James Fenimore Cooper ou la frontière mélancolique
| ,Annexe : arrière-plan
Texte intégral
1• À l’issue de la guerre de Sept Ans, l’Empire britannique acquiert le vaste territoire appelé « Louisiane » entre les Appalaches et le Mississippi, avec en particulier la vallée de l’Ohio, que les Français surnommaient la « Belle Rivière ».
2La Couronne a le souci de protéger les tribus indiennes occupant ce territoire et de contenir la pression exercée par les colons de la zone côtière. À cette fin, une ligne rouge est tracée nord-sud le long de la chaîne des Appalaches interdisant toute incursion au-delà de cette limite par une Proclamation royale en 1763. Cette « Ligne de la Proclamation » ne parviendra pas longtemps à endiguer la rapacité des spéculateurs fonciers. Cinq ans plus tard, elle aura vécu.
3En 1768, les Iroquois, les anciens alliés des Anglais pendant la guerre, se voient contraints de signer, à Fort Stanwix, un traité par lequel ils renoncent à leurs vues sur la vallée de l’Ohio. Leur espoir est de stabiliser la situation et d’écarter de leurs terres la menace des colons, mais le traité se révèlera n’avoir été qu’une étape dans un long et inexorable processus d’expropriation.
4Après l’Indépendance, dans ce qui est devenu le Territoire du Nord-Ouest, « Mad Anthony » Wayne (« Anthony le fou furieux ») lance, en 1792, ses raids contre les Peaux-Rouges. Nathanaël Bumppo participe brièvement aux débuts de cette campagne, avant de prendre conscience que le caractère de cette guerre est radicalement différent de ce qu’il avait connu lors de la guerre de Sept Ans, et de déposer les armes.
5Ancien aide-de-camp de Wayne, Secrétaire du Territoire de l’Indiana, William Harrison doit faire face à l’insurrection du chef shawnee Tecumseh, lequel ambitionne de fédérer en une seule l’ensemble des tribus (ou « nations ») indiennes, des Grands Lacs à la Floride. Tecumseh conteste la validité des divers traités que Harrison a conclus avec telle ou telle tribu particulière. Si les Indiens formaient une seule et unique nation, lui rétorque Harrison, ils devraient tous parler la même langue. Or, ce n’est aucunement le cas. Harrison l’emporte sur Tecumseh à Tippecanoe, puis trouve la mort à la bataille de la Thames.
6L’affrontement entre Tecumseh et Harrison a un corollaire. Il signale le cheminement par lequel on va progressivement passer de la notion de « nations » indiennes, enclavées ou exclavées, avec qui l’Union a « des » frontières, à la notion d’un Territoire indien d’un seul tenant, relégué vers l’ouest, de l’autre côté d’une Frontière qui va bientôt devenir mobile.
7Dès 1803, Jefferson imagine la possibilité d’échanges de terres, les « sauvages » habitant à l’intérieur du territoire des treize ci-devant colonies troquant leurs terrains pour un équivalent au-delà du Mississippi, ligne de démarcation au-delà de laquelle la nation américaine n’envisage pas encore, à ce stade, d’expansion.
8Ce plan donna effectivement lieu, à partir de 1817, à plusieurs traités où des tribus, notamment cherokee, acceptèrent la cession de leurs terres en échange d’autres dans l’actuel Arkansas. L’idée d’un transfert global des autochtones commença à gagner. Avec la promulgation en 1820 de la Loi sur la déportation des Indiens, on en vint à la délocalisation de force : quelque 60 000 natifs furent alors contraints d’emprunter la « Piste des larmes ».
9• Dans toute la contrée nord-ouest du York, des compagnies foncières taillent des vastes domaines pour le compte de grandes familles de l’élite terrienne ou négociante de la Province. Elles ont pour nom Van Rensselaer, Cortlandt, Schuyler. Lorsque viendra la Révolution, certains choisiront le camp des insurgents. D’autres, restés fidèles à la Couronne et au camp dit « Tory », connaîtront l’exil et la mise sous séquestre de leurs biens. C’est dans cette même région qu’après la guerre (en 1784) William Cooper s’achète une propriété.
10• Dans cette caste « fédéraliste », tous ne sont pas « nés ». Parmi eux se trouvent des « hommes nouveaux » qui s’y sont intégrés sur le tard. Tel est le cas de William Cooper, père de James. Né en 1754 dans la colonie de William Penn, il a fait fortune pendant la guerre d’Indépendance. Ce pan de sa vie reste un peu obscur, mais il semble que, objecteur de conscience en tant que quaker, il a profité de son refus de porter les armes pour s’enrichir dans les fournitures aux armées. Toujours est-il que, la guerre finie, il est en position de participer à la spéculation sur les terres. En 1786, il a 31 ans, il acquiert quelque quarante mille arpents dans l’État de New York, au bord du lac Otsego, terrain qu’il revend aussitôt par lots ; il se fait construire pour sa part un beau manoir, Otsego Hall, terminé alors que le petit James a 6 ans.
11 Il embrasse le Parti fédéraliste avec la passion d’un homme qui s’est fait tout seul, devenant en particulier un proche de John Jay et de son cercle. Troisième génération d’une famille de négociants de New York alliée aux grands noms de la Colonie, juriste de formation, John Jay a fait une carrière politique au plus haut niveau. L’un des chefs du mouvement révolutionnaire à New York, il est le négociateur du Traité de Paris de 1783, et l’un des auteurs, avec James Madison et Alexander Hamilton, des « Documents fédéralistes » (Federalist Papers).
12• Dans Les Pionniers le juge Temple est, avant la Révolution, l’ami d’Effingham. Lors de la Révolution, Temple choisit le camp des insurgents, des Patriotes, et Effingham reste fidèle à la Couronne, ce qui le contraint à l’exil cependant que ses biens sont séquestrés. Après la Révolution, le juge Temple est un moment soupçonné d’avoir fait main basse sur ces biens séquestrés. En fait, il se révèle qu’il ne les a acquis, ou fait semblant de les acquérir, qu’à titre conservatoire, afin de les restituer le moment venu à leur « légitime » propriétaire.
13Faits et fiction : avant la Révolution, William Cooper n’avait pas encore le capital nécessaire à un tel investissement, sa fortune ne datant que de l’après-guerre. Son romancier de fils lui accorde rétrospectivement des quartiers de noblesse en l’intégrant, dès l’Ancien Régime, à une caste par laquelle il n’a été coopté qu’après-coup.
14• Le Parti fédéraliste, comme son antagoniste le Parti républicain démocrate, font l’un et l’autre leur apparition lors du premier gouvernement de George Washington en 1789. Le Parti fédéraliste, autour du Secrétaire au Trésor, l’anglophile Alexander Hamilton. Le Parti républicain, autour du Secrétaire d’État, le francophile Thomas Jefferson.
15Fils d’un négociant des Antilles, Hamilton est partisan d’un gouvernement fédéral fort, d’une banque centrale capable de financer le développement industriel du pays et d’une interprétation plutôt large de la Constitution. Propriétaire d’une plantation en Virginie, Jefferson est partisan, lui, d’une interprétation stricte de la Constitution, soucieux de préserver les droits des États. Disciple des agrariens français, il touche une Amérique encore largement rurale.
16La ligne politique de Hamilton trouvera plus tard un prolongement dans le Parti whig, puis, en 1856, dans le Parti républicain de Lincoln. La ligne Jefferson, quant à elle, se retrouvera dans le Parti démocrate d’Andrew Jackson.
17Le Parti fédéraliste domine pendant toute la période 1789-1800, qui est aussi l’époque de la Révolution française. On craint de voir importer en Amérique le règne des sans-culottes et de la Terreur. Cette crainte, allant jusqu’à la paranoïa, inspire notamment le vote de la loi sur les étrangers et la sédition sous la présidence de John Adams.
18• 1800. Le jeune James est envoyé au collège à Albany, où il étudie sous la férule d’un pasteur anglican en compagnie des fils Rensselaer et Jay. Puis, à l’âge record de 13 ans, il entre à Yale, d’où il est renvoyé dans sa troisième année en raison de ses frasques et farces.
19À 17 ans, il s’engage comme simple matelot, « devant le mat » à bord d’un navire marchand, sur lequel, en onze mois, il fera deux voyages, l’un avec une cargaison de farine à destination de l’Angleterre, l’autre jusqu’en Espagne.
20En 1808, grâce aux relations de son père, il obtient un brevet d’aspirant, puis d’enseigne, sous l’uniforme de l’US Navy. Il est notamment en poste à Otsego, sur le lac Ontario, où il consacre son temps libre à explorer la forêt alentour : ce sera le décor de son roman The Pathfinder (en français Le Lac Ontario).
21• À 22 ans, le jeune James Cooper fait un beau mariage. William Cooper est un parvenu ; les Jay des notables de la troisième génération, mais la famille Delancey appartient, elle, au vieux patriciat négociant de la Province.
22Étienne de Lancy est le fils d’une famille huguenote de Normandie de la petite noblesse de robe. À la révocation de l’Édit de Nantes, il quitte sa ville natale de Caen pour chercher refuge d’abord à Rotterdam, puis à Londres, d’où il s’embarque pour la colonie de New York, appelée vingt ans plus tôt encore Nouvelle-Amsterdam. Il y ouvre un comptoir qui, quinze ans plus tard, est devenu le plus florissant du port de New York. En 1700, il épouse Anne van Cortlandt, fille du Président de la Cour suprême et de son épouse, née Schuyler.
23Son descendant, le père de Susan, la fiancée, a fait ses études en Angleterre. Loyaliste, resté fidèle à la Couronne, il doit s’exiler. Ses biens sont mis sous séquestre. À son retour il ne recouvre pas toute sa fortune, mais reste néanmoins un important propriétaire terrien. Et surtout, dans un État qui a changé de régime politique, mais guère de structure sociale, il a retrouvé tout son prestige et son ascendant.
24• En 1820, Cooper est au bord de se lancer dans la politique quand le succès de son roman L’Espion le détourne vers la littérature.
25Dans le comté de Westchester où il s’est installé, il est secrétaire de la faction Clinton du Parti fédéraliste. Gouverneur de New York, DeWitt Clinton est l’âme d’un grand projet, le canal de l’Érié. Les travaux commencent en 1817 ; un premier tronçon est ouvert en 1819 et le canal inauguré en 1825.
26Long de 584 kilomètres, il relie Albany, point le plus en amont jusqu’où l’Hudson est navigable, au lac Érié, et de là, via les Grands Lacs, au Mississippi, donnant ainsi à New York accès à l’intérieur du continent, et datant l’envol économique du port et de la ville.
27On imagine souvent Cooper comme un châtelain se mettant à écrire comme par distraction et par désœuvrement. À la mort de son père en 1809, il est après tout l’un des héritiers d’une grande propriété rurale. En fait, mal géré par ses quatre frères, tous morts avant lui, le domaine est lourdement hypothéqué. Le beau mariage et l’installation à la campagne ne doivent pas faire illusion : Cooper se débat dans de graves difficultés financières. Quant il écrit Precaution, son premier roman, dans le genre de Jane Austen, c’est pour exploiter la mode et si possible faire un best-seller. Et le succès viendra effectivement avec L’Espion qui exploite lui aussi un thème dans l’air du temps, l’identité nationale.
28• Né en 1734, Daniel Boone est le petit-fils d’un Quaker anglais ayant émigré dans la colonie de William Penn où il fait le métier de tisserand et de forgeron avant de s’acheter un lopin de terre. Il y a encore des wigwams dans la région. L’enfant apprend à « penser indien ». Vers le milieu du xviiie siècle, le sol venant à s’épuiser, la famille migre vers le piedmont des Appalaches, en Caroline du Nord. Le pays est plus sauvage qu’en Pennsylvanie. On y est parmi les Indiens (shawnee, cherokee). Le lieu est un marché de peaux et de fourrures. Aucune route – simplement des sentiers (indiens) qui vont jusqu’au col de la trouée du Cumberland pour se perdre ensuite on ne sait où.
29Survient la guerre de Sept Ans. En 1755, le général Braddock arrive d’Angleterre pour commander l’expédition contre les Français à Fort Duquesne, aujourd’hui Pittsburgh. Ses troupes sont un amalgame de réguliers anglais et de volontaires américains. Daniel Boone sert comme conducteur de chariot dans la milice de Caroline du Nord. L’expédition tourne au désastre ; Braddock ne sait rien de la guérilla. Ses soldats, avec leur « carapace rouge de homard cuit », constituent une cible facile. Leur général lui-même tombe dans une embuscade et est tué.
30C’est à cette occasion (Cooper y consacre une note dans Le Dernier des Mohicans) que se fait remarquer (c’est la première fois) pour ses capacités militaires le chef de la milice de Virginie, un arpenteur de métier, George Washington.
31 La paix signée, Daniel Boone revient chez lui, où il épouse Rebecca : il a alors 22 ans. Il commence à rôder dans la montagne. Pas en solitaire : iI se met en cheville avec une compagnie de spéculateurs fonciers, dirigée par le juge Henderson, et fait pour leur compte des relevés d’arpentage.
32On explore ainsi le « vieux Kentucke », le « Pays de l’herbe bleue », de l’autre côté de la trouée du Cumberland, comme on appelle le col par lequel on peut franchir la chaîne.
33En 1775, le juge Henderson persuade les Cherokee de lui vendre la totalité du Kentucky. Sous la conduite de Daniel Boone les bûcherons ouvrent à la hache la « route » dite « Wilderness Road ».
34Boone s’est installé dans le « vieux Kentucke ». Les années passent. 1799 : Boone approche des 65 ans. Le pays a beaucoup changé depuis l’époque où, vingt ans plus tôt, lui et ses collègues arpenteurs étaient les seuls Blancs dans le territoire. Désormais les meilleures terres ont disparu et le pays est rempli de cultivateurs et d’hommes de loi. Daniel Boone décide de repartir à zéro. Il quitte le Kentucky pour les terres sauvages plus à l’ouest. On fait une fête en son honneur lors de son départ. C’est qu’il est d’ores et déjà devenu une légende, et cela jusqu’en Europe où Lord Byron le célèbre dans son « Childe Harold ». Comme ce sera le cas plus tard pour d’autres personnages ayant été dépassés de leur vivant par leur double médiatique, tel Davy Crockett, Kit Carson ou William Cody, on ne sait trop si les anecdotes ou les propos qu’on lui attribue sont authentiques ou apocryphes.
35Parmi le lot, l’histoire suivante : un jour, un homme à cheval vient lui rendre visite. Où habite-t-il ? À 70 miles d’ici. Alors Boone, s’adressant à Rebecca, sa femme : « Allez, ma vieille, en route. Il est temps de déguerpir. Ils sont en train de nous cerner. »
36On le retrouve dans les solitudes du Missouri, non loin du lieu où se passe La Prairie. Où il meurt en 1820. C’est l’autre face du personnage de Daniel Boone, non pas le fugitif, mais le conquérant, qui deviendra plus tard, notamment dans le tableau du peintre historique du Missouri, George Caleb Bingham, Daniel Boone traversant la Trouée du Cumberland.
37• Cooper va passer, de 1826 à 1833, sept ans dans une Europe en pleine révolution : en France, les Trois Glorieuses de Juillet ; en Pologne, la révolte contre le Tsar. Il fréquente le marquis de Lafayette, héros de la guerre d’Indépendance américaine – Lafayette l’aristocrate, devenu commandant de la Garde nationale. Cooper s’affranchit de son milieu d’origine. Le regard qu’il porte sur le paysage politique de son pays natal s’en trouve changé. Jefferson n’est plus pour lui, comme naguère, un dangereux boutefeu en chausses rouges mais un aristocrate qui a su acquérir une stature d’homme d’État. Et Hamilton, en revanche, l’ami de John Jay, le fédéraliste, lui apparaît désormais comme un monarchiste en puissance.
38• Lorsque Cooper avait quitté l’Amérique, John Quincy Adams était à la Maison-Blanche ; c’est aujourd’hui Andrew Jackson qui l’occupe. Face à Jackson se dresse maintenant le Parti dit « whig », fondé durant l’hiver 1833-1834 par des membres de l’ancien Parti républicain (Henry Clay, John Quincy Adams) et des sudistes défenseurs des droits des États. S’il hérite des bastions électoraux traditionnels des fédéralistes, le Parti whig est formé par l’alliance des jeffersoniens désillusionnés comme Clay et des sudistes hostiles à Andrew Jackson. Partisans de la suprématie du Congrès, ils ont choisi leur nom en référence au Parti whig anglais. En Angleterre, les Whigs s’opposent aux Tories partisans de la Couronne ; en Amérique, à celui qu’ils accusent d’autocratie et surnomment « le roi Andrew ».
39Cooper ne rejoint pas le Parti démocrate de Jackson et Van Buren, mais vers celui-ci va clairement son penchant, et c’est d’ailleurs à ce titre que la presse whig s’en prend à lui. Il n’est pas d’accord sur tout avec le Parti démocrate. Il ne partage pas la phobie jacksonienne à l’égard de la banque fédérale. Mais il a du respect pour Andrew Jackson. Le chef militaire qui, après s’être illustré contre les Indiens séminoles de Floride, puis contre les Anglais à la bataille de la Nouvelle-Orléans, est retourné, tel un « Cincinnatus de l’Ouest », à sa charrue, lui rappelle un peu Washington.
40• Né en 1777 en Virginie, élu du Kentucky, Henry Clay va être la figure dominante du Parti whig. Il sera candidat à chaque élection présidentielle : en 1828, puis en 1832 contre Jackson, et en 1836 contre le jacksonien Martin Van Buren. Son parti l’emportera finalement en 1840, mais avec un autre candidat en la personne d’un autre « Henry », ou « Harry » William Henry Harrison.
41On le surnommait « Harry de l’Ouest », par référence à sa base dans le Kentucky, qui était encore l’Ouest à l’époque (le « Vieil Ouest », comme on dit aujourd’hui), et à sa promotion de la marche vers l’Ouest en général via l’équipement du pays en routes et canaux.
42 Tueur de daims se passe lors de la Troisième Guerre intercoloniale de 1745 et reflète une vision qui est celle de l’auteur un siècle plus tard, vers 1840. « Hurry, Harry… » (« va-z-y vite », tel était le refrain d’une chanson de soutien lors de l’une de ses campagnes). Le personnage du bûcheron Harry March y fait clairement allusion.
43 • L’élection de 1840 se déroula dans un contexte un peu particulier. En 1837, un krach a entraîné une panique financière. Les banques font faillite l’une après l’autre. S’ensuivit une grave dépression qui durera jusqu’en 1844.
44Van Buren fut tenu responsable par le public de cette récession. Il tenta d’expliquer que la panique était d’abord due à la spéculation. Mais son refus de faire intervenir le gouvernement fédéral, position qu’il ne put d’ailleurs tenir quand la situation empira, ajouta à son discrédit.
45La Convention devait trancher entre trois candidats : le général Harrison, déjà candidat en 1836, Henry Clay, chef de file des Whigs au Congrès, et un autre militaire, le général Winfield Scott. A priori, Henry Clay avait le plus de chances d’être investi. Mais le très complexe décompte des voix, visant à empêcher certains États de peser trop sur le choix du candidat, finit par le défavoriser. Finalement, c’est Harrison qui remporta l’investiture. Parce qu’il était considéré comme un nordiste, on lui adjoignit un colistier sudiste en la personne de John Tyler, sénateur de Virginie. Les Démocrates s’attaquèrent à Harrison en le traitant de « général en jupons » parce qu’il avait quitté l’armée avant la fin de la guerre de 1812 ; ils le surnommèrent « Grand’mère Harrison ». À sa retraite, il avait un temps exploité une ferme et une petite distillerie dans l’Indiana. On lui conseilla de continuer à fabriquer son cidre brut dans sa cabane de rondins plutôt que de se présenter à la Présidence.
46Le Parti whig retourna l’injure comme un gant à l’avantage de son candidat, qui fit campagne sur sa cabane de rondins et son cidre brut. C’est ainsi que, fils d’un riche propriétaire d’une plantation en Virginie, et lui-même longtemps propriétaire d’esclaves et père de plusieurs enfants nés de jeunes esclaves, Harrison fut élu comme symbole de l’humble petit fermier, tandis que l’on faisait passer Martin Van Buren pour un pur produit de l’élite. Cela dans une campagne électorale qui fit date car, pour la première fois, on y déploya tôt une parade de cirque, avec slogan, hymne et distribution de gadgets divers.
47En 1844, le démocrate James Knox Polk est élu à la Présidence. 1844, c’est, après sept ans de dépression, l’année du décollage, de l’envol de l’économie américaine. Dans le court espace de quatre ans, tout s’accélère ; tout s’emballe ; tout se boucle. De longues files de chariots couverts, tirés par des bœufs, partent sur la piste de l’Oregon, puis de la Californie. Le Texas, qui, en 1836, a secoué le joug mexicain pour devenir une République indépendante, est intégré à l’Union.
48 La guerre est bientôt déclarée au Mexique (1846), qui perd toutes ses possessions au nord du Rio Grande. L’Union a agrandi son territoire d’un million de miles carrés (six fois la France).
49Recouvrant quelque chose de l’élan du temps du canal Érié, Cooper souscrit à la politique d’expansion impériale de Polk. En 1850 est conclu, sous l’inspiration de Henry Clay, le Compromis de Californie. La Californie entrera dans l’Union en tant qu’État « libre » (non esclavagiste) mais au prix d’une concession au Sud : la (seconde) Loi sur les (esclaves) fugitifs.
50Daniel Webster, l’autre chef de file, avec Clay, du Parti whig, prononce son grand discours sur l’union, « l’Union par-dessus tout, l’Union pour toujours » ; il est vilipendé comme « vendu » dans sa Nouvelle-Angleterre natale, par Emerson, Thoreau et beaucoup d’autres : « Appelez-le Ichabod, car maintenant, où est sa gloire ? » La Loi sur les fugitifs fait désormais de tout citoyen américain, du nord comme du sud, un esclavagiste.
51En 1854, des migrants, du nord et du sud, se ruent sur le territoire du Kansas afin d’en grossir la population en prévision de son accession au statut d’État et mettent le « Kansas ensanglanté » à feu et à sang.
52Un fermier du Vermont, John Brown, accompagné de ses fils, descend sur le Kansas, où il fait régner la terreur en massacrant les fermiers sudistes. Six ans plus tard, le même John Brown lance son raid sur l’arsenal de Harper’s Ferry en Virginie (de l’Ouest). Il est pendu. « Le corps de John Brown gît sous terre, mais son âme chemine encore » devient l’hymne de bataille nordiste. Cette fois, la Guerre civile a officiellement commencé.
© Éditions Rue d’Ulm, 2016