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Sciences de l’homme et conquête coloniale

 | 
Daniel Nordman
, 
Jean-Pierre Raison

Troisième partie. Mutations de l’image du Noir dans les écrits coloniaux

La propagande coloniale et l’image du Noir sous la Troisième République (1870-1914)

Jacky Pruneddu

Texte intégral

  • 1 Pour l’histoire de la doctrine coloniale voir R. Girardet, L’Idée coloniale en France (1871-1962), (...)

1Au lendemain de la guerre, la France, déchue de son rôle en Europe, tourne ses regards hors de ses frontières, vers cet immense empire colonial capable de lui rendre « la place qu’elle mérite dans le monde ». Peu à peu, une véritable doctrine coloniale s’élabore1 et, sous l’impulsion de quelques hommes, la politique de recueillement fait place à une politique d’expansion coloniale. Si Jules Ferry se heurte à de violentes oppositions tant à la Chambre que dans l’opinion publique, les successeurs du « tonkinois » vont bénéficier, comme l’explique Henri Brunschwig, de la « bienveillante indifférence » de l’opinion publique, et pourront user d’une propagande dont les moyens ne laissent pas d’être impressionnants. C’est que les partisans de l’expansion coloniale sont de plus en plus nombreux, de plus en plus puissants.

  • 2 R. Girardet, ibid., p. 70.

C’est à la fois », dit R. Girardet, « sur un milieu d’affaires traditionnellement tourné vers l’Outre-mer et sur certains milieux parisiens, politique, journalistique et intellectuel que semble s’appuyer, sur le plan parlementaire, la défense de la politique d’expansion coloniale2.

  • 3 Fondée en juin 1893 par les « principales Maisons françaises ayant des intérêts aux colonies », pou (...)

2C’est ainsi que se créent des associations coloniales, tel le « Comité de l’Afrique française », le « Comité Dupleix », et surtout « l’Union coloniale française3 » qui vont mettre leurs importants moyens au service d’une propagande particulièrement active. Il s’agit, explique l’Union coloniale, de

  • 4 Union coloniale française. But, moyens d’action, résultats, Paris, 1900.

répandre largement en France des notions et des idées coloniales justes, au moyen de notices et brochures de propagande, articles de presses, publications diverses, cours professés dans les facultés et écoles secondaires et primaires, conférences à Paris et en province, en un mot, en faisant mieux connaître et apprécier nos possessions lointaines4.

3La propagande accomplie par la seule Union coloniale est tout à fait impressionnante : ouvrages de vulgarisation, brochures de propagande, création de bibliothèques, cours pratiques d’enseignement colonial, et surtout conférences populaires consacrées aux sujets coloniaux qui se multiplient sous l’autorité de noms prestigieux, Étienne, Leroy-Beaulieu, Marcel Dubois, Charles Roux, etc.

  • 5 Recueil des délibérations du Congrès colonial national, Paris, 1889-1890 : « […] que cet enseigneme (...)

4Et peu à peu, comme l’avait souhaité le Congrès colonial de 18895, la propagande coloniale pénètre l’école primaire, devenue obligatoire en 1882. Le très officiel Annuaire de l’enseignement primaire publie en 1900 un long article de Pierre Foncin, géographe et inspecteur général de l’instruction primaire, intitulé « L’enseignement colonial à l’école primaire » :

Par l’école, par la conférence, par la bibliothèque populaire, par la causerie, l’instituteur peut exercer une action salutaire et capitale ; il est un des conducteurs naturels de l’opinion publique ; il doit être capable de distribuer autour de lui l’enseignement colonial.

5L’instituteur se voit en effet systématiquement sollicité. Le Manuel général de l’lnstruction primaire écrivait en 1898 :

  • 6 Manuel général, 4 juin 1898, « Le devoir colonial et les instituteurs ».

Parmi les nombreux devoirs qui incombent à l’instituteur, il en est un dont on lui a jusqu’ici rarement parlé, et qui est cependant l’un des plus intéressants et de la plus grande portée, nous voulons dire le devoir colonial6.

  • 7 L’Enseignement de la géographie coloniale à l’école primaire.

6C’est que l’instituteur est, plus que tout autre, le parfait propagandiste. En contact avec toutes les couches de la population, jouissant d’un prestige moral incontestable, il est en outre le seul lien permettant d’atteindre les populations rurales. « Sur environ 36 000 communes », expliquait l’Annuaire de l’enseignement primaire en 1897, « il y en a 28 000 qui ont moins de 1 000 habitants. Quel autre que l’instituteur donnera des conférences dans ces 28 000 localités ? » Homme précieux donc, qu’il est nécessaire de gagner à sa cause. L’Union coloniale va s’y employer activement en lui consacrant, notamment, de nombreuses conférences. Un modèle du genre est donné par Marcel Dubois, professeur de géographie coloniale à la Sorbonne, et membre de l’Union coloniale : « La plus belle leçon de géographie coloniale que puisse entendre école de France est celle où le maître devra montrer le devoir des bons patriotes en matière de colonisation7. »

  • 8 Conférence aux instituteurs et institutrices de la Loire-Inférieure, de l’Hérault, de la Marne et d (...)

7Dans une autre conférence aux accents économiques, prononcée en 1899 devant les instituteurs de plusieurs départements, Joseph Chailley-Bert, l’actif secrétaire général de l’Union coloniale, explique que l’instituteur doit « devenir le collaborateur de l’œuvre que nous avons entreprise », et « répandre la doctrine coloniale8 ».

8C’est que l’instituteur dispose de l’opinion publique, c’est qu’il forme les esprits.

9Son enseignement colonial pourra revêtir plusieurs formes, explique le Manuel général en 1898 :

  • 9 Manuel général, 4 juin 1898.

Dans la conversation, il éclairera ceux qui viennent lui demander des conseils. Dans des occasions opportunes, il rappellera que la France n’est pas seulement ici autour de nous, mais qu’elle s’étend au loin par-delà les mers ; dans des pays où les conditions de réussite et de fortune offrent plus de chances et des chances plus rapides. Il fera des conférences aux adultes sur nos colonies […] Enfin, il ne se bornera pas à enseigner à ses élèves, soit l’histoire, soit la géographie coloniale de nos colonies. Il donnera des leçons un peu plus pratiques […] Il ne craindra pas de donner les détails les plus complets sur les moyens d’y réaliser un établissement9.

  • 10 Cf. Journal des instituteurs, janv. et mars 1902, nov. 1908.

10Documentés et sollicités, tant par les revues d’enseignement que par les guides et brochures que leur envoie sans parcimonie l’Union coloniale, les instituteurs vont s’employer, avec zèle semble-t-il, à cet enseignement « patriotique ». Les initiatives les plus diverses apparaissent auxquelles ceux-ci vont répondre avec une touchante naïveté. C’est ainsi que paraît, le 30 décembre 1900, un article dans le Journal des Instituteurs, où le directeur de la revue, A. Seignette, après avoir expliqué que : « nous avons d’immenses et magnifiques colonies où l’activité et le savoir de nos jeunes travailleurs trouveraient leur emploi, mais la plupart d’entre eux manquent de renseignements indispensables pour risquer un si long voyage », propose une correspondance régulière entre élèves de France et élèves des colonies. Initiative à laquelle de nombreux instituteurs répondront avec enthousiasme et qui se prolongera pendant près d’une dizaine d’années10.

11Voici donc l’instituteur chargé de répandre la doctrine coloniale dans son enseignement, tâche qu’il s’efforce de mener à bien. Jacques Ozouf l’a fort bien souligné :

  • 11 J. Ozouf, Nous les maîtres d’école. Autobiographies d’instituteurs de la Belle Époque, Paris, Juill (...)

Affaire d’éducation, on s’en doute », dit-il, « que la politique coloniale… Ne s’agit-il pas d’instruire ? Ceux qui songent à demander un poste aux colonies les décrivent comme un immense champ d’action ouvert à la griserie d’enseigner. Comparaison qui s’impose à des spécialistes de l’enfance11.

Cours d’adultes et conférences populaires

  • 12 Décret no 1144 de l’Instruction publique.
  • 13 Programme de la Convention : « 1) Rappeler les matières enseignées dans les écoles. 2) Développer l (...)

12Institués le 11 janvier 189512, les cours d’adultes sont ouverts l’année scolaire 1895-1896. Mais leur création remonte à 1820, sinon au 12 décembre 1792, lorsque la Convention avait décidé qu’« une fois par semaine, l’instituteur donnerait une instruction publique à laquelle tous les citoyens de tout âge, de l’un ou l’autre sexe, seraient invités à assister », et dont le programme était déjà fort semblable à celui institué par la République13. Il ne s’agit donc pas d’une initiative nouvelle – la période florissante des cours d’adultes se situe entre 1864 et 1870 – mais d’un regain d’intérêt pour cet important instrument de propagande, en régression depuis 1870.

  • 14 Annuaire de l’enseignement primaire, 1897, p. 392.

13De 7322 en 1894-1895, les cours d’adultes passent ainsi à 13 950 l’année de leur « ouverture » et à 24 528 l’année suivante. C’est donc un nouveau succès pour cet enseignement, dont le but, comme le dit I’Annuaire de l’enseignement primaire, est : « instruire et moraliser, réviser et compléter l’œuvre de l’école14 ».

14Parallèlement, la conférence populaire connaît une nouvelle importance, puisqu’elle est le mode qui convient le mieux, nous dit-on, aux cours d’adultes. « La conférence a rendu son succès au cours : son succès a été éclatant. Elle est et elle deviendra de plus en plus un merveilleux instrument de vulgarisation. »

15C’est en ces termes que le Manuel général du 18 juillet 1896 commence une étude sur les conférences populaires. En effet, leur nombre s’est accru dans des proportions impressionnantes : de 10 379 en 1894-1895, elles passent à 64 479 l’année suivante, à 97 313 en 1896-1897 et à 117 752 en 1897-1898, ce qui équivaut à trois millions et demi d’auditeurs.

  • 15 É. Petit, Rapport annuel au ministre de l’instruction publique, 1895-1896.

16Quels sujets ont tenté surtout les conférenciers ? « Au premier rang », dit le rapport de M. Petit, « se placent la géographie, les voyages, l’histoire coloniale15 ». Sans doute l’Union coloniale n’a-t-elle pas peu contribué à cette progression. Quelque 400 conférences sont présentées à son initiative entre 1894 et 1900, tant à Paris qu’en province. Joseph Chailley-Bert fait ainsi de fréquents déplacements à Lyon, Marseille, Nantes et autres villes, soit plus de quarante conférences en six ans. Abondamment diffusées par les instituteurs et autres conférenciers bénévoles, celles-ci se multiplient.

  • 16 H. Brunschwig, Mythes et réalité de l’impérialisme colonial français (1871-1914), p. 129.

17Comme le souligne Henri Brunschwig, « l’une des préoccupations les plus constantes de l’Union coloniale fut de favoriser l’émigration16 ». Les sujets de conférences seront traités en conséquence : « les colons de demain », « ce que l’on peut faire aux colonies », « l’éducation du colon », etc. La liste pourrait s’allonger de beaucoup de ces sujets exaltant l’émigration. Car, comme l’écrit une revue hebdomadaire d’enseignement :

  • 17 « À quoi servent nos colonies ? », Pour les adultes. Revue hebdomadaire des classes d’adultes et de (...)

Que d’individus tristement inoccupés sur le pavé des grandes villes et qui soupirent après le travail, fût-ce au bout du monde… Il faut seulement les instruire, les renseigner ; leur faciliter le départ, les guider vers des régions où ils pourront réussir17.

Les revues d’enseignement

18Véritables auxiliaires du maître, les revues d’enseignement sont souvent les seules sources d’information de l’instituteur. Plus de 200 journaux d’enseignement et 90 bulletins départementaux existent en 1899. D’importance inégale, ces revues constituent un conduit de propagande privilégié.

19En consultant les revues les plus diffusées – le Manuel général, la Revue de l’enseignement primaire, ou, dans une moindre mesure, le Journal des instituteurs ou le Volume – on peut constater l’importance prise par les problèmes coloniaux au cours des années 1890-1910, et surtout – c’est ce qui nous intéresse ici – les conseils qui sont donnés aux instituteurs pour leur propagande coloniale.

Quand les enfants auraient appris sur les bancs de l’école à connaître et à aimer ces prolongements de la Patrie française par-delà les mers, il est probable que des vocations coloniales se révèleraient chez plusieurs d’entre eux, quand ils auront atteint l’âge d’homme.

20C’est ainsi que le Manuel général de l’instruction primaire, la plus importante des revues de l’enseignement, demande aux instituteurs d’insérer l’enseignement colonial dans les programmes :

  • 18 Manuel général, 14 sept. 1895.

Il est pour les maîtres de nos écoles », écrit-il, « un autre moyen d’y travailler sans rien changer, ou presque rien, à leur travail de tous les jours. Il faudrait qu’au lieu de se borner, dans l’étude des colonies françaises éparses sur le globe, à une nomenclature plus ou moins détaillée, ils fissent effort pour faire connaître aux élèves tous leurs aspects, comme aussi les moyens de s’y rendre, les ressources qu’elles offrent à l’activité des hommes de bonne volonté18.

21Et d’affirmer que « le devoir colonial » est, pour les instituteurs, l’un des plus intéressants. Après avoir expliqué que « le grand mal dont souffrent nos colonies, c’est l’absence de colons », il affirme que l’instituteur

  • 19 Ibid., 4 juin 1898.

peut beaucoup pour l’avenir de la colonisation. On pourrait presque dire qu’il en est l’agent nécessaire. De tous les éducateurs, il est celui qui peut pénétrer plus avant dans la masse profonde du pays. Son action peut s’exercer, non seulement sur les enfants qui lui sont confiés, mais aussi sur les parents, que presque partout il connaît personnellement19.

  • 20 P. Foncin, « L’enseignement colonial à l’école primaire », Annuaire de l’enseignement primaire, 190 (...)

22Les autres revues ne sont pas en reste. À partir de 1899, le Volume publie chaque quinzaine un bulletin colonial de Pierre Foncin, « de manière à tenir Mrs les instituteurs exactement au courant pour leur enseignement colonial20 » ; et l’École nouvelle informe ses lecteurs de l’existence des brochures rédigées par l’Union coloniale. E. Toutey écrit :

  • 21 « Pour les maîtres », L’École nouvelle, 9 avr. 1898.

J’appelle tout particulièrement l’attention de mes lecteurs sur la libéralité avec laquelle l’Union coloniale française distribue ses publications aux membres de l’enseignement primaire21.

23Nous l’avons vu, la propagande coloniale est un devoir national et l’instituteur patriote ne saurait le négliger. La très sobre Revue pédagogique elle-même ne recommande-t-elle pas :

  • 22 Revue pédagogique, sept. 1891.

À tous les membres du personnel de l’enseignement primaire, cette œuvre patriotique et nationale, à laquelle le Comité de l’Afrique française consacre ses efforts : qu’ils s’y associent ; qu’ils la fassent connaître autour d’eux22.

  • 23 Ibid., janv. 1905.

24C’est qu’il s’agit de persuader les enfants – et c’est là, bien sûr, la principale préoccupation de l’omniprésente Union coloniale – de tenter la fortune aux colonies. La grande majorité des revues implore donc l’instituteur de « s’associer plus activement que jamais à cette œuvre salutaire de propagande coloniale23 ».

25Quant à la Revue de l’enseignement primaire, il faut lui faire une place à part car si, pendant les dix premières années de sa publication, son activité en faveur de la propagande coloniale est semblable à celle des autres revues, l’option socialiste qu’elle manifeste dès 1900 en modifie complètement le ton, l’association colonialisme-capitalisme devenant la nouvelle grille de lecture.

  • 24 Revue de l’enseignement primaire, 17 juil. 1898.

26Déjà, en 1898, la Revue s’interrogeait : « Comment distinguer du brigandage pur et simple, la conquête entreprise au nom des droits supérieurs de l’humanité24 ? »

27Voici ce qu’en pense Gustave Hervé, l’un des rédacteurs de la Revue, en 1903 :

  • 25 Ibid., 8 nov. 1903.

En vérité, quand on sait que dans toute l’étendue des colonies françaises c’est la même exploitation éhontée de l’indigène, le même mépris des races inférieures, le même sans-gêne brutal avec les vaincus, on se sent fiers d’être français25 […].

  • 26 Ibid., 30 août 1896.
  • 27 Ibid., 10 juin 1900.

28Et la Revue, qui encourageait en 1896 l’émigration en Nouvelle-Calédonie26, la dénonce quatre ans plus tard : « Parions que si l’on ouvrait une souscription pour faciliter le voyage aux ouvriers grévistes, elle serait vite couverte par les dons des âmes charitables et capitalistes27. »

  • 28 Ibid., 29 mai 1900.

29C’est que les rédacteurs voient dans cette émigration un moyen trouvé par les capitalistes pour se débarrasser des troubles sociaux : « Il est clair qu’ils ne voudraient garder en France, en fait de pauvres, que ceux qui sont indispensables à leur survie, et en fait de démocrates ou de socialistes, pas un seul28. »

30Comme nous l’avons vu, un souffle généreux anime la Revue, et les méfaits sont systématiquement dénoncés avec une violence et une ironie qui rencontrèrent sans doute quelque écho auprès des lecteurs. Nous ne résistons pas au plaisir de citer un texte de Gustave Hervé, publié dans la Revue du 30 octobre 1904, et qui donnera une idée du ton général :

En Asie, comme en Afrique, voilà que les races « inférieures » se mettent à contester les bienfaits de notre civilisation. Nous les initions à la dégustation de la savoureuse eau-de-vie de pomme de terre ou de betterave. Nos professionnels militants apportent gratuitement aux négresses des cadeaux qu’ils ont dû acheter, à beaux deniers, des femmes à soldats qui rôdent autour des casernes d’Europe.
On fait l’honneur à ces mal blanchis de les accepter dans les mines comme au Transvaal, et on prend la peine de développer en eux le goût de ce travail sain et distrayant, à coup de fouet et parfois même à coups de fusils.
Et ces moricauds, tout comme les jaunes d’Extrême-Orient, osent se rebiffer ! Vous verrez que, comme les Peaux-Rouges de l’Amérique du Nord, nous n’arriverons à civiliser les Peaux-Jaunes et les Peaux-Noirs qu’en les exterminant.

31Mais, bien que la Revue de l’enseignement primaire soit l’une des revues les plus appréciées et les plus lues (14 000 abonnés vers 1910), elle demeure tout à fait marginale, dans le vaste mouvement qui conduit les revues à encourager la propagande coloniale à l’école.

32On se demandera, bien sûr, quelle fut l’influence de ces différentes revues sur le contenu de l’enseignement des instituteurs, et comment celui-ci sacrifie à son nouveau « devoir ».

33Nous avons vu que par les cours d’adultes et les conférences il participe activement à la propagande coloniale. Mais à l’école primaire, un enseignement oral ne saurait suffire, et nous voilà amené à considérer les manuels scolaires qui, comme nous allons le voir, apportent à cette œuvre une contribution non négligeable.

Les manuels

34Nous avons consulté, à la bibliothèque du Musée pédagogique, quelque deux cents à trois cents manuels des cours élémentaires et supérieurs : livres d’histoire, de géographie, de lecture et d’instruction civique. Une cinquantaine parlent des colonies de façon très inégale : de quelques lignes à l’intégralité de leur contenu. Aucune bibliothèque n’ayant gardé systématiquement, à notre connaissance, les publications scolaires d’avant-guerre, force nous est de reconnaître que cette sélection relève du hasard. Nous ne pouvons, en outre, nous faire une idée de l’importance de leur diffusion. Il nous semble toutefois que la quinzaine de manuels sélectionnés ici contribuera à donner une idée, sans doute approximative, du contenu colonial de la littérature scolaire.

  • 29 Cf. E. Josset, À travers nos colonies, Paris, Armand Colin, 1900. Dans ce petit livre de lecture co (...)

35Si l’enseignement colonial « pratique » se répand surtout à travers les conférences et les cours d’adultes, quelques manuels n’hésitent pas à lui faire la part belle. Nous retrouvons d’ailleurs des membres de l’Union coloniale parmi les auteurs de manuels. C’est qu’il s’agit de fournir d’utiles « renseignements pratiques29 » à ces éventuels jeunes colons ainsi qu’à leurs parents, bien souvent illettrés.

  • 30 G. Pauly et E. Toutey, Géographie nouvelle. Cours moyen et certificat d’études, Paris, Guéon, Nicol (...)

36Les livres d’histoire, de géographie ou d’instruction civique, liés à un programme précis, n’ont guère de facilité pour s’étendre sur ces conseils pratiques. Ils se contenteront d’expliquer brièvement les avantages matériels de la colonisation. « Les colonies nous sont très utiles car elles nous envoient leurs produits des pays chauds qui ne poussent pas en France30. »

37Mais le livre de lecture courante, détaché de toute structure contraignante, pourra s’étendre sur ce sujet, expliquer ce que sont les colonies, les justifier, et enfin, expliquer ce que l’on peut y faire, comment s’y enrichir. Vaste programme, qui occupe souvent une partie importante de l’ouvrage. Excessivement précis, il arrive parfois aux manuels de constituer de véritables guides que ne renierait pas un quelconque office de l’émigration. Tel ce petit livre de lecture qui écrit :

  • 31 A. Dereims, Jeanne et Madeleine. Livre de lecture à l’usage des jeunes filles des cours moyen et su (...)

Les Français désireux de s’établir aux colonies trouveront tous les renseignements et tous les conseils dont ils peuvent avoir besoin, à Paris, pour l’Algérie à l’Office de l’Algérie (galerie d’Orléans, no 4 Palais-Royal) ; pour la Tunisie31 […].

38Suivent une cinquantaine de lignes sur les concessions que l’on peut obtenir, le capital nécessaire à l’exploitation des terres, le poids des marchandises transportées gratuitement auquel donne droit le titre provisoire de propriétaire, etc.

39Ce « livre pour les jeunes filles de neuf à onze ans » semble s’égarer ici en de fort curieuses digressions ! Pouvons-nous nous y tromper ? Il s’agit d’atteindre les adultes, et l’influence de ces guides de colons dont nous parlions plus haut est ici patente.

40Mais est-il possible d’aborder les différents conduits de propagande coloniale sans rencontrer l’omniprésent Chailley-Bert ? L’actif secrétaire général est ici l’auteur d’un livret de colonisation destiné aux enfants sortis de l’école, véritable guide de l’enfant colon. Rien n’y manque.

41Pourquoi partir ? « Aujourd’hui, avec les machines, un seul homme suffit là où autrefois il en fallait deux. »

42Où aller ? « J’irai hors de France, dans nos colonies, où il y a de la terre disponible, qu’on donne gratuitement ou qu’on vend très bon marché. »

43Quelles sont les colonies habitables ? « Si par habiter, on entend faire un séjour de trois ou quatre ans, toutes nos colonies sont habitables. »

  • 32 Ch. Dupuy (dir.), Livret de colonisation. Série instruction populaire, « De I’école au régiment », (...)

44Mais il faut distinguer entre les diverses colonies : « Si j’étais un gros commerçant… j’irais fonder des comptoirs en Afrique ou en Indochine. Mais, fils de cultivateur, j’irai m’établir en Algérie, en Tunisie32 […] »

45Tant de choses seraient encore à citer dans ce petit livre… Constatons seulement le rôle qu’étaient autorisés à jouer à l’école primaire, dans l’enseignement même, les milieux économiques français.

  • 33 É. Levasseur, Encyclopédie des écoles. Atlas scolaire, adopté par soixante départements en 1889.

46D’autres livres expliquent les avantages que le pays retire ou retirera de ses colonies : « Une colonie est utile pour permettre l’expansion de la race et de la puissance française, pour favoriser le développement de l’industrie et du commerce33. »

  • 34 D. Blanchet et J. Pinard, Cours d’histoire. Premières leçons d’histoire de France, Paris, Belin, 19 (...)

47Il faut que l’enfant soit convaincu que « toutes les colonies ouvrent un champ nouveau à l’activité commerciale des Français34 ».

  • 35 A. David-Sauvageot, Monsieur Prévost. Livre de lecture courante. Cours moyen 1re et 2e années, Pari (...)

48Mais le manuel scolaire, avant tout destiné aux enfants, se doit de dépasser la simple énumération des avantages de l’entreprise coloniale pour tenter de la moraliser. L’enfant n’est-il pas facilement enclin à s’apitoyer, et l’aspect moral ne prend-il pas bien souvent le pas, dans son esprit, sur les avantages matériels ? Il faudra donc lui expliquer que « c’est avant tout une œuvre de civilisation que la France veut accomplir dans ses diverses colonies35 ».

  • 36 M. Dubois, Géographie élémentaire de la France et de ses colonies. Classe de 7e, Paris, Masson, 189 (...)
  • 37 E. Cazes, Livre de lecture, Paris, Delagrave, 1898.

49L’accent sera donc mis sur les « conquêtes pacifiques » des explorateurs ainsi que sur l’opposition entre la colonisation française – « la souplesse d’esprit, la douceur des mœurs qui caractérise notre race » – dont les réalisations ont, par exemple, « instruit les Arabes malgré leurs révoltes », et la colonisation anglaise aux méthodes brutales et inhumaines. Les Anglais n’ont-ils pas, comme le souligne complaisamment ce petit livre de géographie, « exploité comme esclaves les habitants de l’Inde », et « pour coloniser l’Australie… massacré les indigènes »?36 « On l’a dit avec raison, rien n’est plus émouvant que cette prise de possession de l’Afrique barbare par les peuples civilisés37. »

  • 38 L. Lanier, C. Rogeaux et A. Laborde, La France et ses colonies. Cours de géographie méthodique. Cou (...)
  • 39 E. Cortambert, Le Globe illustré. Géographie générale à l’usage des écoles et des familles, Paris, (...)
  • 40 E. Josset, À travers nos colonies, p. 206. Une image est accompagnée du texte suivant : « Un nègre (...)

50L’Afrique semble ainsi réclamer, par sa barbarie même, l’intervention européenne. Les mœurs des « races inférieures » seront peintes avec la plus grande exagération. Pour teinter d’humanitarisme l’intervention de la France et émouvoir l’âme de l’enfant, les auteurs s’attardent en de pittoresques descriptions de ces « peuplades nègres, ignorantes, féroces ou abruties par l’esclavage38 », de ces peuples africains « plongés dans un triste état de barbarie39 », descriptions souvent illustrées de fantaisistes illustrations, tel le cannibale, accroupi auprès d’une marmite, un crâne humain à ses pieds40.

  • 41 J. Gérard, Morale, Paris, Delagrave, 1898.

51Les enfants sont ainsi invités à contempler « la société barbare dans toute son horreur, avec ses chefs despotiques, capricieux, sanguinaires, devant qui tremble un peuple ignorant et grossier, vrai bétail humain41 ».

52La France n’a-t-elle pas grand mérite à intervenir dans ces régions ?

  • 42 J. Ozouf, Nous les maîtres d’école. Autobiographies d’instituteurs de la Belle Époque.
  • 43 H. Le Léap et J. Baudrillard, La France, métropole et colonies. Les cinq parties du monde, Paris, D (...)

53Essayons de dégager brièvement les quelques stéréotypes qui se retrouvent de manuel en manuel, auxquels l’instituteur – qui croit, semble-t-il, à la mission civilisatrice de la France42 – va souscrire et qu’il va commenter sans malice. Ne s’agit-il pas en effet de « gagner à la civilisation, pour le bien général, l’humanité inférieure43 » ?

  • 44 E.-D. Sieurin, Histoire et Géographie, Paris, Masson, 1905, p. 173.
  • 45 R. Girardet, L’Idée coloniale en France (1871-1962) : « L’idée d’une hiérarchie, d’un ordre de vale (...)

54Si nul ne met en cause, à cette époque, la supériorité de l’Occident, une hiérarchie s’est établie parmi les autres races. Et la race inférieure est « la race noire, laide, paresseuse et peu intelligente44 », les autres races étant considérées comme des races intermédiaires, à mi-chemin entre la barbarie et le monde civilisé45.

55Les auteurs de manuels vont donc s’efforcer de peindre la barbarie des « races inférieures », avec des clichés qui, puisés dans l’abondante littérature de voyage qui envahit, à cette époque, le marché des livres d’enfants, ne varieront guère d’un manuel à l’autre.

56Synonyme de barbarie, la cruauté ne saurait manquer de soulever l’indignation du jeune lecteur. Aussi trouvons-nous de complaisantes descriptions de sacrifices humains que viendront illustrer quelques images d’un goût douteux.

  • 46 F. F., Chronologie de l’histoire de France. Cours supérieur, Paris, Ch. Poussielgue.

De tous les chefs nègres qui gouvernaient les peuplades de la Guinée, les rois du Dahomey étaient de beaucoup les plus féroces et les plus sanguinaires. Livrés au plus grossier fétichisme, ils immolaient à leurs dieux des milliers de victimes humaines46.

  • 47 E. Josset, À travers nos colonies, p. 181.
  • 48 Ibid., p. 188.

57Ces indigènes qui « comptent parmi les plus cruels d’Afrique47 » seront heureusement vaincus par les Français dont « les peuples qu’ils avaient asservis sont rendus à la liberté et placés directement sous notre protectorat48 ».

Sacrifices humains au Dahomey (in Les Neveux du capitaine Francoeur, Paris, Larousse, 1917, p. 83).

Sacrifices humains au Dahomey (in Les Neveux du capitaine Francoeur, Paris, Larousse, 1917, p. 83).
  • 49 Raymond, Les Neveux du capitaine Francœur. Livre de lecture courante, cours moyen et supérieur, Par (...)

58L’enfant ne peut que s’en réjouir, tant les descriptions sont réalistes. Dans ce pays où « il n’y a pas de réjouissances sans effusion de sang49 »,

  • 50 E. Josset, À travers nos colonies, p. 188.

59des esclaves étaient ensevelis vivants dans le sépulcre royal, d’autres ficelés dans des corbeilles et précipités sur la place où les gens du peuple se disputaient le plaisir de leur scier la tête avec les couteaux ébréchés. Le roi ne rentrait en son palais que lorsque deux piles de têtes sanglantes s’élevaient sur la place50.

60C’est avec un soulagement bien compréhensible que l’enfant apprend que « ces horribles fêtes seraient encore célébrées aujourd’hui si la France n’avait planté son drapeau sur le palais des rois dahoméens » et qu’« avec la présence française, des mœurs plus pacifiques s’implanteront dans cette contrée, si longtemps fermée à l’influence européenne ».

61Dans un autre livre de lecture courante, si l’enfant s’apitoie en apprenant que « les Anglais mirent le feu à Coumassi, capitale des Ashantis, qui fut détruite », il sera bien vite convaincu du bien-fondé d’un tel acte :

  • 51 E. Dupuis, Autour du monde. Voyage d’un petit Algérien. Livre de lecture courante à l’usage des éco (...)

Tu t’apitoieras moins sur leur compte quand tu sauras qu’il n’est pas au monde de peuple plus cruel et qui verse plus facilement le sang que celui-là, si ce n’est peut-être les Dahoméens, leurs voisins… Le roi des Achantis ne peut célébrer une fête, un anniversaire, sans faire couper le cou à plusieurs, quelquefois à des milliers d’individus. Quand le roi vient à mourir, on égorge sur sa tombe tous ses esclaves51.

62Et l’auteur d’ajouter que « ce n’est qu’en fondant des colonies dans ces pays, en établissant, à l’aide du commerce, de fréquentes relations avec ces peuples » qu’on pourra parvenir à les forcer à abandonner leurs coutumes barbares. L’enfant ne manquera pas d’en être convaincu.

  • 52 L. Lanier, C. Rogeaux et A. Laborde, La France et ses colonies.
  • 53 E. Cortambert, Le Globe illustré, p. 99.

63Autre sujet apte à soulever l’indignation des jeunes âmes républicaines qui ont appris sur les bancs de l’école que tous les hommes naissent libres et égaux : la traite des esclaves, « honte de l’humanité52 » : « Un des révoltants usages de l’Afrique est la traite des esclaves. Les lois des nations civilisées s’opposent à ce commerce qui se fait pourtant sur beaucoup de points53. »

Caravane d’esclaves (in Les Neveux du capitaine Francœur, Paris, Larousse, 1917, p. 77).

Caravane d’esclaves (in Les Neveux du capitaine Francœur, Paris, Larousse, 1917, p. 77).
  • 54 A. Kaeppelin et A. Leyritz, Géographie. Cours élémentaire et cours moyen 1re année, Paris, Hatier, (...)

64Si l’enfant n’ignore pas que l’homme blanc a joué un rôle dans la traite, ce rôle est laissé discrètement dans l’ombre : « Longtemps les nègres furent esclaves des blancs, mais cette odieuse coutume a presque disparu54. »

65Quant à Chailley-Bert, il justifie l’ancienne traite et va jusqu’à déplorer l’abolition de l’esclavage, avec des arguments pourtant bien peu propres à satisfaire l’âme éprise de justice d’un jeune adolescent :

  • 55 J. Chailley-Bert, Livret de colonisation. Opuscule du maître, développement des sujets de rédaction(...)

Les Français dans les régions tropicales, ne peuvent guère travailler de leurs mains. Quand ils s’établirent dans nos anciennes colonies… ils n’y trouvèrent que très peu d’indigènes ; ils durent aller en Afrique recruter des travailleurs nègres…
Cette émancipation des nègres fut certes un acte d’humanité. Mais elle eut deux conséquences très fâcheuses : 1) Elle éleva à la dignité de citoyen des hommes incapables d’en remplir les devoirs ; 2°) Elle priva nos colonies de travailleurs difficiles à remplacer55.

66Bien entendu, cette idée est reprise par un autre membre de l’Union coloniale, auteur du manuel tant de fois cité, À travers nos colonies :

  • 56 E. Josset, À travers nos colonies, p. 312.

Quand la République de 1848 abolit l’esclavage dans nos colonies, elle leur porta un terrible coup. Les nègres quittèrent en foule les plantations et se livrèrent avec volupté à leur paresse naturelle56.

  • 57 R. Versini, La Géographie vivante. Cours élémentaire, Paris, Librairie et Imprimerie réunies, 1909, (...)
  • 58 E. Josset, À travers nos colonies, p. 154.
  • 59 Ibid., p. 157.

67Des peuplades cruelles et sanguinaires, esclavagistes, que l’on ne peut civiliser que par la force, mais aussi quelques tribus paisibles : les Nègres – et c’est là une idée qui nous semble refléter une indéniable connaissance de la psychologie enfantine – « ne se ressemblent pas tous. Ils sont plus ou moins noirs, plus ou moins sauvages57 ». C’est ainsi que, pour satisfaire l’enfant dans sa conception dualiste du bien et du mal, l’on opposera les bons Nègres comme les Ouolofs, « fiers de marcher sous notre drapeau et de se sentir ainsi supérieurs aux autres noirs58 », aux Nègres méchants et sanguinaires comme les Toucouleurs qui « ne supportaient notre domination qu’à regret59 ». La France se voit ainsi confier le rôle du justicier – redresseur de torts qui, de tout temps, a la sympathie de l’enfant.

  • 60 Ibid., p. 157.

Quand les Français apparurent sur le Niger, toutes les populations que les Toucouleurs tenaient sous le joug mirent leur espoir dans ces blancs si puissants et si bons tout à la fois ; à l’abri des forts, ils ne craignaient plus leurs ennemis60.

  • 61 H. Fagot, « L’idée coloniale dans la littérature enfantine pendant la période 1870-1914 », Mémoire (...)

68Nous venons de voir ce que sont les colonies d’Afrique noire à travers les manuels de l’école primaire, véhicule de propagande privilégié. Il en est un autre par lequel les enfants se familiarisent avec nos colonies : la littérature enfantine. Une très intéressante étude a été consacrée à L’idée coloniale dans la littérature enfantine pendant la période 1870-191461. Nous y trouvons les thèmes que nous venons de dégager de nos manuels et il semble bien que ceux-ci s’en soient très souvent inspirés.

  • 62 Circulaire du 7 janv. 1881, annonçant l’envoi d’un nouveau catalogue des bibliothèques populaires d (...)

69Il ne peut être de notre propos de revenir sur cette importante littérature qu’H. Fagot a d’ailleurs analysée avec une très grande minutie. Qu’il nous suffise de savoir que ces livres furent introduits directement à l’école par le canal de la bibliothèque scolaire dont les ouvrages, choisis dans un catalogue publié par le ministère de l’Instruction publique, devaient « être prêtés indistinctement à tous les habitants de la commune62 ». Si l’on sait, en outre, que nombre de ces livres d’exploration ou de voyage furent distribués aux écoliers lors des distributions de prix, on comprendra qu’il ne nous était pas possible de passer sous silence cette importante littérature pour enfants.

Conclusion

70Après avoir fait le tour des principaux moyens de propagande qui gravitent autour de l’école et analysé succinctement la façon dont les jeunes élèves sont intéressés à la cause coloniale, nous sommes frappés par l’importance des moyens mis en œuvre. Des revues de l’enseignement – guides de l’instituteur – jusqu’aux petits livres de lecture courante, tout concourt en effet à donner à l’enfant une certaine idée de la colonisation. Inévitablement, la question se pose : quel a pu être l’impact d’une telle propagande ?

71Il nous semble pour le moins hasardeux de tenter de répondre à une telle question. En effet, les catalogues des livres de l’époque ont depuis longtemps disparu de chez les éditeurs, et on en ignore la diffusion. Par ailleurs, que savons-nous vraiment de l’enseignement de l’instituteur ? Il nous faudrait consulter pour cela un nombre gigantesque de cahiers d’écoliers, qui sans doute n’existent plus, et interroger les maîtres d’écoles, dont la majorité, malades ou décédés, ne pourraient nous répondre. Pourtant… n’est-il pas tentant d’essayer d’éclairer, ne serait-ce que très imparfaitement, la question ? Il nous semble que des quelques témoignages dont nous disposons peuvent se dégager quelques éléments de réponse.

  • 63 Agathon (H. Massis et A. de Tarde), Les Jeunes gens d’aujourd’hui, Paris, Plon-Nourrit, 1913.
  • 64 Ibid., p. 22.

72Nous pensons ainsi à la très célèbre enquête d’Agathon sur Les jeunes gens d’aujourd’hui63 où l’auteur met en lumière le caractère patriotique de la jeunesse de 1910 : « Le sentiment qui est au fond de toutes les consciences juvéniles… c’est la foi patriotique64. »

73Or l’idée coloniale se confond, à cette époque, avec l’idée patriotique, et tout ce qui a trait à la grandeur de la France trouve un écho favorable auprès des jeunes gens.

  • 65 Ibid., p. 33.

Comment méconnaître », nous dit l’auteur, « le succès qu’obtiennent les récits de nos coloniaux… sur cette jeunesse intellectuelle que nous étudions ici ?65

74Sans doute ces intellectuels ne sont-ils pas représentatifs de l’ensemble de cette jeunesse née vers 1890.

  • 66 J. Ozouf, Nous les maîtres d’école. Autobiographies d’instituteurs de la Belle Époque.

75Plus significative nous semble être la très intéressante enquête de J. Ozouf66 qui apporte de précieux témoignages d’anciens instituteurs (élèves à l’époque) sur leur conception des choses coloniales.

  • 67 Ibid., F. J., Meurthe-et-Moselle (né en 1888).

Je me passionnais, écrit l’un d’entre eux, tout comme mes petits camarades pour les exploits de nos grands colonisateurs… les leçons de notre instituteur qui, avec sa baguette, nous faisait suivre sur la carte, la route de nos intrépides… tout cela nous enthousiasmait67.

76Un autre de ces instituteurs raconte le début de sa carrière, de 1904 à 1914, et écrit :

  • 68 Ibid., un instituteur du bocage vendéen.

Étant tout enfant, j’admirais, dans le Petit Journal illustré, les gravures montrant le drapeau tricolore hissé sur quelques points de l’Afrique… je croyais que ces colonies, promues plus tard au rang d’Empire, participaient à la grandeur de la France… Je me conformais aux idées répandues par nos manuels d’histoire68.

77Certes, il faut se garder de croire que ces témoignages reflètent fidèlement l’état d’esprit dans lequel se trouvaient, à l’égard de la colonisation, ceux qui furent soumis à la propagande coloniale de l’école. Encore une fois, il ne s’agit tout au plus que d’illustrer quelques idées répandues sans prétendre apporter une réponse décisive à notre question. C’est qu’il est impossible d’évaluer l’influence de la propagande coloniale entreprise par l’école, même s’il nous semble probable que cette « œuvre patriotique » a marqué l’esprit de jeunes gens à qui l’on inculquait un véritable culte pour la République.

Notes

1 Pour l’histoire de la doctrine coloniale voir R. Girardet, L’Idée coloniale en France (1871-1962), Paris, La Table ronde, 1972 ; voir également H. Brunschwig, Mythes et réalité de l’impérialisme colonial français (1871-1914), Paris, Armand Colin, 1960.

2 R. Girardet, ibid., p. 70.

3 Fondée en juin 1893 par les « principales Maisons françaises ayant des intérêts aux colonies », pour « la défense des intérêts coloniaux existants, généraux et particuliers » et la « création d’intérêts nouveaux ».

4 Union coloniale française. But, moyens d’action, résultats, Paris, 1900.

5 Recueil des délibérations du Congrès colonial national, Paris, 1889-1890 : « […] que cet enseignement (la géographie coloniale) soit aussi donné par l’instituteur aux enfants des écoles primaires ».

6 Manuel général, 4 juin 1898, « Le devoir colonial et les instituteurs ».

7 L’Enseignement de la géographie coloniale à l’école primaire.

8 Conférence aux instituteurs et institutrices de la Loire-Inférieure, de l’Hérault, de la Marne et du Cher, par J. Chailley-Bert.

9 Manuel général, 4 juin 1898.

10 Cf. Journal des instituteurs, janv. et mars 1902, nov. 1908.

11 J. Ozouf, Nous les maîtres d’école. Autobiographies d’instituteurs de la Belle Époque, Paris, Juillard, 1967. Ce livre contribue à nous donner une idée de l’opinion des instituteurs de l’époque sur la politique coloniale.

12 Décret no 1144 de l’Instruction publique.

13 Programme de la Convention : « 1) Rappeler les matières enseignées dans les écoles. 2) Développer les principes de la morale et du droit naturel. 3) Enseigner les lois dont la connaissance est nécessaire aux fonctions publiques les plus rapprochées de tous les citoyens. 4) Annoncer les nouvelles et tous les événements qui intéressent le plus la République. 5) Donner des connaissances sur la culture et les arts d’après les découvertes nouvelles. »

14 Annuaire de l’enseignement primaire, 1897, p. 392.

15 É. Petit, Rapport annuel au ministre de l’instruction publique, 1895-1896.

16 H. Brunschwig, Mythes et réalité de l’impérialisme colonial français (1871-1914), p. 129.

17 « À quoi servent nos colonies ? », Pour les adultes. Revue hebdomadaire des classes d’adultes et des conférences populaires, no 12, 21 déc. 1895 (revue parue en 1895-1896).

18 Manuel général, 14 sept. 1895.

19 Ibid., 4 juin 1898.

20 P. Foncin, « L’enseignement colonial à l’école primaire », Annuaire de l’enseignement primaire, 1900.

21 « Pour les maîtres », L’École nouvelle, 9 avr. 1898.

22 Revue pédagogique, sept. 1891.

23 Ibid., janv. 1905.

24 Revue de l’enseignement primaire, 17 juil. 1898.

25 Ibid., 8 nov. 1903.

26 Ibid., 30 août 1896.

27 Ibid., 10 juin 1900.

28 Ibid., 29 mai 1900.

29 Cf. E. Josset, À travers nos colonies, Paris, Armand Colin, 1900. Dans ce petit livre de lecture courante des cours moyen et supérieur, chaque chapitre est consacré à diverses colonies et est suivi d’une dizaine de lignes de « renseignements pratiques ».

30 G. Pauly et E. Toutey, Géographie nouvelle. Cours moyen et certificat d’études, Paris, Guéon, Nicolls & Cie, 1900-1905, p. 89.

31 A. Dereims, Jeanne et Madeleine. Livre de lecture à l’usage des jeunes filles des cours moyen et supérieur, Paris, Armand Colin, 1914, p. 210.

32 Ch. Dupuy (dir.), Livret de colonisation. Série instruction populaire, « De I’école au régiment », Paris, Armand Colin, 1896.

33 É. Levasseur, Encyclopédie des écoles. Atlas scolaire, adopté par soixante départements en 1889.

34 D. Blanchet et J. Pinard, Cours d’histoire. Premières leçons d’histoire de France, Paris, Belin, 1901, adopté par cinquante-quatre départements en 1889.

35 A. David-Sauvageot, Monsieur Prévost. Livre de lecture courante. Cours moyen 1re et 2e années, Paris, Armand Colin, 1895, p. 38.

36 M. Dubois, Géographie élémentaire de la France et de ses colonies. Classe de 7e, Paris, Masson, 1891.

37 E. Cazes, Livre de lecture, Paris, Delagrave, 1898.

38 L. Lanier, C. Rogeaux et A. Laborde, La France et ses colonies. Cours de géographie méthodique. Cours élémentaire, Paris, Belin, 1913, p. 38.

39 E. Cortambert, Le Globe illustré. Géographie générale à l’usage des écoles et des familles, Paris, Hachette, 1882, p. 99.

40 E. Josset, À travers nos colonies, p. 206. Une image est accompagnée du texte suivant : « Un nègre affreux, accroupi auprès d’une marmite, se régalait d’un morceau de chair qu’il venait d’arracher à un membre humain. »

41 J. Gérard, Morale, Paris, Delagrave, 1898.

42 J. Ozouf, Nous les maîtres d’école. Autobiographies d’instituteurs de la Belle Époque.

43 H. Le Léap et J. Baudrillard, La France, métropole et colonies. Les cinq parties du monde, Paris, Delagrave, 1904.

44 E.-D. Sieurin, Histoire et Géographie, Paris, Masson, 1905, p. 173.

45 R. Girardet, L’Idée coloniale en France (1871-1962) : « L’idée d’une hiérarchie, d’un ordre de valeurs dans l’échelle des communautés humaines, constitue un postulat de base, que bien peu, apparemment, songent à mettre en cause. » (p. 90)

46 F. F., Chronologie de l’histoire de France. Cours supérieur, Paris, Ch. Poussielgue.

47 E. Josset, À travers nos colonies, p. 181.

48 Ibid., p. 188.

49 Raymond, Les Neveux du capitaine Francœur. Livre de lecture courante, cours moyen et supérieur, Paris, Larousse, 1893, p. 83.

50 E. Josset, À travers nos colonies, p. 188.

51 E. Dupuis, Autour du monde. Voyage d’un petit Algérien. Livre de lecture courante à l’usage des écoles primaires, Paris, Delagrave, 1889, p. 63.

52 L. Lanier, C. Rogeaux et A. Laborde, La France et ses colonies.

53 E. Cortambert, Le Globe illustré, p. 99.

54 A. Kaeppelin et A. Leyritz, Géographie. Cours élémentaire et cours moyen 1re année, Paris, Hatier, 1911 (?), p. 29.

55 J. Chailley-Bert, Livret de colonisation. Opuscule du maître, développement des sujets de rédaction, Paris, Armand Colin 1896.

56 E. Josset, À travers nos colonies, p. 312.

57 R. Versini, La Géographie vivante. Cours élémentaire, Paris, Librairie et Imprimerie réunies, 1909, p. 70.

58 E. Josset, À travers nos colonies, p. 154.

59 Ibid., p. 157.

60 Ibid., p. 157.

61 H. Fagot, « L’idée coloniale dans la littérature enfantine pendant la période 1870-1914 », Mémoire de l’Institut d’études politiques de Paris, in R. Girardet (dir.), L’Idée coloniale en France de 1871 à 1962.

62 Circulaire du 7 janv. 1881, annonçant l’envoi d’un nouveau catalogue des bibliothèques populaires des écoles primaires.

63 Agathon (H. Massis et A. de Tarde), Les Jeunes gens d’aujourd’hui, Paris, Plon-Nourrit, 1913.

64 Ibid., p. 22.

65 Ibid., p. 33.

66 J. Ozouf, Nous les maîtres d’école. Autobiographies d’instituteurs de la Belle Époque.

67 Ibid., F. J., Meurthe-et-Moselle (né en 1888).

68 Ibid., un instituteur du bocage vendéen.

Table des illustrations

Titre Sacrifices humains au Dahomey (in Les Neveux du capitaine Francoeur, Paris, Larousse, 1917, p. 83).
URL http://books.openedition.org/editionsulm/docannexe/image/7317/img-1.jpg
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Titre Caravane d’esclaves (in Les Neveux du capitaine Francœur, Paris, Larousse, 1917, p. 77).
URL http://books.openedition.org/editionsulm/docannexe/image/7317/img-2.jpg
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