Théorie de la figure humaine
|Préface
Texte intégral
- 1 Dans l’édition originale, sur les pages 139-145, le texte français est présenté en regard du texte (...)
1Peintre immense, Pierre Paul Rubens est un théoricien méconnu. Célébré comme un gentilhomme de la culture, loué pour son rôle diplomatique et sa correspondance avec les grands esprits de l’époque – Franciscus Junius ou le magistrat aixois Nicolas-Claude Peiresc –, il n’a pas laissé de réflexions sur son art ou, s’il en a laissé, elles ont à jamais disparu. Le seul écrit théorique que l’on reconnaisse à Rubens consiste en un passage cité en 1708 par son admirateur et propagandiste Roger de Piles dans le Cours de peinture par principes, qui porte sur l’imitation des statues antiques et est recopié en français d’après un original en latin dont le texte est donné : ce passage, dont l’édition moderne la plus largement diffusée ne reproduit que la version traduite1, est régulièrement utilisé par les historiens – ainsi récemment Svetlana Alpers dans La Création de Rubens – qui considèrent que l’autorité de Roger de Piles l’accrédite. La publication en 1773 par le libraire Jombert, à Paris, d’une Théorie de la figure humaine attribuée à Rubens et accompagnée de gravures prétendument effectuées d’après ses dessins n’a suscité, quant à elle, qu’indifférence sur le moment et qu’une profonde méfiance, au xxe siècle, chez les rares lecteurs qui ont consulté le livre et pris la peine de le mentionner.
2L’objet de cette édition, entièrement revue, de la Théorie de la figure humaine, est de redonner quelque crédit au texte découvert par Jombert au xviiie siècle et de commencer ainsi à reconstituer la figure de Rubens théoricien ou, plus modestement, de faire surgir des éléments oubliés de sa formation intellectuelle et, finalement, de son aventure picturale. Ce livre vise tout autant à contribuer à une histoire de la fortune de Rubens – fortune qui est passée par la construction en partie arbitraire (car complétée à titre posthume) d’une culture visuelle et livresque que le peintre aurait possédée, et par la censure d’autres aspects de sa pensée qui ont paru dérangeants à une époque « éclairée ».
3Nous ne nions absolument pas la fausseté partielle du texte édité par Jombert ni le caractère apocryphe d’un certain nombre d’illustrations publiées. Nous avons simplement postulé que, loin de forcer à condamner comme entièrement faux le texte et les gravures livrés au public en 1773, l’évidence des manipulations effectuées permettait de supposer, et finalement de prouver, qu’un manuscrit autographe avait existé et que sa copie avait été entre les mains du libraire français. Notre travail a consisté à repérer, en nous servant d’autres manuscrits connus comme des copies anciennes de notes et de dessins de Rubens, quelles parties de l’ouvrage parisien peuvent être regardées comme fiables, autrement dit conformes aux cahiers originaux qu’a pu tenir Rubens ; quels passages, au contraire, ont été ajoutés ou retranchés, soit au xviie siècle par le copiste des cahiers originaux, soit au siècle suivant par Jombert lui-même.
4Ce travail de repérage effectué, la structure de la Théorie de la figure humaine, avec ses strates d’auteurs et d’âges différents, apparaît enfin clairement. La plus grande partie du texte publié par Jombert, complétée par deux chapitres en latin retrouvés dans les copies anciennes et dont nous donnons la traduction française inédite, ainsi que la plupart des gravures parues en 1773, s’imposent comme imputables à Rubens. Le texte et les images rendus au peintre flamand forment un ensemble cohérent et que l’on peut dater : Rubens y a travaillé, entièrement ou pour l’essentiel, alors qu’il séjournait en Italie et durant les quelques mois qui suivirent son retour à Anvers. Cet ensemble manifeste sa culture humaniste, autrement dit son intérêt pour la littérature latine et les œuvres de la sculpture romaine, mais un intérêt qui n’est jamais gratuit et ne se traduit pas, comme il le semble dans l’édition de Jombert, par de trop longs copiages des auteurs anciens. Il révèle aussi de façon beaucoup moins attendue la curiosité de Rubens pour des lectures techniques contemporaines – le De scultura de Pomponio Gaurico, le De arte gymnastica de Girolamo Mercuriale –, sa révérence pour Léonard de Vinci qui s’impose à lui comme un modèle moins de peinture que d’écriture, enfin son attrait pour des modes de pensée que l’on qualifiera plus tard de magiques ou d’ésotériques : les systèmes cabalistes et pythagoriciens.
L’HISTOIRE DU TEXTE
UN LIVRE DISCRÉDITÉ
5Imprimée par le libraire Charles-Antoine Jombert (1712-1784) plus de cent trente ans après la mort de Rubens (1577-1640), la Théorie de la figure humaine a mauvaise presse. Ses quarante-quatre planches, dont l’éditeur attribue le dessin au peintre flamand (Rubens delin.), ont été exécutées au xviiie siècle par le graveur Pierre Aveline (P. Aveline Sculps.). Certaines sont des variations d’après des figures publiées dans la première édition française du Traité de la peinture de Léonard de Vinci en 1651, soit onze ans après la disparition de Rubens. Des citations de Léonard tirées de la même édition sont reproduites dans le texte : autant d’indices, que l’on n’a pas grand mérite à repérer, que la Théorie n’est pas une œuvre autographe.
6D’autres aspects de l’ouvrage le rendent extrêmement douteux. Dans l’« Avertissement au lecteur » qui précède le texte, Jombert raconte avoir acheté un manuscrit, rédigé en latin et qu’il a fait traduire en français, dans une vente aux enchères l’année précédente. La vente est précisée – vente Huquier en 1772 – mais aucune indication n’est livrée sur l’origine du manuscrit. Celui-ci est décrit comme une « copie » et Jombert ne signale pas la présence de dessins originaux : il dit que le manuscrit était accompagné de « planches de cuivre gravées d’après les dessins tracés de la main de Rubens ». Par surcroît, Jombert avoue que la version qu’il publie n’est pas la simple transcription en langue vulgaire du manuscrit en sa possession, mais qu’il a supprimé « deux chapitres de principes cabalistiques […] et autres rêveries tirées de la philosophie hermétique, qui [lui] ont paru inintelligibles et sans suite, et qui sont d’ailleurs aussi étrangères au sujet principal qu’inutiles et absurdes ». Enfin, la lecture de la Théorie révèle de fâcheuses confusions entre l’éditeur et l’auteur supposé : à côté de chapitres où les phrases sont quelquefois formulées à la première personne (ainsi infra, p. 75), il arrive que Jombert intervienne, signalant par exemple une « composition de Rubens » (infra, p. 73), rédaction qui exclut que le peintre d’Anvers soit l’auteur du texte.
PRÉSOMPTIONS : LA CULTURE DE RUBENS
7Tant d’indices, à force de prouver que le livre n’est pas authentique, finissent par jeter le doute. Si la Théorie de la figure humaine est un faux intégral, il est curieux que l’éditeur n’ait pas cherché à mieux dissimuler son escroquerie. L’ingénuité dans l’histoire de la découverte du manuscrit et la malice dans l’aveu des licences prises par rapport au prétendu autographe forment une combinaison paradoxale. En se souvenant d’une affaire criminelle récente, on pourrait inscrire en exergue de cette Théorie « Rubens m’a inventer ».
8Dans le courant des années 1960, des considérations d’un autre ordre ont amené certains historiens de l’art, et notamment le spécialiste de Rubens Michael Jaffé, à réévaluer l’ouvrage publié par Jombert. La redécouverte d’un manuscrit du début du xviie siècle dans les collections anglaises de Chatsworth House, a conduit M. Jaffé à avancer l’hypothèse que la Théorie de la figure humaine serait au moins partiellement authentique. Le manuscrit de Chatsworth, qui serait selon lui de la main de Van Dyck, l’élève doué de Rubens, contient des notes et des dessins qui se retrouvent dans les propos et les gravures du livre édité à Paris : preuve certaine que le texte publié par Jombert et les images gravées par Aveline ne sont pas les fruits de leur seule invention.
9Acceptons, un instant, d’oublier l’évidence : l’inauthenticité du livre édité sous le titre de Théorie de la figure humaine. Envisageons la possibilité que Jombert ait eu entre les mains un texte et des planches gravées dont il ait cru sincèrement qu’ils étaient d’origine rubénienne. Quels éléments ont pu l’y conduire et pourraient nous faire penser de même ?
10La Théorie de la figure humaine est un texte écrit à l’origine en latin. Telle que la publie Jombert, elle traite des principes mathématiques de la construction du corps humain ; s’attarde sur le corps masculin – celui principalement de l’homme fort, Hercule et les athlètes antiques ; examine les conditions du mouvement (équilibre, pondération et dans une moindre mesure jeu des muscles) ; prend modèle dans la statuaire romaine antique et parfois dans les œuvres modernes, notamment italiennes. L’ouvrage est nourri de citations : outre Léonard, les auteurs antiques figurent en nombre, particulièrement Virgile et Pline dont sont recopiés de longs passages, fragments de l’Énéide et de l’Histoire naturelle.
- 2 C’est dans ce cours que Rubens se lie d’amitié avec Balthazar Plantin, le petit-fils du célèbre imp (...)
- 3 Ibid., p. 69.
- 4 M. Jaffé, Van Dyck’s Antwerp Sketchbook, I, p. 20.
11Ce contenu n’est pas incompatible avec une attribution à Rubens. Venu relativement tard à la peinture, Rubens, à Cologne d’abord sous la tutelle de son père, puis à Anvers dans le cours de Rumboldus Verdonck, a fait ses humanités, apprenant le latin et même un peu de grec2. Une anecdote veut qu’à Mantoue où le peintre séjourna trois ans à partir de 1600, il se soit entretenu un jour en latin avec le duc de Gonzague3. La tradition, en tout cas, a conservé le souvenir d’un peintre lettré qui, suivant la formule du marchand de peinture Edme-François Gersaint, « savait parfaitement sept langues […] dont surtout la langue latine4 ».
- 5 M.-A. Lescouret, Pierre Paul Rubens…, p. 34-35.
- 6 M. Rooses, Rubens, sa vie et ses œuvres, p. 6.
- 7 R. de Piles, La Vie de Rubens, p. 30.
12La culture intellectuelle de Rubens admet aussi les allusions aux auteurs classiques, si fréquentes dans la Théorie. Formé, dans l’école de Verdonck, à lire et à retenir par cœur Cicéron, Virgile, Térence ou Plutarque, Rubens continue à fréquenter les Anciens chez son troisième maître en peinture, Otto van Veen, dit Venius, un artiste lettré qui se pique d’écriture et traite volontiers de mythologie5. De son ami Rubens, Peiresc écrit d’ailleurs : « Dans tout le domaine de l’Antiquité surtout, il possède la connaissance la plus universelle et la plus excellente que j’aie jamais rencontrée6. » Le peintre aurait eu coutume de se faire lire les auteurs antiques alors qu’il travaillait : colportée par Roger de Piles7, l’anecdote, vraie ou fausse, signifie que Rubens ou ses familiers voulaient donner de lui une image de grande érudition. Cette affirmation de culture, justifiable à une époque où il convenait de proclamer la noblesse intellectuelle du métier de peintre, n’est pas si éloignée de la pose que constitue l’insertion de citations dans la Théorie – une insertion qui transforme à certains moments l’ouvrage en une anthologie d’extraits classiques.
13Les mentions de statues romaines, l’évocation de peintures, de sculptures et de gravures italiennes modernes, sont aussi compatibles avec la formation de Rubens. Elles constituent un ensemble qui pourrait évoquer sa culture visuelle vers la fin du séjour de huit ans qu’il accomplit en Italie. Parti au début de mai 1600 pour la Péninsule, Rubens, outre un séjour en Espagne, réside à Mantoue et à Rome, et visite Florence, Venise, Padoue, Vérone, Milan et Gênes. Au service de Vincent de Gonzague, il honore diverses commandes ; mais il regarde également beaucoup. La sculpture antique est l’objet naturel de ses intérêts. À Rome, les pièces les plus célèbres sont exposées au Belvédère, autrement dit dans la cour du palais du pape, dans le palais Farnèse sur la via Giulia et dans la villa Médicis sur le Pincio. Ce sont entre autres les statues du Tibre et du Nil, le groupe du Laocoon, le Taureau et l’Hercule Farnèse, et le groupe de Niobé avec ses enfants. À Florence, les œuvres majeures se trouvent dans la collection Médicis, au palais Pitti et au palais des Offices : une Vénus pudique, Cupidon endormi, Hercule enfant étranglant les serpents… Toutes ces statues apparaissent dans la Théorie de la figure humaine, en compagnie d’autres, il est vrai, dont on ne peut être certain qu’elles avaient été exhumées lorsque Rubens quitta l’Italie. Les œuvres modernes que cite la Théorie sont toutes italiennes elles aussi : Le Massacre des Innocents de Baccio Bandinelli, le tableau de Daniele da Volterra sur le même thème, le Christ de la Minerva de Michel-Ange sont antérieurs à 1600 et ont pu effectivement retenir l’attention de Rubens quand il était sur place.
14Les sujets dont traite la Théorie de la figure humaine sont typiques des préoccupations du jeune Rubens. L’intérêt pour le corps à l’exclusion de toute notation sur le paysage, les genres, etc., révèle un peintre influencé par la culture esthétique italienne. Pour les théoriciens italiens, au xvie et encore au début du xviie siècle, la grande affaire de la peinture, d’autant plus qu’elle se compare alors à la sculpture, est de mettre en scène le corps humain. Le paysage leur offre matière à des considérations sur la perspective et l’optique, ils ne traitent pas de la nature morte et peu du portrait qui propose de l’homme une représentation à leurs yeux trop singulière et trop figée. Mais, d’Alberti à Paolo Lomazzo (dont L’Idea del tempio della pittura est publiée dix ans avant l’arrivée de Rubens en Italie), ils se préoccupent de résoudre la structure du corps humain en éléments géométriques, recherchent les proportions idéales, recommandent à l’artiste de pratiquer la dissection et de connaître le squelette et la musculature, s’intéressent aux conditions du mouvement et aux lois de la pesanteur, et affirment que la tâche du peintre est de rendre sensible non seulement l’extérieur mais aussi l’âme de l’homme. Bref, ils se font mathématiciens, anatomistes, physiciens et physiognomonistes, toutes matières dont la réunion fait le tissu de la Théorie de la figure humaine.
15L’idée même d’écrire un traité – une théorie – est un legs de la Renaissance dont on imagine qu’elle a pu séduire Rubens. Léonard de Vinci, Dürer – l’auteur des Instructions sur la manière de mesurer et d’un Traité des proportions – avaient donné l’exemple d’artistes savants, soucieux de spéculation et d’écriture autant que de peinture. Presque à la même époque que Rubens, Poussin, s’il ne conçoit pas le projet d’un traité sur son art, ne manque pas de développer des vues théoriques dans sa correspondance.
INDICES : DU LIBRO DI SUA MANO DE BELLORI AU MANUSCRIT DE ROGER DE PILES
16Sans doute, les présomptions ne suffisent pas. Montrer que la Théorie de la figure humaine pourrait avoir été écrite par Rubens ne signifie pas qu’il ait effectivement écrit et illustré ce texte. À ce point, des faits méritent d’être rappelés.
17Que Rubens se soit voulu écrivain, théoricien et pas seulement peintre praticien, cela est su avec certitude. Nous ne parlons pas ici de son abondante œuvre épistolaire, lettres diplomatiques ou autres, mais du témoignage apporté par l’historien Giovan Pietro Bellori dans Le Vite de’ pittori, scultori e architteti moderni (Rome, 1672) :
- 8 G. P. Bellori, Le Vite…, p. 266.
Non era egli semplice pratico ma erudito, essendosi veduto un libro di sua mano, in cui si contengono osservazioni di ottica, simmetria, proporzioni, anatomia, architettura, ed una ricerca de’ principali affetti, ed azioni cavati da descrizioni di poeti, con le dimostrazioni de’ pittori. Vi sono battaglie, naufragi, giuochi, amori ed altre passioni, ed avvenimenti, trascritti di alcuni versi di Virgilio e d’altri, con rincontri principalmente di Raffaelle, e dell’ antico8.
[Ce n’était pas seulement un praticien mais aussi un érudit, puisque d’aucuns ont vu un livre écrit par lui, rempli d’observations sur l’optique, la symétrie, les proportions, l’anatomie, l’architecture ; d’une recherche sur les principales émotions ; et encore de récits tirés des poètes, avec les exemples d’illustrations qu’en ont fait les peintres. On y trouve des batailles, naufrages, jeux, amours, et autres passions et actions, des vers transcrits d’après Virgile et d’autres écrivains, avec leur interprétation principalement par Raphaël, et d’après l’antique.]
- 9 Palazzi di Genova, 1re partie, plans et façades de douze palais de Gênes, 72 planches, Anvers, 1622 (...)
- 10 M. Jaffé, « Rubens’ anatomy book », p. 58-67.
18Recueillie quelque trente ans après la mort de Rubens, la déclaration de Bellori, modulée par une formulation indirecte (essendosi veduto), peut être regardée comme raisonnablement fiable. Sans doute, ce « livre » unique, très probablement des feuilles reliées plus tard sur lesquelles Rubens jetait notes et dessins, n’a pas été conservé. Mais deux ouvrages publiés, l’un du vivant du peintre flamand, l’autre par ses héritiers à partir du fonds d’études qu’il leur avait légué, traitent d’architecture9 ; tandis qu’un ensemble de dessins quelquefois annotés en flamand pourrait avoir constitué le matériel, fragmentaire, destiné à un traité, ou chapitre, sur l’anatomie, et à un autre sur l’optique10. Le reste des sujets que mentionne Bellori, la symétrie, les proportions, les émotions, les récits des poètes et leur transcription dans les œuvres antiques ainsi que dans la peinture moderne, forment un résumé presque convenable pour la Théorie.
- 11 R. de Piles, Cours de peinture…, p. 139-148. Sur la page 148 de l’édition originale, il affirme pos (...)
19Il y a mieux. En 1708, nous l’avons dit, Roger de Piles publie dans son Cours de peinture par principes, au chapitre « De l’imitation des statues antiques », les versions française et latine d’un assez long texte (l’édition des deux versions occupe plus de neuf pages dans le volume in-12°) recopié d’un manuscrit en latin de Rubens qui, affirme-t-il, est « entre [s]es mains11 ». Sauf à accuser de Piles, avant Jombert, d’être un falsificateur ou un naïf qui prit un manuscrit anodin pour un autographe de Rubens, il semble assuré que Rubens écrivit des remarques en latin dont une partie concernait la statuaire antique.
- 12 Un autre passage du même manuscrit est cité par de Piles dans L’Idée du peintre parfait (cf. supra, (...)
- 13 A. Balis, « Rubens’ lost notebook », communication du 11 mai 1987, New York, Institute of Fine Arts (...)
- 14 Ibid., p. 2 du texte dactylographié.
- 15 Abecedario de P.-J. Mariette et autres notes inédites de cet amateur sur les arts et sur les artist (...)
20Le manuscrit dont Roger de Piles publie un passage, plutôt que la totalité probablement12, est unanimement regardé, non pas seulement comme une version fiable d’après Rubens, mais comme un original rédigé directement par celui-ci. Selon Arnoult Balis, de Piles, qui connaissait l’existence de cet autographe depuis 1677 au moins (date à laquelle il le mentionne dans sa Conversation sur la connaissance de la peinture), l’aurait acheté, ou plutôt fait acheter à Anvers par des intermédiaires, les marchands parisien Jean Picart et anversois Matthijs Musson13. L’acquisition fut menée soit auprès d’un descendant de Rubens, soit auprès d’un héritier d’un certain Antoon Tassis, chanoine de la cathédrale de la ville et collectionneur des œuvres de Rubens, qu’une source cite comme le premier propriétaire du texte après le peintre14. La transaction eut lieu avant 1699 : cette année-là, dans l’Abrégé de la vie des peintres, de Piles utilise en effet la formule qu’il reproduira dans le Cours de peinture, « l’original est entre [mes] mains ». Quelques années plus tard, en 1720, le connaisseur en dessins Pierre-Jean Mariette (1694-1774) mentionne un « manuscrit original de Rubens que M. de Piles avait acquis aux Pays-Bas, et qu’il avait apporté à Paris ». L’allusion accompagne le récit d’un incendie qui, le 30 août au petit matin, détruisit l’atelier et l’appartement de l’ébéniste André-Charles Boulle, situés dans le palais du Louvre. Dans cet accident fut consumé, selon le même Mariette, le manuscrit de Rubens, passé après la mort de Roger de Piles « entre les mains de M. Bourdaloue il y a quelques années », puis dans celles de Boulle15.
21Si le texte transcrit par de Piles et brûlé en 1720 est bien le libro di sua mano mentionné par Bellori, il ne peut être celui que Jombert dit avoir acheté en 1770. Même si, au mieux, quelques feuillets, probablement détachés avant 1720, ont subsisté au-delà de cette date, aucun indice ne permet de supposer que, contrairement à l’assertion de Mariette, l’ensemble du manuscrit ait pu être sauvé. De fait, les lignes publiées sous le titre « De l’imitation des statues antiques » n’ont pas d’équivalent exact, même sous la forme d’une traduction nouvelle, dans la Théorie de la figure humaine. Nul doute, d’ailleurs, que si le manuscrit en possession de Jombert était pourvu d’un héroïque passé, l’éditeur en aurait fait mention. Mais il parle sobrement d’une « copie » sans mentionner quoi que ce soit d’une origine prestigieuse.
CERTITUDES : LES MANUSCRITS DE CHATSWORTH, DE LONDRES ET DE PARIS
- 16 Léonard de Vinci, Traité de la peinture, éd. A. Chastel, p. 61.
22La carrière de Rubens s’est développée de façon fulgurante. À sa mort en 1640, et même avant cette date, le maître flamand connaissait une célébrité considérable. Aussi la moindre relique tracée de sa main se voyait-elle probablement attribuer une valeur esthétique, affective et commerciale : les feuilles qu’il avait dessinées et annotées, loin d’être abandonnées dans un tiroir avant d’être vendues, sans doute à Roger de Piles, ont dû être regardées, manipulées et recopiées. Ces reproductions ont pu n’être pas fidèles : il est aisé d’imaginer que certains copistes ont extrait des feuillets un florilège étroit qui les intéressait tandis que d’autres étaient tentés de respecter l’original et d’en reproduire exactement le texte et les dessins. Tel avait été, un siècle plus tôt en Italie, le sort des carnets de Léonard de Vinci : nous en connaissons plus de cinquante copies manuscrites, certaines complètes, d’autres non, et quelques-unes notablement simplifiées16.
- 17 Voir infra, annexe 1, p. 161, notre tableau de correspondance page à page entre les manuscrits et l (...)
23De ces copies des notes de Rubens, le manuscrit conservé à Chatsworth House et commenté par M. Jaffé est un exemple certain. Légué entre 1860 et 1900 par Herbert Cook au huitième duc du Devonshire, avec un autre manuscrit qui est, lui, certainement de la main de Van Dyck, il n’a pu servir, antérieurement, de matrice à l’édition Jombert : le texte y est rare, les dessins, disparates, ne sont pas seulement de source rubénienne, et le trait, d’une vigueur remarquable, est moins fidèle au style du maître que ne le sont les gravures un peu fades d’Aveline. Un certain nombre d’observations écrites, par exemple sur la physionomie de l’homme comparée à celle des animaux, et de dessins, sont cependant assez exactement semblables à ceux publiés dans la Théorie de la figure humaine pour que l’on soit assuré que le manuscrit de Chatsworth et le livre publié par Jombert proviennent d’une même source, reflets d’un modèle unique saisi selon des angles différents17.
- 18 M. Jaffé, Van Dyck’s Antwerp sketchbook, I, p. 21.
24Un autre manuscrit sans aucun doute copié à partir de l’original de Rubens est conservé à Londres aux Courtauld Institute Galleries, dans la Princes Gate Collection. Répertorié sous le nom de manuscrit Johnson, il a une histoire plus ancienne. Acheté entre l’automne 1742 et l’automne 1744 à Bruxelles par un jeune officier anglais, le capitaine Maurice Johnson, il est expédié par celui-ci à son père, antiquaire londonien, qui le présente à la Société des antiquaires et en fait relier les feuillets. Johnson ne sait pas que ce qu’il a entre les mains est de provenance rubénienne : il attribue l’ensemble à « Hendrick Golzius de Mulbreh » – le peintre Goltzius. La première mention du manuscrit avec une attribution à Rubens se rencontre sous la plume d’Horace Walpole dans ses Anecdotes of Painting in England, en 176218.
- 19 Une seule page, réduite à quelques lignes, est écrite en italien : le [sic] vero modo per l’anatomi (...)
- 20 Voir infra, note 112.
25Le manuscrit décrit par Walpole est un in-octavo. Il contient, selon ses termes, « des discours et observations sur le corps humain et sur les statues et peintures des Anciens et des Modernes en partie en latin, en partie en italien, avec des notes en flamand et de nombreux dessus de têtes, attitudes, proportions, etc. Plus des habits des Grecs et des Romains, des instruments divers, ustensiles, armures, têtes d’après des monnaies, etc. ; et encore des comparaisons avec Raphaël, Michel-Ange et d’autres artistes. » Walpole qualifie l’ensemble d’exact copy of Rubens’Album, which he used in his travels. La description est fidèle à l’aspect du manuscrit tel qu’il apparaît aujourd’hui19, même s’il comporte, en plus, des feuillets insérés entre les pages reliées du vivant de Johnson et constitués, notamment, par des gravures extraites de la première édition anglaise du Traité de la peinture de Léonard. L’ensemble des pages annotées et dessinées forme un groupe plus large que le texte et les dessins publiés par Jombert mais on y trouve de nouveau, et avec une fréquence plus grande que dans le manuscrit de Chatsworth, des dessins et des observations exactement similaires à ceux publiés dans le livre parisien. Parmi les éléments qui n’ont pas d’équivalent dans l’édition parisienne de la Théorie de la figure humaine, deux chapitres en latin (outre diverses pages isolées) traitent de thèmes correspondant aux sujets que Jombert dit avoir censurés à cause de leur caractère hermétique : l’un porte sur les nombres, principes de toute chose et en particulier de la constitution de l’homme (Quare figura humana elementa tria constituantur) – Pythagore y est cité ; l’autre, qui traite aussi de la symbolique des nombres, évoque les sephirot juives et la pensée alchimique pour mettre en rapport le microcosme qu’est le corps avec le macrocosme qu’est l’univers. Enfin le manuscrit Johnson contient le texte en latin, De imitatione statuarum, du passage publié par de Piles dans le Cours de peinture20.
- 21 M. Jaffé, Van Dyck’s Antwerp sketchbook, I, p. 21.
26À sa description précise du manuscrit, Horace Walpole ajoute une information : il affirme que l’original des feuillets de Rubens se trouve à Paris où, quelques années auparavant, they intended to publish it – « on avait l’intention de le publier ». Walpole renvoie pour cette information au Catalogue raisonné de Monsieur Quentin de l’Orangerie, par Frédéric (sic) Gersaint, publié en 174421. Ce catalogue, publié en effet à Paris à la date signalée par Walpole, a pour titre exact Cat. raisonné des diverses curiosités du cabinet de feu M. Quentin de Lorangère. Son auteur est le marchand de peinture Edme-François Gersaint, dont nous avons déjà rencontré le témoignage. À la rubrique « Rubens » de la « Table alphabétique des maîtres » (p. 70), Gersaint cite « un manuscrit de [l]a main [de Rubens], que possède actuellement M. Huquier, graveur et marchand d’estampes, et qu’il se propose de donner quelque jour au public. Ce manuscrit porte pour titre : De figuris humanis. Il est accompagné d’environ une cinquantaine de feuilles dessinées, et remplies chacune de différentes têtes et attitudes variées qui ont rapport au discours de ce manuscrit […]. »
RETOUR AUX FAITS : GABRIEL HUQUIER ET CHARLES-ANTOINE JOMBERT
27Le témoignage de Gersaint est évidemment essentiel. Il accrédite l’avertissement de Jombert en confirmant que, en 1744 au moins, un certain Huquier possédait un manuscrit de Rubens ou attribué à Rubens, en latin, dénommé de manière à inspirer le titre Théorie de la figure humaine et comportant une cinquantaine de pages de dessins représentant exclusivement des visages et des corps.
28Né le 7 mai 1695, Gabriel Huquier, nom bien connu des dix-huitiémistes, fut peintre, collectionneur, et surtout un graveur important – l’un des graveurs du Recueil Jullienne d’après Watteau, interprète de Boucher et des ornemanistes Meissonnier et Oppenord. Il mourut le 11 juin 1772 et ses biens furent dispersés en vente publique du 4 au 7 novembre, puis à partir du 9 novembre de la même année.
- 22 Cote BN Est.Yd 78. Catalogue du fonds de planches gravées, épreuves, outils et ustensiles de gravur (...)
29Le Catalogue du fonds de planches gravées… de feu M. Huquier, avec les prix et les noms des acquéreurs, est conservé à la Bibliothèque nationale de France22. Il comporte sous le numéro de lot 136 la description suivante : « Le portrait de Rubens, et quarante-deux différentes études pour un livre de principes du dessin d’après lui, par Aveline », suivi de la mention de l’acheteur, Jombert : Huquier – et non Jombert – est donc l’homme qui a commandité à Aveline la reproduction gravée des dessins attribués à Rubens. Il n’y a pas lieu de s’en étonner puisqu’il fut aussi éditeur, faisant travailler ses confrères pour les sujets qui n’étaient pas de sa compétence. Comme Aveline est mort en 1760, et qu’en 1744 Gersaint, ainsi que le comprend Walpole, mentionne un simple projet de publication et non une opération déjà entreprise, on peut dater l’exécution des gravures, donc le premier projet quelque peu abouti d’une édition du De figuris humanis, entre 1744 et 1760. Cette datation correspond d’ailleurs au style des gravures aux traits clairs, à la taille très visible, comme on les aimait dans les années 1740 et 1750. La raison pour laquelle Huquier ne mena pas à bien la publication du livre n’est pas claire : la mort d’Aveline n’est pas un élément décisif, puisque la série des planches était achevée avant cette date. Mais Huquier s’est retiré du métier en 1761, soit l’année même qui a suivi le décès d’Aveline : peut-être l’entreprise, retardée, a-t-elle traîné jusqu’à la fin de la vie de ce dernier et Huquier n’a-t-il pas eu l’énergie, par la suite, de la concrétiser.
- 23 Cote BN Est. Yd 79. Catalogue de tableaux à l’huile, à gouache et au pastel ; peintures de la chine (...)
30L’exemplaire du catalogue de la vente du 9 novembre 1772 conservé à la Bibliothèque nationale, qui concerne non plus les ustensiles de gravure mais les « tableaux à l’huile… dessins précieux et estampes… », ne comporte aucune annotation à propos des acheteurs. Il est probable cependant que Jombert, acheteur des planches d’Aveline à la vente précédente, acquit les lots 639, 738 et 1112 concernant respectivement un « manuscrit latin sur l’art du dessin, avec les dessins originaux de P. P. Rubens, vol. petit in-fol. » ; « vingt-neuf pièces [des estampes] par le même [Rubens], dont vingt-deux pour le Traité de peinture, dont on trouve ici le manuscrit » ; et enfin la « copie du manuscrit latin sur le dessin, de P. P. Rubens, avec la traduction en français, et quarante-cinq figures qui ont été gravées d’après les dessins qui sont ici au numéro 639, dans un petit portefeuille »23. Les termes qu’utilise l’auteur du catalogue fluctuent (« manuscrit sur l’art du dessin », « Traité de peinture », mais non Théorie de la figure) ; le nombre d’estampes est inférieur à celui des planches publiées par Jombert (vingt-deux au lieu de quarante-quatre) ; la formule qui caractérise « la copie du manuscrit en latin… avec la traduction en français » est probablement inexacte – elle doit désigner une « version française » plutôt qu’une reproduction bilingue. Malgré cela, on reconnaît dans les trois numéros du 9 novembre venant en complément des planches achetées auparavant, le matériel qui servit à Jombert pour l’édition de la Théorie de la figure humaine.
- 24 Catalogue raisonné de l’œuvre de Sébastien Le Clerc, chevalier romain, dessinateur et graveur du ca (...)
- 25 Voir le dernier paragraphe de l’Avertissement du libraire, supra, p. 51. L’ouvrage de 1740 s’intitu (...)
- 26 Publié à Amsterdam et à Paris.
- 27 L’édition est celle de Rome, 1672. Cf. l’extrait du catalogue de la vente Jombert effectuée par F. (...)
31En relation avec Gabriel Huquier auquel il rend hommage pour une amitié de « plus de trente années24 », Charles-Antoine Jombert devait connaître depuis longtemps le manuscrit attribué à Rubens, et le projet de le publier ne pouvait que l’enthousiasmer. Car Jombert est un éditeur d’art passionné. Lié depuis l’enfance à Charles-Nicolas Cochin, le grand graveur et illustrateur de livres, il a réorienté sa première activité, la production d’ouvrages de science et d’ingénierie militaire, vers les beaux livres et les traités d’art. Sa fortune faite, il consacre la fin de sa carrière à des entreprises qui le séduisent vraiment : le catalogue de l’œuvre de Cochin, en 1770 ; de Sébastien Le Clerc, autre graveur, élève de Callot, en 1774 ; de Stefano della Bella (Étienne de La Belle), en 1771. Il a aussi publié des ouvrages didactiques, tels qu’une Nouvelle méthode pour apprendre à dessiner sans maître en 1740, et l’édition de la Théorie de la figure humaine s’inscrit dans cette continuité25. Enfin, il a fait paraître quelques textes théoriques, notamment, en 1767, les Œuvres diverses de M. de Piles sur la peinture rassemblées en cinq volumes in-1226, et il possède dans sa bibliothèque, comme le certifie l’inventaire après décès conservé aux Archives nationales, un exemplaire des Vite de’ pittori, scultori et architteti moderni de Bellori27. Il connaît donc la tradition selon laquelle Rubens a tenu un livre de notes et de dessins, et il a lu le « De l’imitation des statues antiques » publié dans le Cours de peinture par principes.
- 28 En même temps qu’il demande le privilège pour la Théorie de la figure humaine, Jombert en sollicite (...)
- 29 Suite de la Théorie de la figure humaine. Seconde partie, contenant les principes de dessin, appliq (...)
32La publication de la Théorie suit de près l’achat du manuscrit par Jombert : en neuf mois – début novembre 1772-13 août 1773 – le De figuris humanis est retraduit (si l’on en croit Jombert, à qui désormais on commence à faire confiance), l’édition française finalisée, l’approbation obtenue, le texte imprimé et les planches d’Aveline tirées28. Dans l’Avertissement, de nouveau, Jombert annonce la publication d’un second volume qui doit servir de suite pratique au livre de Rubens : la Suite de la Théorie de la figure humaine sort en même temps que la Théorie. C’est, de l’aveu de l’éditeur, une compilation d’articles recopiés de l’Encyclopédie, série « à laquelle [il a] fait les changements et additions [qu’il a] jugées nécessaires29 ».
PREMIÈRE COMPARAISON : LE MANUSCRIT HUQUIER/DE GANAY ET L’ÉDITION DE JOMBERT
- 30 « Le manuscrit qui est à Paris et que j’ai vu entre les mains du sieur Huquier, marchand d’estampes (...)
- 31 Relevé par M. Jaffé, Van Dyck’s Antwerp sketchbook, I, p. 35. Pour Jaffé, le jugement de Mariette, (...)
33Le manuscrit acheté et publié par Jombert a été examiné et commenté par Mariette à deux reprises. Au moment où il est encore en la possession de Huquier, Mariette affirme que les feuillets ne sont pas autographes30. En 1772, examinant le lot vendu sous le numéro 639, il en juge encore plus sévèrement. Il note sur son catalogue : « Il faut manquer absolument de goût et de connaissance pour faire Rubens auteur de ce mauvais manuscrit. Et les dessins et les discours sont indignes de lui31. » Pour apprécier le bien-fondé de ce jugement, il faudrait pouvoir examiner aujourd’hui ledit manuscrit. Or, celui-ci a survécu. Et si sa localisation actuelle n’est pas connue, du moins en existe-t-il une reproduction photographique complète, dont un exemplaire est consultable au Rubenianum d’Anvers et un dans la documentation des Courtauld Institute Galleries.
- 32 A. Balis, « Rubens und Inventio. Der Beitrag seines theoristischen Studienbuches », p. 35, note 14, (...)
- 33 L’histoire du manuscrit de Ganay a été retracée par M. Jaffé, Van Dyck’s Antwerp sketchbook, I, p. (...)
- 34 Le manuscrit reçoit alors sa reliure en maroquin jaune avec une couronne ducale. Voir M. Jaffé, ibi (...)
- 35 M. Jaffé, ibid., I, p. 27-35.
34Ce manuscrit est appelé manuscrit de Ganay, parce qu’il a appartenu jusque dans les années 1980 à un collectionneur français, le marquis Jean-Louis de Ganay32 : il fait peu de doute qu’il s’agit du même ouvrage que celui qui fut entre les mains de Jombert, car, après la mort de ce dernier en 1784, on peut retracer avec une relative continuité l’histoire du texte. Il est repéré au xixe siècle en Angleterre, dans la collection de Sir Thomas Lawrence, qui dut l’acheter à Paris en 1815 ou 1825 en même temps que sa traduction française – celle, probablement, qu’avait reniée Jombert33. À la mort de Lawrence en 1830, il passe entre les mains de Samuel Woodburn, ami et marchand de ce dernier. Il appartient peut-être durant quelques années à un autre collectionneur34, puis il est acheté en 1860 par un nommé Evans. En 1884, le même manuscrit est proposé à la vente des livres précieux, manuscrits et imprimés, d’Ambroise Firmin-Didot à Paris : le grand imprimeur français avait acquis l’ouvrage à une date inconnue. L’acheteur du lot est Adolphe Labitte. On ignore ensuite le sort du manuscrit jusqu’au milieu du xxe siècle, époque à laquelle il est en la possession de la comtesse de Bihague, qui le transmet en héritage à son neveu le marquis de Ganay35.
- 36 Les folios 5, 6, 7, 22, 26, 33, 49, 50, 51, 52, 60 sont inscrits au recto et au verso. Le folio 6, (...)
- 37 Le folio 5r° contient les schémas minuscules de figures géométriques, triangle, cercle, carré ; le (...)
- 38 Successivement : figurarum humanarum elementa sunt cubus, circulus et triangulus Ex quo fit pyramis(...)
35Tel qu’il se présente dans sa reproduction photographique, le manuscrit est composé de soixante-huit feuillets inscrits le plus souvent sur le seul recto36. Outre une première page avec le portrait gravé de Rubens et une deuxième avec l’inscription « Manuscrit avec les dessins originaux sur l’art du dessin par Pierre Paul Rubens » calligraphiée à l’intérieur d’un cartouche décoré, il est formé de vingt-sept pages composées entièrement, ou presque, de texte37, de deux où texte et schémas occupent une place relativement égale, et de quarante-sept pages où prédominent les dessins, accompagnés ou non de légendes d’importance variable. La calligraphie, soignée, portée par des lignes au crayon, est de la même main pour tout le manuscrit. Chaque chapitre de texte s’ouvre par un titre le plus souvent en lettres majuscules38. La langue utilisée est le latin mais quelques lignes en flamand au recto des folios 10, 61, 62 et 63, légendes accompagnant des figures, prouvent l’origine flamande du copiste.
- 39 Les figures sont généralement au nombre de trois par page (17 folios), fréquemment quatre ou davant (...)
- 40 Rectos des folios 24, 25, 32, 33, 34, 35 et 36 ; et recto du folio 29 (où les dessins sont d’un tra (...)
- 41 Rectos des folios 26, 27, 30 et 37.
36Les dessins, tracés à l’encre, semblent également tous de la même main, à l’exception probable d’une tête d’homme maladroitement exécutée qui remplit le recto du folio 14 et qui, tracée au crayon et non à l’encre, pourrait bien résulter d’un report au calque. Le plus souvent regroupées sur une page39, les figures sont d’un style homogène, avec des traits vigoureux et des ombres bien marquées. Quelques-unes tranchent avec les autres, corps virils aux contours plus déliés, à la musculature moins fortement signalée, qui accompagnent les commentaires sur les positions et les mouvements humains40, ou silhouettes d’homme ou de femme dont le tracé se borne presque exclusivement aux contours, avec un visage simplifié en un parfait ovale41.
- 42 On remarquera que le Catalogue du fonds de planches gravées… de Huquier (supra, note 22) mentionnai (...)
- 43 Ne sont pas reproduits les dessins au recto des folios 13 (étude de cou viril), 14 (la tête d’homme (...)
- 44 Rectos des folios 38 (Darès et Entelle) et 39 (athlètes luttant).
- 45 A.-M. S. Logan, « Leonardo, Poussin, Rubens and the ms. de Ganay », p. 143.
37Le rapprochement du manuscrit et de la Théorie de la figure humaine prouve sans aucun doute possible que le premier a servi de source pour les planches gravées par Aveline comme pour le texte publié par Jombert. La comparaison de la table des chapitres publiée après l’avertissement est à elle seule éclairante : au figurarum humanarum elementa sunt… correspond le premier chapitre, « Des éléments de la figure humaine » ; à la figurae humanae ex elementis compositio et symmetria suivie du de forma virili répond le chapitre II, « De la composition de la figure humaine » ; puis viennent les chapitres III, « De la figure humaine considérée dans son repos » (de figurae humanae statibus sive modis standi) et IV, « De la figure humaine considérée dans ses mouvements » (de figurae humanae motibus…) ; les chapitres V, « Des différentes espèces de statues des anciens » (de statuis…) ; VI, « Des statues d’enfants » (de pueris) ; VII, « Des proportions de la femme » (de forma foeminea). Deux chapitres du manuscrit de Ganay n’ont pas d’équivalent dans le texte édité en 1773 : il s’agit des parties « retranché[e]s » par Jombert, les folios 5r° et 5v°, quare figurae humanae elementa tria constituantur, et les folios 52r° et 52v°, super figurae humanae discursus Cabalisticus. La proximité des gravures avec les dessins de Ganay est tout aussi évidente : les quarante-quatre planches retenues par Jombert pour la publication42 reprennent la totalité moins quatre des pages consacrées principalement au dessin dans le manuscrit43, plus deux pages où les dessins se mêlent à un texte abondant44. Les figures, inversées par rapport aux dessins, leur sont aussi exactement identiques que possible, elles ont la même taille45 et sont disposées sur la page de la même manière que dans le manuscrit.
- 46 Le chapitre consacré aux enfants (De pueris) qui s’intercale, dans le manuscrit de Ganay, entre les (...)
- 47 Cf. respectivement les planches IX, X, XVII, XVI, XXI, XVIII et XIX. Les textes accompagnant des de (...)
- 48 Respectivement supra, p. 64 (f° 24-25), 68-69 (f° 32), 67-68 (f° 33), 69 (f° 34, f° 35 et f° 36).
- 49 Voir par exemple supra, p. 60, le commentaire des planches VII et VIII (f° 20r° et f° 21r°).
- 50 Ainsi le sous-titre « Du rapport de la tête de l’homme avec celle de quelques animaux », p. 59, sui (...)
- 51 Les deux premières lignes du verso du folio 50, C. Plin. Secun. Natur. Hist. / Lib. XXXIII. Cap. 5. (...)
- 52 F° 6r° : Cubo, Circulo, et Triangulo, vel Pyramide, deuxième ligne d’un titre complexe, donne la ph (...)
- 53 Voir par exemple supra, p. 78 (statuae, etc.), correspondant à f° 50r° sq., où figurent les seuls t (...)
- 54 Voir par exemple le sous-chapitre « Des athlètes », supra, p. 70 sq.
38Les différences entre le manuscrit et le texte imprimé sont cependant aussi importantes que les ressemblances. Le changement de langue, l’interversion, la suppression de chapitres46 et plus encore la séparation entre le texte et les figures sont les plus visibles. Alors que dans le manuscrit de Ganay, les dessins prennent place à leur position naturelle, intégrés au texte ou sur des pages à part mais accompagnés de légendes qui peuvent être disertes, dans la Théorie de la figure humaine, les besoins de l’édition et plus particulièrement du tirage de planches sur cuivre conduisent à une séparation du texte et des illustrations. En conséquence, le texte imprimé est alourdi de renvois aux figures qui n’existent pas dans le manuscrit et que Jombert rédige en citant « Rubens » ou en le mentionnant à la troisième personne, tandis que certaines planches, privées des commentaires qui accompagnaient les dessins, semblent un peu vides. Le poids des chapitres est aussi manifestement différent dans le manuscrit de Ganay et dans la Théorie de la figure humaine. Certains alourdissements résultent du transfert des légendes des pages illustrées vers le texte. Ainsi, les lignes inscrites au recto du folio 38 – des vers de l’Énéide racontant le combat du vieil Entelle contre le jeune Darès –, supprimées de la planche XXII, se retrouvent au commencement de la section « Des athlètes » (infra, p. 70). Il en va de même des légendes au recto des folios 24 et 25, et 32 à 3647, commentant l’équilibre et le mouvement humains, déplacées dans les sections « De la pondération », « Application des principes du mouvement à des exemples » et « Des figures qui portent quelque chose »48. Inversement, les dessins qui, dans le manuscrit, ne comportent pas de légende, donnent l’occasion dans le texte imprimé de descriptions d’ailleurs peu circonstanciées de la part de Jombert49. La subdivision des chapitres en sous-parties ou sections est une autre intervention de Jombert sur le manuscrit. Le travail de l’éditeur sur les titres et les sous-titres est assez subtilement mené : les termes sont quelquefois entièrement inventés, isolant une partie cohérente à la lecture50 ; ils sont aménagés, plus souvent, à partir de suggestions du manuscrit51. D’autres modifications transforment l’allure de l’original : des listes de mots, nomenclatures réduites au minimum, sont réorganisées de façon à former une phrase52, des termes grecs sont traduits en latin53, les citations latines sont traduites en français54.
- 55 Ces deux gravures sont des réemplois : Jombert les a déjà publiées dans la Nouvelle méthode pour ap (...)
- 56 La gravure porte la mention, P. P. Rubens delin., Pet. Aveline Sculp. : formulation légèrement diff (...)
39Ces aménagements font partie du travail de clarification naturel pour transformer en livre imprimé un manuscrit provisoire. On peut déplorer selon nos normes actuelles que l’éditeur ne s’en soit pas expliqué, mais ils ne dénaturent pas leur source. L’ajout, à l’intérieur du texte, en première page, d’une vignette et d’une lettre griffe gravées d’après Cochin et non d’après Rubens – une allégorie du Génie du dessin et la lettre O représentant une séance de pose à l’Académie, gravées par Baquoy55 – participe aussi de ce travail d’édition, de même que l’introduction du portrait gravé de Rubens avant l’Avertissement – portrait qui figure déjà sous forme de gravure en tête du manuscrit de Ganay56.
JOMBERT ÉDITEUR : LES ALTÉRATIONS GRAVES DU MANUSCRIT
- 57 F° 8r°. Cf. supra, note 43.
- 58 F° 18 et 19r°.
40D’autres interventions de Jombert altèrent le manuscrit bien plus gravement. Non content de clarifier le cahier qu’il avait sous les yeux, Jombert y a sélectionné ce qui lui paraissait publiable. D’où la censure avouée de deux chapitres et l’abandon des dessins dépourvus de qualités esthétiques évidentes. Parmi ceux-ci, des études stéréométriques : le schéma des proportions et de la forme du corps humain rendu par des quadrilatères et des triangles57, et des études du buste viril d’après la statue dite de l’Hercule Farnèse de face et de dos réduit aux mêmes figures58. Le manuscrit ainsi épuré a dû paraître à Jombert à la fois d’un faible volume pour être publié, et décevant : il ne cache pas ses sentiments dans l’avertissement (infra, p. 49). S’il n’a pas inventé de nouvelles illustrations, il a choisi de compléter le texte sans qu’on puisse distinguer entre ce qu’il ajoutait et ce qu’il reproduisait d’après le manuscrit.
- 59 Traité de la peinture de Léonard de Vinci, donné au public et traduit de l’italien en français par (...)
- 60 Supra, p. 69 ; c’est la traduction de la légende au recto du folio 34 (pl. XXI dans l’édition Jombe (...)
- 61 « Toujours l’épaule de l’homme qui porte un fardeau est plus haute que l’autre épaule […]. »
41La plupart des « enrichissements » de Jombert consistent en des ajouts bibliographiques. Le plus évident, le plus souvent cité – nous en avons parlé – est l’introduction de citations de Léonard de Vinci d’après l’édition parisienne en français par Roland Fréart de Chambray du Trattato della pittura – le Traité de la peinture (1651)59. Pages 70, 87, 88 et 91, des lignes empruntées aux chapitres CC, CCLXIII, LXI, CLXVIII, CLXIX, LXIV et CCLIX de cette édition sont littéralement recopiées : aucune de ces citations ne se trouve dans le manuscrit de Ganay. Leur insertion là où Jombert les juge à leur place produit des effets de redondance. Ainsi, dans la section « Des figures qui portent quelque chose », la remarque « L’épaule sur laquelle un homme porte un fardeau est toujours plus haute que l’autre […]60 » est reprise à la page suivante par la citation copiée du Traité de la peinture qui dit exactement la même chose61.
- 62 F° 47r°.
- 63 Le passage censuré est donné infra, annexe 4, p. 208.
- 64 F° 63r° : Noteert hier, die gemeinschap van eenen/Frauwen hals met den hals van een peerdt, den Fra (...)
- 65 Planche XXXIX, correspondant au folio 61r° (Die schoenheidt van den neús, wort in den mensch genome (...)
42Le Traité de Léonard permet à Jombert de doubler largement la longueur du chapitre « Des statues d’enfants » qui ne dépasse pas dix-sept lignes dans le manuscrit de Ganay62. Il lui donne même, dans un cas, l’opportunité de substituer au texte originel des lignes qui lui conviennent mieux. Ainsi le chapitre VII, « Des proportions de la femme », correspond au recto et au verso des folios 59 et 60. La traduction est fidèle du début du passage jusqu’au milieu de la page 51 mais elle omet les lignes qui, sur les folios 59r° et 59v°, comparent le corps féminin à celui du cheval, et plus précisément de la jument, puis détaillent les couleurs souhaitables pour la chevelure – ou crinière – de la femme et celles qui sont détestables63. Une des trois pages qui, dans le manuscrit, illustrent ce passage, n’est pas reproduite. Elle représente, de trois quarts, le cou d’une femme avec au-dessous deux dessins du col d’un cheval dans la même position et de profil. La légende, en flamand, affirme la ressemblance entre ce cou féminin copié d’une Vénus grecque et les cols de cheval inspirés des statues équestres du Quirinal (ou Monte Cavallo) à Rome64. Deux autres pages, publiées, détaillent les similitudes entre la bouche et le nez féminins (dans un visage imité de la même statue antique) et les mêmes organes chez le cheval. Le commentaire, dans l’édition de Jombert, est la traduction des légendes en flamand qui accompagnent les figures dans le manuscrit65 : rejeté à la fin du chapitre, coupé de son contexte, il perd sa raison d’être. Les lignes censurées sont remplacées par des citations de Léonard : les chapitres LXIV et CCLIX, qui décrivent la position modeste que doit adopter la femme, tête inclinée et jambes serrées.
- 66 F° 60v° : atque ideo in foemina largitas pedis unius ab altero in statu, separatio femorum unius ab (...)
- 67 F 60v° : Absit et aliena sit ab ea omnis quadratura et torositas […].
- 68 Supra, p. 91, correspondant au folio 60v° : […] ideo quod pyramis descendens, est aquae hieroglyphi (...)
43Ces textes, qui justifient par la bienséance les postures féminines, jettent à leur tour une lumière fausse sur les mots du manuscrit dont Jombert donne, à ce moment, une traduction manipulée. Le terme « bienséance » (qui apparaît infra, page 91) n’a pas d’équivalent exact dans la version latine, où il est question de concinnita[s] et de decor[um], d’harmonie et de convenance66. Quand le latin, quelques lignes auparavant, exige de l’artiste qu’il s’abstienne absolument de la forme quadrangulaire (quadratura) dans le corps féminin67, l’éditeur traduit platement par « roideur ». Un peu plus loin, il n’ose publier que la pyramide posée sur la pointe, signe de la femme, est aquae hieroglyphicum – l’hiéroglyphe de l’eau – et il énonce que « la pyramide renversée est également l’hiéroglyphe de la femme »68. La description du corps féminin idéal en est rendue anodine : la grâce de la femme exige la ligne courbe et la modestie qu’on attend d’elle veut qu’elle tienne les jambes serrées. Dans le manuscrit, les mêmes prescriptions supposent un système du monde organisé en mâle et femelle, la femme du côté de l’ovale et de la pyramide, les hanches larges et les pieds petits et rapprochés, l’homme du côté du quadrangle, les jambes écartées et les genoux pliés dans la marche formant des lignes brisées.
- 69 Ainsi supra, p. 77, la citation de Virgile, Énéide, I, est faite de quatre vers (588-592) au lieu d (...)
- 70 Supra, p. 79-82 ; et f° 51r° et 51v°. Jombert possédait la Traduction des XXXIVe, XXXVe et XXXVIe l (...)
44Outre l’introduction des passages de Léonard, Jombert « gonfle » le texte qu’il édite en allongeant des citations ou en en ajoutant de nouvelles. Dans les moindres des cas, il complète d’un ou de quelques vers69. D’autres fois, il introduit des pages entières. La section 2 du chapitre V, « Divers extraits de l’Histoire naturelle de Pline, sur les statues des Anciens », compte trois pages et demie dans l’édition imprimée et seulement un feuillet et quelques lignes dans le texte latin70. Le passage qui ouvre cette partie, sur l’usage du bronze, et tout le développement qui suit l’énumération des statues de la Tribune aux harangues, sont ajoutés. L’équivalent d’une page de texte, inspiré d’une autre source et traitant toujours des statues antiques, occupe le recto et le verso du feuillet 51 : Jombert traduit le passage avec exactitude et lui adjoint, sur trois pages, la section « Des colosses les plus célèbres » copiée de nouveau de Pline… et complétée par des informations puisées chez un auteur de la fin du xviie siècle, Humphrey Prideaux (infra, p. 84). Ce qui compense la perte de texte suscitée par la censure du chapitre suivant, le Super figura humana discursus cabalisticus, qui occupait deux feuillets dans le manuscrit.
AVANT JOMBERT : LES TRAVESTISSEMENTS DE LA COPIE
- 71 Voir sur ce point l’opinion de M. Jaffé, Van Dyck’s Antwerp sketchbook, I, p. 47. L’Antwerp Book, l (...)
45Les transformations que Charles-Antoine Jombert a fait subir au manuscrit acheté à la vente Huquier sont donc considérables. Or ce ne sont pas les premières que le libro de Rubens ait supportées. Le manuscrit de Ganay, comme le manuscrit Johnson et le manuscrit dénommé Antwerp Book, est une copie, et cette copie tient plus de la compilation intelligente que de la transcription littérale. Par comparaison avec les deux manuscrits conservés en Angleterre, le manuscrit de Ganay est de très loin le mieux calligraphié, ses illustrations sont mises en page avec un soin particulier et la cohérence de l’ensemble est grande : on n’y trouve ni ces morceaux de textes inachevés, ni ces redites qui rendent le manuscrit Johnson à la fois séduisant – parce que certainement plus proche de l’original – et d’une lecture malaisée71. Le manuscrit de Ganay a été conçu pour être publié : de notes éparses et de dessins disséminés dans le cahier original et probablement d’exécution très inégale, le copiste ou son inspirateur a fait un ensemble susceptible d’être édité – même si Jombert ne l’a pas jugé encore tel. Ce copiste anonyme, pas plus que l’éditeur de 1773, n’avait résisté à la tentation d’« améliorer » le texte. Ses interventions sont moins nombreuses que celles de Jombert et elles ne dénaturent pas l’original. Les repérer et comprendre comment la manipulation s’est opérée est d’une importance décisive pour évaluer ce que Rubens a effectivement écrit et dessiné et quelles sources inspirèrent le libro.
- 72 Cf. infra, p. 55, note 16 de la Théorie de la figure humaine. Le Gladiateur est cité de nouveau sup (...)
- 73 Cf infra, p. 62, notes 41 à 44 de la Théorie de la figure humaine. La Cléopâtre allongée était expo (...)
- 74 F. Perrier, Segmenta, nobilium signorum et statuarum, quae temporis dentem invidium evasere Urbis a (...)
- 75 M. van der Meulen, Corpus rubenianum Ludwig Burchard, XXIIIe partie, Copies after the Antique, I, p (...)
46Sans jamais apporter aucun matériel qui serait étranger aux préoccupations de Rubens, le copiste du manuscrit de Ganay s’est soucié de moderniser le texte qu’il avait sous les yeux. Aux statues qui devaient se trouver énumérées dans le chapitre original De figurae humanae statibus sive modis standis (chapitre III de la Théorie de la figure humaine), il semble avoir ajouté des œuvres dont Rubens, en tout état de cause, ne peut avoir connu les originaux. Ainsi, le Gladiateur Borghèse, évoqué au verso du folio 22, a été découvert selon toute probabilité en 1611 (ou au mieux 1610) seulement : soit après que Rubens eut quitté l’Italie72. Il en va de même, et plus certainement encore, de plusieurs des statues citées dans les lignes qui suivent, sur le même folio : si l’Hermaphrodite couché peut à la rigueur avoir été connu du peintre, le Mars qui se repose n’a été acquis par son propriétaire, le cardinal Ludovisi, qu’en 1622, le Mirmille mourant de la même collection qu’en 1623, et la Vénus languissante n’a été installée dans la villa Borghèse qu’en 1613, lors du transfert des collections du cardinal Scipion dans le bâtiment et les jardins achevés depuis peu73. Le texte latin désigne ces pièces par les mots qu’utilise François Perrier dans les Segmenta, le premier catalogue systématique des statues antiques de Rome, publié dans cette ville en 163874. Il est possible que Rubens, qui s’est tenu toute sa vie au courant des découvertes faites à Rome, ait connu et consulté ce livre, paru deux ans avant sa mort, alors qu’il travaillait à mettre au net le manuscrit rédigé – à notre sens – trente ans plus tôt. Mais il est possible également, comme le suggère le spécialiste de Rubens Marjon van der Meulen, que ce soit le copiste, après la mort du peintre, qui ait augmenté la liste des statues en se servant du livre, vite devenu fameux75.
- 76 Rectos des folios 24 (pl. IX), 25 (pl. X), 32 (pl. XVII), 33 (pl. XVI), 34 (pl. XXI), 35 (pl. XVIII (...)
- 77 Dans un cas, page 60 du Traité, la planche est dans le même sens que le dessin. Dans le manuscrit d (...)
- 78 Opinion inverse, sur ce point, d’A.-M. S. Logan, « Leonardo, Poussin… », p. 145 et note 15.
- 79 Cf. supra, p. 69-70, pour une confrontation des textes du manuscrit de Ganay (dans la traduction de (...)
47Non content de modifier ainsi le texte, le même copiste du manuscrit de Ganay est intervenu sur les dessins, ce que ne fera pas Jombert. Dix-sept figures d’hommes, debout, arrêtés, marchant, portant un fardeau, tirant ou poussant un poids, ont leur exact équivalent dans quatorze planches de l’édition de 1651 du Traité de la peinture de Léonard de Vinci76. Les dessins du manuscrit et les gravures qui leur correspondent ont la même taille – elles sont légèrement plus grandes que les figures du Traité – et elles comportent des contrastes d’ombre et de lumière moins marqués que dans l’édition du Traité. La mise en page est aussi différente : la réunion de deux ou de trois silhouettes est systématique dans le manuscrit et les planches qui en sont tirées, alors que dans dix cas les planches du Traité ne comportent qu’une figure. L’omission de tout décor est une autre dissemblance essentielle. Hormis cela, les figures sont similaires jusque dans les détails et leur inversion par rapport aux gravures du Traité permet d’être assuré qu’elles ont été copiées d’après celles-ci, le dessin, exécuté dans le même sens, apparaissant retourné dans les gravures de la Théorie77. L’introduction de ces figures s’explique par le souci d’éclairer les textes sur les postures et les mouvements du corps humain. Or ces textes, très probablement, ne sont pas ajoutés par le copiste. Les thèmes sont communs avec ceux du Traité de Léonard de Vinci et explicités presque avec les mêmes mots, mais il ne s’agit pas, au même titre que les citations introduites par Jombert, de traductions en latin de l’édition (française ou italienne) du Trattato78 : l’expression est malgré tout différente et les omissions de phrases fréquentes – l’exemple que nous avons cité des « figures qui portent quelque chose » le montre suffisamment. Jombert, ainsi que son prédécesseur Huquier et le graveur Aveline, ne s’y sont d’ailleurs pas trompés : ces derniers ont reconnu dans les dessins du manuscrit les gravures du Traité et reporté les numéros de page correspondants dans les planches de la Théorie, mais Jombert n’a pas renvoyé à des chapitres de Léonard de Vinci en insérant dans le texte français les légendes de ces figures79.
- 80 M. Jaffé, Van Dyck’s Antwerp sketchbook, I, p. 38 et p. 90.
48Huquier et Aveline ont entrepris de publier la Théorie de la figure humaine entre 1744 et 1760. Il est peu probable que le manuscrit de Ganay ait été rédigé à cette époque. Nous n’avons pu consulter l’original : Michael Jaffé, qui l’a examiné, a remarqué sur le papier des marques caractéristiques d’une fabrication effectuée durant la seconde moitié du xviie siècle ; la forme de l’écriture pourrait suggérer la même époque80. Plus décisif : l’original du livre de Rubens ayant disparu dans l’incendie de 1720, il est naturel de penser que la copie a été faite avant cette date – à moins de supposer qu’elle-même dépendrait d’une première réplique qui ne peut être ni l’Antwerp Book, ni le manuscrit Johnson, et dont nous aurions perdu toute trace. La qualité du dessin, dépourvu de génie mais fidèle à Rubens, et sans aucun des traits propres au rococo, renvoie aussi à une exécution datant du xviie siècle. Enfin, la rigueur de la langue suppose un copiste maîtrisant bien le latin, et la présence de feuillets en flamand calligraphiés sans faute laisse à penser que ce copiste connaissait cette langue. Tout cela permet de suggérer que le manuscrit de Ganay a été exécuté en Flandre, après 1651 puisqu’il emprunte des figures à l’édition du Traité de la peinture de Léonard, mais pas forcément beaucoup plus tard.
- 81 En fait, jusqu’à ce que soit infirmée l’éventualité qu’un fils, ou un gendre, de Rubens souhaite em (...)
- 82 Lettre à Peiresc, cité in M.-A. Lescouret, Pierre Paul Rubens…, p. 153. Rappelons qu’Albert mourut (...)
49Le testament de Rubens faisait obligation à ses héritiers de conserver le matériel graphique présent dans l’atelier durant un laps de temps assez important81. À défaut de vendre le manuscrit, les descendants du peintre ont pu être tentés d’en faire ou d’en laisser faire des répliques négociables et surtout d’éditer l’original après lui avoir donné une forme convenable. La tâche a peut-être été confiée à un ancien collaborateur de Rubens, ou bien les proches de celui-ci s’y sont attelés. Albert, le fils aîné, lettré et dévoué à la mémoire de son père, pourrait avoir conçu et réalisé le projet : de celui que Pierre Paul loue, dès 1630, comme un connaisseur des Anciens – « de l’Antiquité » et de « la littérature grecque »82 –, nous conservons, publié à titre posthume en 1665 à Anvers, un ouvrage sur le costume antique, De re vestiaria veterum, dont les gravures font à plusieurs reprises usage de dessins de son père, parmi lesquels certains figurent dans le manuscrit Johnson.
- 83 M. Jaffé, ibid.
- 84 Planches XXXIII à XXXV de la Théorie de la figure humaine.
- 85 Il existe plusieurs versions de l’Autoportrait au chapeau – peint sans doute en 1523 et qui est l’u (...)
50Un indice est peut-être fourni par la publication à Anvers du prétendu « Livre à dessiner », un recueil de planches sans date, titre ni texte, où des dessins de Rubens (« P. P. Rubens delineavit ») sont reproduits par Paul du Pont, alias Paulus Pontius, le principal graveur de l’atelier dans les dernières années de la vie de Rubens83. Plusieurs planches du livre représentent des têtes, en un arrangement très semblable aux feuillets 53r° à 57r° du manuscrit de Ganay84 : il est possible d’imaginer que ces feuillets se trouvaient dans le manuscrit original de Rubens et qu’on a eu le projet, après cette première publication, de confier à du Pont la gravure des dessins de ce dernier. Le portrait gravé de Rubens par Paul du Pont d’après le célèbre autoportrait au chapeau85 inspire d’ailleurs directement le frontispice d’Aveline pour laThéorie de la figure humaine. Probablement figurait-il déjà en tête de la copie. Comme du Pont est mort en 1658, manifestement sans avoir gravé aucune planche, l’exécution du manuscrit de Ganay, phase initiale d’un premier projet avorté de publication, a dû prendre place entre les années 1651 et 1658.
UN NOUVEAU VISAGE DE RUBENS
TOUTE INFIDÉLITÉ N’EST PAS UNE TRAHISON
- 86 Il est probable aussi que Jombert a supprimé ces passages parce qu’ils ne lui semblaient pas utiles (...)
51Les manipulations que le copiste du xviie siècle et l’éditeur parisien du xviiie ont fait subir au libro de Rubens ont eu un effet déplorable : elles ont imposé l’idée que la Théorie de la figure humaine n’était qu’une compilation apocryphe de citations d’auteurs pour une part postérieurs, au moins pour la publication, à la mort de Rubens. Tel qu’il apparaît aujourd’hui dans la version de 1773, le texte imprimé n’est pourtant pas entièrement altéré. Les pages supprimées l’ont été par Jombert parce qu’en homme des Lumières, il ne pouvait supporter de révéler que le peintre restait attaché à des superstitions magiques86. Les pages ajoutées l’ont été dans le souci de conforter l’image d’un prince de la peinture, souverain par l’esprit comme par le pinceau, grand lecteur des Anciens et capable, comme l’avait été Léonard de Vinci, d’élaboration théorique. Mais aucun motif neuf, aucun thème étranger au libro initial, n’a été introduit : les sujets dont traite la Théorie sont bien ceux qui se trouvaient abordés dans le manuscrit rédigé par Rubens. La comparaison du manuscrit de Ganay avec la version imprimée, et aussi avec l’Antwerp Book et le manuscrit Johnson, permet de reconnaître les passages et les dessins à coup sûr autographes : lorsque deux des trois manuscrits ou, a fortiori, les trois correspondent, alors il est certain que les pages ont une origine commune et rubénienne.
- 87 J. Müller Hofstede, Peter Paul Rubens, 1577-1640, I, Rubens in Italien. Gemälde, Ölskizzen, Zeichnu (...)
- 88 Il s’agit là d’une tâche extrêmement ardue à laquelle A. Balis travaille depuis plusieurs années et (...)
52Le résultat de la confrontation des textes et des dessins est donné dans la table de correspondance à la fin de cet ouvrage. Les deux chapitres dont l’omission est avouée par Jombert, ainsi que le passage comparant la femme à la jument, sont publiés en annexe. Il nous faut également tenir compte du « De l’imitation des statues antiques » publié par de Piles, un thème qui fut peut-être médité en Italie (car le manuscrit de Ganay contient des pistes développées dans ce texte) mais rédigé après le retour en Flandre (les références aux statues antiques y sont moins présentes)87, et qui devait se trouver dans un autre cahier que celui dont le manuscrit de Ganay constitue la réplique. On peut ainsi, sinon reconstituer le libro comme il se présentait88, du moins se faire une idée claire de la pensée de Rubens telle que ses écrits l’exprimaient.
LA SCULPTURE : LES ANTIQUES ROMAINS ET POMPONIO GAURICO
- 89 Au f° 65r° (planche XLII de la Théorie), la figure de la femme déhanchée, de face, appuyée contre u (...)
- 90 F° 30r° du manuscrit de Ganay.
- 91 Nous conservons, indépendamment des trois manuscrits, de nombreux dessins de sa main, ou d’après lu (...)
- 92 Lucio Mauro, Le Antichità della città di Roma, Venise, 1542 (l’ouvrage contient Le Statue antiche… (...)
- 93 Planches XXXII et XLIV de la Théorie. Cf. infra, note 82 du texte.
- 94 Dans la version Johnson (f° 99v°) du dessin de femme nue debout, de face, correspondant au recto du (...)
53L’intérêt de Rubens pour la représentation plastique ancienne du corps humain est le premier enseignement de la Théorie de la figure humaine. Le Flamand mentionne seulement quelques gravures, ne cite aucune peinture et en copie exceptionnellement89. Et il s’attache rarement aux sculptures modernes, citant seulement le Christ de la Minerva de Michel-Ange et esquissant le David90. En revanche, il visite les collections de sculptures antiques de Rome et de Florence91, se constituant un florilège sur lequel il revient ensuite constamment. Sa sélection n’est pas extrêmement diverse : on y retrouve les pièces majeures citées dans les ouvrages du temps décrivant Rome, depuis Le Antichità de la città di Roma de Lucio Mauro, présent dans la bibliothèque d’Albert Rubens et sans doute hérité de son père, jusqu’aux Admiranda de Juste Lipse, parus deux ans avant le départ de Pierre Paul pour Rome92. Mais l’approche qu’a Rubens de ces œuvres est personnelle. Il ne cherche à être exhaustif ni dans le nombre des pièces considérées, ni dans les informations qu’il donne à leur propos. Aux reliefs, aux gemmes, qu’il collectionnera plus tard avec passion, il préfère alors la ronde-bosse : on ne reconnaît dans les dessins du manuscrit de Ganay que peu d’études d’après des reliefs, notamment deux détails d’un sarcophage à thème érotico-bacchique qui dépendent de gravures de Marcantonio Raimondi93. Les statues, à l’inverse, sont étudiées d’après l’original ; ou d’après des moulages, particulièrement lorsqu’il s’agit de dessiner un détail peu visible dans les conditions d’exposition de l’œuvre94.
- 95 Du moins si la Cléopâtre allongée et la Vénus languissante sont des interpolations.
54La prédilection que manifeste alors Rubens pour la représentation du corps masculin est un autre enseignement de la Théorie. Dans l’énumération des statues antiques, les sculptures viriles l’emportent de beaucoup : plus d’une quinzaine de statues d’hommes différentes sont commentées et dessinées, contre seulement trois statues féminines, la Vénus heureuse, la Vénus sortant du bain et la Vénus Aphrodite95, et six statues d’enfants – tous mâles. Parmi les statues masculines, quelques-unes revêtent une importance exceptionnelle : l’Hercule Farnèse est à l’origine de plus d’une vingtaine de dessins, l’Hercule Commode, le Laocoon, le Gladiateur – autres exemples d’hommes forts – sont cités, étudiés et dessinés à plusieurs reprises.
- 96 Pomponii Gaurici Neapolitani de Sculptura liber… Le passage copié par Rubens correspond aux pages 3 (...)
55Les sources littéraires de Rubens témoignent aussi d’un intérêt remarquable pour la sculpture, qui le conduit à des lectures relativement savantes. Le chapitre V de la Théorie, « Des différentes espèces de statues des anciens », est emprunté au De sculptura de Pomponio Gaurico publié à Florence en 1504. Mots et citations sont copiés de l’original, et Jombert les traduit du latin sans reconnaître la source, fournissant à son insu la première traduction française du texte du théoricien italien, alors même qu’il possède dans sa bibliothèque une édition du De la sculpture dont il a publié un extrait dans sa Méthode pour appprendre le dessin en 1775. Dédié à Hercule d’Este, duc de Ferrare, l’ouvrage se trouvait certainement dans la bibliothèque de son descendant, Vincent de Gonzague, où Rubens dut le découvrir. Mais l’intérêt du peintre pour le texte ne faiblit pas à son retour en Flandre : de l’édition parue à Amsterdam en 160996, il tire le passage de Pline (XXXVI, 5) copié dans le manuscrit de Ganay et artificiellement prolongé dans l’édition Jombert. L’emprunt est intéressant à un double titre. Il signifie que Rubens, quelle qu’ait été sa connaissance de la littérature latine en général, a découvert Pline (ou du moins ce passage) par la médiation de l’édition néerlandaise de Gaurico. Et il apporte une précieuse information sur la date du manuscrit, rédigé au moins pour les parties essentielles durant les années italiennes et continué quelques mois après le retour à Anvers en 1609.
LÉONARD DE VINCI : LES CARNETS DE POMPEO LEONI
- 97 Les dessins sont conservés respectivement à Paris, musée du Louvre, et à Dijon, musée des Beaux-Art (...)
- 98 R. de Piles, L’Idée du peintre parfait, p. 126-128.
56L’autre source fondamentale de Rubens réside dans les écrits, non encore publiés au début du xviie siècle, de Léonard de Vinci concernant le corps humain. L’admiration de Rubens pour le grand maître italien est un fait avéré. Gravés par Pieter Soutman, des dessins de sa main reprennent le Combat pour l’étendard – un détail de La Bataille d’Anghiari – et La Dernière Cène97. Roger de Piles, dans la section « Léonard de Vinci » de sa biographie de Pierre Paul Rubens, traduit un long passage du manuscrit qu’il possède, à la gloire de Léonard. Il continue par un résumé, affirmant que le Flamand « rapporte en détail toutes les études et tous les dessins que Léonard avait faits », sur l’anatomie de l’homme et sur celle du cheval, sur la physionomie et sur les proportions du corps humain98. Rubens aurait vu ces études « parmi les curiosités de Pompée Leoni, qui était d’Arezzo ».
- 99 Cf. Les Carnets de Léonard de Vinci, I, p. 45-47. Le Codex Atlantico est conservé depuis 1626 à la (...)
57Le renseignement est d’importance. Le sculpteur Pompeo Leoni (vers 1533-1608) avait réuni entre ses mains l’essentiel des carnets de Léonard de Vinci après la mort de Francesco Melzi, qui en avait hérité. Le Codex Atlantico, dénommé ainsi à cause de ses dimensions (402 feuillets et plus de 1700 dessins), faisait partie de ses possessions qui comprenaient encore d’autres manuscrits de Léonard. Attaché au service des rois Philippe II puis Philippe III à partir des dernières années du xvie siècle, Leoni rencontra certainement Rubens lorsque ce dernier se rendit en Espagne, de mars 1603 au commencement de 1604, mandaté par Vincent de Gonzague pour offrir des présents au souverain et à son ministre le duc de Lerma. Il est peu envisageable qu’il n’ait pas montré au peintre venu d’Italie son trésor – trésor auquel il tenait si fort que, l’ayant réuni pour l’offrir au roi d’Espagne, il le garda finalement pour lui99.
- 100 F° 352r° et v° par exemple.
- 101 Sur l’interprétation des dessins des carnets de Léonard par les copistes, voir K. Trauman Steinitz, (...)
- 102 Jombert pouvait d’autant mieux se rendre compte de la proximité des dessins du manuscrit avec ceux (...)
58À notre sens, les légendes en latin qui accompagnent les figures empruntées à l’édition de 1651 du Traité de la peinture sont la traduction par Rubens des fragments des études de Léonard sur le corps humain qui l’avaient intéressé. La proximité avec le texte qui sera finalement édité, comme les différences dans la forme, s’expliquent de la sorte. De petits dessins devaient accompagner, dans le cahier original de Rubens, les textes ainsi recopiés. Ces dessins, procédant des esquisses au crayon du Codex Atlantico, étaient impubliables. Les feuillets du Codex consacrés à l’étude du mouvement du corps humain, par exemple, comportent des silhouettes où l’axe de la figure est indiqué, rendant visibles les changements du centre de gravité et la distribution du poids du corps accomplissant un mouvement violent100 – comme dans les gravures de l’édition de 1651. Mais ces silhouettes, exécutées rapidement, sont minuscules. Melzi, dans la compilation qu’il fit des notes de Léonard, jugea, avant Poussin, nécessaire de les interpréter, les agrandissant légèrement et les clarifiant de façon à les rendre compréhensibles101. Rubens a dû quant à lui recopier fidèlement ce qu’il avait sous les yeux ; et le copiste de son manuscrit, des années plus tard, jugeant les esquisses beaucoup trop embrouillées, leur a substitué les claires illustrations de l’édition imprimée102.
DÜRER : LES FIGURES DES QUATRE LIVRES DES PROPORTIONS DU CORPS HUMAIN
59Le copiste du manuscrit de Ganay a dû juger d’autant plus légitime d’introduire des figures publiées de son temps dans un texte qui avait retenu l’attention de Rubens, que le peintre flamand n’avait pas négligé de copier dans le libro original des illustrations éditées. Onze figures, dans le manuscrit de Ganay, huit corps masculins et trois corps féminins reproduits aux planches XI, XII, XV, XX et XLII de la Théorie de la figure humaine, sont empruntées aux Vier Bücher von menschlicher Proportion – les Quatre livres des proportions du corps humain – publiés par Albrecht Dürer à Nuremberg en 1528.
- 103 Planche XLII, en bas. Sur la dette de Rubens envers Dürer, voir M. Jaffé, Van Dyck’s Antwerp sketch (...)
- 104 Berlin, Kupferstichkabinett. Ces lignes sont inscrites au-dessus d’un dessin figurant Le Jugement d (...)
- 105 Della simmetria dei corpi humani, libri quattri […], Venise, Domenico Nicolini, 1591. Pour M. Jaffé (...)
60Jombert, là encore, n’a pas reconnu la source, beaucoup plus célèbre au xviie qu’au xviiie siècle, ce qui l’a dispensé d’ajouter des lignes au manuscrit comme dans le cas de l’Histoire naturelle de Pline ou du Traité de la peinture de Léonard. Les figures inspirées de Dürer n’ont pas non plus été ajoutées par le copiste : deux dessins de corps féminin (plus le détail des pieds de la femme de face) empruntés au quatrième des Vier Bücher, qui occupent le bas du folio 65r°103, se retrouvent au folio 56v° du manuscrit de Chatsworth, reflet peu contestable du livre original de Rubens. D’autre part, un feuillet conservé à Berlin, regardé comme autographe, ayant appartenu au libro de Rubens et détaché avant l’incendie de 1720, porte ces lignes : Proportiones Alberti Dureri/Prima rustica longitudinis septem capitum/Secunda octo capitum/ Tertia novem capitum/Quarta decem capitum/Infantum quatuor capitum104. Rubens avait donc connaissance du système des proportions de Dürer, et une connaissance assez intime pour le résumer en quelques mots. Familier de l’allemand autant que du latin, il pouvait lire les Quatre livres soit dans l’édition allemande maintes fois republiée, soit dans la version latine éditée par Camerarius également dès 1528 et elle aussi souvent réimprimée : la présence d’un exemplaire en latin et d’un autre en allemand dans la bibliothèque d’Albert Rubens, héritage probable de Pierre Paul, témoigne de son grand intérêt pour cet ouvrage, qu’il a pu cependant découvrir en Italie où le théoricien Lomazzo le cite avec éloges et où une édition parut à Venise peu avant son arrivée105.
- 106 Supra, p. 54. Sur le rapport entre ce passage et les théories de Dürer et de Vitruve, voir J. M. Mu (...)
- 107 Cf. supra, note 43.
61À l’étude de la sculpture – intérêt tellement exclusif qu’il apparaît singulier pour un jeune peintre –, à l’appréhension, à travers Léonard, de la physique des corps, Rubens, entre 1600 et 1609, superpose donc une approche anthropologique de la figure humaine qu’il puise chez Albrecht Dürer. Le passage « Des trois espèces d’hommes forts et robustes »106, qui détaille en réalité quatre et non trois corps virils, est une variation sur les « quatre » sortes d’hommes définis par Dürer, avec sept, huit, neuf et dix têtes comprises dans la hauteur totale, silhouettes plus râblées dans le cas de l’Hercule Farnèse et de plus en plus allongées et minces à travers les types de l’Hercule Commode, du Gladiateur et du Jupiter antique ou du Christ de Michel-Ange. Alors qu’il suit ce passage dans le manuscrit, le schéma stéréométrique de l’homme haut de sept têtes (type idéal robuste, correspondant à l’Hercule Farnèse) a été supprimé par Jombert107 : il figure aussi dans le manuscrit de Chatsworth et prouve une nouvelle fois l’influence exercée par Dürer sur le jeune Rubens.
PAR-DELÀ LE SAVOIR ARTISTIQUE : UNE INTERPRÉTATION ORIGINALE DE LA PHYSIOGNOMONIE
62Mais le peintre flamand, dès cette époque, ne se contente pas d’un savoir puisé chez d’autres artistes qui met à sa disposition des techniques de représentation du corps parfait à la fois sculptural, dynamiquement équilibré et doté de proportions idéales. Il veut atteindre à une compréhension globale de l’être humain et, à travers lui, du monde. Aussi ses lectures ne se limitent-elles pas aux seuls écrits théoriques. La présence de nombreux dessins, celle d’un texte abondant partiellement censuré par Jombert, qui établissent un rapprochement entre l’homme fort et le taureau ou le lion d’une part, entre la belle femme et la jument de l’autre, renvoient à la tradition de la physiognomonie comparée : ce que l’éditeur du xviiie siècle a d’ailleurs partiellement perçu puisqu’il cite l’Italien Cardan, le grand écrivain de la « métoposcopie » ou lecture des rides et autres marques du visage dont la Metoposcopia, traité publié pour la première fois en 1658, ne put retenir l’attention de Rubens.
- 108 Speculum physionomie, f° 15v° et 18v° (Rubrica… de capillis ; De phisionomia a colore capillores sc (...)
- 109 L’édition originale en latin (Sorrente, 1586) et celle en italien (Vicence, 1615) figuraient dans l (...)
- 110 Della Porta est le premier auteur à comparer systématiquement homme et animal, et le premier à illu (...)
- 111 Selon l’expression d’H. Damisch dans l’article qui porte ce titre.
63Les sources de Rubens sont assez claires : le Napolitain Giambattista Della Porta, auteur d’un De humana physiognomia dont la première édition a paru en 1586 ; et le Vénitien Michele Savonarole – l’oncle du fameux Jérôme –, qui rédigea à la fin du xve siècle un Speculum physionomie fameux quoique resté à l’état de manuscrit. Le Speculum de Savonarole était dédié au duc de Ferrare Lionello d’Este, encore un aïeul de Gonzague : Rubens a pu le consulter dans la bibliothèque de Mantoue ou au moins en entendre parler par le cercle des lettrés de la cour. Il emprunte à cet ouvrage, par exemple, ses considérations sur les couleurs licites ou illicites des cheveux108. L’influence de Della Porta est plus considérable. De cet auteur, Rubens possédait à la fin de sa vie plusieurs ouvrages, dont la Physiognomonie109 : l’idée de comparer la morphologie de l’homme avec celle de l’animal et d’illustrer ces comparaisons par des planches regroupant l’un et l’autre, tout comme les références historiques à César et à l’empereur Galba, viennent de Della Porta110. Toutefois, Rubens ne désigne explicitement ni l’un ni l’autre auteur. Car le point de vue de ceux-ci ne le satisfait guère. Savonarole, et même Della Porta – ce dernier peut-être par souci de ménager l’Inquisition –, s’intéressent aux particularités physiques des individus ou/et aux similitudes que ceux-ci manifestent avec les animaux pour deviner les caractères, soupçonner à l’observation l’avaricieux, le peureux ou l’orgueilleux. Charles Le Brun, dans les années 1660 en France, utilisera les considérations de Della Porta pour élaborer un « alphabet des masques111 » dans lequel les plis propres au visage humain, au-delà des rapprochements zoomorphiques, sont censés révéler les émotions de l’instant ainsi que les vertus et les vices fondamentaux.
64Cette enquête n’est pas ce qui intéresse Rubens. Il préfère l’idée d’une sympathie entre l’être humain, mâle ou femelle, et les autres créatures vivantes, dans un contexte typique du xvie siècle : c’est-à-dire cosmogonique et non pas psychologique. Comme Léonard de Vinci, qui dans ses notes ne cesse de revenir sur les relations entre le microcosme humain et le macrocosme qu’est l’univers, comme Della Porta dont la Magia naturalis et la Phytognomonica reposent sur le concept de « signatures » ou doubles identitaires du corps humain dans la nature, Rubens est convaincu de la cohérence essentielle de l’univers, monade primitive dont une déchéance a dissout l’unité originelle. Sa Théorie de la figure humaine, pourvu qu’on ne la censure pas et qu’on la complète par les vues exprimées dans le « De l’imitation des statues antiques », développe un système de l’histoire en forme de décadence, depuis la Création et jusqu’aux temps présents.
65Dans les premiers types antiques – Hercule, figure paradigmatique du courage et de la robustesse, César, modèle du grand homme intelligent et volontaire, Vénus, la belle femme –, Rubens voit la quintessence de l’univers vivant, une synthèse des animaux les plus nobles : le lion et le taureau (Hercule), le cheval (César), la jument (Vénus). Qu’on puisse reconnaître tel de ces animaux plutôt qu’un autre est pourtant aux yeux de Rubens l’indice qu’un déséquilibre a déjà perverti l’accomplissement divin d’absolue perfection, c’est-à-dire la synthèse originelle du vivant entier en un être unique. Ainsi qu’il l’écrit (infra, p. 59) :
La forme virile est la vraie perfection de la figure humaine. L’idée parfaite de sa beauté est l’ouvrage immédiat de la divinité, qui l’a créée unique et d’après ses propres principes. Comme il n’en a créé d’abord qu’une seule, la deuxième, la troisième, la quatrième et toutes les autres créatures qui vinrent ensuite se sont écartées de plus en plus de cette première sortie des mains du Créateur et elles ont dégénéré de son excellence primitive. Alors, changeant de forme et de caractère, elles ont emprunté diverses parties du lion, du taureau et du cheval, qui surpassent tous les autres animaux par la force, le courage, et la grandeur du corps.
- 112 Réfléchissant sur la décadence relative des arts modernes par rapport aux arts antiques, Rubens en c (...)
- 113 Sur la fortune de l’idée de déclin au commencement de l’âge moderne et particulièrement chez Rubens (...)
- 114 Sur ce point, le texte latin est plus précis que la traduction de De Piles. Il donne partiellement (...)
- 115 Réflexions sur l’imitation…, trad. M. Charrière, Paris, Éditions Jacqueline Chambon, 1991, p. 17-22.
66En amont du premier accouplement, en aval de l’histoire des peuples antiques, Rubens explore les causes et les effets de cette funeste subdivision. Dans le « De l’imitation des statues antiques » publié par de Piles, il décrit, quelques mois ou quelques années plus tard, la déchéance des corps depuis les « modèles parfaits » des « siècles passés », « plus près de leur origine et de leur perfection », jusqu’aux physionomies modernes « amollies par les vices » et par des habitudes sédentaires112. Le texte, beaucoup plus abouti que les quelques lignes qui esquissent le thème dans la Théorie de la figure humaine, dénote une culture à la fois biblique et antique bien caractéristique de Rubens : il fait écho à la fois à la description des temps antédiluviens dans la Genèse (6, 4) ou dans le Second Livre d’Esdras, au thème du déclin du monde depuis l’Âge d’or chez Lucrèce et Ovide, à l’existence de héros tels que l’Hector d’Homère ou le Turnus de Virgile, et plus généralement à l’idée, développée par Pline l’Ancien (VII, 73), d’une diminution de la taille de la race humaine113. Mais il témoigne également, de nouveau, du goût de Rubens pour des lectures plus spécialisées et modernes puisqu’il puise ses informations sur les pratiques gymnastiques qui entretenaient le corps des anciens Grecs dans un ouvrage publié à Venise en 1573, le De arte gymnastica libri sex de Girolamo Mercuriale114. Tel quel, il préfigure l’apologie du beau corps grec formé dans les gymnases que fera Winckelmann un siècle et demi plus tard dans ses Réflexions sur l’imitation des œuvres grecques en peinture et en sculpture115.
L’INFLUENCE DE LA PENSÉE MAGIQUE : KABBALE, ALCHIMIE ET PYTHAGORICISME
67Dans les passages censurés par Jombert, Rubens s’intéresse surtout aux temps adamiques et pré-adamiques. Utilisant l’interprétation du Cantique des cantiques par les écrivains kabbalistes chrétiens et des écrits alchimiques, il tente de comprendre la forme initiale de l’univers et les raisons de sa dégénérescence. Le Super figura humana discursus cabalisticus (infra, annexe 3, p. 202) cite Moïse, la Kabbale et, dans les lignes qui suivent le passage, au folio 76v° du manuscrit Johnson, Paracelse.
- 116 Voir par exemple F. Secret, Les Kabbalistes chrétiens de la Renaissance et Hermétisme et Kabbale.
- 117 Cf. D. Kahn, Paracelsisme et alchimie en France à la fin de la Renaissance (1567-1625), vol. I, p. (...)
- 118 P. Laszlo, « Sur quelques emblèmes allemands », p. 283, note 15. Sur le rôle d’Ernest de Bavière, v (...)
- 119 Ainsi Johann Reuchlin : « [La Kabbale] est entre toutes les doctrines […] celle qui a le plus de pa (...)
68À la pensée kabbalistique, Rubens dut être initié, non sans doute par le milieu juif d’Anvers, mais plus probablement en Italie même, le grand foyer au xvie siècle de la récupération de la mystique hébraïque par les théologiens chrétiens116. Il continua d’ailleurs sa vie durant à s’intéresser aux vicissitudes des kabbalistes et autres sectes ésotériques, entretenant par exemple avec Peiresc une correspondance à propos des troubles créés en France par les adeptes de la Rose-Croix en 1623117. Quant aux théories « spagyriques » – pour reprendre le terme de Jombert, lui-même emprunté à Paracelse –, elles devaient être familières à Rubens depuis les années flamandes de son apprentissage : Otto Venius, son dernier maître, avait été durant sa jeunesse page à la cour du prince-évêque de Liège, l’archiduc Ernest de Bavière, homme passionné d’alchimie et mécène de la première édition complète des œuvres de Paracelse118. Hermès Trismégiste, célèbre depuis la découverte en 1419 des Hieroglyphica d’Horapollon dont on lui attribua l’inspiration, Pythagore, le mathématicien antique regardé par les kabbalistes comme leur illustre interprète119, viennent en renfort des traditions ésotérique et alchimique pour permettre à Rubens d’élaborer une arithmologie et une géométrie censées rendre compte du monde parfait créé au commencement et, même, révéler l’essence de Dieu.
- 120 On trouve dans le manuscrit Johnson Echeia au lieu d’Ehye.
69Mêlées à la théologie chrétienne, ces influences aboutissent à une apologie de l’Un dont la rupture, c’est-à-dire la division en deux puis en multiples, est la cause des malheurs du monde. S’appuyant sur Pythagore, Rubens décrit l’Un comme le fondement et le commencement de tout. Assimilé au deus absconditus des kabbalistes, il est la forme prise par Dieu avant la Création et le chiffre spirituel par excellence. Trois, figure de la Trinité, est lui le nombre de la Création : forme autre et identique du Dieu unique, il est encore un nombre saint, le Gnômon parfait de la géométrie, triangle d’où s’engendre le carré et, d’après lui, le cercle puis les autres figures. Il est aussi le nombre alchimique par excellence, celui des substances paracelsiennes, le sel, le soufre et le mercure. Entre Un et Trois, Deux est un nombre maléfique : nombre de la dissension et de la stérilité, affirme Rubens ; nombre de la femme, Ève créée par le déchirement d’Adam. S’appuyant sur la doctrine kabbalistique des séphirot, c’est-à-dire des dix attributs par lesquels Dieu inconnaissable – YVHS – se laisse approcher par la pensée humaine, Rubens décrit un corps mystique qui serait à la fois celui de Dieu et le corps humain parfait. Ehye, Gosmath et Binach – selon sa terminologie120 – symbolisent dans cet anthropomorphe idéal les facultés intellectives, sorte de Trinité suprême qui gouverne tout le corps. Elochim de droite et Elochim de gauche, Elochim Sevaes et Elochim Tétragrammaton sont les bras et les jambes, instruments de l’action, c’est-à-dire du bien et du mal et de leur pénétration dans le monde incarné. Echai est le flux, autrement dit la vie, qui se répand dans Malchat, « la matrice ou la femme intégrale », dite ailleurs « la vulve » et suivant la traduction de l’hébreu « le Royaume », la dernière séphirot que Rubens mentionne : celle-ci est l’élément féminin à l’intérieur du corps divin, unique, parfait, complet et donc forcément hermaphrodite.
- 121 Cf. infra, annexe 3, p. 202 : Homines dico maris et foeminae conjunctim. Rubens affirme (supra, p. (...)
- 122 Le dessin de Rubens, d’attribution quelquefois contestée pour des raisons de date, se trouve à New (...)
- 123 Ce dessin, connu comme copie d’après Rubens, est conservé à Copenhague au Statens Museum for Kunst.
70Formé par Dieu et seul entièrement à son image, le premier être humain était, comme Dieu, unique et hermaphrodite : Adam qadmon – figure, de nouveau, de la mystique juive – contenait en lui, comme l’anthropomorphe séphirotique, un élément masculin et un élément féminin. Rubens écrit qu’il était « en égales portions mâle et femelle121 ». Son intérêt pour la statue de l’Hermaphrodite couché aujourd’hui au musée du Louvre122, et un dessin que l’on conserve d’après l’Hermaphodite ithyphallique, également au Louvre123, prennent dans ce contexte un sens nouveau qui unit ses considérations sur le destin des hommes et sa pratique artistique.
RETOUR À LA PEINTURE : LE PRESTIGE DES FORMES SIMPLES
71Car Rubens, esprit avide de connaître et de comprendre, est avant tout un peintre. Ses réflexions sur la perte de l’unité et les caractères mâle et féminin glissent rapidement vers des considérations soit géométriques, soit érotiques directement utilisables dans son art. Les spéculations pythagoriciennes sur les nombres se muent en un système symbolique des formes qui incarnent l’humain en général et plus particulièrement l’homme adulte, figure première et donc supérieure, et la femme.
- 124 Triangulus ad aequilateraturam (ms. de Ganay, f° 59r°). Cf. supra, p. 89.
- 125 Cf. supra, p. 53 : la sphère est un cube dont « la force [des] angles est affaiblie et diminuée ». (...)
- 126 Quadrata longitudino lateribus magnitudinibus (ms. de Ganay, f° 59r°). Cf. supra, p. 89.
72Le triangle et le tétraèdre, expressions spatiales et solides du nombre Trois, sont les « éléments primitifs » – ou plus fortement, comme le note le latin, les praedestinata elementa – du corps humain. Le carré, combinaison de l’Un et du Trois dans le Gnômon, et le cube qui en est le dérivé, ainsi que le triangle parfait – le triangle équilatéral124 – sont ceux de la forme virile « forte et vigoureuse ». Le cercle et la sphère, avatars abâtardis du carré et du cube125 quoique appréciables encore par leur « unité » et leur « simplicité », sont ceux de la femme ; mais le premier s’affaiblit quelquefois en ovale dans la morphologie féminine, de même que le quadrilatère, lorsqu’il se retrouve dans la femelle, n’est pas le beau carré mais sa forme déchue, le « carré long ou parallélogramme rectangle126 ».
73La primauté des figures géométriques simples est supportée par une référence aux représentations symboliques des quatre éléments hérités de la philosophie médiévale : l’allusion à la pyramide renversée, hiéroglyphe de l’eau associé à la femme dans le manuscrit de Ganay, est développée aux folios 29 et 30 du manuscrit Johnson où l’air, autrement dit le rien ou le vide (nihil et vacuum), symbolisé par un cercle, et le feu, figuré par un triangle pointe en haut, se conjuguent avec le triangle pointe en bas (eau) et le carré (terre) pour former la figure complète du corps.
74Lecteur du Cantique des cantiques, inspiré aussi probablement par Le Banquet de Platon et ses interprétations renaissantes italiennes – Le Banquet de Ficin –, Rubens ne se contente pas d’une sèche théorie de la construction des formes humaines. Nostalgique des beaux corps masculins du temps des héros et des géants, il reprend le livre biblique, et chante dans l’union charnelle de l’homme et de la femme, dans le rapprochement des bouches se baisant et dans l’entrelacement des jambes et des corps, l’harmonie retrouvée du « globe parfait » et la restauration de cette « unité qui s’était perdue dans la création d’Ève avec la division de l’Un ». L’acte sexuel, couronné par la conception de l’enfant, apparaît sous sa plume comme le triomphe de l’Un (le couple fusionnel) et du Trois (celui-ci et l’embryon engendré) sur le Deux : le mâle et la femelle séparés. Cette union se fait sous le signe du cosmos : le mâle y est soleil et la femelle lune, de sorte que se trouve renoué le lien entre le microcosme et le macrocosme.
LA PEINTURE OU L’UNITÉ RETROUVÉE
75Les années dans la Péninsule peuvent être regardées comme les dernières de la formation intellectuelle, sinon picturale, du jeune Rubens. Surchargé de commandes, à la tête d’un atelier pléthorique, l’artiste, à Anvers, dispose de moins en moins de temps pour lire et surtout pour noter ses réflexions sur le papier. Le cahier italien dont la Théorie de la figure humaine, telle que nous la restituons avec ses chapitres censurés par Jombert, donne une idée convenable, est probablement le seul écrit que Rubens a pu nourrir, sinon élaborer jusqu’à un point de cohérence entièrement satisfaisant. Sa reconstitution, fautive inévitablement, méritait l’édition : elle met à la disposition des lecteurs un document lacunaire mais irremplaçable.
- 127 Sur la question des relations entre Rubens et Galilée, voir notamment F. Huemer, « Rubens and Galil (...)
76Les bases intellectuelles sur lesquelles Rubens a construit son art y apparaissent mieux que partout ailleurs : son goût pour la sculpture, sa fascination pour les corps athlétiques fixés dans la ronde-bosse s’y conjuguent avec une formidable curiosité pour les systèmes qui tentent d’expliquer l’univers et l’homme. Figure exemplaire du début du xviie siècle, Rubens, qui fréquenta Galilée à Mantoue et fut sensible à ses conceptions au point de s’en faire l’écho dans plusieurs de ses peintures127, ne voit aucune contradiction à nourrir sa pensée des doctrines en vogue au siècle précédent : la Kabbale, l’alchimie, les sciences occultes de l’Antiquité autant que la théologie chrétienne, lui semblent des systèmes propres à expliquer la Création et l’histoire de l’homme.
DISTANCES : DES PRINCIPES À LA PRATIQUE
77Dans les années 1600-1610, ce syncrétisme d’ésotérisme et de magie sert de justification à Rubens pour ses propres recherches. La construction formelle des corps, dans la Théorie de la figure humaine, se fonde sur un système des proportions et une stéréotomie symbolique. Dans la pratique cependant, la fréquence relative des corps d’hommes et de femmes et la manière de les peindre ne correspondent pas aux principes que le peintre énonce. Comme tous les traités artistiques ou anatomiques en Italie depuis Cennini jusqu’à Vésale, la Théorie affirme la primauté du corps viril sur le corps féminin. Or, Rubens peint dès l’époque italienne et jusqu’à la fin de sa vie beaucoup plus de nus de femmes qu’il ne produit de représentations masculines dévêtues. Dès 1604-1605, soit au moment même où il rédige le cahier italien, son interprétation de l’histoire d’Héra et Léandre place, autour du cadavre du jeune homme noyé, treize néréides qui nagent dans le flot démonté, splendides nudités vues de face, de dos, de profil, montrant la chute de leurs reins, exhibant leurs poitrines (New Haven, Yale University Art Gallery).
78Les canons corporels, s’ils sont encore proches des descriptions de la Théorie dans les années italiennes, sont appelés eux aussi à s’en éloigner considérablement. La description de la belle femme (infra, annexe 4, p. 208) correspond aux tableaux peints avant 1609 ou peu après. Rubens y exige « une tête ni grosse ni charnue, des yeux grands et noirs, un cou haut et puissant, une poitrine bien développée, des cheveux, autrement dit une crinière, longs, un dos court et plat, avec de l’ampleur, […] une croupe épaisse, presque à la façon d’une jument […] ». On trouve ce type de beauté, avec un dos plus allongé, encore maniériste, dans l’interprétation la plus ancienne que Rubens a donnée du thème de Suzanne et les vieillards (Rome, galerie Borghèse) : le cou de la chaste Juive y décrit la même contorsion que celui de la jument dessinée au folio 63r° du manuscrit de Ganay. Après 1612 encore, par exemple dans Les Lamentations de Vénus sur Adonis (Londres, Duits Ltd) ou dans le Sine Baccho et Cerere friget Venus (Kassel, Staatliche Kunstsammlungen), la partie inférieure des corps de Vénus et de Cérès accroupies ont la puissance des équidés. Dans les mêmes années – pendant le séjour italien ou peu après le retour à Anvers –, les corps masculins correspondent aux types « allongés » décrits à propos de l’Hercule Commode, du Gladiateur, du Jupiter antique ou du Christ de la Minerva, plus qu’à celui de l’Hercule Farnèse loué dans la Théorie et si souvent dessiné. Le Saint Sébastien peint vers 1504 (Rome, palais Corsini), Léandre dans le tableau de New Haven ou le Christ de la Mise au tombeau de Jacksonville sans doute peinte vers 1605-1606 (Floride, Cummer Gallery of Art) ont les proportions fines de ce type, mais aussi des chairs molles, des poses langoureuses : ils évoquent l’idéal formel féminin traité par la sphère, le cercle et l’ovale, plus que la morphologie virile « forte et vigoureuse » issue du « beau carré », du cube et du triangle équilatéral.
79Dans les tableaux plus tardifs, les nus féminins s’écartent davantage des préceptes édictés dans la Théorie de la figure humaine. La « chair solide, ferme et blanche » exigée dans le texte (infra, p. 90) fait place à un débordement de matière picturale, pigment chargé en huile, brillant et coloré, avec des roses, des jaunes, des bleus et non seulement du blanc, dont l’abondance noie la géométrie du corps féminin : ainsi dans Les Trois Grâces du musée du Prado (vers 1639), ou dans Mars, Vénus et Cupidon de la Dulwich College Picture Gallery de Londres (vers 1635-1640 ?). Les silhouettes des hommes ne ressemblent plus guère, à cette époque, aux anatomies puissantes dont le modèle est donné par l’Hercule Farnèse ou le Laocoon théoriquement si chers à Rubens. Si de formidables charpentes d’hommes apparaissent dans L’Enlèvement des filles de Leucippe (Munich, Alte Pinakothek, 1616) ou dans Samson et Dalila (Londres, National Gallery, 1609) – où l’Hercule juif, avec tous ses muscles, est réduit à l’impuissance par Dalila –, le plus souvent Rubens représente des virilités grasses, des satyres et des silènes dont les chairs débordantes enveloppent les formes au point de les cacher.
LE VIF CONTRE LA PIERRE : LA PEINTURE COMME ACTE SENSUEL
- 128 S. Alpers, La Création de Rubens, p. 114 et p. 119, notamment.
80Cette féminisation de fait du corps masculin, autrement dit, par rapport à la brutalité de la discrimination morphologique décrite dans la Théorie, cette relative indistinction des formes viriles et féminines, est un trait qui a frappé l’historienne Svetlana Alpers. Celle-ci y voit l’expression d’une sensualité propre au peintre qui ne saurait parvenir à la jouissance qu’en assumant dans le jeu sexuel le rôle du partenaire soumis traditionnellement imparti à la femme128 – on pourrait parler, si le jeu de mot ne rebutait, de syndrome d’Omphale… La lecture de Rubens semble autoriser une autre interprétation qui tienne moins compte de ses éventuelles pulsions.
81Une constatation, tout d’abord : la contradiction entre la pratique de la représentation des corps et l’idéal théorique de beauté féminine et masculine n’est pas aussi flagrante dans les dessins de Rubens. Ceux-ci représentent, dans leur majorité, des anatomies viriles musclées – herculéennes – et des corps féminins modérément opulents – proches du type exposé dans la Théorie. Ce contraste entre l’œuvre dessiné et l’œuvre peint, qui rend problématique une interprétation psychanalytique, s’explique plus aisément si l’on tient compte de l’usage que le peintre fait de l’huile.
82En Italie, Pierre Paul Rubens est venu compléter sa formation d’artiste cultivé : son élévation esthétique et culturelle supposait qu’il se familiarisât avec les antiques et accumulât des lectures nombreuses. C’est de ces expériences que parle la Théorie. Mais durant ces années 1600-1609, Rubens achève aussi son instruction de peintre. À Venise, ville proche de Mantoue, en Espagne dans les collections royales, il découvre Titien et sa manière singulière de peindre, notamment les chairs, dans une technique grasse et richement colorée qui finit par devenir à ses yeux un modèle de ce que peut et doit obtenir la peinture. Entre les prétentions intellectuelles du jeune artiste et le goût qui le porte à apprécier une œuvre dont le but est évidemment sensuel, un conflit naît dont il est probable qu’il ne prend pas tout de suite conscience. Tout convaincu qu’il est que la peinture doit être une cosa mentale, une affaire cérébrale, Rubens entend, à la suite d’Alberti, de Léonard et d’autres, fonder sa peinture sur des bases scientifiques, l’enraciner formellement dans les modèles antiques et la nourrir par la littérature des Anciens. L’essentiel de la Théorie est donc consacré à des comptes rendus de lecture, à des exposés mathématiques (arithmétique des proportions ou géométrie des formes simples) et à des méditations sur les statues. De l’exécution picturale (l’operazione), en revanche, rien n’est dit : les considérations sur la matérialité de la peinture sont alors regardées comme trop triviales, trop « mécaniques », pour figurer dans un cahier qui est en quelque sorte une chronique idéale des années de formation.
83Or, telle que Rubens la découvre chez Titien et les autres grands Vénitiens, la pratique de la peinture a peu à faire avec la littérature et encore beaucoup moins avec les mathématiques et la sculpture. Lorsque Rubens quitte l’Italie pour retourner aux Pays-Bas, on peut dire qu’il échappe à la tyrannie du modèle sculptural. Le passage que cite Roger de Piles dans le Cours de peinture par principes, si l’on admet qu’il date des premières années du retour à Anvers, témoigne de l’ampleur du divorce qui est en train de se produire avec ce que, quelques mois seulement ou peu d’années plus tôt, il regardait comme un modèle infiniment digne de l’intérêt du jeune peintre. En témoigne un assez long passage de la « traduction littérale du latin » donnée par de Piles :
- 129 R. de Piles, Cours de peinture…, 1708, p. 139-143 (rééd. 1989, p. 82-83 ; texte latin dans J. M. Mu (...)
Il y a des peintres à qui l’imitation des statues antiques est très utile, et à d’autres dangereuses jusqu’à la destruction de leur art. Je conclus néanmoins que pour la dernière perfection de la peinture, il est nécessaire d’avoir l’intelligence des antiques, voire même d’en être pénétré, mais qu’il est nécessaire aussi que l’usage en soit judicieux, et qu’il ne sente la pierre en façon quelconque. Car l’on voit des peintres ignorants et même des savants qui ne savent pas distinguer la matière d’avec la force, la figure d’avec la pierre, ni la nécessité où est le sculpteur de se servir du marbre d’avec l’artifice dont il s’emploie.
Il est constant que les statues les plus belles sont très utiles, comme les mauvaises sont inutiles et même dangereuses : il y a de jeunes peintres qui s’imaginent être bien avancés quand ils ont tiré de ces figures je ne sais quoi de dur, de terminé, de difficile et de ce qui est plus épineux dans l’anatomie, mais tous ces soins vont à la honte de la nature, puisque, au lieu d’imiter la chair, ils ne représentent que du marbre teint de diverses couleurs. Car il y a plusieurs accidents à remarquer, ou plutôt à éviter, dans les statues même les plus belles, lesquels ne viennent point de la faute de l’ouvrier. Ils consistent principalement dans les différences des ombres ; vu que la chair, la peau, les cartilages, par leur qualité diaphane, adoucissent pour ainsi dire la dureté des contours, et font éviter beaucoup d’écueils qui se trouvent dans les statues, à cause de leur ombre noire qui, par son obscurité, fait paraître la pierre, quoique très opaque, encore plus dure et plus opaque qu’elle n’est en effet. Ajoutez à cela qu’il y a dans le naturel certains endroits qui changent selon les divers mouvements et qui à cause de la souplesse de la peau sont quelquefois tantôt unis et tendus, et tantôt pliés et ramassés, que les sculpteurs pour l’ordinaire ont pris soin d’éviter ; mais que les plus habiles n’ont pas négligés, et qui sont absolument nécessaires dans la peinture, pourvu qu’on en use avec modération. Non seulement les ombres des statues mais encore leurs lumières sont tout à fait différentes de celles du naturel, d’autant que l’état de la pierre et l’âpreté des jours dont elle est frappée élèvent la superficie plus qu’il ne faut, ou du moins font paraître aux yeux des choses qui ne doivent point être129.
84Si Rubens consent encore à admettre que l’étude des statues constitue une étape nécessaire à la progression de l’artiste vers « la dernière perfection de la peinture », il affirme aussi pour la première fois la claire opposition entre la « pierre » et le « naturel », soit l’insoluble querelle entre « le marbre peint de diverses couleurs » et le rendu de « la chair, la peau » – image de la vie véritable.
85La même évolution qui conduit Rubens à faire de la peinture l’instrument propre à rendre la palpitation du vivant suscite chez lui un glissement qui le mène d’une mathématique construite sur la géométrie de formes idéales vers une arithmétique mystique et, finalement, érotique. La définition du carré, du cercle et du triangle comme principes constitutifs de la morphologie du mâle et de la femelle cède le pas à une symbolique qui associe ces formes à une vision élémentale de l’univers (Terre = carré, Air = cercle, Eau et Feu = triangles). De la sorte, la peinture cesse d’être une quête des formes idéales : elle devient un moyen d’appréhender l’univers. La philosophie des séphirot constitue une autre clé de cette appréhension : les dix chiffres mystiques, émanations de l’essence divine, sont aussi les manifestations primordiales de la Création, autrement dit du vivant à l’échelle cosmique. Enfin, le Cantique des cantiques, chant d’amour du bien-aimé et de la bien-aimée qui se joignent et se perdent, se cherchent et se trouvent avec un langage d’une sensualité passionnée, introduit la mathématique dans le monde des relations sexuelles. La dualité de l’homme et de la femme s’y trouve dépassée par leur union charnelle : le chiffre de la division, le « deux » néfaste, est sublimé par l’« un », l’union dans l’acte sexuel – « deux dans une seule chair » ou « le miracle de la chose unique », comme l’écrit Rubens.
- 130 Les Carnets de Léonard de Vinci, I, p. 197.
86Gentilhomme de l’intellect, soucieux de trouver une justification théorique aux motifs qui le poussent à peindre le plain-sang des chairs, Rubens trouve dans la mystique juive – aussi bien que dans l’Art d’aimer d’Ovide qu’il cite dans sa description de la belle femme – une bonne raison de chanter les corps et la volupté des accouplements que son art laisse pressentir. À la matière colorée et huileuse qu’il pose sur la toile d’un geste du pinceau dont il ne masque pas la trace, correspond ce « baiser de sa bouche » qu’il se délecte à citer. Si on veut se référer aux appétits de Rubens pour comprendre sa peinture, il n’est pas nécessaire de postuler des fantasmes de soumission qui expliqueraient l’ampleur des flancs, des cuisses ou des bras, hommes et femmes confondus. En s’en prenant aux peintres qui croient représenter la chair en imitant la pierre, tout comme Léonard de Vinci, son modèle, avait vitupéré les « peintres ligneux » qui pensent montrer des corps en figurant des muscles d’écorchés130, Rubens résume le principe d’une esthétique – la sienne – qui donne au peintre mission de figurer l’acte générateur de la vie, autrement dit la violence du plaisir.
87Lorsqu’il a censuré les fragments ésotériques du manuscrit dont il avait la copie, Jombert n’a pas seulement construit la figure en partie artificielle d’un peintre préoccupé de culture antique livresque et visuelle ; il a oblitéré la part du cheminement de Rubens qui l’a conduit, à travers la révélation du texte le plus sensuel de la Bible, à la justification de sa manière voluptueuse de peindre. Gageons que la restitution du texte de la Théorie de la figure humaine, où la difficulté de l’expression est à la mesure de la commotion qu’a éprouvée Rubens en découvrant la Kabbale et les poèmes du Cantique, aidera à cerner la personnalité du peintre, l’un des plus illustres de l’histoire de l’art et l’un des plus méconnus.
Notes
1 Dans l’édition originale, sur les pages 139-145, le texte français est présenté en regard du texte latin lui-même, en colonnes et en plus petits caractères. La réédition par J. Thuillier du Cours de peinture par principes ne donne que le texte français. L’omission n’est pas justifiée et une phrase du commentaire de De Piles accompagnant le passage est supprimée. Cf. supra, p. 15 et note 11. L’édition du Cours de peinture par principes par T. Puttfarken donne, quant à elle, le texte latin.
2 C’est dans ce cours que Rubens se lie d’amitié avec Balthazar Plantin, le petit-fils du célèbre imprimeur, pour lequel, adulte, il illustrera de nombreux volumes : cf. M.-A. Lescouret, Pierre Paul Rubens. Biographie, p. 28.
3 Ibid., p. 69.
4 M. Jaffé, Van Dyck’s Antwerp Sketchbook, I, p. 20.
5 M.-A. Lescouret, Pierre Paul Rubens…, p. 34-35.
6 M. Rooses, Rubens, sa vie et ses œuvres, p. 6.
7 R. de Piles, La Vie de Rubens, p. 30.
8 G. P. Bellori, Le Vite…, p. 266.
9 Palazzi di Genova, 1re partie, plans et façades de douze palais de Gênes, 72 planches, Anvers, 1622 ; 2e partie, plans et façades de dix-neuf palais et quatre églises, 67 planches, Anvers, 1652.
10 M. Jaffé, « Rubens’ anatomy book », p. 58-67.
11 R. de Piles, Cours de peinture…, p. 139-148. Sur la page 148 de l’édition originale, il affirme posséder le manuscrit, insiste sur le caractère authentique du passage et voit dans la publication du texte latin le moyen de le prouver : « J’ai rapporté ses propres paroles [à Rubens] pour autoriser la fidélité de la traduction. »
12 Un autre passage du même manuscrit est cité par de Piles dans L’Idée du peintre parfait (cf. supra, p. 32).
13 A. Balis, « Rubens’ lost notebook », communication du 11 mai 1987, New York, Institute of Fine Arts, et texte dactylographié (juin 1999). Je tiens à remercier le professeur Balis, conservateur en chef du Rubenianum, qui a bien voulu me communiquer ce papier ; il a, le premier, porté à ma connaissance l’existence du manuscrit de Ganay dont il est question plus bas et m’a permis d’en étudier la photographie.
14 Ibid., p. 2 du texte dactylographié.
15 Abecedario de P.-J. Mariette et autres notes inédites de cet amateur sur les arts et sur les artistes, t. V, p. 68. Il s’agit de Claude Bourdaloue, frère du fameux prédicateur jésuite. Sans doute celui-ci acquit-il le manuscrit à la mort de De Piles, en 1709, soit un an après la parution du Cours de peinture. Il l’a probablement gardé jusqu’à sa propre mort en 1715, date à laquelle le manuscrit dut être acquis par Boulle.
16 Léonard de Vinci, Traité de la peinture, éd. A. Chastel, p. 61.
17 Voir infra, annexe 1, p. 161, notre tableau de correspondance page à page entre les manuscrits et l’édition Jombert.
18 M. Jaffé, Van Dyck’s Antwerp sketchbook, I, p. 21.
19 Une seule page, réduite à quelques lignes, est écrite en italien : le [sic] vero modo per l’anatomia (f° 22r°).
20 Voir infra, note 112.
21 M. Jaffé, Van Dyck’s Antwerp sketchbook, I, p. 21.
22 Cote BN Est.Yd 78. Catalogue du fonds de planches gravées, épreuves, outils et ustensiles de gravure, presse avec ses dépendances, etc., de feu M. Huquier, graveur, par F. C. Joullain fils, à Paris, de l’imprimerie De Prault, 1772, chez Joullain et Chariotz, vente annoncée pour mercredi 4 à samedi 7 novembre 1772, rue des Mathurins, vis-à-vis de l’hôtel de Clugny : n° 136, p. 23.
23 Cote BN Est. Yd 79. Catalogue de tableaux à l’huile, à gouache et au pastel ; peintures de la chine, enluminures ; dessins précieux, estampes choisies… ; objets curieux, et livres de feu M. Huquier, graveur, dont la vente se fera le 9 novembre 1772 et jours suivants, de relevée, rue des Mathurins…, par F. C. Joullain fils, à Paris, de l’imprimerie De Prault, p. 119, 134 et 189. Citant la cote 78, M. Jaffé, bizarrement, donne le nom de Chereau – le gendre de Huquier – comme acheteur du manuscrit : celui-ci, affirme-t-il, aurait agi comme agent de Jombert.
24 Catalogue raisonné de l’œuvre de Sébastien Le Clerc, chevalier romain, dessinateur et graveur du cabinet du roi, I, p. XX.
25 Voir le dernier paragraphe de l’Avertissement du libraire, supra, p. 51. L’ouvrage de 1740 s’intitule Nouvelle méthode pour apprendre à dessiner sans maître. Où l’on explique… les premiers éléments et les règles de ce grand art… le tout accompagné d’exemples… et de plusieurs figures académiques dessinées d’après nature et des proportions du corps humain d’après l’Antique.
26 Publié à Amsterdam et à Paris.
27 L’édition est celle de Rome, 1672. Cf. l’extrait du catalogue de la vente Jombert effectuée par F. C. Joullain le 15 avril 1776 : Catalogue de tableaux, sculptures, dessins, estampes et autres objets curieux du cabinet de M***, BN Est.Yd 115, in12°, in C. Bousquet-Bressolier, « Charles-Antoine Jombert (1712-1784). Un libraire entre sciences et arts », p. 326.
28 En même temps qu’il demande le privilège pour la Théorie de la figure humaine, Jombert en sollicite un autre pour le Catalogue raisonné de l’œuvre de Sébastien Le Clerc. Les deux ouvrages sont cités ensemble dans le privilège, à la fin de la Théorie (infra, p. 93). Dans le manuscrit Johnson, les feuillets reliés du De figuris humanis sont suivis quant à eux de reproductions de planches gravées tirées des Divers habillements des anciens Grecs et Romains, Paris, Leclerc, 1706, variation sur un ouvrage d’Albert Rubens, gravé par de Sébastien Le Clerc et inspiré en partie de dessins de Pierre Paul Rubens.
29 Suite de la Théorie de la figure humaine. Seconde partie, contenant les principes de dessin, appliqués à la pratique. Où l’on trouve quantité d’exemples de toutes les parties du corps humain, plusieurs figures d’académies, différents sujets très variés, propres à former le goût, et divers paysages : le tout d’après les meilleurs maîtres de l’École française moderne. L’Encyclopédie de Diderot et d’Alembert a paru entre 1751 et 1772.
30 « Le manuscrit qui est à Paris et que j’ai vu entre les mains du sieur Huquier, marchand d’estampes, n’est […] qu’une copie. » (Abecedario…, p. 68)
31 Relevé par M. Jaffé, Van Dyck’s Antwerp sketchbook, I, p. 35. Pour Jaffé, le jugement de Mariette, qui a peut-être été connu par Huquier, a pu contribuer à dissuader celui-ci de publier l’œuvre.
32 A. Balis, « Rubens und Inventio. Der Beitrag seines theoristischen Studienbuches », p. 35, note 14, indique qu’il fut vendu par Sotheby’s à Monte-Carlo le 1er décembre 1989.
33 L’histoire du manuscrit de Ganay a été retracée par M. Jaffé, Van Dyck’s Antwerp sketchbook, I, p. 27-35. Dans la vente après décès de la collection Lawrence en juin 1830, le De figuris humanis est proposé avec le commentaire suivant : an interesting Latin manuscript… and a French translation of the work printed at Paris in 1773.
34 Le manuscrit reçoit alors sa reliure en maroquin jaune avec une couronne ducale. Voir M. Jaffé, ibid., I, p. 29.
35 M. Jaffé, ibid., I, p. 27-35.
36 Les folios 5, 6, 7, 22, 26, 33, 49, 50, 51, 52, 60 sont inscrits au recto et au verso. Le folio 6, blanc au recto, porte le portrait de Rubens au verso.
37 Le folio 5r° contient les schémas minuscules de figures géométriques, triangle, cercle, carré ; le folio 60v°, des petites silhouettes d’hommes et de femmes en diverses positions.
38 Successivement : figurarum humanarum elementa sunt cubus, circulus et triangulus Ex quo fit pyramis… ; quare figurae humanae elementa tria constituantur ; de figurae humanae elementis cum circulo, et triangulo, vel pyramide speciatim ; figurae humanae ex elementis compositio et symmetria ; de forma virili ; de figurae humanae statibus sive modis standi ; de figurae humanae motibus Naturali, Mentali, Corporali, Misto, et Locali ; de pueris ; de statuis, Statuarum species sunt septem, pariles, magnae, maiores, maximae, minores, minimae ; super figurae humanae discursus Cabalisticus ; de forma foeminea.
39 Les figures sont généralement au nombre de trois par page (17 folios), fréquemment quatre ou davantage (20 folios), plus rarement deux ou une seule (12 folios). Le dessinateur, lorsqu’il a groupé plusieurs figures, les a généralement hiérarchisées par des différences de taille (p. ex. f° 15r°) et par une finition inégale, en particulier dans les ombrages (p. ex. f° 38r°). Il a réparti en lignes, sur deux ou trois registres, les dessins auxquels il a choisi de donner la même taille et qui sont de même qualité d’achèvement.
40 Rectos des folios 24, 25, 32, 33, 34, 35 et 36 ; et recto du folio 29 (où les dessins sont d’un tracé plus malhabile).
41 Rectos des folios 26, 27, 30 et 37.
42 On remarquera que le Catalogue du fonds de planches gravées… de Huquier (supra, note 22) mentionnait seulement « quarante-deux études », outre le portrait de Rubens.
43 Ne sont pas reproduits les dessins au recto des folios 13 (étude de cou viril), 14 (la tête d’homme exécutée au crayon), 18 (trois études de buste viril de face simplifié en formes géométriques), 19 (deux études de buste viril de dos simplifié en formes géométriques) et 63 (une étude de cou de femme et deux études de cou de cheval). Le schéma géométrique qui accompagne le titre FIGURAE HUMANAE EX ELEMENTIS COMPOSITIO ET SYMMETRIA (f° 8r°) n’est pas non plus retenu par Jombert : il inscrit la silhouette humaine (invisible) dans un ensemble de rectangles et de triangles.
44 Rectos des folios 38 (Darès et Entelle) et 39 (athlètes luttant).
45 A.-M. S. Logan, « Leonardo, Poussin, Rubens and the ms. de Ganay », p. 143.
46 Le chapitre consacré aux enfants (De pueris) qui s’intercale, dans le manuscrit de Ganay, entre les considérations sur la figure en mouvement (De figurae humanae motibus) et celles sur les statues des anciens (De statuis) est rejeté à la fin, avant le chapitre sur la femme, dans le texte imprimé.
47 Cf. respectivement les planches IX, X, XVII, XVI, XXI, XVIII et XIX. Les textes accompagnant des dessins non retenus dans la version imprimée sont intégrés dans le texte édité : ainsi, au recto du folio 4, deux légendes, sous le dessin d’un cube et sous celui d’un cercle, fournissent le texte des annotations a, p. 53 et a, p. 56.
48 Respectivement supra, p. 64 (f° 24-25), 68-69 (f° 32), 67-68 (f° 33), 69 (f° 34, f° 35 et f° 36).
49 Voir par exemple supra, p. 60, le commentaire des planches VII et VIII (f° 20r° et f° 21r°).
50 Ainsi le sous-titre « Du rapport de la tête de l’homme avec celle de quelques animaux », p. 59, suivi des commentaires figurant au recto des folios 10, 16 et 17 (pl. I, V, VI), n’a pas d’équivalent dans le manuscrit de Ganay.
51 Les deux premières lignes du verso du folio 50, C. Plin. Secun. Natur. Hist. / Lib. XXXIII. Cap. 5. de statuis deviennent ainsi, supra, p. 79, « Divers extraits de l’Histoire naturelle de Pline, sur les statues des anciens ».
52 F° 6r° : Cubo, Circulo, et Triangulo, vel Pyramide, deuxième ligne d’un titre complexe, donne la phrase initiale du chapitre I, « On peut réduire les éléments ou principes de la figure humaine au cube, au cercle et au triangle », sous le titre simplifié « Des éléments de la figure humaine ». F° 31r° : Naturali. Mentali. Corporali. Misto, et Locali sont traduits au chapitre IV par : « Les mouvements du corps humain peuvent se rapporter à cinq espèces différentes, savoir : le mouvement naturel, le mental, le corporel, le mixte, et le local. » Enfin, f° 49r° : Pariles. Magnae. Majores. Maximae. Parvae. Minores. Minimae donnent au chapitre V : « Nous distinguons sept espèces de statues, savoir les pareilles, les grandes, les plus grandes, les très grandes, les petites, les plus petites et les très petites. »
53 Voir par exemple supra, p. 78 (statuae, etc.), correspondant à f° 50r° sq., où figurent les seuls termes grecs.
54 Voir par exemple le sous-chapitre « Des athlètes », supra, p. 70 sq.
55 Ces deux gravures sont des réemplois : Jombert les a déjà publiées dans la Nouvelle méthode pour apprendre à dessiner sans maître en 1740, et dans la réédition complétée de cet ouvrage en 1755. Nous n’avons pas reproduit ces illustrations dans la présente édition.
56 La gravure porte la mention, P. P. Rubens delin., Pet. Aveline Sculp. : formulation légèrement différente des signatures figurant au bas des planches formant le cahier d’illustration de la Théorie. L’œuvre n’était probablement pas destinée, à l’origine, à ce seul ouvrage. Il s’agit en fait d’une copie de la gravure de Paul Pontius d’après l’Autoportrait de Windsor.
57 F° 8r°. Cf. supra, note 43.
58 F° 18 et 19r°.
59 Traité de la peinture de Léonard de Vinci, donné au public et traduit de l’italien en français par Roland Fréart, sieur de Chambray, Paris, 1651 – l’année même de la parution de la première édition, en italien, à Paris aussi, par R. du Fresne. Nous avons consulté la réédition en fac-similé publiée à Paris en 1977 par M. de l’Ormeraie, précédée du titre : Léonard de Vinci sur la peinture. Jombert possédait dans sa bibliothèque un exemplaire de l’ouvrage. Cf. C. Bousquet-Bressolier, « Charles-Antoine Jombert… », p. 326.
60 Supra, p. 69 ; c’est la traduction de la légende au recto du folio 34 (pl. XXI dans l’édition Jombert).
61 « Toujours l’épaule de l’homme qui porte un fardeau est plus haute que l’autre épaule […]. »
62 F° 47r°.
63 Le passage censuré est donné infra, annexe 4, p. 208.
64 F° 63r° : Noteert hier, die gemeinschap van eenen/Frauwen hals met den hals van een peerdt, den Frauwen hals is van die/Grieksche Venus. Den peerden hals is van een van die peerden, op Monto Cavallo.
65 Planche XXXIX, correspondant au folio 61r° (Die schoenheidt van den neús, wort in den mensch genomen van der neús van een peerdt, welck is gestrecht ende recht nict seer gevleescht maer beenachtich, met booghe, ende ronde grooe neusgaten) et planche XL, correspondant au folio 62r° (Den mont van eenen mensch, wort alleenelyck genommen van den mont van een peerdt. Die bouenste lippe meer utstekende als die onderste. Die spatie, tusschen nause, ende mont, cort).
66 F° 60v° : atque ideo in foemina largitas pedis unius ab altero in statu, separatio femorum unius ab altero in sessione concinnita sit, et quantum fieri potest composita cum decore […].
67 F 60v° : Absit et aliena sit ab ea omnis quadratura et torositas […].
68 Supra, p. 91, correspondant au folio 60v° : […] ideo quod pyramis descendens, est aquae hieroglyphicum. Jombert ne publie pas les cinq petits dessins qui accompagnent le texte : trois silhouettes d’homme en mouvement et deux silhouettes de femme, exempla actionum cubicarum et virilium et exempla actionum pyramidium, et foeminarum.
69 Ainsi supra, p. 77, la citation de Virgile, Énéide, I, est faite de quatre vers (588-592) au lieu d’un et demi (588-589) dans le manuscrit.
70 Supra, p. 79-82 ; et f° 51r° et 51v°. Jombert possédait la Traduction des XXXIVe, XXXVe et XXXVIe livres de Pline, sur la peinture et la sculpture des Anciens, avec des notes, par M. Falconnet, sculpteur, in-8°, Amsterdam, 1772 (rééditée dans les Œuvres complètes de Falconet, 1781, vol. III et IV). Cf. C. Bousquet-Bressolier, « Charles-Antoine Jombert… », p. 326.
71 Voir sur ce point l’opinion de M. Jaffé, Van Dyck’s Antwerp sketchbook, I, p. 47. L’Antwerp Book, lui, rassemble des dessins mais – à l’exception des légendes – très peu de discours continu qu’on puisse juger copié de l’original.
72 Cf. infra, p. 55, note 16 de la Théorie de la figure humaine. Le Gladiateur est cité de nouveau supra, p. 63 de la Théorie.
73 Cf infra, p. 62, notes 41 à 44 de la Théorie de la figure humaine. La Cléopâtre allongée était exposée au Vatican depuis le commencement du xvie siècle : sa mention pourrait cependant aussi procéder d’un ajout.
74 F. Perrier, Segmenta, nobilium signorum et statuarum, quae temporis dentem invidium evasere Urbis aeternae ruinis erepta.
75 M. van der Meulen, Corpus rubenianum Ludwig Burchard, XXIIIe partie, Copies after the Antique, I, p. 76. L’auteur avance le nom d’Erasmus Quellin II, élève et collaborateur tardif de Rubens, pour ce copiste.
76 Rectos des folios 24 (pl. IX), 25 (pl. X), 32 (pl. XVII), 33 (pl. XVI), 34 (pl. XXI), 35 (pl. XVIII) et 36 (pl. XIX). Les correspondances des figures dans l’édition de 1651 du Traité de Léonard sont indiquées par Jombert sur les planches de la Théorie. La planche XIX (sans indication de correspondance) répète la gravure de la page 78 du Traité, déjà reproduite dans le haut de la planche XVIII.
77 Dans un cas, page 60 du Traité, la planche est dans le même sens que le dessin. Dans le manuscrit de Ganay, le dessin est dans le même sens (f° 33r°), et il est inversé dans la planche XVI de la Théorie.
78 Opinion inverse, sur ce point, d’A.-M. S. Logan, « Leonardo, Poussin… », p. 145 et note 15.
79 Cf. supra, p. 69-70, pour une confrontation des textes du manuscrit de Ganay (dans la traduction de Jombert) et des chapitres du Traité de la peinture de Léonard (dans la traduction de Fréart de Chambray).
80 M. Jaffé, Van Dyck’s Antwerp sketchbook, I, p. 38 et p. 90.
81 En fait, jusqu’à ce que soit infirmée l’éventualité qu’un fils, ou un gendre, de Rubens souhaite embrasser le métier de peintre.
82 Lettre à Peiresc, cité in M.-A. Lescouret, Pierre Paul Rubens…, p. 153. Rappelons qu’Albert mourut en 1657.
83 M. Jaffé, ibid.
84 Planches XXXIII à XXXV de la Théorie de la figure humaine.
85 Il existe plusieurs versions de l’Autoportrait au chapeau – peint sans doute en 1523 et qui est l’un des tableaux les plus copiés de Rubens. Les deux versions les plus célèbres de ce tableau sont conservées à Windsor Castle et à l’Australian National Gallery de Canberra. Cette dernière peinture est considérée comme étant le tableau envoyé à Peiresc à la demande de celui-ci, en 1628. Gravé – donc inversé – par Paulus Pontius en 1628, réinterprété – donc de nouveau inversé – par le graveur Aveline, le portrait de Rubens, dans ce frontispice, se retrouve orienté dans le même sens que la peinture originale.
86 Il est probable aussi que Jombert a supprimé ces passages parce qu’ils ne lui semblaient pas utiles pour de futurs peintres. Les publications de Jombert sont essentiellement pédagogiques, c’est-à-dire destinées à favoriser la formation pratique des artistes. L’éditeur a sans aucun doute été déçu par l’aspect tout théorique du De figuris humanis. Acheté dans la même vente Huquier, un autre manuscrit, un Essai d’une architecture universelle de Juste-Aurèle Meissonnier, fut de la même façon un objet de déconvenue pour Jombert : il renonça à en publier le texte, qu’il jugeait obscur, et n’en édita que les planches. Cf. Peter Fuhring, Juste-Aurèle Meissonier : un génie du rococo. 1695-1750, 3 vol., Turin-Londres, Umberto Allemandi & co., 1999, vol. II, p. 252.
87 J. Müller Hofstede, Peter Paul Rubens, 1577-1640, I, Rubens in Italien. Gemälde, Ölskizzen, Zeichnungen, p. 53, date également de peu après 1608 cet essai sur l’imitation.
88 Il s’agit là d’une tâche extrêmement ardue à laquelle A. Balis travaille depuis plusieurs années et dont il a publié les premiers résultats dans l’article « Rubens und Inventio », p. 27-28 notamment.
89 Au f° 65r° (planche XLII de la Théorie), la figure de la femme déhanchée, de face, appuyée contre un arbre, est empruntée à une gravure de Marcantonio Raimondi d’après Le Péché originel de Raphaël. Cf. M. Jaffé, Van Dyck’s Antwerp sketchbook, II, commentaire de la planche 63r°.
90 F° 30r° du manuscrit de Ganay.
91 Nous conservons, indépendamment des trois manuscrits, de nombreux dessins de sa main, ou d’après lui, qui sont des études des statues décrites dans la Théorie. Cf. M. van der Meulen, Copies after the Antique, vol. I.
92 Lucio Mauro, Le Antichità della città di Roma, Venise, 1542 (l’ouvrage contient Le Statue antiche… d’Ulisse Aldovrandi) ; Juste Lipse, Admiranda, sive de Magnitudine romana libri quattuor, Paris, R. Nivelle ou M. Somnium, 1598. L’Itinerari il Italiae rerumque romanarum libri tres… de Franciscus Schottus (Anvers, 1600) a pu également être utile à Rubens, ainsi que le petit (donc transportable) Delitiae Italiae de G. K. von Wertheim, publié à Leipzig en 1599. Cf. M. Jaffé, Van Dyck’s Antwerp sketchbook, I, p. 42-43.
93 Planches XXXII et XLIV de la Théorie. Cf. infra, note 82 du texte.
94 Dans la version Johnson (f° 99v°) du dessin de femme nue debout, de face, correspondant au recto du folio 64 du manuscrit de Ganay (pl. XLI de la Théorie), l’inscription mentionne explicitement qu’il s’agit d’un moulage (in cera ex antiquo marmoreo). Voir aussi infra, note 25 de la Théorie.
95 Du moins si la Cléopâtre allongée et la Vénus languissante sont des interpolations.
96 Pomponii Gaurici Neapolitani de Sculptura liber… Le passage copié par Rubens correspond aux pages 36-37 de cette édition.
97 Les dessins sont conservés respectivement à Paris, musée du Louvre, et à Dijon, musée des Beaux-Arts.
98 R. de Piles, L’Idée du peintre parfait, p. 126-128.
99 Cf. Les Carnets de Léonard de Vinci, I, p. 45-47. Le Codex Atlantico est conservé depuis 1626 à la bibliothèque Ambrosienne de Milan. Arrivé en 1556 pour accompagner des œuvres exécutées par son père Leone Leoni pour l’empereur Charles-Quint, Pompeo demeura en Espagne jusqu’en 1582 puis y retourna définitivement en 1589.
100 F° 352r° et v° par exemple.
101 Sur l’interprétation des dessins des carnets de Léonard par les copistes, voir K. Trauman Steinitz, « Poussin, illustrator of Leonardo da Vinci and the problem of replicas in Poussin’s studio », p. 40-43. La copie donnée à Melzi, Codex Urbinas 1270, bibliothèque Vaticane, est attribuée quelquefois à Andrea Salai.
102 Jombert pouvait d’autant mieux se rendre compte de la proximité des dessins du manuscrit avec ceux de Poussin pour l’édition du Traité, et de la dissemblance des textes, qu’il possédait la copie, achetée à Huquier, des dessins originaux de Poussin (et de Gaspard Dughet) pour cette édition. Le manuscrit se trouvait encore au commencement des années 1980 dans la collection du marquis de Ganay, ayant partagé la destinée du De figuris humanis. Le catalogue de la vente Huquier du 9 novembre 1772 (supra, note 23), p. 119, mentionne sous le lot 637 la « copie en italien du manuscrit original sur la peinture, par Léonard de Vinci, avec les figures de la main de Poussin […] », deux numéros avant le « manuscrit latin sur l’art du dessin, avec les dessins originaux de P. P. Rubens ». Nul doute que le libraire a acquis les deux manuscrits à la même vente.
103 Planche XLII, en bas. Sur la dette de Rubens envers Dürer, voir M. Jaffé, Van Dyck’s Antwerp sketchbook, I, Introduction, p. 65-66, et p. 239.
104 Berlin, Kupferstichkabinett. Ces lignes sont inscrites au-dessus d’un dessin figurant Le Jugement de Salomon.
105 Della simmetria dei corpi humani, libri quattri […], Venise, Domenico Nicolini, 1591. Pour M. Jaffé, Van Dyck’s Antwerp sketchbook, I, p. 34, Rubens s’est servi du livre de dessins publié par Heinrich Lautensack en 1564, Des Circkels und Richtscheyts, auch der Perspectiva, end Proportion der Menschen und Rosse, Kurtze, doch grundliche Underweisung dess rechten Gebrauchs, qui comporte la reproduction des corps dürériens sélectionnés par Rubens.
106 Supra, p. 54. Sur le rapport entre ce passage et les théories de Dürer et de Vitruve, voir J. M. Muller, « Rubens theory and practice of the imitation of art », p. 229-247.
107 Cf. supra, note 43.
108 Speculum physionomie, f° 15v° et 18v° (Rubrica… de capillis ; De phisionomia a colore capillores scripta ; De colore capillores flatici ; et De phisionomia particulari a capillis sumpta).
109 L’édition originale en latin (Sorrente, 1586) et celle en italien (Vicence, 1615) figuraient dans la bibliothèque d’Albert Rubens. Cf. M. van der Meulen, Copies after the Antique, vol. I, p. 71, note 10.
110 Della Porta est le premier auteur à comparer systématiquement homme et animal, et le premier à illustrer son livre de planches associant une tête ou une autre partie du corps humain, avec l’équivalent chez tel animal. Les références à César et à Galba se trouvent respectivement aux chapitres VII (Del naso) et XXIII (Della gola).
111 Selon l’expression d’H. Damisch dans l’article qui porte ce titre.
112 Réfléchissant sur la décadence relative des arts modernes par rapport aux arts antiques, Rubens en cherche les raisons. La logique du passage montre qu’il en privilégie finalement deux : « […] soit encore que par un dommage irréparable il arrive que nos esprits s’affaiblissent et se sentent de la vieillesse du monde ; soit enfin que les corps humains ayant été dans les siècles passés plus près de leur origine et de leur perfection, se soient trouvés des modèles parfaits et aient fourni naturellement toutes les beautés que nous ne reconnaissons plus aujourd’hui dans la nature. La perfection qui était une, s’est partagée et affaiblie par les vices qui lui ont succédé insensiblement ; de sorte que cette corruption serait venue à tel point qu’il semble que les corps ne soient plus les mêmes, ainsi qu’on pourrait le conjecturer par les écrits que nous ont laissés plusieurs auteurs tant sacrés que profanes, lesquels nous ont parlé de la stature ancienne des héros, des géants, et des cyclopes ; et si en cela ils nous ont conté beaucoup de fables, ils nous ont dit sans doute quelques vérités. » (in R. de Piles, Cours de peinture…, 1708, p. 144-145 ; rééd. 1989, p. 83-84) Il convient de donner la suite du texte : « La principale raison pourquoi les corps humains sont différents de ceux de l’Antiquité, c’est la paresse, l’oisiveté, et le peu d’exercice que l’on fait : car la plupart des hommes n’exercent leur corps qu’à boire et à faire bonne chère. Ne vous étonnez donc pas si amassant graisse sur graisse, on a un ventre gros et chargé, des jambes molles et énervées, et des bras qui se reprochent à eux-mêmes leur oisiveté. Au lieu que dans l’Antiquité les hommes s’exerçaient tous les jours dans les académies et lieux publics destinés aux exercices du corps et poussaient même ces exercices jusqu’à des sueurs et des lassitudes extrêmes. Voyez dans le livre qu’a écrit Mercurialis touchant l’art gymnastique, en combien de façons différentes ils travaillaient leur corps, et quelle force il fallait pour cela. Dans la vérité rien n’était meilleur pour faire fondre les parties trop molles et trop grasses d’oisiveté que ces sortes d’exercices : la panse se retirait, et tous les endroits qui étaient agités se changeaient en chair et fortifiaient les muscles ; car les bras, les jambes, le cou, les épaules, et tout ce qui travaille étant aidé de la nature qui attire par la chaleur un suc dont elle les nourrit, prennent de la force, croissent et s’augmentent extrêmement, ainsi que nous le voyons au dos des Gètes, aux bras des gladiateurs, aux jambes des danseurs, et presque à tous les corps des rameurs. » La version latine de ce passage figure aux folios 31r° et 31v° du manuscrit Johnson mais non dans le manuscrit de Ganay (voir infra, annexe 1, p. 161). Un bref écho en est donné dans la Théorie avec la remarque sur les lois spartiates sanctionnant les obèses (supra, p. 7 ; f° 39r° du ms. de Ganay). On trouvera une reproduction moderne, aisément accessible, du texte latin du De imitatione statuarum dans J. M. Muller, « Rubens’ theory and practice… », p. 230-232, notes 8, 9, 23, 24 et 30.
113 Sur la fortune de l’idée de déclin au commencement de l’âge moderne et particulièrement chez Rubens, voir J. M. Muller, ibid., p. 231-232.
114 Sur ce point, le texte latin est plus précis que la traduction de De Piles. Il donne partiellement le titre de l’ouvrage : Vide Mercurialem de arte gymnastica. Cf. J. M. Muller, ibid., p. 232, note 30, et le manuscrit Johnson, f° 31v°.
115 Réflexions sur l’imitation…, trad. M. Charrière, Paris, Éditions Jacqueline Chambon, 1991, p. 17-22.
116 Voir par exemple F. Secret, Les Kabbalistes chrétiens de la Renaissance et Hermétisme et Kabbale.
117 Cf. D. Kahn, Paracelsisme et alchimie en France à la fin de la Renaissance (1567-1625), vol. I, p. 341-342.
118 P. Laszlo, « Sur quelques emblèmes allemands », p. 283, note 15. Sur le rôle d’Ernest de Bavière, voir encore D. Kahn, ibid., p. 99 sq.
119 Ainsi Johann Reuchlin : « [La Kabbale] est entre toutes les doctrines […] celle qui a le plus de parenté avec la philosophie pythagoriciennne. Il n’en est pas de plus semblable. On dit en effet que Pythagore y a puisé presque tous ses dogmes. » (La Kabbale [De arte cabalistica], p. 25)
120 On trouve dans le manuscrit Johnson Echeia au lieu d’Ehye.
121 Cf. infra, annexe 3, p. 202 : Homines dico maris et foeminae conjunctim. Rubens affirme (supra, p. 89 [f°59r° du ms. de Ganay]) l’identité « très probable » de la figure primitive d’Adam et de celle du Christ, tout au moins du point de vue de la beauté. Il ne pose évidemment pas la question de l’ambivalence sexuelle éventuelle de Jésus.
122 Le dessin de Rubens, d’attribution quelquefois contestée pour des raisons de date, se trouve à New York au Metropolitan Museum (Walter C. Baker Collection).
123 Ce dessin, connu comme copie d’après Rubens, est conservé à Copenhague au Statens Museum for Kunst.
124 Triangulus ad aequilateraturam (ms. de Ganay, f° 59r°). Cf. supra, p. 89.
125 Cf. supra, p. 53 : la sphère est un cube dont « la force [des] angles est affaiblie et diminuée ». La même idée est répétée p. 89.
126 Quadrata longitudino lateribus magnitudinibus (ms. de Ganay, f° 59r°). Cf. supra, p. 89.
127 Sur la question des relations entre Rubens et Galilée, voir notamment F. Huemer, « Rubens and Galileo 1604 : nature, art, and poetry », p. 175 sq.
128 S. Alpers, La Création de Rubens, p. 114 et p. 119, notamment.
129 R. de Piles, Cours de peinture…, 1708, p. 139-143 (rééd. 1989, p. 82-83 ; texte latin dans J. M. Muller, « Rubens theory and practice… », p. 230, notes 8 et 9).
130 Les Carnets de Léonard de Vinci, I, p. 197.
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