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Introduction à la lecture de Karl Popper

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Alain Boyer

B. Approches du social

3. Loi, rationalité et situation1

Testo integrale

  • 1 Texte inédit.

1La littérature anglo-saxonne sur l’épistémologie de l’histoire est considérable, mais demeure peu connue en France, à l’exception de quelques allusions de Manou, Aron, Veyne, et Ricœur. Le caractère le plus souvent traditionnel des références historiographiques peut donner à penser qu’il s’agit de discussions archaïques, en deçà des véritables problèmes épistémologiques contemporains, ceux de la longue durée, de la structure et de l’évènement, etc. Je crois pourtant que certaines questions inévitables furent posées, et que s’est rejoué, dans le cadre d’une tradition empiriste logique, quelque chose comme la fameuse « querelle de la méthode » qui eut lieu en Allemagne entre 1880 et 1920.

  • 2 II ne m’est malheureusement pas possible ici de donner toute son importance à la pensée de Collingw (...)

2On distingue traditionnellement un courant « positiviste », ou « assimilationniste » et un courant « idéaliste » ou « autonomiste ». L’« autonomisme » (Dilthey, Croce, Collingwood… )2 s’appuie sur des considérations ontologiques pour disqualifier l’unité de la méthode. Le positivisme répudie l’ontologie pour justifier l’Unité de la science. Les arguments « idéalistes » sont bien connus et je ne ferai ici qu’en rappeler quelques-uns :

  • La nature des êtres humains est radicalement différente de celle d’entités matérielles ou même d’êtres dénués de conscience. L’essence de l’homme réside dans sa capacité à créer un monde culturel significatif, et à être modifié à son tour par ce monde transcendant. Dans sa forme la plus radicale, cette position conduit à refuser à l’homme toute nature, et ne lui accordant qu’une histoire, selon les termes d’Ortega YGasset. L’existentialisme trouvera dans cette affirmation la base de sa critique de la « chosification » de l’homme, être libre, incomplet, non réductible à des lois causales. Si l’homme est une historicité pure, il ne peut exister de lois universelles expliquant sa conduite. Donc, s’il existe des explications de l’action, elles ne peuvent être du même type que celles des sciences de la nature.
  • L’explication d’un évènement ou d’une régularité physique se fait en termes de conditions causales antécédentes. Or les hommes agissent intentionnellement, et donc leur action est partiellement déterminée par une fin visée dans le futur. Expliquer un acte ne peut se faire qu’en le comprenant, en en saisissant le caractère intelligible ; en l’occurrence non seulement son résultat, mais aussi sa signification : le but des agents, leurs motifs, aussi bien que les dispositions particulières qui les amènent à agir de telle ou telle manière. Le « scientisme » selon Hayek est incapable de nous permettre de prendre en compte le caractère significatif pour les individus du comportement3, et donc son caractère humain. Les faits sociaux, étant d’essence subjective, ne peuvent être compris que grâce à une méthode empathique, par laquelle l’homme de science simule en son propre esprit la démarche sujective des agents.
  • Les historiens n’étudient pas une nature répétitive ou même répétable, mais des évènements singuliers, inexplicables par subsomption sous des lois générales : en retournant la formule de Carlyle citée par Poincaré, on dira que si Jean-sans-Terre a passé par ici, ce qui intéresse l’historien, c’est qu’il n’y repassera plus. Il ne peut répéter l’évènement, mais doit le faire « revivre » : il est en cela moins un scientifique qu’un artiste.
  • Les évènements historiques sont des évènements passés, et ne peuvent être connus comme des évènements présents. Seul l’esprit de l’historien peut les réactiver.
  • Les évènements historiques possèdent une complexité irréductible, qui rend au moins improbable l’énonciation de « lois » véritables, du fait de la quantité des paramètres en jeu dans chaque situation : cette complexité n’est pas due à la combinaison complexe d’éléments appartenant à quelques catégories, mais à l’existence de très nombreuses variables d’espèces différentes, peu susceptibles d’être intégrées dans des relations fonctionnelles.

3Ainsi, il doit exister deux méthodes de recherches et deux types de modèles de contrôle. Les sciences humaines n’ont pas à poursuivre leur rêve physiciste, car il est irréalisable et elles peuvent par contre en ce faisant perdre de vue la spécificité incontournable de leur objet : l’homme en tant qu’être intentionnel. Des sciences humaines explicatives ne seraient que de pâles copies des vraies sciences, et ne seraient que des simulacres de connaissance de l’homme. Il ne faut pas élever la physique au rang de modèle de la sociologie ou de l’histoire, car celles-ci ne peuvent espérer approcher les pouvoirs prédictifs que confèrent à celle-là sa formulation « légale » (nomologique), ainsi que la nature quantitative de ses concepts.

4Notons tout de suite que ces arguments semblent porter aussi bien sur l’histoire que sur les sciences humaines en général. Or il convient de distinguer clairement deux enjeux :

  • la spécificité des Geisteswissenschaften par rapport aux Naturwissenschaften ;
  • celle de l’histoire par rapport aux sciences, naturelles ou humaines.

5Seule une thèse identifiant les sciences humaines à l’histoire (marxisme) permet de ne pas distinguer. Si on la refuse, on peut isoler quatre positions idéales :

6A) autonomiste (1) et (2) ;

7B) autonomiste (1) et assimilationniste (2) ;

8C) assimilationniste (1) et autonomiste (2) ;

9D) assimilationniste (1) et (2).

10On trouvera par exemple Hayek dans la catégorie (B), Collingwood dans la catégorie (C) et Hempel dans la catégorie (D). Ainsi Collingwood ne nie absolument pas que psychologie ou économie soient des sciences assimilables aux sciences de la Nature. Bien au contraire, il tire parti de ce fait pour accentuer l’irréductibilité de l’histoire. En revanche, Hayek, tout aussi dualiste et antipositiviste, trace la démarcation entre les « sciences naturelles de la société », telles que la démographie statistique, et les sciences humaines stricto sensu, qui doivent s’écarter de tout « scientisme », ou « imitation servile des méthodes des sciences de la Nature », en se fondant sur une approche « subjective ».

  • 4 Popper, quant à lui, refuse ce projet et n’accepte qu’une unité méthodologique, celle des conjectur (...)
  • 5 C. Lévi-Strauss, La Pensée sauvage, p. 327. Ce texte critique l’autonomisme « dialectique » de Sart (...)

11De plus, nous pouvons supposer des différences d’intensité entre les multiples positions autonomistes, jusqu’au « sécessionnisme » d’un Windelband, selon le mot de Collingwood. Ainsi, Weber est moins autonomiste (1) que Dilthey, et Popper moins autonomiste (2) que Collingwood. Nous sommes alors renvoyés à la nature des différences spécifiques (voire génériques) supposées, ou au contraire de l’Unité souhaitée. L’Unité de la Science, prônée par les positivistes, mais pas seulement par eux (cf. K. Popper, G.-G. Granger) peut être d’ordre épistémologique (unité du sujet), ontologique (unité de l’être), théorétique (réductionnisme), ou simplement méthodologique. Le courant central de la philosophie des sciences contemporaine, l’empirisme logique, est fondé sur le projet d’unification de la Science par la construction d’un langage Unitaire qui permettra l’exclusion de la métaphysique (Carnap, Neurath, Hempel)4. Le « pape » de ce projet, Neurath, sociologue et historien marxiste, appelle de ses vœux un « béhaviorisme sociologique » qui permettra d’éliminer des dualismes « dénués de sens » hérités du postkantisme, tels que Nature/Histoire. Tout autonomisme cache un obscurantisme métaphysique (= irrationaliste) qui s’acharne à mettre des obstacles sur la voie de l’Unité de la Science. Certaines différences peuvent subsister, mais elles sont inessentielles. L’opérateur décisif de cette dévalorisation des différences est la fameuse distinction, reprise par Reichenbach et acceptée par Popper, entre « contexte de découverte » et « contexte de justification ». Le psychologue et l’historien peuvent bien avoir des heuristiques propres, il n’en reste pas moins que la justification et la critique de leurs hypothèses auront idéalement la même allure qu’en physique, le recours à l’expérience et les contraintes logiques disposant à tous égards du même type d’autorité. D’autre part, et contrairement à Auguste Comte, les néopositivistes sont des réductionnistes optimistes (physicalisme), qui ne désespèrent pas de « réintégrer la culture dans la nature, et finalement, la vie dans l’ensemble de ses conditions chimiques »5. La tâche que se fixe Hempel dès 1942, c’est d’intégrer l’histoire dans le cadre méthodologique des sciences unifiées.

12Mais notre tableau se révèle trop simple dès lors que l’on s’avise de la possibilité d’être assimilationniste d’un certain point de vue et autonomiste d’un autre. Ainsi, pour Popper et Watkins, il y aura des principes méthodologiques communs et des principes spécifiques à chaque science, à la fois selon leur visée (nomologique ou idiographique) et selon leur objet (intentionnel ou non). Le débat sera alors de savoir si l’ensemble des principes communs est vide, insignifiant, ou s’il est important, et dans quelle mesure. J’appelle minimalement unificatrice toute thèse selon laquelle il existe un ensemble de principes universels non triviaux communs à toutes les recherches, dont l’organon demeure la logique classique, ou, si l’on veut, la « raison analytique ». Mais même si l’on s’accorde à penser que, pour telle et telle raison, seule la position (C) est juste, il restera à déterminer si l’autonomie de l’histoire l’exclut par là même du champ proprement scientifique (Granger), ou si cette même autonomie disqualifie la thèse unificatrice et oblige à reconnaître deux formes différentes de scientificité (Collingwood). Tout dépendra, on le voit, de la théorie de la scientificité que l’on fait travailler, et donc par là de la conception implicite que l’on se fait du paradigme de toute scientificité depuis Newton : la physique. Paradoxalement, le statut des sciences humaines et de l’histoire peut se jouer en partie sur le terrain de l’épistémologie de la physique. En l’abandonnant, les partisans autonomistes du « modèle rationnel » (Dray, etc.) se rapprochent de la critique oxfordienne du scientisme néopositiviste, mais leurs analyses perdent autant d’efficacité épistémologique. Toute épistémologie régionale présuppose une certaine conception de la scientificité de la physique, et donc une certaine épistémologie générale. Autant ne pas le celer.

13En général – mais la position de Weber, par exemple, est certes plus complexe – rien ne semble plus opposé que les épistémologies des « autonomistes » et des « assimilationnistes ». Il me paraît pourtant possible de dégager deux thèses dont l’une au moins est présupposée par chaque théoricien :

T1 : Si les sciences humaines sont ou veulent devenir des sciences effectives, elles doivent produire des résultats objectifs vrais et connus comme tels.

  • 6 Cf. Schopenhauer, Le Monde comme volonté et représentation, p. 1179 : « L’histoire ne traite que de (...)

14Cette thèse revient à considérer que l’hypothèse n’est au mieux qu’un stade préparatoire à la science, celle-ci relevant de l’idéal grec de l’épistémè. Collingwood tient que « guessing is not history », car l’histoire est une science. Mais Collingwood n’étant pas positiviste, il lui faut montrer que cette science certaine n’est pas réductible à l’exhibition de « faits » déductibles des documents, et que son infaillibilité provient du sujet : celui-ci « reproduit » (re-enact) dans son esprit le cheminement rationnel de la pensée des agents historiques. Collingwood sait mieux que quiconque que cette scientificité de l’histoire ne peut être assimilée purement et simplement à une épistémè, puisque l’étude objective des faits passe par la généralité du concept et ne saurait s’emparer de l’individualité transitoire en tant que telle. La seule façon d’éviter que l’histoire ne soit « moins philosophique que la poésie », selon les termes célèbres du Stagirite, c’est de reconnaître que le procès individuel de réflexion de l’agent peut être effectivement re-produit, sans différence, par l’esprit (individuel) de l’historien. Autrement dit, une science naturelle de l’individu est impossible6, mais pas une science historique. Or seul le passé humain est reproductible, du fait d’une communauté ontologique du représenté et du représentant.

15 Du point de vue faillibiliste, T1 est simplement fausse. Tout est conjecture, plus ou moins corroborée. L’individu n’est jamais complètement et certainement connaissable, car toute approche, théorique ou pratique, est sélective. Le re-enactment n’est pas un critère de vérité, mais il n’en existe aucun, pas même en mathématiques (l’ensemble des énoncés vrais de l’arithmétique n’est pas récursif). La pluralité des reconstructions possibles des raisons d’un acte n’est pas un défaut, mais la règle : history is guessing and science as well

T2 : Si les sciences humaines – et éventuellement l’histoire – sont des sciences explicatives, elles doivent adopter les méthodes positivistes des sciences de la Nature,

  • 7 On pourrait citer ici par exemple Gadamer, et même Collingwood, qui accepte T2 semble-t-il pour les (...)

16Autrement dit, T3 : le positivisme constitue une autodescription correcte des sciences de la nature7.

17On doit remarquer cependant que si T2 présuppose T3, l’inverse est faux. Elles ne sont donc pas équivalentes. Hayek a d’abord adopté T3 sans T2, pour ensuite, sous l’influence de Popper, rejeter les deux. Si l’on rejette T3, on peut alors conserver T’2, ou thèse de l’unité de la méthode :

T’2 : Si les sciences humaines sont des sciences explicatives, elles doivent adopter des méthodes semblables à celles des sciences de la Nature.

18En revanche, l’acceptation implicite de T2 amène ceux qui en acceptent l’antécédent à en affirmer le conséquent (par modus ponens) et ceux qui en refusent le conséquent à en rejeter l’antécédent (par modus tollens). Le rejet de T2 seul permet d’accorder aux premiers la vérité de l’antécédent et aux seconds la fausseté du conséquent, position de Popper.

19Qu’entendre ici par « positivisme » ? Non pas la doctrine de Comte, mais plutôt un ensemble flou de thèses plus ou moins solidaires, rarement soutenues en même temps et au même titre, mais que l’on peut ramener à celles-ci :

  • il convient d’exclure le recours à des entités cachées, toujours conçues sur le modèle des « essences » ou des « dispositions » ad hoc et des « causes finales » théologico-métaphysiques ;
  • il faut éliminer le plus possible l’interférence du chercheur avec son objet, supposé « déjà là ». Donc éliminer les préjugés (Bacon) et se méfier de tout dépassement des données.

20Positivement, il convient, à partir de « données » empiriques certaines, d’induire des généralisations si possible vérifiées sur d’autres cas (prédiction).

  • 8 K. Popper, The Open Universe.

21 La science achevée aura la forme d’un corps de lois déterministes (idéalement : des équations différentielles) systématiquement unifiées par un ensemble d’axiomes vrais, sur le modèle euclidien. Ce dernier point n’est aucunement nécessaire ni suffisant pour définir le courant positiviste, mais il sera nécessaire de le nier pour accorder un statut quelque peu scientifique à l’histoire sans tendre vers un historicisme. La dissociation du déterminisme d’avec la méthode scientifique est l’un des projets fondamentaux de Popper : la recherche de lois déterministes est compatible avec l’affirmation de l’indéterminisme ontologique8. Si l’historien ne peut produire de telles lois, ses résultats seront « moins scientifiques » (= moins testables) que ceux du physicien, mais il n’est pas obligé de trouver des déterminismes stricts (« nécessité de fer », comme le dit Marx) pour adopter une approche scientifique. L’archéologue n’a pas besoin d’être capable de « prédire l’histoire » pour tirer des conséquences empiriques de ses hypothèses explicatives afin de pouvoir, s’il a de la chance, les confronter avec la réalité.

  • 9 C. Hempel, « The function of general laws in history », in H. Feigl et M. Brodbeck (éd.), Readings (...)

22C’est Hempel, néopositiviste américain d’origine allemande, qui a tenté « l’annexion » de l’histoire à la Science unifiée prônée par les empiristes logiques du Cercle de Vienne9. Mais il l’a fait en abandonnant les thèses du néopositivisme radical, qui allait jusqu’à refuser toute valeur de vérité, et donc toute signification empirique, aux lois universelles, du fait de leur invérifiabilité de principe. L’histoire sera bien au contraire annexée grâce à son inscription dans le cadre du modèle « omologique – déductif » de l’explication scientifique, déjà (re)-défini par K. Popper en 1934, lui-même adversaire opiniâtre de toutes les thèses spécifiques du Cercle. Cette situation historique complexe n’a pas peu conduit à obscurcir le débat.

  • 10 Plus exactement : l’énoncé décrivant le phénomène.

23C’est autour de ce modèle N.D. que les polémiques vont se cristalliser dans les années cinquante. Si l’on n’entre pas dans les détails – en particulier dans le problème des lois statistiques – le modèle est simple. Il s’agit de considérer le phénomène10 à expliquer (explanandum) comme devant être déduit d’un ensemble de prémisses explicatives (explanans). Ceci n’est rien d’autre que l’explication causale mise en forme syllogistique à la manière d’Aristote. On exigera le respect de deux contraintes :

  • la thèse déductive : l’explanandum doit être (dans le cas idéal) logiquement déductible de l’explanans ;
  • la thèse des « covering laws » ou de la « subsomption sous des règles », pour parler comme Kant : l’explanans doit comprendre du moins un énoncé universel, gouverné par un quantificateur du même nom.
  • 11 K. Popper, Objective Knowledge, Appendice i.
  • 12 On pourrait appeler parfait ou lichtenbergien un enthymème sans prémisses auquel manque la conclusi (...)

24Tout syllogisme valide comprend (au moins) une prémisse universelle. On pourrait croire, nous dit Popper11 que l’explanans particulier : « Ce rat a ingéré une forte dose de mort-aux-rats » suffit à expliquer sa mort. Mais le syllogisme ne serait pas valide : il est logiquement possible que son antécédent soit vrai et son conséquent faux. Imaginons un monde possible dans lequel la substance désignée par nous sous le nom de « mort aux rats » provoque chez le rat un brusque sentiment de jouissance : dans ce monde possible, nous refuserions l’explanans sus-dit pour rendre compte de la mort du rat. Aussi devons-nous recourir à quelque généralité de type : « tous les rats meurent après ingestion de mort aux rats ». Nous considérons cette prémisse comme triviale et ne la mentionnons même pas : nos raisonnements sont en règle générale exprimés par des enthymèmes, syllogismes auxquels manque au moins une prémisse, en l’occurrence universelle12. Le modèle N.D. a une double valeur critique ; il s’inscrit dans le cadre d’une doctrine de l’unité de la logique en tant qu’organon : il n’y a pas de « logique » de l’argumentation historique (ou autre) qui se réfère à d’autres règles que celles de la logique classique ; d’autre part toute explication (enthymématique) doit pouvoir en principe être explicitée : les chaînons manquants, les généralisations abusives ou les présuppositions cachées doivent être mis au jour lorsqu’ils ne sont pas triviaux. Et même certaines « trivalités » apparentes peuvent à l’occasion être exhibées et mises en cause.

25La grille fournie par le modèle devrait permettre d’éliminer des raisonnements employés par les historiens toutes les pseudo-explications, de la même manière que la logique pour Frege avait pour fonction (parmi d’autres) de permettre d’éliminer du texte mathématique les pseudo-inférences non justifiées ou cachées par des métaphores ou des ambiguïtés. Chaque fois qu’un historien emploie des termes tels que « donc », « évidemment », nous sommes en droit de nous demander à quelle loi universelle il se réfère, et si elle est « raisonnablement bien confirmée ». De telle sorte que « l’exposition au grand jour des hypothèses enfouies sous les pierres tombales « donc », « par suite de », « à cause de »…, révèlera souvent que l’explication offerte est médiocrement fondée, voire totalement inacceptable » (id., p. 406).

26 La thèse déductive oblige à renforcer les liens argumentatifs : l’historiographie n’étant pas formalisée, il convient d’être d’autant plus attentif aux enchaînements qu’il est toujours possible de faire passer un énoncé affirmant l’occurrence d’un évènement pour une prédiction, et donc, s’il y a lieu, pour une confirmation d’une théorie, alors même que les deux énoncés sont en fait indépendants.

  • 13 C. Hempel, « The function of general laws ».

Il arrive quelquefois que la prédiction est en fait une conjecture (guess) ingénieuse, qui peut avoir bénéficié de l’influence de la vision théorique de l’auteur, mais sans qu’on puisse y arriver par les moyens de la théorie seule. Ainsi, un partisan d’une théorie parfaitement métaphysique peur disposer d’une forte intuition (sound feeling) du développement historique, et être capable de faire des prédictions correctes, qu’il pourra même coucher dans sa propre terminologie, alors qu’elles ne peuvent en fait être obtenues logiquement à partir de sa théorie13.

  • 14 Cf. J. Heffer, La Nouvelle Histoire économique, p. 31 : « L’historien doit donc se soumettre à ce v (...)

27La thèse déductive a donc pour but la rigueur argumentative : de manière tout à fait classique, le modèle doit permettre d’expliciter l’implicite, de « boucher les trous » et de découvrir les maillons faibles. Un des attraits de la théorie déductive vient de ce qu’elle semble être la seule à promettre cette rigueur14, et à pouvoir placer l’histoire dans un domaine d’objectivité à peine moins stable que celui des sciences naturelles : le lien entre une théorie – dont l’origine peut être subjective – et ses conséquences logiques n’est en rien subjectif, il est donc contrôlable intersubjectivement et validable par des méthodes en principe reconnues par tous comme légitimes.

  • 15 C. Hempel, « The function of general laws », p. 467.

28Le même souci d’objectivité maximale explique l’insistance de Hempel sur le fait que rien dans la structure logique de l’explication – où réside la scientificité – ne permet de dire que l’histoire pourrait se passer de théories, c’est-à-dire de corps d’hypothèses générales systématiquement reliées : « Il est clair que cette thèse s’oppose à la conception familière selon laquelle une explication authentique en histoire est obtenue par une méthode qui distingue de manière caractéristique les sciences sociales des sciences naturelles : la méthode de compréhension empathique15. »

29 Hempel ne nie pas que cette méthode soit parfois appliquée avec succès aussi bien, dit-il de manière significative, par les profanes que par les historiens : « Mais elle ne constitue pas par elle-même une explication ; elle est plutôt essentiellement une méthode heuristique (heuristic device) ». Dans les termes de Reichenbach, elle n’appartient pas au « contexte de justification », domaine de la méthodologie, mais au « contexte de découverte ».

30La tâche de l’historien est d’établir des faits appartenant au passé et d’en rendre compte. Si le modèle déductif est correct, alors le problème de l’objectivité des conclusions que peut tirer l’historien ne se pose pas plus qu’en physique : le programme néopositiviste est rempli, puisque l’unité de la science est assurée par l’exclusion des énoncés qui ne sont ni vérifiables, ni analytiques, en particulier les énoncés sur les valeurs. Si le but de l’explication est d’indiquer des conditions suffisantes de l’explicandum, le caractère suffisant de ces conditions sera garanti par la déductibilité de l’explicandum à partir d’elles, en accord avec des lois empiriquement validées. Comme le remarque William H. Dray (in Philosophy of History, p. 23) : « Il n’y a pas de place dans une telle investigation pour le jugement de valeur de l’historien. » S’il y a désaccord, il résultera non des valeurs différentes adoptées par les historiens, mais de notre connaissance défectueuse des lois pertinentes.

  • 16 L’histoire quantitative (Marczewski) ou plus généralement « sérielle » (Chaunu) semble aller dans c (...)

31Nous ne disposons pas en général de lois absolument universelles, à la différence de ce que nous pouvons légitimement exiger de la physique ; ces désaccords sur ce qu’il y a lieu de considérer comme condition suffisante d’un évènement « peuvent bien être rapportés à des différences de jugement. Mais ce jugement ne sera pas un jugement de valeur ; ce sera une estimation inductive de probabilité » (id.). Si les valeurs de l’historien affectent les conclusions qu’il tire, le modèle de Hempel ne leur accordant pas de place, on pourra affirmer avec certitude que sa recherche n’a pas été menée scientifiquement. La logique garantit l’objectivité16.

32La question la plus épineuse à propos du modèle N.D. ressortit à la nature des « lois » utilisées. Hempel et Popper n’ignorent pas que les sciences sociales sont loin de pouvoir fournir un système de lois générales et précises comparables aux lois de Newton ou aux équations de Maxwell et susceptibles de jouer le même rôle dans l’explication. (Encore que, pour Popper, l’économie néoclassique donne une idée de ce que pourrait être un tel corpus légal, éventuellement utilisable pour l’explication d’un évènement historique particulier, type crise de 29. L’optimisme peut-être excessif de Popper eu égard à l’économie tempère son jugement pessimiste sans doute tout aussi excessif sur les autres sciences sociales, en particulier la psychologie.) Quoi qu’il en soit, dès 1942, Hempel considère qu’en histoire :

  • les lois en question relèvent souvent d’une psychologie individuelle ou sociale que chacun considère comme évidente. Cet argument de la relative « trivialité » des lois est aussi celui de Popper ;
  • il serait souvent « très difficile de formuler les hypothèses sous-jacentes de manière explicite avec assez de précision et en même temps de telle manière qu’elles soient en accord avec toutes les informations empiriques pertinentes qui sont disponibles […] Si (par exemple) nous expliquons une révolution particulière par l’existence d’un mécontentement croissant d’une grande partie de la population, étant donné certaines conditions, il est clair que nous présupposons certaines régularités, mais nous pouvons difficilement établir quelles doivent être l’étendue et la forme spécifique de ce mécontentement, et quelles doivent être les conditions environnementales en question pour qu’une révolution se produise » (id.). Comme le note Hempel, toutes les explications données en termes de lutte des classes ou plus généralement de conditions économiques ou géographiques, ou d’intérêts collectifs, souffrent de cette absence de précision : le contenu des hypothèses implicites ne peut être « reconstruit » que de manière « tout à fait approximative » (id.).
  • 17 P. Gardiner, The Nature of Historical Explanation, p. 54.
  • 18 Cf. sur ce point M. Finley, Mythe, mémoire, histoire, p. 121 sq.
  • 19 In P. Gardiner, The Philosophy of History ; W. H. Dray, Laws and Explanation in History, p. 76 et I (...)

33Il est intéressant de remarquer que Hempel n’en tire ni la conclusion que ce type d’explication est à considérer avec méfiance, – ce serait s’engager, par exemple, dans un débat sur I’historicisme ou sur I’individualisme méthodologique –, ni la conclusion que l’objet même de l’enquête historique ne permet pas que l’on prenne comme modèle l’explication déductive nomologique. On pourrait en effet considérer que cet argument montre que l’on ne peut espérer expliciter avec assez de précision les lois employées dans la recherche, et que par conséquent la théorie hempélienne est à rejeter comme utopie, de l’aveu de son auteur lui-même. Les défenseurs du modèle pourraient toutefois rétorquer que ce n’est pas parce que l’explication complète est impossible qu’il faut renoncer à rechercher les généralités sur lesquelles sont fondées toutes les explications, et à essayer de les formuler de la manière la plus précise. Le but est que l’on puisse rejeter les pseudo-explications par analogies qui ne sont pas fondées empiriquement. Or, le risque de telles explications, d’ailleurs séduisantes par leur apparente universalité, est d’autant plus grand que les concepts employés par l’historien sont la plupart du temps ceux du langage courant, et sont par conséquent vagues et imprécis : comme le dit Patrick Gardiner17, « des mots comme “révolution” ou “conquête” n’ont pas de règles d’application bien définies, et leur signification change même au cours du temps ». Contrairement à Hempel, I. Berlin et W. Dray emploient ce même argument pour montrer que même si, comme le reconnaît volontiers Berlin, tous les jugements historiques « incorporent » des généralisations18, peu d’entre eux « sont susceptibles d’être organisés en une structure formelle qui rende possible des implications ou des exclusions mutuelles systématiques19 ».

  • 20 C. Hempel, « The function of general laws in history », p. 465.

34Hempel reconnaît d’autre part que les explications données par les historiens ne se conforment pas au modèle déductif de manière stricte, mais que les historiens exhibent plutôt des « esquisses », consistant en une indication plus ou moins vague des lois et des conditions initiales considérées comme pertinentes (relevant), et qui exigerait d’être « remplie » pour se transformer en explication complète (full-fledged)20. Ces « esquisses » (sketch) ne peuvent prétendre à la rigueur d’une explication scientifique : le manque de précision des « lois », implicites ou vaguement énoncées qui y figurent les rend difficilement testables. Dans les termes de la Logique de la découverte scientifique, que Hempel, sur ce point du moins, semble accepter, on dira qu’un affaiblissement de précision dans la formulation d’une hypothèse fait baisser le « degré de falsifiabilité » (de testabilité), et donc le « contenu informatif » d’une théorie (cf. LDS, vi, 36).

35Popper montre dans ce chapitre que l’exigence de testabilité maximale (plus grand contenu empirique possible) entraîne celle d’universalité et de précision (du prédicat) maximales. « Si l’on peut comparer l’universalité et la précision de deux énoncés, le moins universel ou le moins précis peut être dérivé du plus universel ou du plus précis, à moins naturellement que l’un soit plus universel et l’autre plus précis » (LDS, p. 123). Le problème est qu’il semble difficile, dans le cas des sciences humaines et particulièrement de l’histoire, de répondre aux deux exigences : plus nous essayons de formuler des hypothèses universelles, plus augmentent le vague et l’imprécision de leur formulation, et donc, dans les termes poppériens, plus s’abaisse la sévérité des tests auxquels elles doivent être systématiquement soumises ; dans ce cas, le caractère ad hoc des hypothèses s’accroît, et les chances de dépister ce caractère diminuent : en conséquence, le degré de corroboration des hypothèses demeure faible, et le progrès est d’autant plus compromis.

36Reste à savoir si l’on doit se contenter de cette situation. L’emploi d’hypothèses peu testables, voire ad hoc, fait partie des « stratagèmes conventionnalistes » (id., p. 82). Faut-il pour autant s’en passer totalement ?

  • 21 Ibid.
  • 22 Ibid., p. 466.
  • 23 Cf. K. Popper, OS, ii, chap. 21, p. 197 sq.

37Hempel fait remarquer que les « esquisses d’explication sont répandues également dans d’autres disciplines que l’histoire ; beaucoup d’explications en psychanalyse, par exemple, illustrent ce point21 ». Nous sommes ici confrontés à un élément crucial du débat : si le modèle « Popper-Hempel » de l’explication scientifique propose un idéal inaccessible à l’histoire et aux sciences humaines en général, est-il possible néanmoins d’établir une distinction (en termes poppériens : une démarcation) entre elles et ce que l’on s’accordera à regarder comme pseudo-science ? Hempel pense que la réponse est affirmative, car une esquisse d’explication scientifiquement acceptable diffère d’une pseudo-explication par le fait qu’elle « indique la direction dans laquelle des énoncés plus précis doivent être cherchés22 », alors qu’une pseudo-explication emploie des concepts « dénués de sens empirique » qui rendent impossible « d’indiquer même grossièrement le type de recherche […] qui pourrait conduire à trouver des preuves empiriques (evidence) pouvant confirmer ou infirmer l’explication suggérée » (id.). Hempel cite comme pseudo-explications celles qui font appel à « la destinée d’une certaine race ou à un principe de justice historique » (id.), que Popper considèrerait comme typiquement « historicistes », relevant d’une métaphysique de l’histoire non contrôlable empiriquement. L’un des reproches que Popper adresse d’ailleurs à Marx est de sembler croire que ses prophéties historicistes ont le même statut scientifique que ses analyses institutionnelles23.

  • 24 Contrairement à Hempel, fidèle en cela au programme néopositivisme de « meurtre du père » métaphysi (...)
  • 25 Cf. K. Popper, OS, ii, chap. 25.
  • 26 C. Hempel, « The function of general laws in history », p. 469.
  • 27 Cf. G. Barraclough, Tendances actuelles de l’histoire, p. 153.

38Mais Popper24 ne refuse pas d’accorder du sens aux énoncés métaphysiques, et les tient au contraire pour indispensables ; d’où son insistance sur l’importance des « interprétations » en histoire, qui sont nécessaires mais qu’il ne faut pas prendre pour plus qu’elles ne sont, pour des explications scientifiques25. Hempel, en revanche, estime qu’une interprétation se ramène soit à une subsomption des phénomènes sous des lois, soit à une pseudo-explication dénuée de signification empirique, sinon d’« appel émotif et d’associations pittoresques vives » (« The function of general laws in history », p. 468). La grille fournie par la méthodologie doit ainsi permettre de faire le tri entre science et idéologie, et d’écarter les utilisations frauduleuses de l’histoire par le contrôle des hypothèses. Hempel considère en particulier que l’usage des termes « déterminé » et « dépendant » en histoire relève souvent d’une volonté d’imiter les sciences physiques alors que l’on ne peut réellement spécifier « quel type de changement s’ensuit régulièrement d’une modification (économique ou géographique)26 ». Autrement dit, le respect du modèle impliquerait que l’on puisse effectivement décrire des déterminations fonctionnelles du type de ceux que décrit la loi de Mariotte (ou de Boyle), et non seulement des « influences » intuitivement plausibles. On pourrait appuyer cette remarque en soulignant quelle fausse rigueur peut conférer l’usage de termes à connotation mathématique, tels que « fonction de », « déterminé », « structure », alors que leurs conditions d’applicabilité ne sont pas respectées27. Or, « l’élaboration des lois vers autant de précision que possible apparaît clairement comme étant le sens dans lequel le progrès de l’explication scientifique doit être recherché ». Il convient d’autre part de donner une interprétation aux variables de l’explanandum.

  • 28 Ou plus exactement, un évènement particulier en tant qu’il tombe sous certains concepts (l’éclipse (...)
  • 29 Cf. A.-A. Cournot, Essai sur les fondements de notre connaissance, § 313 ; cf. aussi le § 306, qui (...)

39En premier lieu, e peut désigner un évènement singulier28 identifié par un nom propre et des coordonnées spatio-temporelles plus ou moins précises : la traversée du Rubicon, le Krakatoa, la révolution industrielle, la décolonisation, etc. Suivant Hayek, on parlera dans ce cas d’explication « en détail », les conditions initiales décrivant l’ensemble des « causes » de l’évènement, et le lien (nexus) étant donné par la ou les lois universelles. Ce n’est que sous certaines hypothèses décrivant des régularités qu’un évènement « s’ensuit » d’un autre. Si l’histoire était pur surgissement évènementiel, aucune explication causale n’en serait possible. Si elle était pur enchaînement déterministe dans un système fermé, elle ne serait pas vraiment histoire29.

  • 30 Cf. K. Popper, « La rationalité et le statut du principe de rationalité ».
  • 31 F. von Hayek, « Degrees of explanations », in Studies in Philosophy, Politics and Economics.

40 Si e désigne une classe d’évènements (les marées, les guerres modernes etc.), c désignera des « conditions initiales typiques30 », ou « modèle ». Selon les termes de Hayek, on parlera d’explication « en principe31 ».

  • 32 Contrairement à ce que dit Paul Ricœur, dans son livre remarquable Temps et Récit, i, où la thèse d (...)

41Toute explication « en détail » est, par définition, historique. Le modèle N.D. permet donc, selon Popper, de retrouver la distinction entre approche « nomothétique » et « idiographique », sans bien entendu que l’on soit obligé d’abandonner la thèse de l’unité méthodologique32. Tout dépend de ce que l’on considère comme problématique. Si LU (lois) et C (conditions initiales) sont connues, on cherche à déduire e, i. e. ce qui arrivera à la suite de C : il s’agit de l’acte de prédiction, ou d’anticipation, fondamental pour l’action. Si LU est problématique et C observable, e constitue un test ; si LU est non problématique, par exemple s’il est constitué de règles techniques combinées avec des théories (résistance des matériaux etc.), et si e désigne un état du monde désiré et compatible avec LU, le problème devient celui de trouver les conditions C adéquates, par exemple le matériau et la quantité de matériau qui permettent de minimiser les coûts etc. Si LU est non problématique et e observé, la tâche (historique) consiste à trouver les conditions C telles que [(LU ∧ C)] → e, ou encore [LU → (C(e)].

  • 33 Cf. G.-G. Granger, Pensée formelle et sciences de l’homme.
  • 34 Thèse métaphysique et non tautologie, à ne pas confondre avec cette autre : ce qui a eu lieu ne pou (...)
  • 35 Cf. K. Popper, The Open Universe.
  • 36 Lorsque l’historien rend compte des pratiques, ou des actions, il doit ne pas oublier leur spécific (...)

42Ces deux dernières tâches sont, comme on le sait depuis Aristote, comparables en ce qu’elles visent l’individuel, mais différentes en ce que la tâche historique ne saurait transformer e, passé, alors que la tâche pratique est une production d’évènements33. Ce qui a eu lieu ne peut plus ne pas avoir eu lieu34, alors que certaines choses qui peuvent avoir lieu peuvent ne pas avoir lieu. Le déterminisme, ou la négation de « l’ouverture » de l’avenir35, rabat la pratique sur l’histoire36.

43 Qu’exiger de I’explanans ? Pour le moins qu’il ne soit pas ad hoc, qu’il soit possible d’en tester les éléments indépendamment de l’explanandum. Si un élément de I’explanans n’a pas d’autre conséquence observable que l’explanandum, il est ad hoc. Selon Popper, qui insiste beaucoup plus sur ce point que Hempel, il est essentiel de distinguer non ad hoc, ou testable indépendamment, et observable ; à l’encontre des empiristes, il tient pour fausse l’identité : empirique = (en principe) observable, et la remplace par : empirique = testable = réfutable par l’expérience. Le positivisme, en rabattant l’empirique sur l’observable, refuse tout appel explicatif à des entités non observables : ainsi le béhaviorisme répute dénuée de sens toute mention d’une intentionnalité. Popper peut en revanche faire appel à des intentions cachées, pour autant qu’il soit au moins en principe possible de tirer d’une hypothèse portant sur des intentions des conséquences observables (confrontables aux documents) différentes de l’action elle-même. On refusera d’expliquer le comportement X par une hypothèse réduite à l’intention de se comporter de manière X… Cela dit, en histoire, les arguments faisant appel à la plausibilité seront fréquents, et le recours à du ad hoc « plausible » paraît être souvent indispensable, faute de mieux. À la différence du romancier, l’historien se doit d’alerter son lecteur sur les différentes bases empiriques de ses hypothèses, et de signaler au besoin ses conjectures incontrôlables.

44La critique la plus célèbre du modèle déductif a été portée en 1957 par William Dray, en partie héritier de Collingwood. Selon Dray, le modèle de Hempel conduit la recherche historique sur de fausses voies, car il ne correspond pas du tout à la pratique des historiens et risque de constituer pour eux une norme stérilisante. Les « lois » en question sont soit trop vagues et donc peu informatives, soit trop précises et fausses. La belle scientificité qui nous livre à la tautologie ou à l’erreur manifeste ! Soit l’impopularité de Louis xiv pendant les vingt dernières années de son règne ; va-t-on l’expliquer en la subsumant sous la loi : les dirigeants qui poursuivent des politiques contraires à l’intérêt de leurs sujets deviennent impopulaires ? Mais cette loi est fausse, rétorque Dray ! Si l’on essaye de préciser et de limiter le domaine de la loi, on risque fort d’en arriver à une « loi » du genre : toutes les fois qu’un dirigeant fait le genre de choses que fit Louis xiv dans un pays du genre de la France en 1680, il tend à devenir impopulaire…, ce qui n’est qu’une pseudo-loi ad hoc. Le modèle N.D. est utopique. À sa place, Dray propose en conséquence un modèle concurrent, le « modèle rationnel » : « Lorsqu’un historien se met à expliquer une action historique, son problème est habituellement qu’il ignore la raison pour laquelle l’agent a fait ce qu’il a fait. Pour le comprendre, il cherche à savoir comment l’agent concevait sa situation, y compris les résultats possibles de plusieurs “scénarios d’actions’’ qu’il était à même de concevoir, et ce qu’il voulait accomplir : ses intentions, ses buts ou ses motifs. L’intelligence de la situation est obtenue lorsque l’historien rend compte du caractère raisonnable de l’action en question, eu égard aux croyances et aux intentions de l’agent ; son action peut alors être expliquée comme ayant été appropriée ».

  • 37 W. H. Dray, in P. Gardiner (éd.), The Philosophy of History, p. 70 ; P. Goubert, Louis xiv et vingt (...)

45Prenant l’exemple de l’explication par l’historien Treveylan du succès de l’invasion de l’Angleterre par Guillaume d’orange, Dray en tire la conclusion que l’établissement d’une connexion déductive entre l’explanans et l’explanandum fondée sur la subsomption du second sous des lois empiriques incluses dans le premier « n’est ni une condition nécessaire ni une condition suffisante de l’explication ». Celle de Treveylan repose en effet sur l’analyse de l’erreur de Louis xiv, qui, durant l’été 1688, cessa d’exercer toute pression militaire sur la Hollande. L’historien tente alors de reconstruire le (mauvais) calcul de Louis : celui-ci pensa que, même si Guillaume débarquait en Angleterre, cela déclencherait une guerre civile, comme toujours dans cette île factieuse. Pendant ce temps, il pouvait s’attaquer à l’empereur. Ce qui rend cette conduite intelligible est « notre découverte d’un calcul qui n’était pas aussi absurde qu’il ne le semble après l’évènement37 ». La décision malencontreuse du roi était en fait appropriée aux circonstances telles qu’il les envisageait, et qui fournirent les raisons de son acte. Dray considère que le but de cette explication n’est pas « de montrer que l’agent appartenait à une sorte d’hommes qui fait toujours la sorte de choses qu’il fit dans des types de circonstances semblables à celles dans lesquelles il croyait qu’il était ! ». Le but en est plutôt de montrer que ce qu’il fit « avait une signification parfaitement positive de son propre point de vue ». De plus, l’établissement d’une connexion déductive ne serait pas suffisante, car il ne permettrait pas de faire apparaître de relation entre les intentions et les actes.

  • 38 R. Collingwood, The Idea of History, Part. v, p. 205.
  • 39 W. H. Walsh, An Introduction to Philosophy of History, p. 59 ; en toute rigueur, il n’y a pas de ce (...)
  • 40 W. H. Walsh, An Introduction to Philosophy of History, p. 61 ; cf. aussi la notion de « catégorie » (...)

46Expliquer en histoire se ramène selon Dray pour une grande part à comprendre les raisons des actes, et à en « réciter » l’enchaînement narratif, impossible à prédire et à déduire. Ce modèle permet de retrouver le « re-enactement » collingwoodien, sans toutefois supposer qu’il ait pour fonction une quelconque connaissance de l’esprit, une « autoconnaissance de la nature humaine38 ». Il permet cependant d’insister sur la spécificité de la dimension « spirituelle » de l’histoire : celle-ci est possible parce que toute action possède un « aspect-pensée » (thought-side)39. D’autre part, il est compatible avec l’idée selon laquelle l’opération proprement historique est celle du récit significatif. Cette dernière idée a été précisée par Walsh grâce au concept de « colligation » emprunté à Whewell40 : l’historien tente de dévoiler l’intelligibilité des évènements en les « colligeant » grâce à des « idées appropriées » qui sont censées avoir fourni pour les agents d’une époque donnée le cadre de leur action. Cette notion permet de réunir l’interprétation idéaliste, qui cherche des raisons, et l’interprétation positiviste, qui cherche des tendances générales.

  • 41 Cf. P. Strawson, « Review of Dray », in Mind.
  • 42 W. H. Dray, in The Philosophy of History, p. 72.
  • 43 C. Hempel, Aspects of Scientific Explanation, p. 470 ; et in The Philosophy of History, p. 90-105.

47Certaines critiques du modèle rationnel41 ont porté sur la notion de « bonnes raisons pour agir de telle manière ». On se demande par exemple si elle ne risque pas de faire opérer à l’historien des « rationalisations après coup », surtout du fait que le caractère approprié de l’action dépend non seulement des informations dont disposait l’agent mais de la qualité de son jugement. Or nous ne pouvons comprendre comme « rationnel » un argument non valide. Dray le reconnaît42, mais en conclut que le critère de rationalité de l’action ne peut être suffisant, et qu’il n’est pas toujours applicable, ce qui ne va pas sans affaiblir la prétention de ses partisans à fournir une alternative au modèle déductif. D’autre part, il n’est pas sûr que le modèle de Dray puisse résister à une traduction dans le modèle N.D., et surtout qu’il puisse s’y substituer. Selon Hempel43, le schéma proposé par Dray consiste à répondre à une question de la forme : « Pourquoi l’agent A a-t-il fait X ? » en produisant un explanans du type :

48A était dans une situation de type C. Dans une situation de type C, la chose appropriée à faire est X.

49Mais ce schéma est doublement incomplet, puisqu’il présuppose un critère de rationalité qui permette d’engendrer X comme la conduite rationnelle étant donné C, qu’il présuppose que A est un agent rationnel, et que tout agent rationnel est disposé à agir de manière rationnelle.

50La reconstruction hempélienne du modèle de Dray sera dès lors du type :

51A était dans une situation de type C

52 A était un agent rationnel

53Dans une situation de type C, tout agent rationnel fera X

  • 44 Alan Donegan fait remarquer (« Historical explanation : the Popper-Hempel theory reconsidered », in (...)

54Donc, A fit X44.

55Le « principe d’action » normatif de Dray est ici remplacé par une généralisation empirique testable, qui a tous les caractères d’une loi générale. Comme le remarque Hempel, cela équivaut à une restauration du modèle des « lois englobantes ». La multiplicité des solutions rationnelles ne fera que transformer la loi en énoncé statistique. De manière très cohérente, Hempel propose de compter les explications rationnelles comme des explications dispositionnelles, donc légales, parmi d’autres.

  • 45 K. Popper, Unended Quest, chap. 24, p. 117 ; cf. aussi du même « Historical explanation », in Unive (...)

56La position de Popper dans ce débat, quoique formulée trop rarement par son auteur lui-même, ne laisse pas d’être surprenante. Il s’en explique dans son autobiographie : « Lorsque (en 1936) je lus pour la première fois Misère de l’historicisme, un de mes anciens élèves, Karl Hilferding, fit une intéressante intervention dans la discussion, à laquelle contribuèrent également Carl Hempel et Paul Oppenheim. Hilferding fit remarquer la relation qui existait entre certaines de mes remarques et la section 12 de Logik der Forschung […] Je ne considérais pas, toutefois, cette analyse comme particulièrement importante eu égard au problème de l’explication historique, et ce que je considérais comme important mit plusieurs années à mûrir dans mon esprit. C’était le problème de la rationalité (ou du « principe de rationalité », ou de la « méthode zéro », ou de la « logique de la situation »). Mais pendant des années, la thèse non importante – sous une forme mal comprise – a contribué, sous le nom de « modèle déductif », à engendrer une volumineuse littérature45 ».

  • 46 Telle est la position de Raymond Aron.

57Ce texte explique en partie que l’on puisse à la fois parler du « modèle de Popper – Hempel » et de la thèse de « Collingwood – Popper » : de deux choses l’une, soit le débat Hempel – Dray est mal fondé, soit la théorie poppérienne est incohérente. Une position modérée consisterait à supposer que l’historien navigue entre l’attrait du concept et celui de l’individuel, et qu’en cela il est à la fois hempélien et drayien46. Popper pense, comme Hempel, que l’analyse rationnelle, ou, selon ses termes, situationnelle, peut se couler dans le cadre du modèle N.D. et qu’elle constitue le schéma général de l’explication sociologique, psychologique et historique.

  • 47 K. Popper, The Open Society, ii, p. 270.
  • 48 Ibid., p. 266.
  • 49 Ibid., p. 268.

58L’historien, lorsqu’il veut expliquer une situation, utilise certaines théories, mais Popper insiste sur leur caractère le plus souvent trivial. Cela peut sembler curieux, si l’on pense à ce qu’il dit de la possibilité de théories sociologiques informatives, par exemple en économie : il n’y a pas de raison de supposer que l’histoire économique doive se passer d’hypothèses générales. Le modèle déductif peut être considéré comme plus pertinent lorsqu’il s’agit d’expliquer la perte de valeur des assignats que lorsqu’il s’agit d’expliquer la campagne d’Égypte. Peut-être Popper est-il sur ce point trop sensible au modèle de l’histoire politique dont il conteste par ailleurs le privilège47. L’une de ses thèses est qu’il ne peut exister d’« histoire concrète » ni d’« histoire totale », mais seulement une histoire « abstraite », c’est-à-dire faite d’un certain point de vue. Certains de ces points de vue peuvent être fournis par des hypothèses testables. Mais Popper semble sceptique sur ce point, considérant que l’historien ne peut se passer de point de vue sélectif, même lorsque sa sélection ne peut être opérée sur la base d’une théorie scientifique. L’historien utilise dans ce cas des « interprétations générales48 » qui ne valent que par leur fécondité, et que l’on doit dire « métaphysiques ». Il convient simplement d’en être conscient, de ne pas les prendre pour des hypothèses confirmées par ce qu’elles expliquent (si elles sont irréfutables, elles ne sont pas corroborables), et de ne pas cesser de les examiner de manière critique. Une « quasi-scientificité » peut être attribuée à ces interprétations, par exemple lorsque l’une d’entre elles permet de rendre compte d’évènements nouveaux sans hypothèse auxiliaire supplémentaire. L’objectivité de l’historien ne vient pas de son absence de point de vue, mais commence au contraire par la reconnaissance de son point de vue, lequel est souvent le résultat d’un intérêt ancré dans le présent49.

  • 50 A. Donegan, « Historical explanation : the Popper-Hempel theory reconsidered », p. 21.
  • 51 Ibid., p. 22.

59Toutes les « hypothèses spécifiques » présentées par un historien ne sont pas non plus réfutables ni vérifiables. Mais il ne paraît pas utopique de supposer que l’historien peut dans beaucoup de cas déduire d’une hypothèse portant sur les intentions cachées d’un agent des énoncés falsifiables, et chercher à savoir s’ils sont ou non falsifiés. Ainsi est-il possible de déduire de l’énoncé selon lequel Brutus était résolu à préserver la République à tout prix, non seulement qu’il déciderait de rejoindre la conspiration de Cassius s’il jugeait que c’était la seule solution pour préserver la République, mais aussi que s’il avait pensé que pour ce faire il était nécessaire de tuer Antoine, alors il aurait accepté de le faire50. Comme il est avéré qu’il ne voulut pas qu’Antoine fût tué, si l’on peut montrer qu’il pensait néanmoins que pour préserver la République il aurait été nécessaire de tuer Antoine, alors on peut infirmer l’explication proposée de sa participation à la conspiration de Cassius. Cette réfutation repose sur l’idée que Brutus n’a pas modifié la disposition qui l’amena à participer à la conspiration après qu’il l’eut rejointe. Comme le fait remarquer Donegan, le refus par l’historien d’abandonner cette idée en l’absence de confirmation positive repose sur une considération méthodologique : « Comme le soutient Popper, un bon scientifique observe la règle selon laquelle aucune hypothèse auxiliaire n’est acceptable si elle diminue le degré de falsifiabilité de la théorie51 ». L’agent historique est supposé libre, mais pas en général inconstant. Un changement de comportement, sauf indication positive (Confessions de saint Augustin), ne sera pas expliqué par un changement de disposition ad hoc, mais par l’existence d’une « métadisposition » qui explique à la fois le comportement antérieur et le nouveau : par exemple, expliquer le pacte germano-soviétique en supposant qu’il exprime la même disposition que I’antinazisme de l’URSS qui le précédait (par exemple : sauver l’URSS à tout prix).

  • 52 Cf. K. Popper, « La rationalité et le statut du principe de rationalité ».
  • 53 Sur la différence entre « re-enactment » et « analyse situationnelle », cf. K. Popper, Objective Kn (...)

60En bref, les « lois » utilisées par l’historien peuvent être de nature très variée : l’historien utilise ce qu’il peut, quitte à forger lui-même ses instruments théoriques. En dehors des généralités triviales et des lois physiques et biologiques, il peut se servir des modèles généraux des sciences sociales, testables indépendamment, et eux-mêmes devant en principe être dérivables d’une analyse situationnelle « typique ». Mais la plupart du temps, il construira un modèle situationnel singulier, idéalisation de la situation réelle, et comportant un schéma des analyses situationnelles des divers agents eux-mêmes, préalablement identifiés. Le « principe de rationalité » servira à « animer » ce modèle en jouant le rôle des principes de la dynamique, quoique sans en partager le grand contenu informatif52 : il énonce simplement que les individus agissent en tirant les conséquences de leurs analyses, c’est-à-dire que l’action est toujours le résultat d’une délibération par laquelle le – ou les – individus se « font une idée » de leurs buts, de leurs capacités et de la stratégie adéquate. Autrement dit, toute action, tout comportement est une tentative de solution de problème. Celui-ci dépend évidemment du sujet et de ses préférences, mais ne laisse pas d’être objectif en ce sens que l’agent peut mal le comprendre, par exemple si une information vraie lui manque. Si le comportement a l’air inadapté, le principe exige que l’on construise notre modèle de telle manière que l’action finisse par apparaître adaptée, dès lors qu’il comporte l’analyse situationnelle (erronée) faite par l’agent : c’est elle qui l’a amené à se comporter de manière rationnelle, i. e. adaptée (à elle). Plus un comportement semble absurde – Hitler en 1944 consacrant une partie de ses meilleurs troupes à exterminer les juifs – plus le principe est éclairant ; il exclut l’hypothèse de la « folie subite » et demande que l’on cherche quelles pouvaient être les intentions de Hitler : peut-être considérait-il que sa « mission historique » résidait dans cette extermination et que donc il était d’autant plus nécessaire de la réaliser au plus vite que ses jours étaient peut-être comptés. On pourrait croire que l’historien va être amené à « tout comprendre, (donc à) tout pardonner ». S’il doit, en tant qu’il est lui-même doté d’un système de préférences éthiques, « reproduire en son esprit » la démarche délibérative de Hitler, c’est peut-être le risque. Mais une démarche « distanciatrice » qui objectivise le système de dispositions psycho-éthiques de Hitler peut au contraire amener à révéler leur nature – moralement aberrante –, plus que ne le ferait une hypothèse d’affolement et de décisions absurdes53. Le principe de rationalité est synthétique, à posteriori, et faux, mais suffisamment proche du vrai pour ne pas devoir être abandonné (rôle régulateur). D’autre part, l’analyse situationnelle « narre » l’interaction des actions et des facteurs objectifs, naturels, théoriques ou institutionnels, qui produisent la plupart du temps des conséquences inattendues. La fonction des sciences sociales est essentiellement d’établir et de comprendre ces dernières, qui expriment aussi bien les « résistances du matériau social à nos tentatives de le transformer ».

61L’analyse situationnelle rejoint la théorie de Collingwood-Dray en faisant de la reconstruction de la situation de problème et de l’analyse de leur situation par les agents eux-mêmes le foyer de toute explication. Mais elle distingue de manière forte l’analyse que fait l’agent (problème p), de celle que fait l’historien (métaproblème : quel était le problème de x ?), et dès lors court-circuite tout processus d’identification entre l’historien et l’agent. Cette distance permet la critique : il est possible d’affirmer à la fois que l’agent a agi rationnellement et qu’il aurait pu agir mieux ; si le modèle situationnel, ou schéma de délibération de l’agent constitue sa situation objective, car les croyances en font partie, celles-ci comprennent des assertions objectives qui peuvent s’avérer être plus ou moins bien adaptées aux éléments externes de la situation (fausses informations, ignorance).

  • 54 K. Popper, in De Vienne à Francfort, la querelle allemande des sciences sociales, éd. Th. Adorno et (...)
  • 55 Popper est ambigu. Avec Watkins, je tends à penser qu’un recours à une théorie de la « rationalité (...)

62Ainsi, on ne peut parier d’une part de la « situation objective » de Trotsky et d’autre part de l’analyse, plus ou moins juste, qu’il en fait. Car sa situation « objective » dépend de ses intentions et de sa conception de l’histoire : on doit transformer « des facteurs qui semblaient de prime abord d’ordre psychologique, comme les désirs, les motifs, les souvenirs, les associations, en facteurs de la situation objective54, de telle manière que l’action apparaisse adaptée – en un sens fort, mais peut-être pas « optimalement adaptée55 » – à cette situation. Mais le modèle situationnel de Trotsky comprend également des assertions portant sur des éléments tout à fait extérieurs, et dont il est à supposer qu’un être qui se veut rationnel doit essayer d’avoir une vision juste. L’historien peut alors, sans avoir à juger, montrer où gisaient certaines erreurs de jugement ou de calcul.

  • 56 K. Popper, The Open Society, ii, chap. 14.
  • 57 J. Agassi, in John O’Neill (éd.), Modes of Individualism and Collectivism ; cf. H.-I. Marrou, De la (...)
  • 58 On notera que l’analyse situationnelle que fait l’alpiniste comprend des jugements sur ses propres (...)
  • 59 Le rôle des anticipations, et en particulier des « anticipations déçues » (disappointed expectation (...)

63L’analyse situationnelle part de l’idée selon laquelle on ne doit faire ni l’histoire « totale », ni celle des grands hommes, des périodes ou des nations, mais celle des problèmes, de leurs tentatives de solutions et des conséquences inattendues de ces tentatives. Dans cette optique, elle est compatible avec des idées « systématiques », qui mettent l’accent sur le cadre à la fois géographique, institutionnel et culturel dans lequel les actes ont lieu. L’individu a-social est une abstraction dénuée d’intérêt, du fait même que l’homme a été social avant d’être homme56. Ce que l’individualisme méthodologique refuse, c’est l’idée selon laquelle les concepts totalisants (l’Histoire, les forces sociales, la longue durée, la bourgeoisie, la France, l’État…) pourraient désigner des entités dotées de fins propres gouvernant l’action individuelle. Il ne refuse pas l’existence à ces totalités, mais leur hypostase en causes des phénomènes57. L’action individuelle est contrainte par ces entités, comme celle d’un alpiniste par la structure « résistante » de la paroi : mais celui-ci peut néanmoins y ouvrir des voies…58 L’indéterminisme se ramène à l’idée que toutes les situations ne sont pas « à une seule sortie » (single-exit), selon le mot de Watkins, que l’« acteur » peut jouer à l’intérieur du « système », lequel est en grande partie constitué d’autres acteurs (dimension stratégique : je pense que tu croies que je vais faire X, etc.)59.

  • 60 Cf. Ph. Mongin, « Modèle rationnel ou modèle économique de la rationalité ? ».

64Lorsqu’une pluralité d’individus affronte une situation à peu près identique, on devra constituer abstraitement un « idéal-type » individualiste : le banquier calviniste, le sans-culotte en 93, le spéculateur sur le marché du dollar etc. Comment procéder autrement ? Mais cette construction compréhensive se révèle très délicate, même si l’on prend garde à ne pas la réifier. Doit-on exagérer certains traits de manière typique (Weber) ? Ou bien tenter une construction moyenne ? Une partie de l’épistémologie de la microéconomie tourne autour de ce type de questions60. Puisque le « récit total » est impossible, et à peine régulateur, il faut travailler avec des idéalisations.

65Il me semble qu’une partie de ce que l’on pourrait appeler « l’opération historique » consiste à revenir au moment de la « situation de problèmes » antérieure aux évènements à expliquer, et à tâcher de reconstruire la carte des possibles envisagés par les agents, tous situés sur un même plan. Marx lui-même, dans le 18 Brumaire, ne met-il pas sur la même scène des acteurs de statuts différents : des classes (bourgeoisie d’affaire, etc.), des groupes constitués (l’armée), des organisations volontaires (parti de l’ordre, républicains), des individus (Louis-Napoléon) ? L’histoire est un film sans acteurs privilégiés. L’usage des « conditionnels contrefactuels », chers à Weber et Aron, est alors indispensable, ne serait-ce que pour comprendre les choix (parmi les possibles) faits par les agents, et pour tâcher d’assigner l’importance respective des facteurs dans l’imputation causale.

  • 61 Cf. l’éloge que fait Popper de Tolstoï sur ce point dans Misère de l’historicisme, sect. 31 ; le «  (...)
  • 62 En ce qui concerne Popper lui-même, la réponse est négative : moins on fait d’hypothèses psychologi (...)

66L’erreur, du point de vue poppérien, consisterait à croire que la réduction du rôle des « grands hommes »61 conduit à la négation du rôle des individus. Il semble au contraire qu’il y a parfois quelque mépris dans le refus d’accorder une quelconque rationalité ou stratégie aux « masses », c’est-à-dire aux individus sans nom qui agissent en commun sans signer leurs actes. Ce quasi-mépris est compatible, comme toujours, avec une idolâtrie qui attribue à ces « masses » des vertus que bien peu accorderaient à chacun de leurs membres. En revanche, le problème de la formation des comportements de foule est sans doute l’un des plus passionnants que puisse se donner un individualiste. Il ne semble pas évident en l’occurrence que l’on puisse le faire sans recourir à certaines hypothèses psychologiques sur les propensions individuelles à s’imiter par exemple. L’analyse situationnelle n’a pas assez clarifié ses rapports avec la psychologie, voire la psychanalyse62.

  • 63 Que l’on pense en particulier à la méthode de travail de Martin Malia (Comprendre la révolution rus (...)

67La longue durée ne doit pas effrayer un « situationaliste » : il peut l’intégrer dans les contraintes, y compris les traditions, à condition qu’il dispose d’une « théorie rationnelle de la tradition », selon les termes de Popper (théorie qu’il n’a fait qu’esquisser). Mais elle ne doit pas non plus le terrasser : quel historien peut s’en autoriser pour supposer que la révolution d’Octobre fait partie de la « poussière des évènements » sans importance ?63 À l’échelle géologique, même la « révolution néolithique » est un grain de sable. Même l’histoire.

Bibliografia

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Note

1 Texte inédit.

2 II ne m’est malheureusement pas possible ici de donner toute son importance à la pensée de Collingwood, qui constitue sans nul doute une très intéressante philosophie de l’histoire.

3 F. von Hayek, Scientisme et sciences sociales, chap. v : « L’objectivisme scientiste ».

4 Popper, quant à lui, refuse ce projet et n’accepte qu’une unité méthodologique, celle des conjectures et de leur critique intersubjective grâce en particulier à la déduction de conséquences observables.

5 C. Lévi-Strauss, La Pensée sauvage, p. 327. Ce texte critique l’autonomisme « dialectique » de Sartre.

6 Cf. Schopenhauer, Le Monde comme volonté et représentation, p. 1179 : « L’histoire ne traite que des individus. Elle serait donc une science des individus, ce qui implique contradiction » ; cf. G.-G. Granger, Pensée formelle et sciences de l’homme, in fine.

7 On pourrait citer ici par exemple Gadamer, et même Collingwood, qui accepte T2 semble-t-il pour les sciences humaines, mais non pour l’histoire.

8 K. Popper, The Open Universe.

9 C. Hempel, « The function of general laws in history », in H. Feigl et M. Brodbeck (éd.), Readings in the Philosophy of Science.

10 Plus exactement : l’énoncé décrivant le phénomène.

11 K. Popper, Objective Knowledge, Appendice i.

12 On pourrait appeler parfait ou lichtenbergien un enthymème sans prémisses auquel manque la conclusion. Même les silences peuvent être argumentatifs.

13 C. Hempel, « The function of general laws ».

14 Cf. J. Heffer, La Nouvelle Histoire économique, p. 31 : « L’historien doit donc se soumettre à ce va-et-vient incessant entre la théorie et les preuves empiriques, examinant successivement la validité empirique des conditions environnantes, la cohésion logique du modèle, la validité empirique des fonctions qui relient les conditions environnantes aux conclusions, enfin la validité empirique de ces conclusions ». Les partisans de cette « New Economic History » se référent explicitement au modèle N.D. lorsqu’ils construisent des modèles économétriques en vue d’établir des interactions entre variables dans une situation donnée ; cf. G. Barraclough, Tendances actuelles de l’histoire, p. 129.

15 C. Hempel, « The function of general laws », p. 467.

16 L’histoire quantitative (Marczewski) ou plus généralement « sérielle » (Chaunu) semble aller dans ce sens, en précisant de manière statistique la notion braudelienne de « longue durée », et en fournissant des tests précis ; cf. G. Barraclough, Tendances actuelles de l’histoire, p. 145 et F. Furet, in J. Le Goff et P. Nora (dir.), Faire de l’histoire, i, p. 42. Mais elle n’est qu’un moyen.

17 P. Gardiner, The Nature of Historical Explanation, p. 54.

18 Cf. sur ce point M. Finley, Mythe, mémoire, histoire, p. 121 sq.

19 In P. Gardiner, The Philosophy of History ; W. H. Dray, Laws and Explanation in History, p. 76 et I. Berlin, p. 163.

20 C. Hempel, « The function of general laws in history », p. 465.

21 Ibid.

22 Ibid., p. 466.

23 Cf. K. Popper, OS, ii, chap. 21, p. 197 sq.

24 Contrairement à Hempel, fidèle en cela au programme néopositivisme de « meurtre du père » métaphysique (K. Popper, CR, p. 275).

25 Cf. K. Popper, OS, ii, chap. 25.

26 C. Hempel, « The function of general laws in history », p. 469.

27 Cf. G. Barraclough, Tendances actuelles de l’histoire, p. 153.

28 Ou plus exactement, un évènement particulier en tant qu’il tombe sous certains concepts (l’éclipse de lune du 3 août 1984).

29 Cf. A.-A. Cournot, Essai sur les fondements de notre connaissance, § 313 ; cf. aussi le § 306, qui critique la « maxime reçue » des Anciens concernant l’impossibilité d’une science de l’individuel.

30 Cf. K. Popper, « La rationalité et le statut du principe de rationalité ».

31 F. von Hayek, « Degrees of explanations », in Studies in Philosophy, Politics and Economics.

32 Contrairement à ce que dit Paul Ricœur, dans son livre remarquable Temps et Récit, i, où la thèse de Hempel me paraît toutefois être présentée d’une manière très partiale, et, de manière significative, sans étude de Popper. De même, l’individualisme méthodologique y est traité comme un repoussoir et non discuté.

33 Cf. G.-G. Granger, Pensée formelle et sciences de l’homme.

34 Thèse métaphysique et non tautologie, à ne pas confondre avec cette autre : ce qui a eu lieu ne pouvait pas ne pas avoir lieu (nécessitarisme attribué aux Mégariques). Tout dépend de la portée de l’opérateur modal de nécessité.

35 Cf. K. Popper, The Open Universe.

36 Lorsque l’historien rend compte des pratiques, ou des actions, il doit ne pas oublier leur spécificité de tension vers l’avenir (cf. Augustin), à la fois connu (prédit) et incertain, et tâcher de « rendre au passé l’incertitude de l’avenir » (Aron), afin de ne pas « to be wise after the event », comme le dit l’historien des sciences poppérien Agassi.

37 W. H. Dray, in P. Gardiner (éd.), The Philosophy of History, p. 70 ; P. Goubert, Louis xiv et vingt millions de Français, p. 208, parle des « calculs de (Louis) qui tous furent déjoués ».

38 R. Collingwood, The Idea of History, Part. v, p. 205.

39 W. H. Walsh, An Introduction to Philosophy of History, p. 59 ; en toute rigueur, il n’y a pas de ce point de vue d’histoire de la nature : R. Collingwood, The Idea of History, p. 302.

40 W. H. Walsh, An Introduction to Philosophy of History, p. 61 ; cf. aussi la notion de « catégorie » historique selon C. Perelman, « Les catégories en histoire », in Revue internationale de philosophie.

41 Cf. P. Strawson, « Review of Dray », in Mind.

42 W. H. Dray, in The Philosophy of History, p. 72.

43 C. Hempel, Aspects of Scientific Explanation, p. 470 ; et in The Philosophy of History, p. 90-105.

44 Alan Donegan fait remarquer (« Historical explanation : the Popper-Hempel theory reconsidered », in History and Theory, p. 24) que cette interprétation est trop forte. On peut supposer qu’A pense que X est une bonne réponse à C, et qu’étant rationnel, il fait X, sans avoir à supposer que X est rationnel en un sens fort.

45 K. Popper, Unended Quest, chap. 24, p. 117 ; cf. aussi du même « Historical explanation », in University of Denver Magazine.

46 Telle est la position de Raymond Aron.

47 K. Popper, The Open Society, ii, p. 270.

48 Ibid., p. 266.

49 Ibid., p. 268.

50 A. Donegan, « Historical explanation : the Popper-Hempel theory reconsidered », p. 21.

51 Ibid., p. 22.

52 Cf. K. Popper, « La rationalité et le statut du principe de rationalité ».

53 Sur la différence entre « re-enactment » et « analyse situationnelle », cf. K. Popper, Objective Knowledge, 4, p. 187-188, où est commenté un passage éclairant de Collingwood sur l’interprétation d’un édit de Théodose. L’analyse situationnelle est individualiste, mais pas psychologiste. On a l’impression que Popper veut minimiser à tout prix l’intervention de la psychologie : en dehors des dispositions avérées par des documents, ne faites aucune hypothèse psychologique ad hoc, et concentrez l’analyse sur le calcul rationnel des agents. Popper craint par dessus tout le psychologisme essentialiste (la « Nature humaine » agressive, etc.) et le psychologisme vulgaire, ou « théorie conspirationniste de la société », qui conduit à la recherche de boucs émissaires.

54 K. Popper, in De Vienne à Francfort, la querelle allemande des sciences sociales, éd. Th. Adorno et K. Popper et al., thèse 25.

55 Popper est ambigu. Avec Watkins, je tends à penser qu’un recours à une théorie de la « rationalité limitée » et procédurale au sens de Simon serait souhaitable.

56 K. Popper, The Open Society, ii, chap. 14.

57 J. Agassi, in John O’Neill (éd.), Modes of Individualism and Collectivism ; cf. H.-I. Marrou, De la connaissance historique.

58 On notera que l’analyse situationnelle que fait l’alpiniste comprend des jugements sur ses propres capacités et ses buts, mais que certains d’entre eux peuvent bel et bien être erronés ou irréalisables.

59 Le rôle des anticipations, et en particulier des « anticipations déçues » (disappointed expectations) est crucial dans la philosophie poppérienne. La science économique, au moins depuis Keynes, la sociologie, au moins depuis Merton, et la théorie des jeux nous ont habitués à comprendre le rôle fondamental des phénomènes d’anticipation, en particulier des anticipations d’anticipations et des prédictions autocréatrices ou « effets Œdipe » selon le terme de Popper.

60 Cf. Ph. Mongin, « Modèle rationnel ou modèle économique de la rationalité ? ».

61 Cf. l’éloge que fait Popper de Tolstoï sur ce point dans Misère de l’historicisme, sect. 31 ; le « stratège », s’il en est, est celui qui fait une analyse de la situation assez juste pour être capable de comprendre quelles en sont les « sorties » possibles, et qui a le talent d’agir au moment adéquat (kaïros) pour provoquer cette sortie, alors même que, sans son action, elle eût été peu probable (Lénine). Mais ces stratèges ne sont pas forcément des « grands hommes ». On parle avec raison d’« intelligence de la situation ».

62 En ce qui concerne Popper lui-même, la réponse est négative : moins on fait d’hypothèses psychologiques, mieux l’on (la recherche) se porte ! Il accorde cependant à la théorie freudienne du rêve, des névroses et des actes manqués qu’elle est une extension audacieuse du principe de rationalité à des phénomènes autrement considérés comme « irrationnels ». Quant à sa scientificité, son « audace empirique », c’est une autre question.

63 Que l’on pense en particulier à la méthode de travail de Martin Malia (Comprendre la révolution russe), qui n’hésite pas à utiliser un modèle, à reconstruire des stratégies, à « rationaliser » des comportements bizarres, etc.

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