URL originale : https://books.openedition.org/editionsulm/7610
Dans un article de La Dépêche drômoise
p. 105-106
Texte intégral
Affaire Blettencourt : « Elle n’avait jamais aimé le chocolat »
1Lundi soir, 21 h, dans la petite ville de Couffy-sur-Sarsonne (Drôme), à quelques kilomètres d’Orpia la carrière, maison de retraite de Montpellier. Un épais brouillard couvre la ville. Accoudé au bar du bistrot Chez Nénette, Gérard, 53 ans, a accepté de nous rencontrer, dans l’anonymat.
2« Yvonne, c’était quelqu’un de bien, dit-il en évoquant Mme Blettencourt, la voix un peu tremblante. C’est pas juste ce qui lui est arrivé. »
3Et puis il nous raconte. Les jeux du samedi après-midi, entre scrabble et backgammon. Les ateliers peinture. La chorale. Il nous fait le portrait d’une vieille dame active, impliquée, bien loin de l’idée que l’on pourrait se faire d’une femme influençable.
4Jusqu’à ce qu’un jour, Yvonne perde la tête. Doucement. Progressivement. Elle oublie qu’elle n’a pas pris sa serviette pour aller déjeuner. Elle ne sait plus la date de naissance de son mari. Elle arrête de se plaindre qu’on lui a enlevé son chien. Autant de détails qui ne trompent pas, pour Gérard, aide-soignant aguerri.
5Chaque année, la maison de santé d’Orpia organise un repas de Noël. Pour faire plaisir aux résidents, on leur propose de voter entre deux menus. La compétition est rude, et bien souvent, les partisans de l’un se liguent contre les autres. Parfois, le conflit s’envenime. Le prêtre de la chapelle de Daurelle, le père Croquenpluche, qui venait de temps en temps pour la confesse, participait au vote du repas auquel il était invité. Cette année, les deux desserts sont : croquant au chocolat contre flan aux œufs (plus facile à manger).
6Or, deux mois avant l’échéance, Mme Mourat, voisine de chambre de Mme Blettencourt, meurt prématurément, à l’âge de 92 ans. Mme Blettencourt en est très affectée. On voit donc de plus en plus l’homme d’Église dans sa chambre, qui partage son chagrin, qui l’écoute. À ce stade, personne ne s’inquiète. N’est-il pas là pour ça ?
7Mais ce dont le personnel ne s’aperçoit pas, c’est qu’avec le décès de Mme Mourat, le premier étage de la maison comporte un nombre impair de pensionnaires. Très vite, ceux-ci se prononcent et se séparent entre deux groupes… strictement égaux, sauf à compter Mme Blettencourt qui hésite encore. Son vote devient crucial.
8Pendant ce temps, le père Croquenpluche continue ses visites. On le voit apporter des fleurs, parfois des fils pour le crochet. Mme Blettencourt se promène avec lui dans les jardins de la résidence, bras dessus bras dessous. Les autres dames du premier étage en sont envieuses.
9Et puis un jour, Gérard surprend une conversation entre les deux, qui lui met la puce à l’oreille : « Allons Yvonne, vous savez que c’est bon pour votre moral ! Des études montrent bien que le chocolat… »
10Mais il n’en entend pas plus, et décide spontanément de mettre la chambre d’Yvonne sur écoute. Les enregistrements sont accablants. On y entend le père Croquenpluche convaincre la vieille dame que le chocolat était employé comme hostie à l’ère médiévale, qu’en en mangeant régulièrement (mais avec modération), on maximise ses chances d’entrer au Paradis, que le chocolat est possiblement le corps du Christ plutôt que le pain par une erreur de traduction. Mme Blettencourt, sur les bandes d’écoute, bredouille.
11Finalement, lorsque, malgré son dentier et ses problèmes de mâchoire, elle finit par se prononcer pour le croquant, Gérard sait ce qu’il a à faire. Il alerte la police. Malheureusement, les enregistrements ayant été effectués sans perquisition préalable, la pièce à conviction est irrecevable.
12« Il va encore s’en sortir ! L’an dernier, il avait convaincu le jardinier de planter des courgettes pour pouvoir faire ses soupes en douce. Je l’ai vu, à minuit, à creuser la terre ! C’est pas un vrai curé celui-là… En plus, elle n’avait jamais aimé le chocolat ! », ajoute-t-il.
13Dépité, Gérard termine son demi de blonde, les yeux dans le vague.
14Certes, les rouages de la justice se doivent d’être impénétrables, et c’est parce qu’ils sont immuables que les institutions judiciaires sont fiables. Mais la rigidité qui caractérise les procédures pénales permet parfois bien des injustices. La nécessité d’obtenir un droit de perquisition par le juge d’instruction avant toute saisie de preuve décrédibilise le statut des témoins, et encourage les contre-démarches, les accusés se retournant souvent contre les accusateurs en portant plainte. Aujourd’hui, Gérard est mis à l’écart par ses collègues qui ne croient pas à son histoire, puisqu’aucune procédure judiciaire n’a été engagée. Le curé de Couffy-sur-Sarsonne, lui, court toujours.
15EC
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