrand Barère, lorsqu’il dresse le bilan de l’expérience voulue par le Comité de salut public, le 26 messidor an II (14 juillet 1794) : en rentrant dans leurs foyers, les élèves « y ont porté l’énergie révolutionnaire et les lumières nécessaires à la fabrication du salpêtre ; en sorte qu’ils ont communiqué le mouvement excité ici dans tous les points de la République. Le lieu de vos séances est le plateau électrique : les districts sont les anneaux de la chaîne et la commotion a été faite jusqu’au bout13 ».

  • 14 Ibid., t. IV, p. 451, séance du 29 floréal an II (18 mai 1794).
  • 15 Ibid, t. IV, p. 460-461, séance du 1er prairial an II (20 mai 1794).
  • 16 On se reportera au tome 5 de L’École normale de l’an III, op. cit., chap. 3, où cette expérience es (...)
  • 17 Ibid., t. IV, p. 522, Rapport fait, au nom du Comité de salut public, par Bertrand Barère, dans la (...)

10Pour le Comité de salut public, le mode révolutionnaire des cours publics était un type d’instruction extensible à toutes les branches des connaissances humaines. Comme le montre plus loin l’Appendice no 2, un premier projet de décret a été présenté, dès le 1er prairial an II (20 mai 1794), au Comité d’instruction publique, « tendant à propager l’instruction publique sur le territoire entier de la République14 » : les députés Gabriel Bouquier, Jacques-Michel Coupé de l’Oise et Antoine-Claire Thibaudeau en avaient été chargés deux jours auparavant. Chaque district devait envoyer à Paris « quatre citoyens reconnus pour avoir des dispositions pour l’enseignement », les cours devant durer deux mois (du 19 juin au 18 août 1794) ; les élèves, rentrés dans leurs districts, ouvrant des écoles publiques d’instruction où ils répéteraient la méthode d’enseignement reçue à Paris15. Au total ce sont plus de 2 200 élèves qui auraient dû venir dans la capitale d’après cette toute première ébauche de la future école normale. Adopté par le Comité d’instruction publique, et transmis aussitôt au Comité de salut public qui l’approuva, ce projet n’eut cependant pas de suite immédiate puisque ce dernier préféra donner la priorité à l’École de Mars, expérience qui a incarné le plus fidèlement l’utopie de Le Peletier de Saint-Fargeau (à la seule différence de l’âge puisqu’il s’agit de jeunes gens de seize à dix-huit ans) : présentés à la Convention le 13 prairial (1er juin 1794) par Bertrand Barère, le rapport et le décret qui le suivait visaient à « former à la patrie des défenseurs entièrement républicains » par le mode de vie égalitaire et communautaire procuré par les tentes du camp de Sablons16. Ils appartiennent à cette lutte prométhéenne contre le temps engagée par les Montagnards dans la dernière phase de leur prépondérance : il s’agit « de prouver à ces esprits méthodiques et froids, qui calculent lentement toutes les opérations de l’enseignement, qu’il n’est plus temps d’opposer les usages aux principes, et les principes à la Révolution. La Révolution a aussi ses principes, c’est de tout hâter pour les besoins. La Révolution est à l’esprit humain ce que le soleil d’Afrique est à la végétation17 ».

11C’est seulement après Thermidor, à partir du 24 août 1794 (7 fructidor an II), que le Comité d’instruction publique retrouve sa pleine autonomie, puisqu’il a désormais autorité sur la Commission exécutive de l’instruction publique qui, dans la période précédente, était sous la tutelle directe du Comité de salut public. Nous avons retracé au chapitre 3 de notre histoire de l’École normale de l’an III la complexe généalogie des décrets et règlements qui fondent l’École. Rappelons seulement que l’automne 1794 et l’hiver 1795 ont fourni l’ensemble le plus cohérent des lois scolaires de la Révolution : création de l’École centrale des travaux publics (7 vendémiaire an III [28 septembre 1794]), du Conservatoire des arts et métiers (19 vendémiaire [10 octobre]), de l’École normale (9 brumaire [30 octobre]), nouveau décret sur les écoles primaires (27 brumaire [17 novembre]), fondation des trois écoles de santé de Paris, Montpellier et Strasbourg (14 frimaire [4 décembre]) et des écoles centrales (projet présenté le 26 frimaire [16 décembre], décret voté le 2 ventôse [25 février 1795]). Les lois sur l’éducation bénéficient encore de l’élan donné par les cours révolutionnaires de ventôse et intègrent dans leurs dispositions nombre de modalités adoptées pour les cours des poudres et salpêtres ou pour l’École de Mars. Soulignons aussi que, tout au long de cet automne 1794, la « réaction » thermidorienne n’a pu se faire entendre dans l’enceinte de l’Assemblée : les soixante-treize députés modérés qui avaient protesté conte les journées des 31 mai et 2 juin 1793 ne sont rappelés que le 18 frimaire (8 décembre 1794) au sein de la Convention dont ils avaient été exclus.

Les documents publiés

12Les textes retenus sont destinés à éclairer les hypothèses présentées dans le volume principal. La question du transfert culturel que constitue l’appropriation par les membres de la représentation nationale du terme et du concept d’École normale est traitée à l’Appendice no 1. L’une des questions récurrentes posées à propos de la fondation est en effet sa dénomination : école normale. Paul Dupuy, lors du premier centenaire, avait déjà, à juste titre, mis l’accent sur l’excellente information dont pouvaient disposer certains députés de la Convention sur les séminaires de formation des instituteurs dans les territoires germaniques, les médiateurs étant ici pour la plupart Alsaciens.

13Nous publions ensuite l’ensemble des textes fondateurs de l’institution : décrets, rapports et règlements (Appendice no 2), puis les trois débats qui se sont déroulés à la Convention nationale à propos de l’École normale, avec le texte du rapport de Daunou, à la séance du 7 floréal an III (26 avril 1795), sur sa clôture (Appendice no 3). Nous avons tenté de fournir, à l’appendice suivant (Appendice no 4), le spectre le plus large de textes sur les procédures de recrutement : lettres circulaires imprimées des administrations de district, ouverture de registres d’inscription, procédures d’examen (rapports sur le déroulement des concours et procès-verbaux des examens), appels aux sociétés populaires, interventions des représentants en mission pour casser les décisions des administrations de district, exemples de candidatures « spontanées », démissions et refus d’élèves nommés ainsi que les conflits qui en résultent avec leurs administrations, procédures d’exclusion où nous avons retenu l’exemple emblématique de celles de Jean-Guillaume Balme et de Joseph Fourier. Les pétitions collectives (Appendice no 5) et individuelles (Appendice no 6) des élèves, adressées soit à la Convention, soit aux représentants du peuple auprès de l’École normale, Lakanal et Deleyre, soit directement à la Commission exécutive de l’instruction publique, sont entièrement retranscrites ; elles témoignent qu’une sociabilité et un esprit communs se sont progressivement construits, à l’intérieur comme à l’extérieur de l’espace de l’amphithéâtre Verniquet, au cours de l’expérience éphémère de l’École : les élèves ont conscience de la mission qui leur a été assignée, mais réclament, en retour, de la représentation nationale, vigilance et protection à leur égard. Nous avons pris soin d’annoter précisément celle de Pierre Lambinet (1742-1813), élève de Bruxelles : cet ancien jésuite (entré en septembre 1759, il figure en 1761 sur le catalogue de la province de Champagne comme élève de logique au collège de Pont-à-Mousson) passe ensuite, après la suppression de la Compagnie, par l’ordre de Prémontré avant de rentrer dans le siècle où il mène une carrière de précepteur et de bibliographe ; son texte programmatique afin d’établir des conférences de morale à l’École normale manifeste la très large culture, grecque et latine mais aussi contemporaine, qu’il est capable de mobiliser. L’Appendice no 7 est consacré au Journal sténographique des séances, sa distribution et sa diffusion : les très nombreuses lettres venues de tout le territoire attestent l’intérêt que les anciens élèves manifestaient à recevoir les feuilles qui manquaient à leur collection et ces réclamations persistent jusqu’en floréal an IV (mai 1796). L’éditeur a dû, devant la multiplication de celles-ci, faire une réimpression et achever l’ensemble des volumes, incomplet au moment de la fermeture de l’établissement et du retour des normaliens dans les districts.

14Dans l’Appendice no 8, nous avons voulu délibérément laisser la parole aux élèves en rassemblant le maximum de récits sur le déroulement des cours. Ils disent, au plus près de l’évènement, les impressions reçues, les visites, les attentes, l’enthousiasme ou le découragement qui saisissent les acteurs et la relation qu’entretiennent les élèves avec les administrateurs qui les ont nommés. Les notes qu’envoya Joseph Fourier à son ami Bonnard, qui était professeur à l’ex-école militaire d’Auxerre, sont extrêmement précieuses pour le portrait précis qu’elles fournissent de chacun des professeurs et ses indications sur leurs intonations et leur diction. Le bilan que dresse à l’issue des cours, le 6 prairial an III (25 mai 1795), Jacques-Henri-Gabriel La Perruque n’est pas moins intéressant par la manière dont il suggère combien sa propre expérience de l’École normale fut partagée par l’ensemble des élèves. Quant au compte décadaire de l’agent national de Paris, Jean-Charles Thibault de Laveaux, il nous donne des renseignements sur les raisons qui peuvent expliquer une baisse de fréquentation des Leçons après un commencement où l’amphithéâtre du Muséum était beaucoup trop exigu pour accueillir l’ensemble des élèves. Les deux appendices suivants focalisent l’attention sur la correspondance entretenue entre les élèves et les administrateurs de deux districts : celui de Perpignan (Pyrénées-Orientales, Appendice no 9) et celui de Fontenay-le-Peuple (ex-Fontenay-le-Comte, Vendée, Appendice no 10) où les échanges épistolaires ont été particulièrement nourris et heureusement conservés. C’est d’ailleurs la proximité des signatures des élèves Jean-Gaspard Poudra et Louis Poupeau sur les pétitions collectives qui nous a poussé à tenter, au chapitre 17 du volume principal, une analyse systématique des voisinages de signatures.

  • 18 Virginie naît le 12 fructidor an II (29 août 1794) à Essonnes. L’enfant fut déclaré par son père «  (...)

15La préservation de l’ensemble des papiers de Bernardin de Saint-Pierre à la Bibliothèque municipale du Havre nous a donné l’opportunité de retrouver les lettres et les envois de vers de deux élèves, Jean-Michel Guillaume, régent au collège de Montpellier, et Germain Le Normand, ex-principal de l’ensemble des écoles primaires de la ville de Rouen. Elles témoignent de la ferveur dont jouit l’auteur des Études de la nature et de Paul et Virginie auprès des instituteurs engagés dans le mouvement révolutionnaire (Appendice no 11). Celui-ci entend échapper le plus possible à cet enthousiasme envahissant en passant le plus clair de son temps à Essonnes, sur l’île de la Nacelle, dans la maison qu’il s’est fait construire pour y cacher le bonheur (partagé ?) de son union avec Félicité Didot, de trente-six ans sa cadette et qu’il a épousée le 27 octobre 1793 : de ce mariage vient de naître une petite fille dénommée Virginie, le 29 août 179418.

16La figure anomique de l’un des élèves, Louis-Claude de Saint-Martin (1743-1803), dit le « philosophe inconnu », constitue l’objet central de l’Appendice no 12. Nous sommes particulièrement bien renseignés sur celui-ci, au moment où il est à l’École normale : tout d’abord parce que, juste avant son entrée, il a rédigé des Considérations politiques, philosophiques et religieuses sur la Révolution française. Ensuite la correspondance entretenue avec le grand patricien bernois Anton-Niklaus Kirchberger, membre du Conseil souverain de la ville et fervent lecteur d’auteurs mystiques, offre le moyen de saisir sur le vif son état d’esprit tandis que les pensées livrées à son Journal autobiographique permettent de mieux comprendre sa démarche intime et la lutte que celui qui se compare à David mène contre Garat-Goliath : elles nous découvrent aussi la composition de sa sociabilité dans la capitale et les réseaux dans lesquels celle-ci s’inscrit, ce que nous ne pouvons faire pour aucun autre normalien.

17Pour finir, nous publions de nouveau (Appendice no 13) le pamphlet paru sous une fausse adresse (« Babylone ») à Paris, au début de ventôse an III (fin février 1795), et intitulé La Tour de Babel, au Jardin des Plantes, ou Lettre de Mathurin Bonace sur l’École normale. Sous les dehors de la fausse naïveté d’un prétendu paysan de la Basse Bretagne, il s’agit ici d’une critique virulente de l’enseignement dispensé, qui s’appuie tout à la fois sur le Programme distribué aux élèves, les premières feuilles du Journal sténographique et les journaux de la capitale décrivant le déroulement des premières séances. Le texte, très bien informé, a vraisemblablement été rédigé dans la seconde quinzaine de pluviôse (première quinzaine de février 1795). Nous pensons avoir identifié son auteur, Vincent-René Barbet, encore que les indices que nous présentons demeurent ténus, tant celui-ci a cherché à masquer son identité.

  • 19 R. Chartier, « La mort du lecteur ? », in J.-Y. Mollier (dir.), Où va le livre ?, Paris, La Dispute (...)

18Au total, ce recueil a pour but essentiel de fournir au lecteur la possibilité de vérifier directement à quelles sources puisent les hypothèses du volume principal. Il est délibérément centré sur le rôle des élèves dans l’institution. Il n’a aucune prétention à l’exhaustivité et il est bien probable que d’autres témoignages sur la vie de l’École normale de l’an III seront retrouvés à l’avenir : par définition, une enquête d’ampleur nationale est contrainte à limiter les sources qui sont dépouillées. Telle quelle, cette anthologie offre cependant, dans la diversité des textes reproduits, une image de la complexité de l’étrange objet que fut cette institution éphémère qui entendait former des formateurs appelés, au départ, à revenir dans leur district pour en former de nouveaux. À l’heure de la révolution des technologies de l’information et de la communication, de celle de la culture écrite qui touche tout à la fois la production et la reproduction des textes, les supports et les pratiques de lecture19, dans un moment où les messageries instantanées prolifèrent, introduisant des échanges très brefs aux formes graphiques improbables, sommes-nous mieux armés dans l’art de transmettre les connaissances ?

L’édition des textes

19En règle générale, l’orthographe des textes a été modernisée, sauf exception explicitement indiquée. Les abréviations ont été remplacées par la restitution des lettres retranchées. Les en-têtes imprimés des lettres, qui comportaient souvent des devises (« La République ou la mort », « Liberté, Égalité, Fraternité ») et des emblêmes républicains n’ont pas été reproduits. L’annotation vise à éclairer les enjeux précis des textes comme à fournir des indications sur les circonstances et les personnes évoquées.

Notes

1 D. Julia (dir.), L’École normale de l’an III, t. 5 : Une institution révolutionnaire et ses élèves, Paris, Rue d’Ulm, 2016.

2 Voir M. Ozouf, L’Homme régénéré. Essais sur la Révolution française, Paris, Gallimard, 1989, p. 116-157.

3 J. Guillaume, Procès verbaux du Comité d’instruction publique de la Convention nationale, t. II, Paris, Imprimerie nationale, 1891-1907, p. 45-46 et p. 52.

4 On en trouvera quelques éléments dans D. Julia, Les Trois couleurs du tableau noir. La Révolution, Paris, Belin, 1981, p. 102-124.

5 J. Guillaume, ibid., t. II, p. xxv.

6 Ibid., t. III, p. 56-62 et p. 191-196. Les parents ou tuteurs qui ne se seraient pas conformés aux dispositions de la loi étaient passibles d’un passage devant le tribunal de la police correctionnelle.

7 Ibid., t. III, p. 571-581.

8 Ibid., t. III, p. 56.

9 Ibid., t. III, p. 572

10 Toutes les citations précédentes sont issues du rapport de Gabriel Bouquier, ibid., t. III, p. 571- 573. La tonalité est exactement la même dans son rapport du 19 frimaire an II (29 décembre 1793) sur les écoles primaires, ibid., p. 56-57. Dans cette condamnation des corporations, Bouquier n’était pas isolé. Dans son « Rapport et projet de décret sur l’enseignement libre des sciences et des lettres », prononcé à la même date, le chimiste Fourcroy était tout aussi sévère (ibid., p. 97-102).

11 Ibid., t. III, p. 348-357. Le décret date du 8 pluviôse an II (27 janvier 1794). Les départements concernés sont ceux de la Bretagne (Côtes-du-Nord, Finistère, Loire-Inférieure, Morbihan), de la Corse, de la Moselle, du Bas-Rhin et du Haut-Rhin, du Mont-Terrible (ancienne principauté épiscopale de Bâle et ancienne principauté de Montbéliard), du Nord, des Alpes-Maritimes et des Basses-Pyrénées.

12 Gazette nationale ou Moniteur universel, numéro du duodi 2 ventôse an II (jeudi 20 février 1794), réimpression, t. XIX, Paris, 1841, p. 510.

13 J. Guillaume, ibid., t. IV, p. 829, Rapport fait, au nom du Comité de salut public, par Bertrand Barère, sur l’état de la fabrication révolutionnaire du salpêtre et de la poudre, le 26 messidor an II (14 juillet 1794).

14 Ibid., t. IV, p. 451, séance du 29 floréal an II (18 mai 1794).

15 Ibid, t. IV, p. 460-461, séance du 1er prairial an II (20 mai 1794).

16 On se reportera au tome 5 de L’École normale de l’an III, op. cit., chap. 3, où cette expérience est amplement analysée.

17 Ibid., t. IV, p. 522, Rapport fait, au nom du Comité de salut public, par Bertrand Barère, dans la séance du 13 prairial (1er juin 1794), sur l’éducation révolutionnaire républicaine et militaire ; et décret sur la formation de l’École de Mars.

18 Virginie naît le 12 fructidor an II (29 août 1794) à Essonnes. L’enfant fut déclaré par son père « homme de laitre et cultivateur » ; le grand-père maternel (?), Pierre-François Didot, « propriétaire de la papeterie d’Essonnes et cultivateur », était présent (A. D. Essonne, 4 E 1039, p. 179).

19 R. Chartier, « La mort du lecteur ? », in J.-Y. Mollier (dir.), Où va le livre ?, Paris, La Dispute, 2000, p. 247-257.

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