Pastiches et parodies
|De plume de journaliste
Dans un vieil article du Journal officiel
Texte intégral
À la manière des comptes rendus de débats parlementaires
Chambre des députés Session ordinaire de 1909. Séance du 8 juin
1La séance est ouverte à dix heures un quart. Le procès-verbal est adopté.
2M. le Président : L’ordre du jour est à la discussion d’un projet de loi relatif à la translation des cendres de Mme Aurore Dupin, dite George Sand, au Panthéon. (Sarcasmes à droite) La parole est à M. René Viviani.
3M. René Viviani : Messieurs, c’est animé d’une fierté profonde et le cœur serré d’émotion que je vous enjoins, en rendant hommage à l’une des consciences les plus éminentes de notre pays, à une plume estimable entre toutes, à une femme de cœur exemplaire...
4Une voix, au centre droit : Parlons de ce cœur volage, qu’elle a donné successivement à MM. Chopin, Sandeau, Manceau, sans parler de Monsieur Musset, l’immoral auteur de Rolla ! (Tonnerre d’applaudissements à droite. « C’est cela ! Bravo ! »)
5M. René Viviani : ... Que je vous enjoins, dis-je, en portant les cendres de Mme Sand dans le temple où reposent tant de Français illustres...
6M. le Comte Moullart de Torcy et de Villemarest : Je proteste !
7M. le Baron Le Boucq de Beaudignies : Pouvez-vous décemment compter parmi les Français illustres M. Émile Zola, ce Vénitien odieux dont le nom fait frémir tous les patriotes, cet infâme pornographe qui a corrompu nos lettres ?
8M. le Président : Monsieur, ceci est intolérable, l’entrée au Panthéon de M. Zola a déjà fait l’objet de discussions, et la Chambre ne reviendra pas sur sa décision de distinguer cet homme de lettres de génie.
9(Vive approbation à gauche et à l’extrême gauche, murmures à droite, le centre se tient coi)
10M. René Viviani : ... En rendant hommage à Mme Sand, nous poursuivons une œuvre urgente à laquelle se sont déjà attelés MM. Sée, Buisson, Dussaussoy, une œuvre de reconnaissance des droits de la femme, devant aboutir à une égalité réelle entre la femme et l’homme, cette égalité qu’avait revendiquée, sans l’obtenir des gouvernements successifs, Mme Olympe de Gouges il y a plus d’un siècle...
11Une voix : S’il s’agit d’accueillir une femme au Panthéon, pourquoi ne pas lui préférer Mme de Staël ?
12M. Honoré Amiart, sous-secrétaire d’État aux ponts et chaussées : Quelle abomination, célébrer, en ces temps de troubles, l’auteur du De l’Allemagne !
13M. René Viviani : ... Et je me flatte que prochainement des femmes élues par le peuple, à un suffrage authentiquement universel, monteront à cette tribune pour faire valoir leurs droits, que ces Messieurs qui siègent à droite y consentent ou non !
14(Intense brouhaha, huées à droite, tempête à l’extrême droite, M. le sous-secrétaire d’État aux ponts et chaussées s’agite et manque de tomber de son siège)
15M. le Comte Moullart de Torcy et de Villemarest : De qui se moque-t-on ?
16M. Maurice Barrès : Mme Dupin était-elle sensible à la cause des femmes, pour se travestir sous un nom aussi grotesque ?
17(Ricanements appuyés à droite)
18M. le Président : M. Barrès, nous n’avons que faire de vos mots d’esprit. (« Bien dit ! » sur les bancs de gauche et d’extrême gauche, mouvements divers à droite)
19M. Henry Franklin-Bouillon : J’appuie M. Viviani. Faut-il rappeler les œuvres immortelles de Mme Sand, ses romans champêtres où mieux que quiconque elle a chanté la vigueur de nos terroirs, ses études historiques où elle retrace notre passé national, ses Mémoires, enfin, où avec sincérité et talent, elle brosse de sa vie un tableau édifiant qui ne peut qu’émouvoir les amis de la vertu ?
20M. Jacques Piou : Admettons, mais vous ne dites rien de ses attaques mesquines contre la sainteté de l’Église. Je tremble à l’idée que Mademoiselle La Quintinie, ce pamphlet anticlérical, puisse tomber entre de jeunes mains !
21M. Émile Combes : Aux yeux du parti chrétien, que vous représentez, M. Piou, même les Évangiles sont une lecture dangereuse pour les jeunes gens !
22(Vive sensation à gauche, exclamations indignées à droite)
23M. Victor Dejeante : J’ajoute aux propos de M. Franklin-Bouillon que Mme Sand est une âme généreuse qui a défendu les valeurs de notre République : elle a combattu la monarchie censitaire de Louis-Philippe, et plaidé pour l’amnistie générale en 1852 ! Voyons plus loin : son ancêtre, Mme Louise Dupin, n’était-elle pas la protectrice de Jean-Jacques Rousseau, le sublime penseur qui a préparé cette Révolution sur laquelle M. Clemenceau, une fois n’est pas coutume, s’exprimait naguère en ces lieux avec des termes si justes ?
24M. Jules Guesde : Quelque favorable que je sois au projet de M. Viviani, je dois toutefois déplorer qu’après avoir défendu le parti des opprimés, après avoir été l’amie du regretté Louis Blanc, Mme Sand ait eu l’inconséquence de condamner les insurgés de 1871. Pourquoi ne pas plutôt honorer Mme Louise Michel, qui...
25M. le BARON lE bOUCQ de Beaudignies : S’il est bien un seul compliment qu’un homme d’honneur et de bon sens puisse adresser à la « femme Sand » – je cite le poète des Fleurs du Mal – c’est d’avoir refusé de cautionner ces odieux agitateurs de désordre !
26(Proclamations exaspérées à gauche, les bancs de droite applaudissent à tout rompre, M. le sous-secrétaire d’État aux ponts et chaussées sort un cigare)
27M. le Président : Messieurs, un peu de tenue, je vous prie, ou il est à craindre qu’à l’avenir on lira les comptes rendus de cette Chambre en se gaussant de nous !
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© Éditions Rue d’Ulm, 2016