Pastiches et parodies
|Paroles de philosophes
Dans un ouvrage de Jean-Jacques Rousseau
Texte intégral
À la manière des Discours
1Question posée par l’Académie de Dijon :
2Si les hommes sont naturellement faits pour vivre ensemble.
3Qui habet aures audiendi audiat !
4Préface
5Voici assurément le sujet le plus digne de considérations, et cependant le moins agité. Connaître si nous sommes par nature appelés aux chaînes d’une vie commune, tel est le noble objet qui animera ce propos ; et comment le saurons-nous, messieurs ? En nous appuyant sur ce qui reste à l’homme, même le plus corrompu : la clarté de son entendement.
- 1 Instruit que je suis par une douloureuse expérience, je prévois déjà que l’on déformera mon propos, (...)
6J’avance une réponse qui heurtera les présomptions d’un siècle futile, où l’excès de luxe et de sciences frivoles a énervé les âmes et rendu extraordinaire l’exercice de la droite raison. Fidèle à la devise que j’ai choisie, et dont j’ose dire que je me sens digne, je ne poursuis ici que l’âpre vérité, comme dans le reste de ma vie1. Il me faut donc affirmer que les hommes ne sont pas faits pour vivre ensemble. Seuls l’enchaînement des préjugés les plus grossiers, l’autorité usurpée de nos moralistes, les appas trompeurs d’un commerce que l’on croit d’autant plus nécessaire qu’il nous rend plus esclaves ont pu faire oublier cette évidence que tout esprit éveillé conçoit sans peine. Je voudrais bien qu’on m’expliquât la cause des guerres et des cruelles dissensions qui déchirent les familles, si l’on ne m’accorde point que la vie collective est la source de tous nos malheurs.
7Ô homme ! rentre en toi-même et examine ton cœur. Ne sens-tu pas qu’il est manifestement contre la loi de nature de te contraindre à une existence où la fréquentation de ton semblable t’entraîne à tous les dérèglements ?
8TR
Notes
1 Instruit que je suis par une douloureuse expérience, je prévois déjà que l’on déformera mon propos, et que l’on imposera au public l’image d’un misanthrope sauvage et séditieux, quand s’exprime ici le plus doux et le plus sociable des hommes. Quoi ? me dira-t-on avec une indignation factice, vous ruinez l’édifice admirable de nos sociétés, pour rendre l’homme à son état de brute ? Conséquence malhonnête, et que suffirait à démentir l’existence de l’auteur. Je n’avance ici qu’un raisonnement hypothétique et conditionnel, qui révèle combien l’homme était heureux, juste et bon dans son isolement originel ; conscient qu’une longue suite de corruptions nous rend désormais incapables d’une telle existence, je n’exhorte aucun de mes lecteurs à revenir dans les bois et oublier ses parents. Le plus sacré des devoirs qui incombe à un citoyen et un chrétien est de connaître son semblable, que l’état de nos sociétés rend son voisin et pour ainsi dire son frère ; de tendre avec lui à la concorde la plus parfaite ; de suppléer aux défauts de nos mœurs par l’exercice de ses qualités morales.
© Éditions Rue d’Ulm, 2016