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Sciences de l’homme et conquête coloniale

 | 
Daniel Nordman
, 
Jean-Pierre Raison

Troisième partie. Mutations de l’image du Noir dans les écrits coloniaux

La mouche dans le lait et le bon sauvage

Étude sur la représentation des Noirs aux antilles (xviiie-xviiie siècles)

Arlette Gautier

Volltext

1Le cadre géographique et historique de ma recherche diffère de celui des autres exposés, puisque je traite des Africains transportés aux Antilles aux xviie-xviiie siècles. À cette époque, l’Afrique intéresse peu, si ce n’est comme réservoir de main-d’œuvre pour les Antilles.

2Ainsi, cette première perception des Noirs les réduit à un simple rôle d’instrument de culture, ce qui ne manquera pas d’influer sur les visions ultérieures de l’Afrique.

3Les textes étudiés ont tous été écrits après un voyage aux Îles, quand ce n’est pas par des créoles. Ils sont directement issus des pratiques esclavagistes qui les déterminent.

4Du xviie au xviiie siècles, les Nègres ont continué à être perçus comme des marchandises acculturées, bien que de plus en plus différenciées ; si la perception immédiate a cessé de causer de l’horreur, les discours, répondant à des intérêts bien précis mais divers, ont fini par constituer un stéréotype.

5Les voyageurs abordant les Antilles au xviie siècle portent sur les Indiens et les Nègres qu’ils découvrent des regards radicalement différents. Aux premiers, ils reconnaissent une culture autonome parce qu’ils leur reconnaissent une identité politique, parce qu’ils se heurtent à eux. Ils occultent la culture des Nègres, parce que ces derniers sont, dès leur arrivée aux Îles, soumis à l’intérêt exclusif des maîtres. Seule, la révolution d’Haïti donnera de l’intérêt aux Antillais pour les Africains.

6Les premiers récits publiés le sont par des missionnaires : les Frères prêcheurs Dutertre en 1654 et Labat en 1722, le Père jésuite Charlevoix en 1730. Ils s’interrogent de manière exhaustive sur l’origine, la religion, les mœurs et les pratiques sociales des Caraïbes et des insulaires haïtiens.

7Cet intérêt est porté par des fantasmatiques diverses. Les Indiens de Dutertre renvoient à l’âge d’or de la nature. Ce premier état de l’homme est celui du bonheur et de la pleine sociabilité :

  • 1 J.-B. Dutertre, Histoire de l’établissement des colonies françaises dans les îles de St Christophe, (...)

Les sauvages de ces îles sont les plus contents, les plus heureux, les moins vicieux, les plus sociables, les moins contrefaits, les moins tourmentés des maladies de toutes les nations du monde. Car ils sont tels que la nature les a produits, c’est-à-dire dans une grande simplicité et naïveté naturelle : ils sont tous égaux, sans aucune sorte de supériorité ni de servitude ; et à peine peut-on reconnaître une sorte de respect même entre les parents, comme du fils au père. Nul n’est plus riche ni plus pauvre que son compagnon et tous unanimement bornent leurs désirs à ce qui leur est utile et précisément nécessaire et méprisent tout ce qu’ils ont de superflu comme chose indigne d’être possédée1.

  • 2 Ibid., 1654, p. 399 et 1667, t. II, p. 339.

8La civilisation n’apporte que dégénérescence et vice. « Je puis dire avec vérité que si nos sauvages sont plus ignorants, qu’ils sont beaucoup moins vicieux, voire même qu’ils ne savent de malice que ce que nos Français leur en apprennent2. »

  • 3 F.-X. Charlevoix, Histoire de l’île espagnole de Saint-Domingue écrite particulièrement sur les Mém (...)

9Dans la description de Charlevoix, la sauvagerie n’est plus l’état premier de perfection naturelle, mais le premier stade de maturation de l’être humain : « des enfants plutôt que des hommes3 ».

10Labat, homme d’action, préfère au Caraïbe indifférent le Nègre rusé. Il consacre cependant cent cinquante pages aux mœurs indiennes contre quatre-vingt-dix aux Nègres. C’est que les Indiens, même vaincus, restaient perçus comme un peuple qui a su résister et mourir plutôt que de devenir esclave. Ils ont d’ailleurs l’avantage de rester, au premier temps de la colonisation, sur leurs propres terres.

  • 4 J.-B. Dutertre, Histoire de l’établissement des colonies françaises…, p. 181 ; Histoire générale de (...)

11Les Indiens utilisés comme esclaves garderont eux-mêmes toujours un statut à part. Juridiquement, puisqu’ils ont été condamnés à l’esclavage par la force alors que les Nègres sont vendus par leurs propres parents et rois ; politiquement, puisque habitués à une communauté égalitaire, les Indiens se refusent à être commandés ; pour en être obéis, il faut leur laisser la fiction de la liberté. Un proverbe rapporté par Dutertre dit : « Regarder un Indien de travers, c’est le battre, et le battre, c’est le tuer. Battre un Nègre c’est le nourrir4. » Économiquement enfin, car les Indiens, non habitués au travail de la terre, refusent de s’y plier. La culture ne leur a paru digne que d’esclaves nègres, dont ils ont toujours voulu se démarquer.

  • 5 Ibid., Histoire générale des Antilles habitées par les Français, t. II, p. 511 et p. 520.

12Point de telles contraintes avec les Nègres achetés comme esclaves pour travailler la terre, déportés de leur terre, séparés de leur communauté. À cette dépossession politique vient s’ajouter une occultation de leurs traditions culturelles. Ainsi, Dutertre décrit la vie des esclaves comme purement passive. Il en fait de simples objets d’une attention extérieure à eux en intitulant ses chapitres : « Comment on les nourrit. La façon dont on les habille5 ». Leur activité n’est reconnue que pour la tendresse dont ils entourent leurs enfants, leur goût de la parure et des danses, leur adresse au travail ou pour reconnaître qu’ils sont plus heureux dans l’esclavage. Le maintien actif par les Africains de leurs coutumes partout où cela leur a été possible : la cuisine, la construction des logements, la danse, apparaît pourtant dans le corps du texte. Dutertre refuse d’en tenir compte.

13Le Père Labat est prisonnier du même refoulement. Encore s’intéresse-t-il aux cultes exercés en Afrique et reconnaît-il l’intelligence des commerçants et des rois nègres. Dès leur arrivée aux Antilles, les mœurs des Africains ne l’intéressent plus.

14Il est symptomatique que les différences entre nations d’Afrique n’intéressent pas ces auteurs. Ils ne désignent pas les Nègres selon leur nation d’origine, mais d’après la compagnie qui les traite : Angola et Cap-Vert pour Dutertre, Sénégal et Guinée pour le Père Labat. Seules comptent les caractéristiques physiques qui permettront de les reconnaître et surtout les différences d’aptitude au travail selon l’optique du propriétaire d’esclaves ; c’est dire que ces descriptions, par ailleurs extrêmement sommaires, ne sont que des guides de l’acheteur.

  • 6 J.-B. Labat, Nouveau voyage aux ÎIes de l’Amérique, contenant I’histoire naturelle de ces pays, l’o (...)

15Ainsi, le Père Labat écrit : « Les nègres de la Compagnie de Guinée sont les meilleurs pour le travail de la terre et autres gros ouvrages, ceux du Cap-Vert et du Sénégal ne sont pas si forts mais ils sont plus propres pour le service d’une maison et apprendre des métiers6. »

  • 7 M. L. E. Moreau de Saint-Méry, Description topographique, physique, civile, politique et historique (...)

16Les auteurs de la fin du xviie siècle tiennent compte de l’extinction des Indiens et de la multiplication des Noirs. Les derniers Indiens disparus, il n’en reste plus qu’un mythe idéalisé. Moreau de Saint-Méry ne fait qu’évoquer les Indiens de l’île, « ces individus que les vices de la grande société n’avaient pas corrompus7 ».

17Les Africains sont désormais désignés selon leur nation d’origine, du moins d’après les connaissances parfois approximatives des colons et les différences entre eux sont mieux perçues. On sait que chaque propriétaire avait ses nations favorites. Les manuels d’habitants se font peu l’écho de ces choix. Élie Monnereau, dans son Manuel du parfait indigotier, affirme préférer les Ibos, les Sossos et les Aradas, tout en donnant comme règle de choisir les esclaves de la nation qui a le mieux réussi sur l’habitation.

18Moreau de Saint-Méry s’adresse pourtant aux colons, lorsqu’il détaille les Noirs dans sa Description de Saint-Domingue écrite en 1797, alors qu’il espère que l’île reviendra aux Français. Son analyse est minutieuse. Dans cette description, il ne mélange plus Sénégalais, Yoloffes, Cap-Verts, Bambaras et Quiembas, sous le terme générique « Sénégal ». Cette reconnaissance des différences ne tient compte que des qualités corporelles, à la fois possibilités d’utilisation et caractéristiques physiques. Ainsi, le Sénégalais est cultivateur, intelligent, bon, fidèle, même en amour, reconnaissant, excellent domestique. Cette description sert à améliorer le choix des colons. Moreau de Saint-Méry recommande les Sénégalais et les Congos, mais dénonce les Aradas « intelligents mais de mœurs sanguinaires, féroces, aimant le sang », les Mondongues « hideux, anthropophages et homosexuels », les Mesurades « anthropophages, très hardis, prompts à la révolte, à la désertion et très peu propres à la culture coloniale ». Essayer donc de connaître les mœurs de l’Afrique l’intéresse peu.

19 Moreau de Saint-Méry explique la conduite à adopter pour tirer parti des Africains :

  • 8 Ibid., 1958, t. I, p. 51.

On estime les Nègres de la Côte de l’Or pour la culture mais, en général, leur caractère altier en rend la conduite difficile et elle exige des maîtres qui sachent les étudier. C’est principalement à l’égard des Ibos qu’une grande surveillance est nécessaire puisque le chagrin ou le mécontentement le plus léger les porte au suicide dont l’idée, loin de les épouvanter, semble avoir quelque chose de séduisant pour eux parce qu’ils adoptent le dogme de la transmigration des âmes8.

20Aussi, il faut couper la tête aux Ibos qui se pendent pour qu’ils n’osent pas retourner au pays ainsi. Idée déjà émise par Thibaut de Chanvalion en 1751, qui ne parlait pas d’Ibos, mais d’« un certain peuple ».

21Cette sensibilisation accrue aux différences entre nations africaines est le fruit de l’expérience de nombreux colons. Les esclaves sont passés de 27 258 lors du premier recensement des îles françaises de l’Amérique en 1685 à 452 000 pour la seule Saint-Domingue en 1797. Accroissement dû à la traite, et non à la reproduction, toujours insuffisante. Il a fallu, pour mieux rentabiliser chaque achat et au vu des différences entre Africains, affiner la connaissance de ces peuples. Les possibilités d’utilisation définissent étroitement l’intérêt des colons. Moreau de Saint-Méry lui-même ne cherche pas à expliquer ces caractères par des traditions culturelles qu’il serait intéressant d’étudier et se réfère uniquement à une race qu’expliquerait la température. Le maintien des traditions typiquement africaines (ainsi les mères se font désigner comme mère de leur fils aîné) n’est pas interrogé et devient un trait de caractère des Négresses. Et ceci dans le texte qui s’est le plus attaché aux mœurs des Nègres à Saint-Domingue, qui décrit parfaitement certaines coutumes mortuaires ou le caractère subversif du vaudou.

  • 9 M.-E. Descourtilz, Voyage d’un naturaliste et ses observations faites sur les trois règnes de la na (...)
  • 10 Ibid., t. III, p. 113.

22Il n’est pas étonnant que le premier texte qui interroge explicitement les souvenirs africains des esclaves haïtiens soit écrit en 1809, donc après la révolution d’Haïti. Il émane de Descourtilz, un colon et ex-médecin naturaliste du gouvemement, qui a été mêlé à l’expédition du général Leclerc. Les qualificatifs abondent pour décrire les nègres rencontrés : « parasites, paresseux, méchants, voleurs, malfaiteurs, vampires, envieux et pleins de rage9 ». Cet homme plein de haine se penche donc sur les Noirs : « Il faut savoir ajouter les nuances dans les mœurs de ces peuples non civilisés, leurs coutumes bizarres, leurs lois, leurs usages et surtout le caractère propre de chaque peuplade10. » Pour cela, il se faufile près des groupes de Nègres sans être aperçu d’eux et se repaît de leurs entretiens qui les reportent toujours dans leur pays regretté. Le texte repose sur deux couples d’opposition entre créoles et Africains et entre Africains aux mœurs douces et primitives et cruels anthropophages.

23Parlant des créoles, Descourtilz multiplie les anecdotes révélant leur fondamentale méchanceté, leur égoïsme, leur non-reconnaissance notamment envers leur ancien maître qu’ils laissent démuni de tout. La démonstration risquant la faiblesse, il insiste sur le manque de piété filiale des Nègres créoles qui crachent sur leur propre mère, la laissent mourir de faim, puis la volent. L’allusion aux parents n’a guère d’autre but que de signifier et de redoubler la dépossession dont ils viennent d’accabler leurs anciens propriétaires à qui ils doivent tout. Descourtilz joue à fond de l’équivalence bon maître-père des esclaves que prônaient la plupart des auteurs.

24Paradoxalement, Descourtilz apprécie plus les Africains ; il leur reconnaît le mérite de s’entraider. Les récits des esclaves lui révèlent que certains peuples Mozambiques, et surtout Dahoméens et Congos se nourrissent de sang, sont inhumains et féroces. En mettant dans ce groupe les Congos, très nombreux à Saint-Domingue et que pourtant la plupart des auteurs trouvent doux et gais, Descourtilz fonde les événements de Saint-Domingue sur le caractère cruel et sanguinaire des Africains.

  • 11 Ibid., t. III, p. 168.

25II loue d’autres peuples, tous peu présents à Saint-Domingue : les Phylanis et les Nègres du Bénin qui sont simples, purs, non ambitieux, frugaux, francs, pacifiques, mais aussi discrets et obéissants à leurs parents. La description de leur vie fleure bon la fin du xviiie siècle et est un peu mythique : « Ils portent à l’envi leurs pas dans les campagnes humides de rosée, cherchent des fleurs pour ceindre leur tête et les cueillent doucement enrichies d’un frais coloris, d’une odeur suave et douce, et du brillant des perles vacillantes que le semeur a développées11. »

  • 12 Ibid., t. III, p. 117.
  • 13 Ibid., t. III, p. 132.

26La sympathie est la première qualité qu’il leur reconnaît ; de même ce qu’il admire le plus chez les mères aradas est le fait que « leur cœur n’a parlé qu’une fois dans leur vie12 ». Cette insistance sur des effusions sentimentales permet d’évacuer tous les problèmes de domination. Ainsi, le Nègre ibo Aza, qui pleure sa fiancée Evahim, séparée de lui par la traite, peut défaillir de joie quand il la retrouve. Peu importe qu’ils soient maintenant aux Antilles et obligés au travail gratuit pour un maître ; leur amour efface tout et Descourtilz peut chanter le bonheur amoureux dans une plantation esclavagiste : « C’est à la lueur de cet astre mélancolique qu’Aza et Evahim jouissent des délices inappréciables du bonheur de s’être retrouvés ; c’est à la faveur du calme enchanteur de la nuit qu’Evahim attentive aux leçons d’Aza apprenait de lui le parler créole13. »

27L’opposition entre deux types de Nègres africains permet donc à Descourtilz d’opposer le bonheur qui aurait pu être celui de plantations où les esclaves aimaient vaquer à leurs amours sous l’œil attendri du planteur, aux carnages des Congos et des Dahoméens animés d’un pur désir sanguinaire. Si les nécessités d’un quadrillage plus minutieux ont conduit à affiner la connaissance des Africains transportés aux Antilles, il a fallu attendre leur émergence politique pour que soit reconnu leur passé.

28Parallèlement, du xviie au xviiie siècles, l’approche physique des Noirs passe de l’horreur à la reconnaissance de leur beauté dont les critères restent cependant occidentaux. Les dégoûts relatifs au mélange des races cessent d’être physiques pour devenir métaphysiques.

  • 14 P. Pelleprat, Relation des missions des R.P. de la Compagnie de Jésus dans les îles et la terre fer (...)
  • 15 Ibid., p. 55.
  • 16 J.-B. Dutertre, Histoire générale des Antilles habitées par les Français, t. II, p. 511.
  • 17 Ibid., t. II, p. 508.

29La première rencontre avec des Noirs provoque une horreur sensible. En 1655, le jésuite Pelleprat a besoin de toute sa charité chrétienne pour supporter le spectacle des Africains : « Quand ils sortent des vaisseaux étant presque tous nus, ils font de l’horreur et de la compassion, on dirait à les voir que ce sont des diables qui sortent des enfers, ce sont néanmoins des âmes rachetées du sang du fils de Dieu14. » La rencontre est vécue comme en termes chrétiens où les Noirs sont le mal : « Ils sont puants comme des charognes et si hideux et si malfaits qu’ils causent de l’horreur, mais il n’y a rien que la charité de Jésus-Christ ne rende aimable15. » Le Père Dutertre, en 1667, ressent la même impression même s’il l’exprime moins violemment. Cette laideur devrait interdire tout rapport sexuel entre Blancs et Noirs : « On ne saurait mieux vérifier le proverbe qui dit que l’amour est aveugle que dans la passion déréglée de quelques-uns de nos Français qui se portent à aimer leurs négresses malgré la noirceur de leur visage qui les rend hideux et l’odeur insupportable qu’elles exhalent qui devrait à mon avis éteindre l’ardeur de leur feu criminel16. » Le dégoût violent vis-à-vis du corps des Noirs est imputable à ce qui les différencie des Blancs : la noirceur, l’odeur. Les Européens sont le modèle de toute beauté. Ainsi, le Nègre Dominique, à la Guadeloupe, « a le visage aussi beau, le nez aussi aquilin et les lèvres aussi minces que les Français17 ».

  • 18 J.-B. Thibaut de Chanvallon, Voyage à la Martinique contenant diverses observations sur la physique (...)

30Au xviiie siècle, les Noirs ne provoquent plus une horreur aussi viscérale. Thibaut de Chanvallon peut écrire de façon neutre, en 1751 : « Je ne parlerai ni de la taille, ni de la figure des nègres, ils sont assez connus. D’ailleurs leurs traits varient suivant le climat qui les a vu naître18. »

  • 19 J.-B. Labat, Nouveau voyage aux ÎIes de l’Amérique…, t. IV, p. 489.

31La description qu’en fait la majorité des auteurs est pleine d’ambiguïté. Labat remarque : « Comme pour l’ordinaire, les négresses sont fort bien faites, pour peu qu’elles soient bien habillées, elles ont fort bon air, surtout quand on s’est fait à leur couleur. Car pour ceux qui n’y sont pas accoutumés, ils doivent se contenter de les regarder par derrière, autrement, elles leur paraîtront pour le moins comme des mouches dans du lait19. » L’animal répugnant et charognard choisi pour représenter les Noirs n’est pas à leur avantage. Par ailleurs l’idée de regarder le dos des négresses implique une certaine sexualité qui sérialise les femmes et refuse leur particularité.

  • 20 Ibid.

32Les Nègres continuent d’être jugés d’après une esthétique occidentale. Ainsi, le Père Labat remarque que « c’est une erreur de croire que nous fassions consister la beauté des négresses dans la difformité de leurs visages, dans de grosses lèvres avec un nez écrasé. Si ce trait a été à la mode en Europe, il ne l’est point aux Îles, on y veut des traits bien réguliers20 ». Ce qui fait la caractéristique des Africains est donc jugé difforme.

  • 21 M.-E. Descourtilz Voyage d’un naturaliste et ses observations faites sur les trois règnes de la nat (...)

33Globalement, les auteurs de la fin du xviiie siècle reconnaissent la beauté des Nègres. La description de Descourtilz est tout à l’opposé de celle de Pelleprat : « Le plus beau sang a formé ces peuples (Aradas et Dunkos), il semble que pour ces créatures, la nature ait perfectionné tout particulièrement son mode générateur dans leurs formes nobles et gracieuses. Les hommes et les femmes y sont d’une stature belle et proportionnée. Leur démarche n’est point celle de la contrainte, elle est noble, assurée, grave et enjouée tour à tour21. »

34Un siècle de fréquentation – les Noirs étaient souvent la seule compagnie des habitants sur la plantation – a causé ce bouleversement. L’attirance des Blancs pour les Négresses et les multiples rapprochements qui eurent lieu l’expliquent aussi. On sait que les rapports entre Blancs et Négresses furent très nombreux, si les femmes blanches couchèrent peu avec les hommes noirs : Labat ne cite que deux cas connus.

35Ces liaisons restèrent un sujet de scandale. Nous avons vu Charlevoix méditer sur l’amour aveugle qui pousse les Blancs à coucher avec les Négresses malgré leur odeur, leur noirceur et leur difformité. Thibaut de Chanvallon, en 1751, explique par toutes sortes de raisons cet attrait mais jamais par la beauté des Négresses.

  • 22 J.-B. Thibaut de Chanvallon, Voyage à la Martinique…, p. 61.

On sera sans doute étonné d’un goût aussi dépravé de la part des hommes de notre couleur ; il est cependant général, soit qu’ils y soient entraînés par l’occasion et la facilité, par l’oisiveté, par le physique du climat, par l’habitude, par l’exemple, par l’indolence ou la fierté des Blanches ou par le peu de soin qu’elles prennent de leur plaire, peut-être, dès l’origine de nos colonies, par un motif de curiosité ou par la disette des femmes qui n’accompagnaient pas les premiers Européens dans ce nouveau monde. Tous ces motifs et d’autres encore si l’on veut en ajouter, peuvent-ils suffire pour justifier un sentiment désavoué par nos mœurs, par notre délicatesse et contredit par les dégoûts sans nombre que la nature paraît lui avoir opposés22.

  • 23 M.-E. Descourtilz, Voyage d’un naturaliste et ses observations faites sur les trois règnes de la na (...)
  • 24 Ibid.

36Ces dégoûts ne tardent pas, de corporels, à devenir métaphysiques. Descourtilz, qui reconnaît la beauté des Négresses, s’insurge contre les créoles qui couchent avec les Négresses esclaves, « machines animées et instruments de la brutalité23 ». C’est « un penchant libidineux que son organisation plus élevée condamne et dont la nature elle-même par le cachet de sa démarcation semble lui proscrire l’espèce24 ».

37On sait que dans la réalité les esclaves négresses ne pouvaient guère se refuser à leur maître dont le pouvoir répressif a toujours été total. Ils peuvent aussi leur faire miroiter l’espérance d’une libération pour elles ou leurs enfants. Or, à lire ces textes qui, tous, insistent sur l’indécence et la lubricité des Négresses, on croirait vraiment que ce sont elles qui violent ces pauvres Blancs. Ce que l’administrateur Malouet ne craint pas d’affirmer dans son mémoire de 1788 sur l’affranchissement des Nègres :

  • 25 P.-V. Malouet, Mémoire sur l’affranchissement des Nègres dans lequel on discute les motifs proposés (...)

Certainement le commerce et l’emploi des Nègres produisent une grande licence des mœurs, mais c’est à cette espèce d’hommes et à leur constitution qu’est inhérent le goût du libertinage. Libres ou esclaves, chrétiens ou idolâtres, les hommes et les femmes noirs ont une propension invincible au plaisir, et la facilité de s’y livrer corrompt un grand nombre de Blancs25.

38Pour beaucoup de Blancs, les femmes noires tentent ainsi de prendre une revanche sur leur avilissement. C’est dire que la reconnaissance physique des Noires, qui les réduit d’ailleurs à un rôle d’instrument de plaisir, ne va pas sans angoisses.

39Du xviie au xviiie siècle, la fiction du Nègre simple instrument de culture ou de plaisir s’est maintenue ; mais les vacillements sans nombre indiquent la puissance de la résistance des Nègres.

40Ces évolutions esquissées dans leurs grandes lignes, j’ai voulu étudier les textes selon les stratégies des écrivains, la réalité du rapport maître/ esclave étant découpée différemment selon la position sociale de l’écrivain : missionnaires, habitants, administrateurs, simples voyageurs.

41Le Père Labat occupe une place à part dans cette typologie, car il est à la fois dominicain, gérant d’exploitation, naturaliste, et familier du gouverneur général des Îles de l’Amérique. D’où la richesse de son Nouveau voyage aux Îles de l’Amérique, référence obligée de toute la littérature sur les Îles (publié pour la première fois en 1722). Ces deux fonctions de missionnaire et de gérant seules impliquent une représentation des esclaves.

  • 26 J.-B. Labat, Nouveau voyage aux ÎIes de l’Amérique…, t. IV, p. 434.
  • 27 Ibid., t. IV, p. 440.
  • 28 Ibid., t. IV, p. 477.

42Les questions de théologie intéressent peu cet homme d’action. Les Africains sont retenus, selon le Père Labat, sous l’esclavage du démon « par les sales voluptés où ils sont sans cesse plongés et par cette vie indifférente et sensuelle qui les conduit de péchés en péchés dans des abîmes de désordres toujours plus criminels26 ». Arrivés aux Antilles, ils veulent être baptisés, car les anciens esclaves qui les prennent en charge refusent de dormir et manger avec eux parce que « n’étant pas chrétiens, ils sont trop au-dessous d’eux ». Cependant cette acceptation de la religion catholique reste très superficielle. Les Nègres d’Angola et du Congo particulièrement « conservent en secret toutes les superstitions de leur ancien culte idolâtre avec les cérémonies de la religion chrétienne27 ». Outre les instructions et messes, la pratique de la religion chrétienne suppose pour le Père Labat une lutte assidue contre le libertinage. Ainsi, il faut veiller à séparer les lits des enfants dès qu’ils ont sept à huit ans « pour éviter qu’ils ne commencent de trop bonne heure à offenser Dieu, car il n’y a point de nation au monde plus portée au vice de la chair que celle-là28 ». Il faut veiller aussi à marier les Nègres le plus tôt possible.

  • 29 Ibid., t. III, p. 59.

43La vision du Père Labat est déterminée en priorité par sa fonction de gérant de l’habitation des Dominicains au Fond Saint-Jacques en Martinique. Comme la plupart des habitants et à l’opposé des missionnaires, il insiste sur l’intelligence des Nègres plutôt que sur leur bêtise : il sait que celle-ci est souvent feinte pour en tirer des avantages. L’esclavage n’est pas justifié par les caractères des Noirs ; c’est une simple nécessité économique qui ne lui pose d’ailleurs aucun problème. S’il reconnaît la fidélité, la bonté, le courage, la bonne humeur et le goût de la raillerie des Noirs, Labat se situe du côté des propriétaires à qui il donne des conseils pour les acheter, les traiter de manière qu’ils se conservent. Sa politique à cet égard est simple : « Il faut tenir (les esclaves) en haleine, ou par l’espérance de la récompense, ou par la crainte du châtiment, quoique le premier motif m’ait toujours semblé le meilleur, le plus convenable, ayant toujours eu pour maxime de faire faire par la douceur et une petite récompense ce que j’aurais pu faire exécuter par la rigueur et le châtiment29. » Cependant la fermeté est parfois nécessaire.

  • 30 Ibid., t. IV, p. 461.

44Le Père Labat compte aussi sur l’attrait de la propriété : « Rien n’est plus propre à les retenir et à les empêcher de s’échapper que de faire en sorte qu’ils aient quelque chose dont ils puissent tirer du profit comme des volailles, des cochons, un jardin à tabac, à coton et autres choses semblables30. »

45La politique préconisée par Labat est pratiquée dans la plupart des habitations, de taille encore réduite en 1730. Celle du Fond Saint-Jacques compte cent vingt esclaves. Les relations maîtres/esclaves sont de type relativement paternaliste avec constitution de familles chrétiennes. L’élargissement de la taille des habitations avec la culture sucrière bouleversera ces structures notamment par l’importation majoritaire d’hommes. Elles se maintiendront dans les habitations cultivant l’indigo comme celle que décrira Élie Monnereau en 1765.

  • 31 Ibid., t. IV, p. 16.

46Le Père Labat a cependant des intuitions profondes. Il pratique notamment une division des Nègres en ouvriers mieux habillés et mieux logés et en Nègres de houe travaillant aux champs. Division des tâches dont M. Debien, le spécialiste des Antilles, a rarement vu l’équivalent dans les comptes d’habitations de cette époque. Cette division ouvriers/Nègres de houe est recoupée en grande partie par l’opposition entre esclaves hommes et esclaves femmes dont Labat sait fort bien jouer. Il met les femmes à l’entretien du moulin et des chaudières. « Je me suis quelquefois servi de ce moyen pour punir des Nègres qui étaient lâches et paresseux. Je les faisais mettre à repasser des bagaces qui est l’emploi qu’on donne à la plus faible des Négresses qu’on emploie au moulin. Il n’y avait pas de pareil chagrin au leur ni de prière et de promesses qu’ils ne fissent pour être ôtés de ce travail qui les couvrait de honte31. »

47Labat sait aussi se servir de l’architecture comme moyen de surveillance. Il remplace la construction par les Nègres de cases disposées en cercle, selon la tradition africaine, par le tracé de cases rectangulaires alignées en rues. Il fait construire un hangar où travaillent tous les ouvriers pour mieux les surveiller. Le récit du Père Labat est donc un texte qui intervient dans la réalité selon une optique précise, préconisant une surveillance plus fine des esclaves.

  • 32 J.-B. Dutertre, Histoire de l’établissement des colonies françaises…

48Les autres missionnaires se définissent seulement comme des religieux ; ils articulent la justification de l’esclavage entre 1651 et 1742 autour de la description des Nègres « nés pour la servitude » et de leur rédemption, en insistant sur la catéchèse exercée. Tous les missionnaires font l’apologie du système esclavagiste. Ainsi, le dominicain Dutertre écrit en 1654 pour justifier « nos habitants du reproche impérieux que plusieurs personnes plus pieuses que savantes leur font de ce qu’ils traitent des chrétiens comme des esclaves32 ».

  • 33 F.-X. Charlevoix, Histoire de l’île espagnole de Saint-Domingue…, t. II, p. 497.

49Certes, Charlevoix remarque soixante ans après Dutertre que les esclaves sont traités comme des bêtes : « Rien n’est plus misérable que la condition de ce peuple, il semble qu’il soit l’opprobre des hommes et le rebut de la nature ; exilé de son pays et privé du bien dont toutes les autres nations sont jalouses qui est la liberté, il se voit presque réduit à la condition de bête de charge33. »

  • 34 F. Maurile de Saint-Michel, Voyage dans les îles camercanes, Le Mans, 1652, p. 86.
  • 35 J.-B. Dutertre, Histoire générale des Antilles habitées par les Français, t. II, p. 529.
  • 36 F.-X. Charlevoix, Histoire de l’île espagnole de Saint-Domingue…, t. I, p. 288.

50 Mais si les missionnaires critiquent les excès et recommandent aux planteurs de se comporter en bons chrétiens et de traiter les esclaves comme leurs enfants, ils n’en recommandent pas moins l’usage du châtiment. En effet pour Maude de Saint-Michel, « ils sont fort laborieux quand on les presse la liane à la main, mais si on les laisse, ils deviennent fainéants, ils s’amusent à dormir, ou manger ou railler34 ». « Sans cette rigueur, il serait impossible de les conserver35 » pense Dutertre, qui donne pour maxime de ne les frapper jamais sans sujet, mais de ne leur pardonner aucune faute. Charlevoix ajoute qu’ils ne s’en portent pas plus mal. Le Nègre « a bien naturellement un peu de fierté ; mais il ne faut pour le dompter que lui en montrer encore davantage et lui faire sentir à coup de fouet qu’il a des maîtres… Ce qu’il y a d’étonnant c’est que le châtiment quoique poussé quelquefois jusqu’à la cruauté, ne lui fait rien perdre de son embonpoint, et qu’il en conserve même assez peu de ressentiment pour l’ordinaire36 ».

  • 37 J.-B. Dutertre, Histoire de l’établissement des colonies françaises…, p. 476.

51La justification de l’esclavage ne passe par une problématique raciste que pour Dutertre, en 1654, et Charlevoix en 1731. Dutertre écrit dans la première version, en 1654, de son Histoire générale des Antilles habitées par les Français, que les Nègres sont si stupides qu’ils n’ont pas plus de ressentiment de leur esclavage que s’ils n’avaient jamais eu aucune connaissance de la liberté37. Les Nègres manifestent d’ailleurs une brutale insensibilité. Deux sœurs du Cap-Vert se retrouvent après avoir été séparées quinze ans :

  • 38 Ibid., p. 479.

Ô étrange dureté de cœur, insensible stupidité, celle qui était avec nous ayant reconnu sa sœur l’accosta sans s’émouvoir aucunement… Leur séparation fut toute semblable : juge mon cher lecteur quelles larmes de tendresse et d’amour auraient versées nos Français en semblable rencontre38.

  • 39 Ibid., p. 476 ; et Histoire générale des Antilles habitées par les Français, t. II, p. 526.
  • 40 J.-B. Dutertre, Histoire générale des Antilles habitées par les Français, t. II, p. 534.

52« Les Nègres font de toute terre leur patrie pourvu qu’ils y trouvent à boire et à manger39. » Idées qu’il reprend et développe dans la version de 1667. Les Nègres ne s’enfuient pas par amour de la liberté mais parce que l’on ne leur donne pas assez à manger, seule chose qui les fasse mouvoir. D’ailleurs, ils souffrent d’extrême misère sur ce plan dans leur pays : « Ils s’estiment plus heureux d’être esclaves parmi nous, quand ils sont passablement bien nourris et qu’on les traite avec douceur, que d’être libres en leur pays où ils meurent de faim40. »

  • 41 F.-X. Charlevoix, Histoire de l’île espagnole de Saint-Domingue…, t. II, p. 497.

53Des Sénégalais ont avoué à Charlevoix qu’un sentiment intime leur dit qu’ils sont une nation maudite. D’ailleurs si leur sort est rude, « ils jouissent d’une santé parfaite tandis que leurs maîtres qui regorgent de biens et ne manquent d’aucune commodité de la vie sont sujets à une infinité de maladies41 ».

  • 42 Père Margat, Lettres édifiantes et curieuses, t. VII, p. 109.
  • 43 F. Maurile de Saint-Michel, Voyage dans les îles camercanes, p. 81.

54La plupart des missionnaires préfèrent penser que « la servitude temporelle sera récompensée par la véritable liberté des enfants de Dieu42 ». Le carme Maurile de Saint-Michel voyait, en 1652, dans l’esclavage la possibilité de garder les Nègres dans la religion chrétienne. Les capucins voulaient affranchir les enfants d’esclaves chrétiens mais ne furent pas écoutés et les enfants demeurèrent esclaves. « Coutume qui dans son austérité ne laisse pas d’être utile et profitable au salut de ces pauvres misérables, car s’ils avaient leur liberté, ou les moyens de se racheter, comme j’ai vu à Livourne des Turcs et des Barbares affranchis, ils sont d’un naturel si inconstant qu’ils suivraient la religion où ils se trouveraient et quitteraient aussitôt la nôtre43. » Ce prêtre est le seul à invoquer la malédiction temporelle qui suit Cham en ses descendants, parce qu’il s’était moqué de son père endormi et avait voulu le rendre impuissant à engendrer.

  • 44 Ibid., p. 91.

Ne vous étonnez plus, pauvres Nègres, si vous êtes liés à la servitude et si votre lignée sera esclave jusqu’au jour du jugement ; c’est pour punir l’ingratitude de votre père, c’est pour apprendre la piété à toutes les nations : la piété envers les parents est la plus recommandable de toutes les vertus44.

  • 45 P. Pelleprat, Relation des missions des R.P. de la Compagnie de Jésus dans les îles et la terre fer (...)

55Le jésuite Pelleprat en 1655 pense que « toutes ces disgrâces leur sont l’occasion d’un bonheur inestimable puisque dans leur esclavage, ils jouissent de la liberté des enfants de Dieu. Un jeune Nègre nous disait une fois à ce propos dans l’île de la Martinique qu’il préférait sa captivité à la liberté qu’il aurait dans son pays parce que s’il était demeuré libre, il serait esclave de Satan au lieu qu’étant esclave des Français il avait été fait enfant de Dieu45 ».

  • 46 J.-B. Dutertre, Histoire générale des Antilles habitées par les Français, t. II, p. 520.

56 Nous avons vu que Dutertre insistait beaucoup sur la nature des Nègres peu propice à son avis à la liberté ; il se contente de remarquer, en 1667, que « leur disgrâce est cause de leur salut46 », sans insister, et qu’ils sont certainement touchés par la grâce de Dieu puisqu’ils conservent jusqu’à leur mort la religion qu’ils ont embrassée, qu’ils en pratiquent les vertus et en exercent les œuvres.

57En 1725, le jésuite Margat n’a rien perdu de la conviction selon laquelle la foi vaut bien l’esclavage :

  • 47 Père Margat, Lettres édifiantes et curieuses, p. 107.

En effet, il semble que la providence ne les ait tirés de leur pays que pour leur faire trouver ici une véritable terre de promission, et qu’elle ait voulu récompenser la servitude temporelle à laquelle le malheur de leur condition les assujettit, par la véritable liberté des enfants de Dieu où nous les mettons, avec un succès qu’on ne peut attribuer qu’à la grâce et aux bénédictions du Seigneur47.

58Après 1730, les écrits des missionnaires se raréfient. Il faut attendre 1776 pour qu’un Révérend Père ayant évangélisé quatre ans aux Antilles écrive ses mémoires. De la justification de l’esclavage, le Révérend Père Nicolson passe à sa dénonciation.

  • 48 Père Nicolson, Essai sur l’histoire naturelle de Saint-Domingue, Paris, Gobreau, 1776, p. 54.

À l’égard de cette portion de l’humanité qui n’est méprisable que parce qu’elle est faible, rien n’est plus affreux que sa situation. On voit la plupart des Nègres languir dans une extrême indigence. Ils n’ont pour demeure que des retraites incommodes et malsaines ; quelques lambeaux de grosse toile servent plutôt à les défigurer qu’à les couvrir ; leurs aliments ne sont pas distingués de ceux que l’on donne aux animaux les plus immondes, encore n’en ont-ils presque jamais suivant leur appétit48.

  • 49 Ibid., p. 57.
  • 50 Ibid., p. 58.

59L’argument chrétien n’est plus utilisé ni dans un sens ni dans l’autre. Nicolson se contente de dénoncer la problématique raciste : les défauts attribués aux Nègres sont souvent inexistants. « C’est un préjugé répandu dans les Îles qu’on ne trouve point d’attachement dans les Nègres : cette prétention est absolument fausse et démentie par l’expérience journalière49. » Les esclaves ont souvent sauvé la vie de leurs maîtres. Ils s’entraident entre eux. Les caractéristiques négatives sont produites par la situation et non par la race. « Ils ne sont pas non plus si stupides qu’on l’imagine. Ils apprennent facilement les métiers qu’on leur enseigne. Ils font même de très bons imitateurs et s’il faut les guider en tout, s’ils n’imaginent presque rien c’est que l’esclavage brise les ressorts de l’âme et abâtardit tout50. »

60Ce premier texte radical en provenance d’un missionnaire des Îles est resté isolé, preuve que la sensibilité antiesclavagiste ne s’est guère développée aux Îles, y compris dans les milieux religieux. Il faudra attendre le xixe siècle pour que des religieux prennent parti contre l’esclavage sur place.

  • 51 The Coffee Planteur of St Domingue de Laborie n’a pu être étudié, ne se trouvant pas à la Bibliothè (...)

61En 1765, paraît avec Le Manuel du parfait indigotier d’Élie Monnereau, un nouveau genre d’écrit : le guide du planteur. Cette littérature particulière ne se développera jamais autant qu’en Angleterre et ne comportera que six autres titres publiés entre 1781 et 1802. Le public des « guides des planteurs » est bien différent de celui des récits de voyages, puisqu’il s’agit soit des propriétaires d’exploitations voulant contrôler ou conseiller leurs gérants, soit de jeunes agronomes voulant chercher la fortune aux Îles. Les guides traitent de l’agronomie coloniale, notamment pour proposer de nouvelles méthodes, et du gouvernement des esclaves, en détail pour quatre sur six d’entre eux51. Leur optique est purement utilitaire. La notion de salut des âmes n’intervient pas. Seul Élie Monnereau insiste sur la prière à faire faire matin et soir aux esclaves.

  • 52 S.-J. Ducœurjoly, Manuel des habitants de Saint-Domingue, contenant un précis de l’histoire de cett (...)

62Les planteurs justifient l’esclavage par leur intérêt et par le sort infiniment plus malheureux des Noirs en Afrique. Comme le dira Ducœujoly, « aux Antilles, ils sont toujours esclaves, mais plus laborieux et plus utiles52 ». Le marquis de Caseaux mis à part, les auteurs s’appuient sur une caractérologie raciste pour élaborer des « polices surveillantes » qui s’affinent sensiblement en trente ans. Monnereau, Poyen de Sainte-Marie et Ducœurjoly décrivent le caractère des Nègres non pas en historiens, mais pour se « garantir de leurs pièges ». Ils se situent dans une perspective de lutte sourde entre les maîtres et les esclaves. Ils réfutent implicitement une vision idyllique de la plantation, ce qu’ils mettent sur le compte du caractère vicieux du Nègre et de la perversité de ses inclinations. Monnereau peut ainsi se lamenter sur l’obligation qu’il a de se servir de « pareilles gens ». Poyen de Sainte-Marie écrit à la Guadeloupe :

  • 53 Poyen de Sainte-Marie, De l’exploitation des sucreries ou conseils d’un planteur aux jeunes agricul (...)

La chose la plus essentielle pour un homme destiné à commander à d’autres est sans contredit la connaissance de leurs mœurs et de leurs passions : si cette maxime est vraie en général, l’application en devient impérieuse vis-à-vis des Nègres esclaves de nos colonies qui, quoique grossiers, sont sournois, rusés et savent détourner celui qui serait le plus habile, lorsqu’une étude approfondie ne le met à même de discerner le vrai apparent du faux existant53.

  • 54 É. Monnereau, Le Parfait indigotier, 1765, p. 98.

63Pour pallier ces mensonges des esclaves, le maître propose un vrai portrait du Nègre, simple addition d’éléments négatifs. Pour Monnereau, « ils sont généralement parlant, fourbes, menteurs, paresseux, lascifs, impudents, s’ils ne sont tenus dans de justes bornes54 ».

  • 55 Poyen de Sainte-Marie, De l’exploitation des sucreries…, p. 19.
  • 56 Ibid.

64L’intérêt du maître décide du regard porté sur l’esclave ; aussi sa caractéristique la plus importante sera la paresse, son vice le plus grave le larcin. Les contradictions de ces descriptions sont nombreuses : « Le Nègre naît indolent mais robuste, capable de supporter les plus grandes fatigues lorsque son intérêt ou son inclination l’y porte ; mais indomptable dans sa paresse quand elle n’est pas combattue par un de ces deux mobiles55. » Le Nègre peut ainsi être à la fois adroit et rusé, et n’avoir que peu de raison. Tout ce qui pourrait apparaître comme qualité est discrédité. Ainsi il est poltron par tempérament, mais « brave parce qu’il attache peu d’importance à la vie56 ».

65La description des Nègres tend à en faire de simples instruments de travail, guère différents des animaux. Ducœurjoly écrit :

  • 57 S.-J. Ducœurjoly, Manuel des habitants de Saint-Domingue, contenant un précis de l’histoire de cett (...)

Ses traits sont sans expression ; ses yeux sans vivacité et sa figure présente l’image de la stupidité ; il agit et ne réfléchit pas ; il parle peu et souvent il chante ; jamais un sentiment profond de douleur ou de plaisir ne fait couler de pleurs dans ses yeux et jamais le rire ne peint sur ses traits la douce expression d’une âme sensible qui invite à partager le bonheur dont elle jouit57.

  • 58 Ibid., p. 20.

66Il tend même à refuser au Nègre le statut d’être parlant : « Le Nègre manifeste sa joie par des chants, les cris sont le témoignage de sa douleur ; il souffre et ne se plaint pas ; il est sans honte et sans pudeur58. » Sans parole et dépourvu d’intelligence, il est immergé dans le présent.

  • 59 Ibid., p. 21.

Sa mémoire se borne presqu’à la réminiscence : il ne compte point, et s’il se rappelle le passé ce n’est pas par des époques. Il jouit du présent, mais il ne s’en occupe pas et il ne conçoit pas l’avenir. Il n’invente jamais ; il imite mais sans exactitude. Il faut bien reconnaître cependant qu’il saisit avec la plus grande perspicacité les défauts de celui qui le commande et il cherche toujours à en profiter59.

67Ducœurjoly leur reconnaît le statut d’homme, mais d’homme inférieur :

  • 60 Ibid., p. 52-53.

Nous devons nous souvenir que le Nègre est un homme comme nous et que cette différence du Noir et du Blanc ne dépend point de lui. Ce n’est que par la variété des climats que les hommes diffèrent de couleur. Si nous avons des connaissances plus étendues que les hommes de couleur, nous ne devons point pour cela nous en prévaloir ni les mépriser en leur faisant sentir par une autorité trop rigoureuse la supériorité que nous avons sur eux60.

68La supériorité des connaissances donne donc droit à une autorité, mais l’humanité veut qu’elle se tienne dans de justes bornes.

  • 61 Marquis de Caseaux, Essai sur l’art de cultiver la canne, Londres/Paris, 1786, p. 274.

69Le marquis de Caseaux a une tout autre approche. Pour lui, l’esclavage, produit d’une nécessité économique et politique, n’est pas un état très différent de celui des paysans européens ou de celui des enfants dans la famille. Certes, « la différence des situations est une suite nécessaire de la différence des facultés corporelles et mentales61 ». Mais, de la même façon, des conditions diverses impliquent des conduites différentes. Il se refuse pour sa part à incriminer de quelque façon que ce soit la race noire.

  • 62 Ibid., p. 278.

Mais dit-on, les Nègres sont si méchants ! Soit pourvu qu’on dise aussi : les écoliers sont si méchants ! les matelots sont si méchants ! les femmes sont si méchantes ! Car j’avoue que je ne vois aucune espèce de différence entre ces trois espèces d’êtres et cela vient de la même cause ; quiconque est obligé de soumettre le plus souvent sa volonté à celle d’autrui se dédommage de la contrainte autant de fois qu’il en trouve l’occasion62.

70Vue non raciste qui restera totalement isolée.

71Ces conceptions servent de fondement à des politiques vis-à-vis des Nègres. De nouveaux problèmes et d’autres perspectives sont apparus entre 1765 où Monnereau écrit son Manuel du parfait indigotier et 1780, date à partir de laquelle sont publiés les autres guides.

  • 63 É. Monnereau, Le Parfait indigotier, p. 96.
  • 64 Ibid., p. 118.

72 La formule de Monnereau, « police surveillante », résume bien sa position articulée en trois moments : surveillance, châtiments, encouragements. Surveillance pyramidale du gérant sur les sous-ordres, économe, commandeur, infirmier, et de ceux-ci sur les esclaves. Surveillance qui s’étend à la vie quotidienne des Nègres : l’économe doit faire des rondes dans les cases des Nègres le soir, empêcher les rassemblements, les empêcher de s’adonner tant au larcin qu’aux femmes. L’efficace de cette politique joue prioritairement sur les châtiments, selon l’affirmation répétée : « Les Nègres étant d’un naturel si paresseux qu’il n’y a que la crainte du châtiment qui les fasse agir63. » Il déclare être pour la clémence, mais reconnaît : « Je sais bien qu’il y a des habitants trop cruels à leur égard mais si je les blâme quelquefois je ne puis que les approuver dans certaines circonstances vu la mauvaise volonté du Nègre qui m’est parfaitement connue64. »

73Les petits cadeaux doivent aider à cette discipline, notamment pour les Nègres nouveaux venus d’Afrique.

  • 65 Ibid., p. 193.

On doit aussi chercher les moyens de les égayer par des matières affables qui leur fassent oublier le joug de l’esclavage qu’ils vont embrasser, qu’on doit leur faire envisager comme préférable à l’état libre mais ordinairement malheureux dont ils sortent ; le succès est facile car peu de choses les charment : une pipe, du tabac, un habit neuf qui consiste en une chemise de grosse toile et un caleçon, les rendent les plus fortunés des hommes. L’ambition étant bannie de leur esprit, il ne faut donc pas s’étonner s’ils se croient heureux à si peu de frais65.

74Le marquis de Caseaux développe une stratégie plus fine : une surveillance accrue permet une plus grande souplesse. Plus qu’à la répression, pourtant présente, il en appelle à une faculté morale des Nègres. S’adressant aux colons, il note :

  • 66 Marquis de Caseaux, Essai sur l’art de cultiver la canne, p. 279.

Vous avez besoin que ce travail se fasse avec intelligence ; donc vous leur laisserez toute la liberté dont vous n’avez point besoin et vous éviterez des témoignages de mépris qui ne peuvent tendre qu’à les abrutir, et vous raisonnerez le plus que vous pourrez avec eux afin qu’ils fassent usage de leur raison avec gaieté ; vous avez besoin que ce travail se fasse avec gaieté : riez de leurs agaceries66.

75Image de bonne humeur et de liberté contrebalancée par une surveillance accrue. Au lieu d’être divisés en un ou deux ateliers, les esclaves des champs sont divisés en plusieurs bandes sous la direction de sous-commandeurs parce qu’un homme ne peut bien surveiller que vingt-cinq Nègres, d’autant que tous les Nègres essaient de s’évader. Cet office de sous-commandeur permet de « maintenir dans sa petite distinction » le premier raffineur ou le premier ouvrier qui ne doit pas prendre la houe avec les autres. Surveillance, hiérarchie, appel aux facultés morales, c’est une politique quelque peu rousseauiste qui s’esquisse, quasi de sujet à sujet.

  • 67 Poyen de Sainte-Marie, De l’exploitation des sucreries…, p. 21.
  • 68 Ibid.

76Poyen de Sainte-Marie est le plus représentatif de cette tendance qui porte certains colons, après 1780, à amorcer une transformation des relations d’esclavage en relations de servage. La population ne serait plus renouvelée par la traite, mais par les naissances sur place. Pour ce faire, Poyen recommande le mariage avec suprématie du mâle, puisque celui-ci, « parce que plus constant », aurait le droit de choisir sa compagne. Il propose à chaque couple sa case et son jardin. Ces petites propriétés empêcheraient les Nègres de s’enfuir. D’autre part, l’habitude du travail pour soi-même servirait d’aiguillon pour le travail collectif. La naissance d’esclaves créoles a un double avantage. Politique : « Ses parents lui donnent le goût de la propriété et l’exemple de l’obéissance, ils l’éduquent enfin convenablement à son état67. » Économique : « On préfère un Nègre né sur l’exploitation à trois Africains qui arrivent de leur pays. Le Nègre créole habitué dès l’enfance à tous les travaux qui doivent l’occuper dès l’âge viril, y étant amené par graduation, s’habitue à les exécuter avec adresse et sans grande fatigue ; son tempérament se forme, se fortifie peu à peu et à mesure que la tâche augmente, ce qui le met à même de bien la remplir68. »

  • 69 M. Foucault, Surveiller et punir, Paris, Gallimard, 1975, p. 135-172.

77Il s’agit donc d’éduquer dès l’enfance le corps esclave à des gestes efficaces. C’est la formule même du pouvoir disciplinaire selon Michel Foucault, « dresser pour mieux prélever et soutenir69 ». L’obéissance descend de la masse au détail.

  • 70 Poyen de Sainte-Marie, De l’exploitation des sucreries…, p. 34.

78Parallèlement, Poyen insiste sur la rationalisation des forces des esclaves : elles doivent être détaillées pour être utilisées avec un maximum de profit. Pas une minute ne doit être perdue : « Les commandeurs ne doivent jamais souffrir que les esclaves marchent dans l’habitation sans y transporter quelque chose70. » À la fin du xviiie siècle, la surveillance qui s’exerce sur les esclaves passe de la pure répression à la production de nouvelles habitudes corporelles, du général au détail, sans que le stéréotype du Nègre change.

79 Les voyageurs de la fin du xviiie siècle sont loin d’être indifférents à ces problèmes de politique intérieure sur les habitations. Ils y voient en effet une réponse aux problèmes de l’esclavage : il s’agit de l’adoucir, tout en le rentabilisant. À leur arrivée dans les Îles, ils sont pourtant choqués par la condition des esclaves : Girod-Chantrans, le baron de Wimpffen, font des descriptions sensibles :

  • 71 Baron de Wimpffen, Saint-Domingue à la veille de la Révolution. Souvenirs du…, publiés par Albert S (...)

Les claquements de fouet, les cris étouffés, les gémissements sourds des Nègres qui ne voient naître le jour que pour le maudire, qui ne sont rappelés au sentiment de leur existence que par des sensations douloureuses, voilà ce qui remplace le chant du coq matinal71.

  • 72 Ibid., p. 233.

80Cet état leur paraissant inévitable, il ne s’agit que de l’améliorer. La question de la traite est particulièrement à l’ordre du jour, et ils se font l’écho des discussions du jour, et des nouvelles pratiques des grands propriétaires qui tendent à remplacer l’exploitation de la mère Afrique par celle du ventre des femmes esclaves. Girod-Chantrans propose pour cela tout un système de récompenses et notamment une fête des mères. Le baron de Wimpffen, qui s’installe quelques mois avant de repartir pour l’Amérique, s’inspire de la discipline militaire, comme le souhaitait Malouet, pour parquer les Nègres dans une grande case : « Les seuls Nègres mariés ou soi-disant tels auraient la permission d’habiter une case particulière sans leur permettre, comme on le fait, de changer beaucoup plus souvent de femmes que de chemises72. » La surveillance se resserre autour des esclaves.

81Il reste à parler d’un groupe particulier, celui des gens investis en quelque lieu du pouvoir de l’administration. Sa cohérence est faible, comme est divers leur attachement à l’administration. Thibaut de Chanvallon fut administrateur à la Martinique en 1751, Malouet commissaire à Saint-Domingue, Moreau de Saint-Méry payé par le duc de la Luzerne, commis de la Marine, pour ses recherches d’historien des constitutions.

82Thibaut de Chanvallon, ancien élève de Jussieu, se définit plus cependant comme naturaliste, et Moreau de Saint-Méry comme historien. Ils furent élus aux conseils supérieurs, Chanvallon de la Martinique, Moreau du Cap à Saint-Domingue, donc représentants des « habitants ». Tous deux sont sensibles aux caractéristiques des Nègres et analysent finement leurs mœurs. Chanvallon insiste sur le fait qu’on ne peut rien en déduire quant à une nature du Nègre.

  • 73 J.-B. Thibaut de Chanvallon, Voyage à la Martinique…, p. 57-58.

II ne faut pas s’y méprendre, ce ne sont pas les Africains que nous allons dépeindre, c’est la partie de ces peuples subjugués, transportée dans nos colonies et vendue à des maîtres qui ne les ont pas vaincus. La plupart des traits que nous remarquerons ne sont pas sans doute ceux que la nature avait tracés, ni ceux qu’auraient formés l’influence du climat, l’éducation et la liberté. Leur état, leur avilissement dans nos îles doit les altérer. Peut-on connaître le vrai génie d’un peuple opprimé, qui voit sans cesse les châtiments levés sur sa tête et la violence toujours prête à être soutenue par la politique et la sûreté publique ? Peut-on juger de la valeur quand elle est enchaînée et sans armes ?73

83Moreau de Saint-Méry, en 1797, explique les caractères des Noirs par leur race ; mais il conçoit le rôle de l’histoire, si cela peut justifier l’esclavage :

  • 74 M. L. E. Moreau de Saint-Méry, Description topographique, physique, civile, politique et historique (...)

Les nègres créoles naissent avec des qualités physiques et morales qui leur donnent un droit réel à la supériorité sur ceux qu’on a transportés d’Afrique, et ce fait qu’ici, la domesticité a embelli l’espèce, en appuyant une vérité de l’historien sublime de la nature, pourrait peut-être fournir matière à douter par rapport aux excès qu’on a reprochés au despotisme des maîtres74.

84Malgré ces divergences, leurs descriptions respectives ont une fonction éminemment pratique. Thibaut de Chanvallon recommande de ne pas être trop doux avec les esclaves, de faire des expériences de physique et de chimie pour les impressionner et de profiter de leur superstition. Le sens de la cadence, remarqué par Chanvallon, devrait servir, selon Raynal, pour améliorer le travail. De même, Moreau analyse le rôle des parrains et des marraines pour appeler les colons à la méfiance, quant à leur influence.

  • 75 Malouet, Collection de mémoires, t. IV, p. 56.

85Malouet n’entre pas dans ces détails quand il écrit, en 1788, un mémoire contre l’affranchissement des Nègres ; son but est uniquement de démontrer l’intérêt des colonies pour la nation et ses destinataires sont les métropolitains. Les Nègres ne sont pas voués à l’esclavage de tout temps et nulle caractérologie ne vient justifier leur servitude. Du moins en 1788, car en 1802 Malouet parle dans l’introduction de son mémoire sur Saint-Domingue « d’une espèce d’homme naturellement disposée à l’esclavage75 ». Les esclaves noirs sont indispensables aux cultures coloniales, les Européens ne pouvant travailler la terre dans la zone torride. La traite ne fait que « prendre sur l’autel du despotisme le plus absurde ses victimes renaissantes pour en faire des laboureurs », pour leur donner un sort plus heureux que ceux des journaliers en Europe.

  • 76 Id., Mémoire sur l’affranchissement des Nègres, p. 68.
  • 77 Ibid.

86 Amélioration des Africains mais aussi de leur degré de civilisation. En Afrique, les Nègres sont dans l’enfance de l’humanité et ils y resteront longtemps, car « la flexibilité de leurs organes qui les rend susceptibles d’une multitude de petites combinaisons, semble se refuser aux impressions profondes et au travail continu de la raison et du génie76 ». Les Nègres transportés en Amérique sont policés par les Européens et « l’esclavage pourrait cesser pour eux d’une manière absolue77 ».

87Les administrateurs qui écrivent sur les Îles possèdent des habitations et ont toute leur fortune dans les colonies ; ce qui modèle prioritairement leur vision. Leur politique vis-à-vis des Nègres paraît moins fine que celle qui est élaborée par certains guides de planteurs. Les genres d’écrits qu’ils ont choisis appellent des détails d’une autre sorte. Peut-être leurs instructions à leurs gérants s’inquiètent-elles de ces détails autant que le fait un marchand, ami de Malouet, Stanislas Foache.

88On a pu remarquer un déplacement des écrits : fin xviie siècle, début xviiie, les récits des missionnaires à destination de la métropole prédominent ; fin xviiie, les guides pratiques ou les descriptions de naturalistes ont pour destinataires les gérants et les propriétaires tandis que d’autres textes interviennent contre la sensibilité métropolitaine antiesclavagiste. De thèmes de récits de voyage un peu merveilleux, les Antilles sont devenues une préoccupation sociale et pratique. La justification de l’esclavage par le salut des âmes a disparu complètement : cela importe peu aux planteurs et l’argumentation économique est plus efficace sur les élites métropolitaines.

89De tous les textes étudiés, seul celui du marquis de Caseaux se situe dans une optique résolument fonctionnelle, ne préjugeant rien de la nature des Noirs. Le Père Nicolson explique aussi certains traits des Noirs par leur situation historique, dans un contexte militant, et a tendance à retourner l’image : les Noirs sont intelligents, affectionnés et ont souvent sauvé la vie de leurs maîtres.

90Thibaut de Chanvallon multiplie les précautions ; mais sa description des Noirs ne souligne que leurs défauts : ils sont méchants, grossiers et faibles quoiqu’adroits et très ingénieux dans leurs artifices. Par ailleurs, ils sont menteurs, voleurs, très superstitieux et semblables aux chiens : seuls, ils sont lâches et poltrons, mais avec leurs maîtres ils sont braves. Leur tempérament est purement sensuel : ils sont enclins à l’amour, très fidèles, poètes et musiciens. Le stéréotype raciste est déjà en place dans la forme particulière aux concentrations esclavagistes où les Nègres, susceptibles de révolte, ont toujours des visages inquiétants.

91La nature du Nègre se construit selon l’usage de chacun. Ainsi, le portrait sommaire du Nègre par Thibaut de Chanvallon, comme celui qu’en font les missionnaires (sauf Labat, dont nous avons vu la position particulière) et Charlevoix une fois, ne mentionne pas le travail ni le mensonge. En revanche, ce sont les deux caractéristiques les plus importantes des Nègres pour les habitants, qui savent combien les esclaves se jouent d’eux. Les missionnaires, eux, décrivent les esclaves unanimement comme « pesants, grossiers, matériels, ignorants et stupides, d’intelligence bornée, de conception dure », car ils ne comprennent rien aux mystères de la foi.

  • 78 F.-X. Charlevoix, Histoire de l’île espagnole de Saint-Domingue…, p. 499.

92Déjà, en 1730, Charlevoix ne voit dans les Noirs « que des machines dont il faut remonter les ressorts à chaque fois, car ils n’ont ni mémoire, ni prévoyance, de faibles lumières78 », mais ils sont très fins et très étendus dans leurs affaires. Les colons par la suite tireront toujours l’intelligence des Nègres du côté de la ruse et soutiendront que cela ne les empêche pas d’être très bornés. « Des machines animées » selon le mot de Descourtilz, plutôt que des hommes.

93D’autres caractères contradictoires sont affirmés : le Nègre est dit à la fois brave et lâche, sobre et gourmand.

  • 79 M. L. E. Moreau de Saint-Méry, Description topographique, physique, civile, politique et historique (...)

94À la fin du xviie siècle, des caractères, dont il est clair qu’ils sont dus au travail gratuit et forcé, sont attribués à la nature du Nègre. Moreau de Saint-Méry affirme : « Les Africains devenus habitants de Saint-Domingue, y restent en général indolents et paresseux, querelleurs, bavards, menteurs et adonnés au larcin79. » Importe seul ce qui a trait à la propriété du maître, plus le libertinage des Nègres qui frappe tous les auteurs sans exception.

95Une seule exception à ce stéréotype négatif, l’avocat Hilliard d’Auberteuil, qui prend le contrepied des descriptions habituelles dans ses Nouvelles considérations sur l’état de Saint-Domingue, en 1776. Le Nègre est bon, facile à vivre ; il est très intelligent et plein de bonne volonté, il apprend facilement toutes sortes de métiers, il n’est pas voleur, pas très courageux ; il est lascif, quoique sobre et patient. Cette apologie permet d’ailleurs de justifier l’esclavage sous la forme du bonheur d’une communauté hiérarchisée, mais faible. La justification de l’esclavage est donc le point commun de cette littérature des Îles, à une exception près : le Père Nicolson.

Anmerkungen

1 J.-B. Dutertre, Histoire de l’établissement des colonies françaises dans les îles de St Christophe, Guadeloupe, Martinique et autres, et de ce qui se passe dans les voyages de I’Amérique, Paris, 1654, p. 397 ; Histoire générale des Antilles habitées par les Français, 1667-1671, P. Jolly, t. II, p. 357.

2 Ibid., 1654, p. 399 et 1667, t. II, p. 339.

3 F.-X. Charlevoix, Histoire de l’île espagnole de Saint-Domingue écrite particulièrement sur les Mémoires du Père J.-B. Le Pers, jésuite missionnaire à St-Domingue et sur les pièces originales qui se conservent au dépôt de la Marine, Paris, 1730-1731, p. 37.

4 J.-B. Dutertre, Histoire de l’établissement des colonies françaises…, p. 181 ; Histoire générale des Antilles habitées par les Français, t. II, p. 420.

5 Ibid., Histoire générale des Antilles habitées par les Français, t. II, p. 511 et p. 520.

6 J.-B. Labat, Nouveau voyage aux ÎIes de l’Amérique, contenant I’histoire naturelle de ces pays, l’origine, les mœurs, la religion et le gouvernement des habitants anciens et modernes, les guerres et les évènements singuliers qui y sont arrivés pendant le long séjour que l’auteur y a fait, le commerce et les manufactures qui y sont établies et les moyens de les augmenter [1722], Paris, J. de Nully, 1742, t. IV, p. 424.

7 M. L. E. Moreau de Saint-Méry, Description topographique, physique, civile, politique et historique de la partie française de Saint-Domingue avec des observations générales sur sa population, sur le caractère et les mœurs de ses divers habitants, sur son climat, sur sa culture, ses productions, son administration et accompagnées de détails les plus propres à faire connaître l’état de cette colonie à l’époque du 18 octobre 1789, Philadelphie, 1797-1798 ; rééd. Paris, Société historique des Colonies françaises et Larose, 1958.

8 Ibid., 1958, t. I, p. 51.

9 M.-E. Descourtilz, Voyage d’un naturaliste et ses observations faites sur les trois règnes de la nature dans plusieurs ports de mer français… et à Saint-Domingue, où l’auteur, devenu le prisonnier de 40 000 Noirs révoltés et par suite mis en liberté par une colonne de l’armée française, donne des détails circonstanciés sur l’expédition du général Leclerc, Paris, P. Dufart Père, 1809, t. III : Essai sur les mœurs et coutumes des habitants de Guinée à Saint-Domingue, p. 205, p. 222, etc.

10 Ibid., t. III, p. 113.

11 Ibid., t. III, p. 168.

12 Ibid., t. III, p. 117.

13 Ibid., t. III, p. 132.

14 P. Pelleprat, Relation des missions des R.P. de la Compagnie de Jésus dans les îles et la terre ferme de l’Amérique méridionale, Paris, 1655, p. 55.

15 Ibid., p. 55.

16 J.-B. Dutertre, Histoire générale des Antilles habitées par les Français, t. II, p. 511.

17 Ibid., t. II, p. 508.

18 J.-B. Thibaut de Chanvallon, Voyage à la Martinique contenant diverses observations sur la physique, l’histoire naturelle, l’agriculture, les mœurs et les usages de cette île, Paris, 1751. Éd. citée, Bauche Libraire, 1763, p. 58.

19 J.-B. Labat, Nouveau voyage aux ÎIes de l’Amérique…, t. IV, p. 489.

20 Ibid.

21 M.-E. Descourtilz Voyage d’un naturaliste et ses observations faites sur les trois règnes de la nature dans plusieurs ports de mer français…, t. III, p. 116.

22 J.-B. Thibaut de Chanvallon, Voyage à la Martinique…, p. 61.

23 M.-E. Descourtilz, Voyage d’un naturaliste et ses observations faites sur les trois règnes de la nature dans plusieurs ports de mer français…, t. II, p. 53.

24 Ibid.

25 P.-V. Malouet, Mémoire sur l’affranchissement des Nègres dans lequel on discute les motifs proposés pour leur affranchissement, ceux qui s’y opposent et les moyens praticables pour améliorer leur sort, Neufchâtel, 1788, p. 35.

26 J.-B. Labat, Nouveau voyage aux ÎIes de l’Amérique…, t. IV, p. 434.

27 Ibid., t. IV, p. 440.

28 Ibid., t. IV, p. 477.

29 Ibid., t. III, p. 59.

30 Ibid., t. IV, p. 461.

31 Ibid., t. IV, p. 16.

32 J.-B. Dutertre, Histoire de l’établissement des colonies françaises…

33 F.-X. Charlevoix, Histoire de l’île espagnole de Saint-Domingue…, t. II, p. 497.

34 F. Maurile de Saint-Michel, Voyage dans les îles camercanes, Le Mans, 1652, p. 86.

35 J.-B. Dutertre, Histoire générale des Antilles habitées par les Français, t. II, p. 529.

36 F.-X. Charlevoix, Histoire de l’île espagnole de Saint-Domingue…, t. I, p. 288.

37 J.-B. Dutertre, Histoire de l’établissement des colonies françaises…, p. 476.

38 Ibid., p. 479.

39 Ibid., p. 476 ; et Histoire générale des Antilles habitées par les Français, t. II, p. 526.

40 J.-B. Dutertre, Histoire générale des Antilles habitées par les Français, t. II, p. 534.

41 F.-X. Charlevoix, Histoire de l’île espagnole de Saint-Domingue…, t. II, p. 497.

42 Père Margat, Lettres édifiantes et curieuses, t. VII, p. 109.

43 F. Maurile de Saint-Michel, Voyage dans les îles camercanes, p. 81.

44 Ibid., p. 91.

45 P. Pelleprat, Relation des missions des R.P. de la Compagnie de Jésus dans les îles et la terre ferme de l’Amérique méridionale, p. 55.

46 J.-B. Dutertre, Histoire générale des Antilles habitées par les Français, t. II, p. 520.

47 Père Margat, Lettres édifiantes et curieuses, p. 107.

48 Père Nicolson, Essai sur l’histoire naturelle de Saint-Domingue, Paris, Gobreau, 1776, p. 54.

49 Ibid., p. 57.

50 Ibid., p. 58.

51 The Coffee Planteur of St Domingue de Laborie n’a pu être étudié, ne se trouvant pas à la Bibliothèque nationale.

52 S.-J. Ducœurjoly, Manuel des habitants de Saint-Domingue, contenant un précis de l’histoire de cette île, Paris Lenoir, 1802, p. 18.

53 Poyen de Sainte-Marie, De l’exploitation des sucreries ou conseils d’un planteur aux jeunes agriculteurs des colonies, Basse-Terre, 1792, p. 19.

54 É. Monnereau, Le Parfait indigotier, 1765, p. 98.

55 Poyen de Sainte-Marie, De l’exploitation des sucreries…, p. 19.

56 Ibid.

57 S.-J. Ducœurjoly, Manuel des habitants de Saint-Domingue, contenant un précis de l’histoire de cette île, p. 19.

58 Ibid., p. 20.

59 Ibid., p. 21.

60 Ibid., p. 52-53.

61 Marquis de Caseaux, Essai sur l’art de cultiver la canne, Londres/Paris, 1786, p. 274.

62 Ibid., p. 278.

63 É. Monnereau, Le Parfait indigotier, p. 96.

64 Ibid., p. 118.

65 Ibid., p. 193.

66 Marquis de Caseaux, Essai sur l’art de cultiver la canne, p. 279.

67 Poyen de Sainte-Marie, De l’exploitation des sucreries…, p. 21.

68 Ibid.

69 M. Foucault, Surveiller et punir, Paris, Gallimard, 1975, p. 135-172.

70 Poyen de Sainte-Marie, De l’exploitation des sucreries…, p. 34.

71 Baron de Wimpffen, Saint-Domingue à la veille de la Révolution. Souvenirs du…, publiés par Albert Savine, Paris, 1789-1790, p. 60.

72 Ibid., p. 233.

73 J.-B. Thibaut de Chanvallon, Voyage à la Martinique…, p. 57-58.

74 M. L. E. Moreau de Saint-Méry, Description topographique, physique, civile, politique et historique de la partie française de Saint-Domingue…, p. 59.

75 Malouet, Collection de mémoires, t. IV, p. 56.

76 Id., Mémoire sur l’affranchissement des Nègres, p. 68.

77 Ibid.

78 F.-X. Charlevoix, Histoire de l’île espagnole de Saint-Domingue…, p. 499.

79 M. L. E. Moreau de Saint-Méry, Description topographique, physique, civile, politique et historique de la partie française de Saint-Domingue…, p. 55.

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