Pluridisciplinarité et politique au Soudan français

1Le colonel de Trentinian, devenu lieutenant-gouverneur du Soudan français au moment de l’organisation du gouvernement général de l’AOF en juin 1895, y séjourna de juillet 1895 à mai 1897, poursuivant la conquête en direction de l’Est, avec l’occupation de l’intérieur de la boucle du Niger, et du sud par la jonction avec la Côte-d’Ivoire. Pendant son congé en France, le colonel Audéoud continua la progression vers le sud par la prise de Sikasso (2 mai 1898) et la conclusion des opérations contre Samori. Au nord la situation demeurait incertaine et fluctuante suivant les plus ou moins bonnes dispositions des Maures et des Touareg, notamment de ceux du Gourma, et de nombreux combats eurent lieu.

2Cependant le colonel de Trentinian n’avait pas négligé pour autant l’organisation des territoires occupés, soit environ 1 200 000 km² à la fin de 1898, et avait mis sur pied une structure administrative nouvelle par le regroupement des cercles en grandes régions, notamment celle du Sahel (cercles de Nioro, Goumbou et Sokolo) qui devait faciliter une politique d’ensemble à l’égard des Maures. Au-delà de la mise en place de l’administration, ses préoccupations essentielles étaient d’ordre économique, problème des moyens de communication d’abord2, inventaire des ressources du pays, notamment agricoles, ensuite.

Les commandants de cercle, écrivait-il, étudieront avec soin les richesses agricoles, minières et forestières de leurs cercles en recherchant principalement les produits d’exportation. Ils tenteront eux-mêmes la culture de ceux que la colonie fait actuellement venir à grand frais de la métropole et qu’elle pourrait exploiter sur place. Ils aideront et conseilleront les indigènes dans leurs cultures, encourageront toutes les tentatives faites par eux et par les Européens pour implanter les essences riches (canne à sucre, vigne, café, blé, coton et, principalement, caoutchouc)3.

3Il insistait particulièrement4 sur le caoutchouc, encourageant les indigènes à le recueillir, en limitant sa récolte au besoin pour éviter de couper les lianes. Enfin il enjoignait aux commandants de cercle de pousser à la culture du coton, notamment en acceptant celui-ci comme paiement de l’impôt. Par ailleurs, en mars 1896, il avait installé des jardins d’essai à Kati, Goundam et Siguiri.

4Rentré en France en congé, le général de Trentinian5 décida de consacrer un excédent de budget de 500 000 francs6 à une mission de civils chargés d’inventorier les ressources connues et inconnues du Soudan. Le 24 septembre 1898, il adressa au ministre des Colonies un rapport pour lui en demander l’autorisation en fournissant la liste des membres7. Le ministre, G. Trouillot, approuva et précisa ce qu’il en attendait, c’est-à-dire renseigner « d’une part le gouvernement de la colonie sur tout ce qui peut faciliter son action politique et administrative, et d’autre part le public français sur ce qui intéresse la colonisation et sur les conditions rationnelles dans lesquelles ces travaux devront s’effectuer ».

5Comment fut constituée la mission des « compétents techniques » ? Le rapport adressé au ministre donne une liste de douze noms, plus quatre, sans doute engagés plus tardivement.

6Le noyau de l’équipe était formé de spécialistes d’agronomie et Trentinian s’était personnellement occupé du recrutement8. Parmi eux un ingénieur agronome, Eugène Jacquey qui s’installa à Kati comme directeur du jardin d’essai, et un ingénieur des Arts et Manufactures, Henri Hamet, chargé spécialement des problèmes du caoutchouc ; il était accompagné de son frère, chimiste, et de deux autres personnages, domiciliés à la même adresse que lui, Spire et Fauque, ancien chargé de mission à Sumatra-Java et en Birmanie.

7A. Rossignol, ancien planteur en Amérique centrale, fut spécialement chargé du café. Un filateur du Havre, E. Fossat, devait s’occuper de rassembler des échantillons de coton et de les examiner. À un ingénieur électricien, J. Rhôné, de la compagnie Fives-Lille, fut confié l’examen des ressources hydrauliques et l’établissement de projets pour leur utilisation.

8Le directeur du Muséum, A. Milne-Edwards, à qui le général de Trentinian s’était adressé pour recruter un botaniste, avait désigné un jeune naturaliste, Auguste Chevalier, alors en vacances. « Je cherchais à me défiler, écrivit-il plus tard, mais ce fut impossible9. » Chevalier eût sans nul doute fait une brillante carrière n’importe où, mais on peut se réjouir qu’il ait ainsi entamé cinquante années de recherches outre-mer.

9Georges Bastard, homme de lettres, auteur de récits de voyages, d’un roman et de quatre volumes de souvenirs sur la guerre de 1870, n’avait sans doute pas reçu de mission très précise, mais on attendait de lui la collecte de documents sur le genre de vie des habitants, leurs ressources, leurs besoins. À deux peintres, J. de la Nézière10 et E. Mérite, l’un orientaliste, l’autre animalier, revenait de fixer sur le papier et la toile ce qu’ils observeraient. Une publication d’ensemble des résultats de la mission était-elle alors envisagée ? Il est difficile de le dire. Un géologue du Conservatoire des Arts et Métiers, Legeal, complétait le groupe.

10À celui-ci le hasard fit s’adjoindre Xavier Coppolani. Administrateur de commune mixte en Algérie, il avait publié en 1897 un ouvrage sur les confréries religieuses musulmanes11. Le 4 mai 1898, le gouverneur de l’Algérie, Lépine, demanda à Hanotaux, ministre des colonies et des affaires étrangères, de lui confier une mission en pays musulman12. Devant le refus d’Hanotaux en date du 11 juin, il entra en relation avec Trentinian qui lui réserva un accueil chaleureux. Coppolani emmenait avec lui un jeune Français d’Algérie, Robert Arnaud13, qui venait de démissionner de l’École coloniale où il était entré en 1896, et un indigène d’Algérie », vraisemblablement interprète.

11Enfin le statut d’Émile Baillaud, fils et neveu d’universitaires, frais émoulu de l’École Libre des Sciences Politiques, était un peu particulier. Il avait obtenu une mission du ministère et du Comité Dupleix14, ce qui lui procurait l’autonomie financière, mais ses déplacements étaient assurés par le budget du Soudan. Il devait consacrer ses activités à l’étude des échanges commerciaux du pays et il voulait notamment voir s’il était possible de détourner vers Tombouctou le commerce du Sokoto qui s’effectuait par la vallée du Niger en direction du golfe du Bénin15.

12Embarquée sur le même bateau que le général de Trentinian, la mission parvint le 26 novembre à Dakar.

13Coppolani se dirigea rapidement vers Tombouctou, rejoint plus tard par Arnaud parti par la voie du fleuve. Dès le mois d’août il avait exposé à Trentinian les grandes lignes de sa mission16 : « bien connaître les confréries religieuses musulmanes, attirer à nous les sympathies des chefs temporels et spirituels qui les dirigent et utiliser l’influence de ces chefs au mieux de nos intérêts dans le continent africain et de notre influence dans les divers pays islamiques ou de religion islamique ». Il jugeait qu’au Soudan, plutôt que de confréries proprement dites, il s’agissait de « congrégations féodales » fondées au xvii^e siècle par des missionnaires, les plus importantes étant la Qadiriyya17 et la Tijaniyya, et voyait un intérêt tout particulier à mettre au jour les liens avec l’islam d’Afrique du Nord.

14Il ne pouvait préjuger des résultats d’une enquête socio-religieuse, mais il précisait nettement que son but essentiel serait « d’arriver à bien connaître le rôle politique de ces chefs de pouvoir occulte, leur action sur la masse et leurs relations avec les grandes corporations marocaines, celles qui ont leur domaine d’action en Algérie et dans les divers pays de l’islam ».

15Dans le rapport financier sur sa mission au Soudan français18, il fit apparaître les résultats économiques (paiement des contributions de guerre imposées aux Mechdouf, imposition de droits de péage, etc.) et les résultats scientifiques : établissement d’une carte des pays maures, étude « dans leurs moindres détails » des manifestations de l’islam chez les Maures et les Touareg, notamment des doctrines des confréries, collecte de manuscrits (théologie musulmane de Ma el-Ainin, recueil des doctrines tijaniyya d’Amadou, roi de Ségou), documents sur les Peul et les Songay. En fait, hormis un rapport imprimé sur les Maures, Coppolani n’a laissé aucune publication19 : toute sa science islamique, très réelle et très profonde, a été dirigée vers l’action politique.

16Quelle était donc la situation à son arrivée à Tombouctou à la fin de 1898 ? En septembre, le colonel Audéoud s’adressant au commandant de la Région Nord20 lui avait notifié de s’occuper du cours du Niger entre Bamba et Say et de modifier la politique à l’égard des Maures et des Touareg. Il fallait enfin :

leur imposer notre volonté par la force après avoir trop longtemps subi la leur… Étant donné qu’on ne pourra jamais arriver à se faire des amis ou des alliés de ces tribus par suite de la haine religieuse et de race qu’ils nous ont vouée, et de l’impossibilité dans laquelle nous les mettons de vivre de pillage et de vol, ce qui est leur seule ressource, il faut les supprimer si l’on peut, et cela en les affamant, les hommes en les empêchant d’acheter les céréales dont ils ont besoin, les animaux en leur interdisant les rives du fleuve. Il en résultera ou que ces tribus mourront de misère, ou qu’elles fuiront vers d’autres régions, ou qu’enfin se sentant impuissantes elles se rendront à merci et alors nous pourrons leur imposer un genre de vie qui les empêchera de nous nuire.

17Suivait un plan d’action militaire avec l’aide des populations noires riveraines du fleuve que l’on envisagerait d’armer.

18Cette ardeur guerrière et vengeresse n’était pas celle du ministre qui, dans des instructions au gouverneur général de l’AOF21 à transmettre à Trentinian qui rentrait de congé, jugeait qu’était terminée « la période de conquêtes et de prises de possession hâtives ». Si la situation restait délicate au sud et à l’est de Tombouctou, il fallait se garder de toute intervention inconsidérée, notamment entre Tombouctou et Say, et mener une action progressive et méthodique. Dans cette optique, Coppolani était évidemment l’homme de la situation.

19Pour sa part, le général de Trentinian, dans son Rapport politique d’ensemble au 31 décembre 189822, préconisa une attitude ferme et subtile en entretenant parmi les nomades les luttes si fréquentes de tribu à tribu et l’installation de petits postes en nombre suffisant à la limite nord des régions. Le 1^er janvier 189923, il annonça au commandant de la région Nord l’arrivée de Coppolani qui devait jouir d’une assez large autonomie d’action. Trentinian restait cependant dans l’expectative vis-à-vis des projets de Coppolani.

20La première partie du rapport établi par celui-ci à l’usage de Trentinian sur sa mission chez les Maures est bien connue puisqu’elle a été imprimée24, de même que la lettre de transmission à Decrais, alors ministre des Colonies.

21Redoutant de ne pouvoir obtenir l’appui des chefs de confréries, Coppolani avait préféré conserver à sa mission un caractère scientifique, vite abandonné d’ailleurs25. Dans ce premier contact avec les Maures du Hodh, il mit en œuvre la méthode apparemment simple qu’il devait plus tard utiliser pendant la conquête de la Mauritanie : inspirer confiance. Il recueillit ainsi la soumission des Allouch et des Mechdouf et la matérialisation de cette paix se fit par le paiement du tribut de guerre attendu depuis des années. Un arrêté du lieutenant-gouverneur du Soudan en date du 24 juillet 1899 déclara que la paix était accordée à tous les Maures placés dans la zone d’influence du Soudan français26.

22Coppolani poursuivit sa mission à partir de Tombouctou. Le commandant de la région Nord avait signalé27 qu’il y était arrivé précédé du retentissement de sa mission à l’ouest et que les Maures se félicitaient ouvertement des résultats apaisants de son passage. Il y utilisa les mêmes méthodes, ainsi qu’en témoigne par exemple une lettre à Madidou, aménokal des Ioulliminden28, empreinte à la fois d’un désir de conciliation et de fermeté : « Seule l’amitié que j’ai pour toi m’a porté à t’écrire cela et aussi parce que je ne veux pas que la guerre éclate avec vos gens. »

23De Tombouctou il prit contact avec plusieurs chefs touareg, puis il reconnut, accompagné d’Arnaud, la partie Nord de l’Aribinda, c’est-à-dire la vallée du fleuve à partir de Rhergo29. En mai ils atteignirent Araouan sans parvenir à y pénétrer30. Le raid exécuté en un temps record avait été opéré à l’insu des autorités militaires.

24Il adressa au général de Trentinian un rapport sur sa mission dans la région Nord31 dans lequel il affirmait avoir assuré la paix de Bamba et l’Adrar à l’est au Sahel à l’ouest, à Araouan et Boudjéhiba au nord, par la reprise des relations avec des tribus déjà soumises comme les Tinguereguef et les Iguadaren, et la soumission plus récente des Kel Antessar de l’Est, des Kel Tabankort, etc. Par l’envoi d’émissaires de l’Adrar des Iforas auprès des fils du Cheikh El-Bakkay, il tentait de préparer l’avenir. Il s’inquiétait également de l’action d’Abidin, le chef Kounta, et signalait qu’il avait engagé Alouata, autre chef Kounta très vénéré, à le faire disparaître. Il concluait : « Pour l’instant il serait de toute nécessité de traiter avec beaucoup de ménagements sinon avec bienveillance les tribus touareg et maures qui ont fait leur soumission. »

25 De ces divers rapports se dégageait l’élaboration d’une politique d’ensemble qu’il soumit à Trentinian. Il lui proposait, pour ces nomades originaires d’Afrique du Nord, dont les coutumes, comme le groupement en classes sociales, évoquaient la féodalité européenne aussi bien que l’Arabie païenne, l’inverse bien sûr du projet d’Audéoud, mais aussi de la méfiance habituelle des commandants de cercle de Nioro, Goumbou et Sokolo.

26Par ailleurs il jugeait absolument néfaste que les autorités françaises eussent à s’immiscer dans les querelles intestines des Maures, soulignait combien leurs habitudes et leur organisation sociale différaient de celles des populations noires, et par là même l’erreur qui aurait consisté à leur appliquer le même régime administratif. En conséquence il demandait que le pays soit constitué en protectorat le plus rapidement possible. Il insista encore sur cette idée dans la lettre de transmission de son rapport au ministre : accueillir l’offre des chefs guerriers et religieux de servir d’intermédiaires entre leurs sujets et la France et ne pas se prononcer en faveur de l’annexion. Toute l’action que Coppolani allait mener dès 1901 à partir de la vallée du Sénégal est là en germe : sa méthode avait réussi dans le Hodh, il la poursuivrait avec plus ou moins de bonheur chez les Trarza et les Brakna.

27En juin 1899, Coppolani rédigea un nouveau rapport à l’usage du gouverneur qui était publié anonymement en 1900 dans le Bulletin du Comité de l’Afrique française32, rapport qui était en réalité un vaste plan d’action tendant à refouler vers le nord l’influence du Maroc. Il renfermait des jugements sévères sur les Maures « peu dignes de foi et, en général, facilement achetables, divisés en factions rivales à peine liées par la pensée religieuse, adversaires méprisables au point de vue militaire ». Opposé à l’interdiction de l’exportation de mil en direction du Sahara, il ne voulait pas se satisfaire d’une politique défensive, mais continuer à faire progresser l’influence française. Dès lors il proposait l’installation, sans grosses opérations militaires, de petits postes français à Oualata, Tichit et Chinguetti de façon à amener les tribus à nomadiser dans des périmètres bien déterminés. Il jugeait que l’influence des confréries restait limitée chez les Maures, davantage sensibles à une manifestation de puissance, mais qu’elles joueraient un rôle fort utile d’intermédiaire. Dans un premier moment la marche de Goumbou à Oualata ne devrait pas rencontrer d’obstacle au contact des Mechdouf visités l’année précédente.

28 Pour sympathique, dans le contexte de l’époque, que fût le désir de Coppolani de conserver aux populations nomades leur dignité, il s’y ajoutait malheureusement un profond mépris des populations paysannes du Sahel.

Quels que soient les sentiments de pitié qui peuvent nous animer à l’égard de la race noire du Sénégal et du Soudan, écrivait-il, quels que soient nos efforts pour la sortir de l’état d’asservissement où elle est plongée depuis des siècles, il faudra plusieurs générations avant de l’élever au niveau des peuples libres. Pour sa vitalité elle-même, il lui faut un maître. Le Maure le demeurera longtemps encore33.

29C’était bien là l’expression des préventions qu’il ne cessa de nourrir contre les Noirs. « Il estimait avec la Bible, écrit Randau, que Cham n’avait d’autre destin que de servir Sem et Japhet34. » Le général de Trentinian ne partageait point ces vues, qui, dans une longue lettre au commandant de la Région du Sahel, insistait sur les qualités des Noirs, les réactions nécessaires contre les pillages des Maures avec de petites colonnes, tout en saisissant toutes les occasions de provoquer la discorde entre eux.

30Trentinian semble de façon générale avoir eu confiance en Coppolani, au moins éprouver de l’intérêt pour le nouvel éclairage qu’il apportait aux relations avec les nomades. Nulle part n’apparaît dans ses lettres l’hostilité latente ou exprimée d’un bon nombre d’officiers. Coppolani se plaignit à plusieurs reprises que l’administration ne tînt pas compte de ses conseils et continuât à pratiquer vis-à-vis des Maures la politique d’agressivité larvée qui avait toujours été la sienne. Le colonel Klobb, dès le 22 mars 189935 signalait que les postes de Ras el-Ma et de Soumpi avaient ordre de traiter Allouch et Mechdouf en ennemis, si toutefois sa pensée rejoignait celle de Coppolani à propos d’Abidin. Le capitaine Henrys, adjoint au commandant de la région Nord, craignait que Trentinian ne se fût laissé abuser « sur la valeur et la compétence de cet individu36 ». Il lui reprochait sa reculade devant les Berabich à Araouan et estimait qu’il n’avait reçu la soumission que de tribus déjà soumises dans l’Aribinda, tandis que celle des Allouch paraissait bien fragile.

31Incorporé parce qu’il était civil à la mission des « compétents techniques », Coppolani n’y a appartenu que pour la forme. Curieux de mieux connaître les confréries de l’islam, il mena initialement sa recherche en tant qu’administrateur de commune-mixte. Son contact avec Trentinian, certainement le seul à cette époque au Soudan à envisager une politique d’envergure chez les nomades, et les résultats favorables qu’il obtint dans le Hodh, le conduisirent à concevoir ce vaste plan politique concernant la Mauritanie qui n’était lui-même que le prélude à une politique d’ensemble vis-à-vis de l’islam. Cette vue d’avenir ambitieuse se concrétisa dès le 27 décembre 1899 par un projet de constitution d’une « Mauritanie occidentale » que le ministre adressa au gouverneur général de l’AOF37, projet qui devait rencontrer l’opposition de bon nombre de militaires comme d’administrateurs, ainsi de Chaudié et même de Ballay. Il faut certes y lire la crainte de devoir s’engager dans de nouvelles opérations militaires longues et coûteuses, mais aussi un manque d’enthousiasme des hiérarchies en place devant l’entrée en scène d’un étranger, utilisant des méthodes nouvelles et peu éprouvées38. Ce n’était sans doute pas par hasard, mais bien pour rassurer, qu’il se référait dans son rapport de juin 189939 à Bugeaud, alors que son projet, pour annexionniste qu’il fût, voulait reposer davantage sur la compréhension que sur la force.

32Pour les autres membres de la mission parvenus à Kayes en même temps que Coppolani et Arnaud, il ne s’agissait ni de conquête ni de pacification, mais de mise en valeur. Ils s’éparpillèrent aussitôt dans l’immense territoire : les spécialistes du caoutchouc et du café vers la Haute Guinée, le filateur en direction de la vallée du Niger, Jacquey à Kati. Chevalier, à pied et à cheval, parcourut 5 000 km d’ouest en est, de Kayes à Bobo-Dioulasso, puis vers le nord jusqu’à Tombouctou, par Dienné, la vallée du Niger et tout particulièrement la région des lacs40. En sens inverse, BaiIlaud gagna Tombouctou, descendit la vallée du Niger jusqu’à Say, traversa le Gourma par Dori, Ouagadougou, Bandiagara, rejoignit à Mopti la vallée du Niger, puis Kayes par Bamako, Banamba et Nioro, la route des caravanes41.

33On ne parlera que pour mémoire du publiciste Georges Bastard qui se rendit de Kayes à Tombouctou et revint par la Guinée. Les articles qu’il a laissés ne présentent guère d’intérêt. Il avait remis42 au bureau de la défense du ministère des colonies un rapport d’une centaine de pages sur « L’armée coloniale au Soudan » qui n’a pas été retrouvé43. Quant au géologue, Legeal, parti à la recherche de pierre à chaux dans la région de Hombori, il eut la malencontreuse idée de se joindre à une petite troupe militaire et fut massacré par les Touareg.

34En Chevalier, l’agronome s’intéressa presque autant à ce qu’il vit que le botaniste. Il s’attrista devant le Ouassoulou désolé par la guerre, les grands villages désertés, les hommes, à leur retour timide, mal protégés par des cases provisoires. Tout en recherchant particulièrement les lianes à caoutchouc, il décrivit les méthodes culturales qu’il rencontrait. À Sikasso il admira la préparation des lougan en buttes pour la culture du mil, assista aux semailles dans la région de Bobo, nota au passage la fumure des champs, le sarclage, le binage, se renseigna sur les assolements. « Il n’y a, je crois, écrivait-il, que l’ensemencement du mil qui tire les indigènes de leur torpeur. Ils le soignent certainement avec plus de sollicitude que notre paysan soigne son blé44. » Dans la région des lacs, il signala les belles plantations de coton, gros mil, petit mil, maïs, dues à la grande fertilité de la zone d’inondation. Dès ce premier voyage il conçut une opinion très favorable du paysan africain : « Les races en apparence les moins intelligentes, celles qui sont toujours restées fermées à la civilisation d’islam et qui s’assimilent le plus difficilement nos mœurs : Sérères, Diolas, Bambaras, Bozos, sont celles aussi qui s’adonnent avec le plus de soin à la culture et qui semblent devoir être dans l’avenir nos plus précieux auxiliaires pour la mise en valeur de ce pays45. » Cette découverte de la valeur des techniques culturales africaines marqua profondément Chevalier et influença son jugement face aux cultures que le général de Trentinian souhaitait voir se développer.

35Celui-ci portait un intérêt tout particulier à l’exploitation du caoutchouc46. Chevalier en limita la production à la Haute-Guinée et convint que la quantité livrée au commerce était minime par rapport à ce que les indigènes pourraient produire lorsqu’ils auraient appris à inciser les lianes47. Il signala toutefois48 que la liane se raréfiait d’année en année, mais que sa dispersion pourrait être favorisée par des semis ou des bouturages, bien que sa densité naturelle soit très variable. Il jugeait cependant que la plantation régulière, et régulièrement entretenue, serait d’un trop faible rapport et à trop longue échéance.

36En février 1899, le gouverneur-général de l’AOF transmit au ministre une note de Trentinian destinée à l’Union coloniale et accompagnant le texte de l’arrêté n^o 604 relatif aux concessions de terrains de culture49. Supposant un Européen détenant une concession de 100 ha, produisant 2 500 kg de caoutchouc (soit 50 lianes à l’hectare et 2 500 journées d’indigène à 1 franc), on obtenait 18 750 francs aux recettes, 9 000 francs aux dépenses (y compris la main-d’œuvre et le transport en France), soit un bénéfice de 9 750 francs, vues que Chaudié qualifiait de quelque peu optimistes. Une annotation apposée au ministère sur le rapport à l’intention de Binger proposa de transmettre après une rédaction plus prudente et de remanier l’arrêté.

37Cet optimisme de Trentinian reflétait probablement celui de Hamet50. Les conclusions de celui-ci étaient éminemment favorables au caoutchouc du Soudan, comparable comme nerf et élasticité à celui du Brésil et du Congo belge. Étant donné que les importations sur le marché européen étaient passées de 14 000 tonnes en 1890 à 21 000 tonnes en 1898, l’intérêt du Soudan était de développer la culture. Il évaluait pour l’année 1899 les exportations faites de Saint-Louis51 à 400 tonnes.

38Il ne semblait pas tenir compte de la crise que Baillaud décrivait en Guinée52 avec l’afflux des acheteurs, le commerce des Syriens, la hausse des prix payés aux Africains, la diminution de la qualité des produits livrés et enfin la chute des cours en Europe de 8 francs à 5,50 francs. Baillaud critiquait aussi sévèrement53 le mode d’exploitation commerciale conçu par les Européens qui devait aboutir inexorablement à l’épuisement des richesses.

39Le point de vue de Hamet était largement propagé dans les revues coloniales, qui y voyaient la source de gros revenus : « Un Français doté d’un petit capital (8 à 10 000 francs) peut presque à coup sûr entreprendre au Soudan l’exploitation du caoutchouc et en retirer de sérieux bénéfices54. » La Revue des cultures coloniales55 affirmait que « les entreprises qui viendront exploiter le caoutchouc du Soudan y trouveront de très gros bénéfices et qu’il y a place au Soudan pour un très grand nombre de ces entreprises ».

40Cependant le colonel Vimard donnait comme instructions56 : « intéresser l’indigène à la culture et à l’exploitation de la liane gohine, lui apprendre comment il faut procéder pour faire les incisions, recevoir le latex dans des récipients commodes… ».

41Chevalier voyait avec faveur la récolte du caoutchouc de cueillette qui accroissait le bien-être matériel des indigènes. « En beaucoup d’endroits, affirma-t-il, elle a déterminé la libération des captifs bien plus sûrement que nos pompeuses déclarations57. »

42En ce qui concerne le coton, le travail sur le terrain s’était réparti entre les trois spécialistes. Jacquey avait ensemencé diverses espèces d’Égypte et des États-Unis au jardin de Kati et surveillait leur culture58. Dès 1899, il publia des indications sur la technique à employer et les terres qui convenaient59. Il établit aussi une note qui fut traduite et publiée dans les villages60. Chevalier, tout au long de son voyage, détermina les espèces botaniques, leur distribution, se pencha sur le problème de la sélection des races, les assolements pratiqués, etc. E. Fossat examina dans la vallée du Moyen-Niger les échantillons de coton qu’on lui présentait, choisit ceux qui lui paraissaient satisfaisants et les commandants de cercle se chargèrent de l’achat. Fossat constata que les échantillons aux soies de 25 à 28 mm appartenaient tous à la même espèce que par ailleurs Chevalier identifiait partout comme le Gossypium punctatum Schum. et Thonn., espèce rustique, vigoureuse et productive. Le coton fut acheté très cher, sur l’ordre des autorités, au paysan qui, n’ayant pas l’habitude d’en vendre et n’en faisant pousser que pour ses besoins, allait être obligé cette année-là de se fournir en tissus importés. Sur la centaine de tonnes achetées, 80 furent transportées par voitures Lefèvre à Kayes pour y être égrenée61. Le coton effectivement remis aux commandants de cercle était de qualité très variable, souvent bien éloignée de celle de l’échantillon ; le résultat fut assez décevant puisqu’on n’obtint que 25 % de coton égrené contre 30 et même 35 % dans les variétés américaines. Finalement 2 tonnes et demie furent vendues au Havre et favorablement appréciées par l’acheteur, la Société cotonnière de Saint-Étienne de Vauvray.

43Le 7 décembre 1898, sans que les résultats de la mission de Trentinian fussent connus, la section industrielle du Comité de l’Association de l’industrie et de l’agriculture française, sous la présidence de Méline, concluait à la parfaite qualité du coton récolté au Soudan et capable de soutenir la comparaison avec les meilleurs cotons des États-Unis62. De même à l’Académie d’Agriculture, le 7 février 1900, J. Dybowski, directeur du Jardin colonial de Nogent, et Maxime Cornu, professeur au Muséum, qui ni l’un ni l’autre n’avaient mis les pieds au Soudan, ainsi que le rappelait Chevalier quarante ans après63, concluaient au grand avenir de la culture du cotonnier. Du moins à cette époque-là, Dybowski était-il partisan de laisser la production entre les mains des Africains64, position qu’il abandonna plus tard65. Quant au général de Trentinian, il fit publier un rapport66 pour expliquer que les résultats de l’expérience de 1899 n’étaient pas probants et qu’il faudrait plusieurs années d’études pour pouvoir conclure. Des calculs avaient été établis donnant comme bénéfice de 44 à 30 % du capital engagé, mais le rapport avouait que les bases n’en étaient pas sûres du tout. Après avoir expliqué que les frais d’exportation diminueraient avec l’ouverture du Dakar-Niger, il estimait que des bénéfices importants ne seraient cependant obtenus que si l’exploitation, depuis le défrichement jusqu’à la vente, était confiée à l’initiative privée européenne et concluait : « Si l’exploitation du coton par les capitalistes français est couronnée de succès, c’est la richesse assurée au Soudan pour un avenir plus ou moins éloigné. »

44Rentré à Paris après avoir prolongé sa mission au Sénégal, Chevalier prit vigoureusement une position assez différente dans une conférence à la Société nationale d’acclimatation67. S’attaquant aux jugements stéréotypés sur le Soudan, tantôt pays d’une admirable fertilité, tantôt région désertique habitée par des nègres paresseux, il montra combien ils étaient mal fondés. En réalité les deux tiers du Soudan étaient inutilisables et pour l’ensemble les seules ressources se fondaient sur le bétail et les cultures vivrières indigènes. Il était imprudent de lier l’avenir de la colonie au caoutchouc et seul le développement du cotonnier était capable d’alimenter un courant commercial important vers l’Europe. On pouvait dès lors cultiver 250 000 ha dans le Delta central, ce qui, avec un rendement de 200 francs à l’hectare, représentait une richesse annuelle de 50 millions de francs. Des encouragements administratifs et pécuniaires devraient être apportés au paysan, mais suivant les usages indigènes en vigueur. Ainsi les pionniers seraient normalement les principaux chefs de case, au prestige assuré, et propriétaires de terres cultivables étendues. « Dans tous les cas, conclut-il, il sera indispensable de laisser au cultivateur indigène la plus grande indépendance au point de vue de la liberté du travail et de remplacer au plus vite le portage sur la tête des nègres, si néfaste actuellement à la production agricole, par des moyens de transport moins primitifs. » Il se montra aussi très réservé à l’endroit de la culture irriguée dont l’avenir venait d’être évoqué pour la première fois par Duponchel68.

45Les remarques de Chevalier ne restèrent pas tout à fait lettre morte. En 1903 se fondait, à l’initiative du président du Syndicat cotonnier français, Esnault-Pelterie, l’Association cotonnière coloniale, qui, immédiatement, chercha à acclimater de nouvelles variétés susceptibles de produire les qualités que recherchait l’industrie française. Elle tenta aussi jusqu’à la guerre des essais de culture par contrats passés avec les paysans soudanais, ou par des gratifications lorsqu’il s’agissait de régions trop éloignées pour que la culture puisse être surveillée69. Il va sans dire qu’il y eut plus de problèmes nouveaux que de problèmes résolus, la recherche agronomique restant lettre morte, mais les paysans se montrèrent fort intéressés. Les méthodes furent appelées à changer lorsqu’en 1912 William Ponty intéressa un financier, Marcel Hirsch, aux problèmes de l’irrigation du Niger. Les essais prévus à El-Oualadji furent retardés par la guerre et débutèrent à Diré en 1919. Sans filiation directe, c’était cependant le point de départ de l’Office du Niger, vis-à-vis duquel Chevalier se montra toujours pour le moins critique.

46Quant au planteur de café au Guatemala, Rossignol, le général de Trentinian l’envoya au Kissi. Tombé gravement malade, il fut obligé de rentrer en France. Mais il avait fait germer des graines de Coffea arabica, C. liberica et C. stenophylla, et avant de partir il avait demandé une concession de 70 ha près de Kissidougou. Il n’y revint jamais et elle fut prise en charge par l’administration. Il avait d’ailleurs adressé un rapport au gouvernement de la colonie où il exposait avec modération l’intérêt de la culture du café dans cette zone de Guinée forestière70. Il estimait qu’une plantation demandait six ans pour devenir rémunératrice. Les caféiers qu’il avait plantés prospérèrent effectivement et en 1911, Chevalier conclut de leur survie que leur culture pourrait être entreprise sur une vaste échelle dans le Kissi par l’implantation de petites plantations indigènes71.

47Baillaud n’avait ni la formation, ni le coup d’œil du naturaliste, et ses jugements sur le milieu naturel furent trop souvent enclins à en surestimer la richesse, lorsque par exemple, à la suite de F. Dubois, dans Tombouctou la mystérieuse72, comparant le Niger avec le Nil, il s’extasia sur la richesse « inouïe » de la vallée de Gao à Sansanné-Haoussa. Arnaud et lui, de passage à Sansanding, expliquèrent au chef de province, le Fama Mademba, que « les rives du Niger pouvaient devenir un des pays les plus riches du monde73 ». Au fur et à mesure qu’il pénétrait le pays, son enthousiasme en vérité s’atténuait quelque peu74. Son étude du commerce de cette époque demeure fort précieuse, étayée par les rapports des commandants de cercle, et tout particulièrement du commandant Ronget, alors à la tête de la région Nord, et par le système de statistiques douanières que Trentinian avait fait mettre en place. À la suite de l’enquête très précise menée à Tombouctou75, il affirma que le commerce y resterait entre les mains des grands commerçants indigènes. Mais il sentit aussi que les courants commerciaux allaient se déplacer, ainsi de Hombori vers Bandiagara76, sans prévoir l’essor exceptionnel de Mopti77. Peu favorable à la ligne de chemin de fer de Kayes à Bamako, il fut, comme Hamet78, partisan de relier rapidement Conakry au Niger, ce qui advint à partir de 1900.

48Il souhaitait surtout que soit entièrement revu le système de mise en valeur du pays79. L’hypothèse la plus simple lui paraissait celle du travail de la terre par les indigènes eux-mêmes, sans que les Européens eussent à s’en mêler80, en vue de la production du caoutchouc, du coton, des céréales, et d’un élevage amélioré. Il indiquait les grandes lignes d’une évolution de l’élevage : éducation des Peuls, sélection des animaux, mise sur pied d’un commerce avec les zones côtières81. Pour l’agriculture, les problèmes de main-d’œuvre étant apparemment faciles à résoudre82, il serait bon que les Européens « fassent appliquer eux-mêmes leurs procédés dans des exploitations qui leur appartiennent ». Les paysans africains étaient d’ailleurs prêts en beaucoup d’endroits à accroître leur production pour en retirer un bénéfice. il fallait leur apprendre à tirer un meilleur parti de leur travail, en les persuadant que leur intérêt était de modifier quelque peu leurs habitudes.

49Mais à son idée, tous les produits devaient être transformés sur place : filatures de coton destiné à l’exportation vers la métropole, mais surtout fabrication de tissus pour la consommation africaine, tissus de bonne qualité pour enlever le marché aux importateurs83, installation de féculeries de manioc, igname ou patate, fabrication d’extraits de noix de cola et de graines de tamarin pour les préparations pharmaceutiques, sans oublier le bourgou84.

50Dans le courant de l’année 1900, les membres de la mission se retrouvèrent en France. À la suite de la dislocation du Soudan le 17 octobre 1899, le général de Trentinian avait été remis à la disposition du département de la marine. C’était l’époque où la Commission des concessions85, créée en 1898, délibérait pour savoir si le système en vigueur au Congo serait étendu à l’Afrique de l’Ouest.

51En mai 1899, Trentinian, qui se reposait à Dakar, avait reçu une lettre de Guillain, alors ministre, à ce sujet86 :

Vous pourrez sans doute étudier les documents que je vous ai envoyés relativement à la mise en valeur du Congo, et arrêter les propositions que je vous demande pour la mise en valeur du Soudan au moyen de grandes concessions. Nous n’avons pas pu satisfaire à toutes les demandes de concession qui nous étaient faites pour le Congo ; des millions qui s’offraient, quelques-uns (une vingtaine environ) sont restés dépourvus, faute de place. Je voudrais le plus tôt possible détourner ce courant sur votre Soudan. Mais les conditions n’y sont pas aussi favorables qu’au Congo. Nous n’avons pas au Soudan l’abondance des eaux qui permet la navigation pendant une grande partie de l’année, même sur les affluents secondaires, et qui offre ainsi au commerce des voies de communication faciles. Nous trouvons d’ailleurs au Soudan des populations organisées, qui possèdent le sol en grande partie, et par suite nous ne pouvons pas disposer d’immenses étendues de terres vacantes et sans maître. Il vous appartient de trouver et de m’indiquer la formule qui convient au Soudan soit pour le régime foncier à y établir en vertu d’un décret-loi, soit pour le régime des concessions à y accorder.

52Le 20 mai, Trentinian transmit la lettre au colonel Vimard, chargé de son intérim87 :

Rien n’est plus difficile que de trouver une bonne solution. Le décret sur le Congo est plein d’aléas et il est d’autre part draconien… Il faut essayer libéralement – hardiment – sans trop engager l’avenir. J’imagine que les noirs auraient fini par exploiter eux-mêmes nos forêts – sans passer par un intermédiaire dangereux. Quoi qu’il en soit, le Soudan est assez vaste pour tenter diverses méthodes.

53Le rapport de Vimard88 ne fut pas favorable au système congolais. Il objectait la faible population, notamment des zones à caoutchouc, ce qui obligerait les concessionnaires à aller chercher de la main-d’œuvre dans les colonies voisines, elles-mêmes médiocrement peuplées. Dans ces conditions, il lui paraissait inutile de concéder de vastes territoires. Si les sociétés concessionnaires se constituaient avec de gros capitaux, elles n’en trouveraient pas la rémunération. Si elles ne s’attachaient qu’à des exploitations moyennes, pourquoi se lier à elles ? « Ce serait, d’ailleurs, très probablement la première hypothèse, la plus dangereuse de toutes qui se réaliserait. » Les sociétés, croyant à un profit immédiat illusoire, feraient faillite, ce qui serait un coup terrible pour la colonie. À son avis les concessions ne devaient pas dépasser 100 000 ha. Il demandait une transformation complète du régime forestier, en se basant sur les différences naturelles entre la grande forêt du Congo et la savane soudanienne. Quant aux concessions moyennes, il ne lui paraissait pas indispensable de les ériger en sociétés, ni de leur imposer de lourdes charges, le problème des transports par exemple devant incomber à l’État. Concrètement il fournissait un projet de lotissement pour des concessions moyennes dans les cercles de Kouroussa, Kankan, Siguiri et Dinguiraye, zone à caoutchouc, et se déclarait éventuellement favorable à de grandes concessions dans les cercles de Touba et de Bougouni.

54Son point de vue n’était pas isolé. Les maisons de commerce du Sénégal et de Conakry s’agitèrent. Les chambres de commerce de Bordeaux et de Marseille firent connaître leur désaccord. J. Chailley-Bert, porte-parole de l’Union coloniale, adopta une position pleine de prudence89 ; il se retrancha derrière le général de Trentinian pour juger que la discussion était prématurée, étant donné qu’en beaucoup de régions la paix était assurée de façon précaire et qu’il serait bon d’attendre un peu afin de voir les premiers résultats du Congo. Le mémoire de Chailley-Bert fut adressé à Trentinian par le président de la Commission des concessions coloniales, le conseiller d’État Cotelle, qui se déclarait intéressé mais pas convaincu, et sollicitait l’avis de l’ancien gouverneur du Soudan90.

55Pendant le mois de mai 1900, la Commission des concessions convoqua un certain nombre de spécialistes pour consultation91. Ballay, alors gouverneur de la Guinée, fut catégorique : « Je ne veux pas de concessions… Le général de Trentinian ne voulait pas donner de concessions de plus de 10 000 ha ; je ne vais pas si loin, mais je ne suis pas bien loin d’être d’accord avec lui », à quoi le président lui rétorquait que Trentinian avait changé d’avis. Ballay insistant en disant que Desbordes92 pouvait se souvenir de l’opinion de Trentinian l’année passée, on lui objecta qu’il devait confondre avec le rapport de Vimard.

56Effectivement lorsque le général de Trentinian déposa devant la Commission93, ce fut pour déclarer que l’on pouvait installer des concessions sans risquer de réclamations – dans un tiers seulement du pays d’ailleurs – le reste n’étant pas totalement pacifié. Il avoua qu’il n’avait lui-même distribué que de petites concessions. Il se montra opposé à l’établissement de routes par les concessionnaires et jugea préférable de leur imposer une redevance. Il répondit à un argument de Chailley-Bert94 selon lequel l’autorité française dans ses traités avec les chefs indigènes leur avait toujours reconnu la propriété du sol en réservant seulement pour le Soudan les droits du roi du Massina. Il suffirait de conserver aux Africains tout le terrain qu’ils étaient aptes à exploiter selon les droits d’usage. Il suggéra que des concessions puissent être établies dans la zone des lacs, par exemple pour la récolte de la gomme. Les concessionnaires devant participer à l’éducation des habitants, les concessions favoriseraient la culture du coton. Après avoir expliqué, qu’au contraire de Ballay, il ne pensait pas que les concessions puissent gêner les commerçants de la côte, il fit ressortir que dans le cas de l’octroi de petites concessions, elles serviraient seulement d’exemple comme les stations agronomiques, mais il restait opposé « à la distribution de tous les territoires ».

57Cette déposition de Trentinian est en fait assez étonnante. On y décèle une gêne : ses déclarations, à l’inverse de son style habituel, sont peu claires et peu convaincantes, en particulier lorsqu’il clôt son exposé en expliquant – comme Baillaud – que la survivance de l’esclavage résoudra les problèmes de main-d’œuvre. Dans une interview accordée à l’Éclair et reprise dans le Bulletin du Comité de l’Afrique française95, il avait déclaré que le nègre, au contraire d’une légende vivace, était travailleur et qu’il était capable de fournir de grandes quantités de caoutchouc comme de coton. Comment expliquer son évolution depuis sa lettre à Vimard ? Avait-il été influencé par des personnalités du ministère comme Binger ? Son éviction du gouvernement du Soudan peut-elle aussi être invoquée ? Il semble impossible de le dire faute de témoignages. Il est toutefois certain qu’il limitait au maximum les appétits des concessionnaires en ne reconnaissant qu’un tiers du pays ouvert à leurs entreprises.

58Parmi les membres de la mission des « compétents techniques », les prises de position varièrent. Hamet96, qui était vice-président de l’association des demandeurs de concessions, déposa le 7 mai devant la commission97 pour affirmer que les concessions devaient être très étendues, étant donné le type de répartition spatiale de la liane gohine par îlots isolés les uns des autres, et aussi pour protéger les lianes des saignées intempestives. Il insista sur la nécessité des voies de communication, même primitives, le chemin de fer pouvant être une erreur en certains endroits et, à la question du président de savoir si les concessionnaires établiraient plus vite que les commerçants ces voies de communication, il répondit affirmativement.

59Chevalier, le 14 mai98, jugea que si l’on donnait des concessions, ce devaient être des concessions de culture, « mais qu’il fallait surtout stimuler l’activité de l’indigène, tout en réglementant l’exploitation des lianes à caoutchouc ». Le paysan aime son champ, le cultive et travaille davantage aujourd’hui pour acheter des étoffes. « C’est sur son activité qu’il faut compter pour accroître l’essor de la colonie, et cette activité serait paralysée si l’indigène devait travailler pour le compte d’un concessionnaire dont il deviendrait en quelque sorte l’esclave. »

60Baillaud ne déposa pas devant la Commission, mais c’est probablement vers cette époque qu’il écrivit la conclusion de son ouvrage. Il y réglait le compte des compagnies à charte, se basant évidemment sur sa connaissance de la Royal Niger Company. Celles qui avaient existé « n’avaient d’autres idées en vue que la conquête et l’annexion… En créer une au Soudan serait peut-être arrêter pour longtemps la colonisation, une telle compagnie ne pouvant être qu’un prétexte de spéculation sur le terrain ». Quant aux concessions d’exploitation, lorsqu’elles sont importantes, elles ne concernent que les zones de cueillette, ainsi à la rigueur pour le caoutchouc du Soudan. Ailleurs où il ne s’agit que de terres cultivées de faible étendue, les capitalistes se contenteraient d’en spéculer en les revendant par morceaux, ce qui risquerait de compromettre pour toujours l’avenir du pays, lié en réalité à une mise en valeur agricole et industrielle rationnelle et à l’échelle de l’homme99.

61À la mort de Baillaud en 1945, Chevalier évoqua le souvenir de la Commission des concessions100. Stigmatisant le « néocolonialisme » que l’on avait imposé au Congo, il raconta comment, convoqué par Cotelle pour donner son avis sur les demandes de partage du Soudan entre divers groupes financiers, il avait alerté Baillaud plus compétent que lui en la matière.

Il me dit qu’il fallait lutter de toutes nos forces pour empêcher un tel dépeçage qui se serait aussi étendu sans doute à la Côte-d’Ivoire, à la Guinée et au Dahomey. Cet asservissement des indigènes d’Afrique occidentale au capitalisme eût été une honte pour la France. Nous vîmes ensemble M. Cotelle, président de la Commission et plusieurs de ses collaborateurs. Pendant plusieurs semaines nous fîmes ensemble des démarches pour dire notre opinion et combattre le projet. Les grands marchands de la Côte d’Afrique qui ne valaient guère mieux car ils exploitaient le pays sans contribuer à son amélioration (mais qui à tout prendre défendaient le commerce libre), unirent leurs efforts aux nôtres pour sauvegarder leurs privilèges acquis et finalement le partage de l’Afrique occidentale n’eut pas lieu101.

62L’impact des idées, nouvelles à l’époque, de Chevalier et de Baillaud, fut certainement accru par les scandales du Congo. En 1910, J. Harmand, évoquant une enquête menée par le Comité Dupleix102, signalait les résultats pour le Haut-Sénégal et Niger : « L’Européen ne peut y entreprendre aucune colonisation. Le véritable colon doit être l’indigène103 », et il étendait cette conception à l’ensemble des colonies d’exploitation qu’il baptisait Dominations104.

63Au moment de son jubilé scientifique en 1949, Chevalier se remémora son voyage au Soudan comme la période la plus heureuse de sa vie105 : découverte d’un pays neuf, d’un champ nouveau et immense ouvert à sa recherche, admiration de l’œuvre qui s’accomplissait :

Ces hommes que j’ai vus à l’œuvre pendant de longues années étaient remarquablement humains ; ils ne prenaient la patte de personne, j’en apporte le témoignage, mais ils cherchaient à intégrer à la France des hommes malheureux qu’ils rendaient libres, ils ne cherchaient pour eux qu’un peu de gloire et un mieux-être pour les populations arriérées qu’ils avaient l’ambition de civiliser.

64Ce jugement pourrait étonner, sachant ses sympathies pour l’extrême-gauche. Il ne différait guère de celui de Baillaud, imprégné à « Sciences Po » des théories de la « colonisation moderne » de Leroy-Beaulieu106. Baillaud fut mis à rude épreuve lorsqu’il parvint à Sansanné-Haoussa sur les traces de la mission Voulet-Chanoine107. Il y fut accueilli par une population terrorisée qui se rassura en le voyant seul et sans armes. Il expliqua patiemment à ses interlocuteurs les buts de son pays, les raisons de son voyage, étreint par l’angoisse devant les cases détruites, les greniers éventrés et l’absence surtout des hommes jeunes qui avaient été tués, confronté pour la première fois à une réalité que son idéalisme n’avait pas soupçonnée.

65Le général de Trentinian ne fut pas un théoricien, mais un homme d’action réaliste, soucieux de réparer les dommages des longues années de guerre qui avaient ravagé le pays entre Kayes et la vallée du Niger et de déclencher un boom économique. C’était l’optique dans laquelle il avait conçu la mission des « compétents techniques » et c’était celle de beaucoup de ses collaborateurs sur place, comme l’attestait Chevalier en se louant de leur accueil.

66La mission fut en gros ce que son organisateur avait souhaité : pas en avant fait par Coppolani en direction des nomades, inventaire sérieux du pays et projets de mise en valeur. Le seul incident, mais majeur, que Baillaud et Chevalier évoquèrent avec peine plus de quarante ans après, fut le rappel en cours de mission du général de Trentinian108, rappel responsable selon eux d’un retard de dix ans dans la mise en valeur du Soudan, alors en pleine expansion à côté du Sénégal qui languissait109. Pour Chevalier, aucun doute : si Trentinian était resté au Soudan la culture du coton aurait pris un autre cours ; aucune mention, donc aucun ressentiment, de la déposition du général devant la Commission des concessions, mais la certitude qu’une période était close, et des chances à jamais envolées, cependant que le pire avait été évité à l’Afrique de l’Ouest. Il n’y a effectivement aucun doute que dans l’esprit de Trentinian et de Vimard, comme des militaires en général, la mise en valeur ne passait pas par la dépossession du paysan soudanais.

67Lorsqu’en 1912, J. Méniaud publia la Géographie économique du Haut-Sénégal et Niger, ni Trentinian, ni ses collaborateurs n’y étaient mentionnés. Le Soudan naissait avec Clozel, tendance si répandue dans le contexte colonial d’oublier les prédécesseurs – ce qui n’est qu’un peu d’ingratitude ou de suffisance – mais aussi souvent de saborder les œuvres en cours de réalisation et d’échanger un projet contre un autre. Ainsi en 1942, Baillaud souhaitait que l’on sortît des cartons les projets d’aménagements hydrauliques qu’avait préparés Rhôné en 1899, cela au moment du plein essor de l’Office du Niger…

68Il ne faut voir là qu’un aspect du manque de continuité de la politique française en général, et coloniale en particulier, la succession rapide des gouverneurs entraînant une certaine instabilité compensée à l’échelon inférieur par une permanence, bien plus grande qu’on ne le croit généralement, des administrateurs, au moins au niveau du territoire.

69Pour ceux-ci le rapport avec les chercheurs devait généralement être d’un autre ordre, différent de celui qu’avait connu Chevalier, accueilli à bras ouverts, mais que préfiguraient déjà les relations ambiguës de Coppolani et des officiers chargés d’administrer les régions de Tombouctou et du Sahel. Lorsque Chevalier se plaignit en 1939, en rappelant les premiers résultats des études sur le coton, que pendant plus de trente années, ses conseils n’aient pas été entendus110, il faisait certainement allusion à tous les niveaux du pouvoir de décision. Sans doute évoquait-il par comparaison la mission de Trentinian comme un moment privilégié des relations entre l’administration et la recherche, privilégié certes par l’époque, face à un pays tout neuf et où tous les espoirs étaient permis, et aussi par l’exceptionnelle qualité des principaux protagonistes.