1Les textes ici présentés ont été rassemblés à l’occasion d’un colloque consacré aux Élaborations et applications politiques des sciences humaines en Afrique au xix^e siècle, et qui s’est tenu à l’École normale supérieure les 17 et 18 juin 1977. Cette publication, qui a le défaut d’être tardive, est de surcroît moins complète que nous ne l’aurions souhaité car, pour des raisons matérielles et financières, il ne nous a pas été possible de reproduire les discussions auxquelles ont donné lieu les communications. Que les intervenants veuillent bien nous en excuser.

2Cet ouvrage, plus encore que le colloque dont il est le reflet, présente une lacune dont nous sommes conscients : il ne comprend pas d’exposés systématiques sur la constitution des sciences humaines qui, pour une bonne part, coïncide chronologiquement avec la préparation et les débuts de la colonisation en Afrique. Un tel thème eût été pourtant d’un grand intérêt pour la suite de notre propos : il aurait en effet été souhaitable de situer les travaux analysés dans le courant général d’évolution des sciences au xix^e siècle, de voir dans quelle mesure ils accompagnent le mouvement et aussi d’étudier la contribution qu’ils apportent à la progression théorique des disciplines (contribution dont on sent qu’elle est appréciable notamment dans des domaines tels que l’anthropologie physique et sociale ou la linguistique). L’exposé d’A. Margarido, qui, seul, posait le problème pour l’anthropologie physique, manque malheureusement dans ce recueil. C’est donc de façon beaucoup plus fragmentaire, sur des cas isolés, que le lecteur pourra trouver, sur ce point, quelques allusions.

3Même si parmi les auteurs comme parmi les participants au colloque les historiens constituent une large majorité, la conception et l’élaboration de ce travail relèvent, croyons-nous, d’une approche interdisciplinaire. Historiens, anthropologue ou géographe qui ont bâti le projet partageaient un souci commun. Tous éprouvaient le besoin d’une analyse diachronique qui permît de comprendre les faits, contemporains ou passés, dont ils voulaient rendre compte. Traitant de pays où, pour les temps anciens, les archives sont parfois déficientes, tous se sentaient tributaires d’une documentation écrite, et pour une large part imprimée, déjà élaborée, voire faussée, d’apparence hétéroclite dans ses origines, ses approches, ses buts, ses auteurs ; une documentation riche de cette profusion même, de son indifférence à l’égard des cadres disciplinaires, mais qui mérite une critique d’autant plus aiguë que rares souvent sont les sources qui permettent de la contrôler.

4Science d’amateurs, pour l’essentiel peut-être. Certes, il ne faut pas exagérer la portée de cette constatation ; l’Afrique n’est pas si originale sur ce point dans un siècle qui, pour une grande part, ignore la « professionnalisation » de la recherche comme les cloisonnements disciplinaires trop stricts. Mais ces amateurs sont d’un type particulier : commerçants, missionnaires, comme militaires et administrateurs sont, dans la préparation comme dans l’instauration du régime colonial, à la fois acteurs et observateurs. Ceux qui se posent en purs érudits sont souvent tout aussi mêlés aux événements et consultés sur la politique à suivre, qu’il s’agisse d’A. Grandidier, grand maître français des recherches sur Madagascar, d’É.-F. Gautier, géographe mais aussi directeur de l’enseignement dans la Grande Île, de Coppolani, spécialiste des confréries musulmanes et agent de la pacification au Sahel, ou de Duveyrier, inspirateur de la politique française dans le monde musulman. On est donc légitimement amené à s’interroger sur les rapports à double sens entre analyse scientifique et analyse politique : cela constitue, à n’en pas douter, une des grilles de lecture de cet ouvrage. L’étude d’E. M’Bokolo montre comment au Gabon le passage de la troque à la traite, de la phase commerciale à la phase coloniale, modifie les centres d’intérêt et les jugements. Il en va de même en Imerina où les analyses les plus scientifiques en apparence ne peuvent être interprétées sans référence à la nationalité, britannique ou française, des auteurs et à leurs préférences en matière de politique coloniale.

5Travaux engagés, et aussi travaux ethnocentriques, analysant les sociétés africaines à travers un prisme européen. Une attention particulière a été portée à l’étude de certains modèles qui, avec une grande constance, réapparaissent dans la littérature coloniale, modèle romain au Maghreb, modèle féodal dans la région des Grands Lacs, objets des communications de M. Benabou et J.-P. Chrétien. Certes, il n’est pas étonnant qu’à l’époque l’Europe soit la référence. Mais l’usage de ces modèles n’est pas simple commodité ou présomption d’Européen ; il correspond à deux soucis majeurs. Un souci de légitimation d’abord, qu’il s’agisse, comme au Maghreb, de marquer une continuité historique entre colonisation romaine et colonisation française, de justifier les pratiques de celle-ci par l’expérience de celle-là, ou, comme dans la région des Grands Lacs, de situer l’état des sociétés africaines dans un schéma universel d’évolution, et de présenter la colonisation comme un moyen d’accélérer leurs transformations et de combler les retards. Un souci d’efficacité ensuite : le modèle fournit une norme d’action coloniale, il définit une politique, des perspectives, voire des méthodes qui tendent à la réalisation d’un schéma théorique. À la limite, comme au Rwanda, le modèle, qui n’avait guère d’existence que dans l’esprit des observateurs, finit par devenir réalité. Il est néanmoins frappant de constater que l’application de tels schémas n’est pas systématique, et le cas de l’Imerina, étudié par J.-P. Raison, permet, semble-t-il, de voir pourquoi. Le modèle ne s’applique véritablement que sous certaines conditions : un minimum de consensus entre les auteurs d’abord, qui suppose réglé le problème politique ; une société jugée figée dans des normes que le colonisateur pourra aménager. Or le processus de modernisation de l’Imerina précoloniale ne correspond pas à ces conditions ni au préjugé répandu ailleurs selon lequel le changement ne peut venir que de l’action directe de l’Europe. De façon significative, la modélisation est le fait des colonisations déjà bien établies, de l’Afrique des administrateurs plus que de celle des conquérants.

6Il apparaît bien à la lecture de la plupart des textes, et notamment de ceux de la deuxième partie, que la phase des conquêtes est aussi une phase riche et fructueuse du point de vue scientifique. La démonstration en est apportée pour l’Algérie par l’étude d’A. Nouschi. Il en est de même à Madagascar. De nombreuses communications de ce colloque mettent en valeur l’œuvre des militaires. Les nécessités de l’action, les risques, la faiblesse, souvent, des moyens matériels les contraignent à une analyse ethnographique serrée, gage de succès, parfois même de survie. D. Rivet montre, pour le Moyen Atlas, comment l’accroissement de ces moyens matériels correspond à un abâtardissement de la réflexion. La tactique elle-même, et notamment le souci de diviser pour régner, incite les officiers à approfondir l’enquête, à discerner les particularités ; elle épure les préjugés et les tendances à la généralisation. Le lien direct entre connaissance et action pousse à une analyse dynamique du fonctionnement des sociétés. Mais l’entreprise a ses limites, qu’indique notamment B. Schlemmer : dans l’ouest Sakalava, autant les militaires ont su pratiquer l’anthropologie politique, dégager les structures de commandement – un univers qui leur était somme toute familier – autant ils ont été incapables d’élaborer une anthropologie économique. La philosophie de l’époque ne leur permettait guère de voir que chez les Sakalava l’économique n’était qu’une catégorie du politique ; l’économie ne pouvait être perçue que selon les normes de la société européenne du xix^e siècle. Plus fondamentalement peut-être, les militaires ethnologues se révèlent inaptes, comme sans doute presque tous les contemporains, à penser la transition, ou l’articulation des modes de production.

7Le travail scientifique lié à la conquête territoriale n’est, d’autre part, que phase très brève et son apport est très tôt altéré. Certes, comme P. Brasseur le montre à propos de la mission des « compétents techniques » organisée par le général de Trentinian, mise en valeur et recherche n’ont pas paru toujours incompatibles ; mais cet essai, à vrai dire exceptionnel, n’a pas été concluant : l’œuvre de recherche a en définitive été jugée à l’aune d’un choix politico-économique, pour ou contre les grandes concessions. En règle générale, l’étude objective des premiers temps est réinterprétée et déformée dans le sens d’une politique globale ou simplificatrice. C’est l’exemple de la Reconnaissance au Maroc… de Charles de Foucauld, ce travail toujours précis, souvent nuancé, dont J. Frémeaux et D. Nordman montrent qu’il servit immédiatement à l’élaboration du concept de berbère – un terme qu’il n’utilisait point dans son ouvrage.

8Il reste un dernier ensemble d’enseignements : des images se précisent, se fixent. Et en même temps elles se vulgarisent. Les relations que les missionnaires, entre autres, rédigent à propos des Îles contribuent, très tôt donc, à façonner les représentations du Noir, analysées par A. Gautier. Plus tard c’est par l’école que les stéréotypes se sont diffusés avec le plus de force : J. Pruneddu souligne les traits essentiels de cette imagerie, commune et outrancière à la fois. Dans les deux cas le mythe est doué d’autant plus d’efficacité que le Noir est arraché à son contexte : ici enfermé dans le manuel scolaire, là transplanté par la traite. Les types n’en sont que plus accusés.

9Ce n’est point que les processus de vulgarisation n’apparaissent ailleurs, dans d’autres communications, en filigrane, ou comme par quelque nécessité implicite et impérieuse. Sur ce point, peut-être, il est possible de clore cette introduction. Du colloque au recueil, il faut franchir un seuil. Les exposés, classés et présentés selon l’ordre que semblait imposer, au départ, l’élaboration d’un projet, ont révélé, au moment du colloque, la multiplicité des interférences, des échanges et des chevauchements possibles. Les discussions, à leur tour, ont laissé entrevoir d’autres grilles. Pour la publication il convenait de trancher : le volume reproduit le colloque, et en déplace parfois certains axes. C’est dire que le regroupement des textes, le choix des thèmes fédérateurs ne prétendent point fixer ni conclure.