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Introduction à la lecture de Karl Popper

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Alain Boyer

A. méthodologie générale

6. Déterminisme et prédiction1

Full text

  • 1 Tiré de : Cahiers du CREA, 13, 1989, (à propos de L’Univers irrésolu de Karl Popper, traduction fra (...)
  • 2 K. Popper, L’Univers irrésolu. Plaidoyer pour l’indéterminisme.

1Il y a plus de cinquante ans (1934), paraissait à Vienne un petit livre au titre ambitieux : Logik der Forschung. Quelques-uns, dont Gaston Bachelard, avaient compris son originalité et son importance. Que l’on apprécie ou non ce fait, on doit reconnaître que l’épistémologie de ce dernier demi-siècle n’aurait pas été la même sans lui. Quelque vingt ans plus tard, Karl Popper voulut en publier une traduction anglaise, augmentée de nombreux appendices. Mais ceux-ci, pour la plupart, ne purent être intégrés dans la nouvelle édition. Ils devaient appartenir à un nouveau volume : The Postcript to the Logic of Scientific Discovery : Twenty years after, largement diffusé auprès des élèves de Sir Karl (Lakatos, Feyerabend, Agassi, Watkins, Bartley…). Or ce texte ne parut que près de trente ans plus tard (1982 et 1983), en trois volumes. L’Univers irrésolu2 constitue la traduction du deuxième, The Open Universe. Le titre choisi en français est intéressant, mais quelque peu trompeur. L’univers poppérien ne souffre d’aucun manque de résolution propre à lui attirer les remontrances d’un cartésien. Les thèmes de l’ouverture, de l’incomplétude, de l’absence de terme (premier ou dernier) sont au coeur de la philosophie poppérienne. Le titre anglais, choisi par W. Bartley, fait écho à The Open Society. Par ailleurs, il y a un abîme entre incomplétude (de jure) et non-résolution (de facto).

  • 3 Non pas au sens de « réfutable empiriquement », mais au sens d’une doctrine soi-disant scientifique (...)
  • 4 Sauf si le problème est de nature statistique.

2La preuve de l’antithèse du troisième conflit des Idées affirme que la « causalité libre » est « aveugle »» et « brise le fil conducteur des règles qui seul rend possible une expérience universellement liée ». Popper pense pouvoir se passer de la solution kantienne ; l’antithèse, pour peu que l’on la précise, peut être mise en question. Non pas empiriquement, bien sûr. Mais rationnellement. Il convient de distinguer déterminisme métaphysique (ou ontologique), « scientifique3 », et méthodologique. Ce dernier seul doit être sauvé : il est souhaitable de proposer des hypothèses « déterministes » (non probabilistes)4, car eIIes ont à priori un « contenu informatif » plus grand. Le déterminisme métaphysique est irréfutable et cohérent : un monde déterministe est possible et aucun énoncé observationnel ne pourra jamais lui être opposé. Mais on peut montrer qu’il conduit à des conclusions peu plausibles.

  • 5 Popper ne semble pas connaître Cournot. Une comparaison serait intéressante. Popper affirme dans la (...)

3Toutefois, la cible de Popper est essentiellement le déterminisme « scientifique », i. e., laplacien5, qui revient à supposer que « la structure du monde est telle que tout évènement futur peut, en principe, être rationnellement calculé à l’avance, à condition que soient connues les lois de la nature, ainsi que l’état présent ou passé du monde » (L’Univers irrésolu, p. 5).

  • 6 Cf. K. Popper, Objective Knowledge, p. 220.

4Il convient par ailleurs de ne pas confondre le déterminisme avec un principe faible de causalité, qui énoncerait par exemple que « tout évènement a une cause », ce qui peut être affirmé même par un indéterministe6. D’un point de vue historique, « on peut considérer l’idée du déterminisme « scientifique » comme le résultat de la substitution de l’idée de nature à celle de Dieu, et de l’idée de loi naturelle à celle de loi divine » (ibid.). Deus sive natura… Le déterminisme « religieux » (surtout protestant) implique que le futur est dès à présent connu de Dieu, par conséquent connaissable à l’avance, donc fixé, tout aussi déterminé que le passé : l’avenir est « fermé ». Popper ne s’arrête pas sur cette question, mettant en jeu le thème du fatum ou celui de la Providence ; il fait simplement remarquer que la théorie de l’omnipotence n’est pas sans comporter quelques difficultés logiques, voire éthiques (adulation du pouvoir) (p. 4).

  • 7 La négation de DM n’est pas le chaos, mais l’indéterminisme : il existe au moins un évènement non t (...)

5Le déterminisme « scientifique » est plus fort logiquement que le déterminisme métaphysique : (DS → DM), mais non (DM → DS). Il suffirait de réfuter DM pour réfuter DS, alors que la réfutation de DS laisse DM intact : un monde déterministe est logiquement cohérent, et empiriquement indistinct d’un monde non totalement déterministe7. Croire que l’on réfute DM en réfutant DS serait commettre le paralogisme par la négation de l’antécédent. Mais la réfutation de DS ôte aux partisans modernes de DM leur argument essentiel, fondé sur les capacités prédictives de la science.

  • 8 P. Duhem, La Théorie physique, ii, chap. 3.
  • 9 Littéralement : tâche prédictive.

6Popper commence par rechercher une formulation précise et non triviale de DS. Il s’appuie sur Duhem8 pour formuler son principe of accountability, que l’on a traduit, faute de mieux, par « principe de responsabilité » (p. 11), dont la version « forte » (nous pouvons calculer, en partant de notre projet de prédiction9, en conjonction avec nos théories, le degré de précision des résultats des mesures possibles à partir desquelles on peut calculer les conditions initiales) est la plus réaliste, mais dont une version faible, impliquée par la première, suffira pour la réfutation : on n’exigera que la capacité de calculer le degré de précision des conditions initiales elles-mêmes.

7Popper définit ensuite (p. 27) le caractère « prima facie » déterministe d’une théorie : on parlera d’un tel caractère si et seulement si la théorie permet de déduire, à partir d’une description mathématiquement correcte de l’état initial d’un système fermé, la description, avec n’importe quel degré fini de précision, de tout état futur du système. Cette définition permet d’inclure la mécanique newtonienne, qui serait exclue par toute exigence forte sur l’exactitude absolue des prédictions, car seules des méthodes d’approximation sont connues pour le problème des n-corps (n > 2). Popper utilise ici les résultats de Poincaré (lui-même déterministe « ontologique »), sans d’ailleurs le citer, ce qui est curieux.

8Question : peut-on déduire DS d’une théorie prima facie déterministe ? La réponse (chap. 13) est négative, et ceci n’est pas sans portée épistémologique : du succès d’une théorie ayant certaines propriétés, je peux conjecturer sa vérité. De sa vérité, je peux déduire la vérité de ses conséquences, mais je ne peux pas déduire que le monde a les mêmes propriétés que la théorie (structure sujet/prédicat, simplicité, etc.).

  • 10 II s’agit en quelque sorte d’en donner une version « finitiste ».

9Popper impose deux contraintes au « démon » : 1) il est incapable de déterminer les conditions initiales avec une précision absolue. Mais on requiert de lui plus que ce que l’on requiert d’une théorie prima facie déterministe : il doit pouvoir réduire la marge d’imprécision autant qu’il le veut ; 2) le Démon fait partie du monde qu’il veut prédire, il doit le prédire de l’intérieur. Donc cette « Intelligence » n’est pas censée posséder une faculté qui dépasserait en principe celles de l’homme10. Popper progresse dans la précision, non pour le plaisir d’être précis – vanité –, mais dans l’intention de présenter au sacrifice un démon qui ne puisse pas échapper à toute critique. Ses exigences ne sont pas ad hoc (p. 30), mais dialectiquement acceptables par un adversaire (toujours présent). Le DS sera en conséquence défini comme suit :

Au sens faible : doctrine selon laquelle l’état de tout système physique clos à tout instant futur du temps peut être prédit, même de l’intérieur du système, avec n’importe quel degré de précision stipulé, en déduisant la prédiction de théories, en conjonction avec des conditions initiales dont le degré requis de précision peut toujours être calculé dès lors que la tâche prédictive est donnée ;
Au sens fort : on ajoute que l’on puisse prédire, de tout état donné, si le système en question sera un jour en cet état ou non.

10De (2) relève la question, étudiée par Laplace, de la stabilité du système solaire. Popper conjecture que c’est la croyance (erronée) que Laplace avait d’avoir résolu ce problème qui lui suggéra le démon. Il se sert alors d’un résultat de Hadamard (1898), commenté par Duhem, sur les surfaces à courbures opposées, pour montrer que, même dans le cas d’un univers purement mécanique, le déterminisme scientifique fort est faux. Hadamard, d’une manière assez positiviste, concluait de ses résultats que le problème de la stabilité « n’aurait plus aucun sens ». Popper préfère en conclure qu’une « question hadamardienne » est « physiquement indécidable », en analogie avec les résultats de Gödel. Quant au déterminisme scientifique faible, la complexité des systèmes étudiés risque d’introduire des apories (p. 43). Mais surtout « aussi longtemps que nous n’aurons aucune perspective sérieuse de résoudre le problème général des n-corps de la dynamique newtonienne, il n’y aura pas la moindre raison de croire que celle-ci est conforme au principe de “responsabilité”, même au sens faible » (p. 44).

11Popper tente alors de démontrer que la dynamique newtonienne n’est pas « accountable », même au sens faible, par la construction « opérationaliste » de formules analogues à celles de Heisenberg (p. 44-47). La relativité restreinte est elle-même convoquée, en vue de montrer que l’asymétrie entre le futur (ouvert et partiellement inconnaissable) et le passé (en principe connaissable) n’est pas éliminée par elle.

  • 11 K. Popper, 1956.

12 Les chapitres 20 à 23 renferment le cœur de l’argumentation. Il s’agit de démontrer l’incohérence de DS : il y a des choses nous concernant que nous ne pouvons pas nous-mêmes prédire scientifiquement. L’autoprédiction complète est logiquement impossible. Il sera impossible pour un prédicteur de prévoir tous les états de son « voisinage propre », i. e. la partie de son milieu sur laquelle il exerce une influence appréciable. Cet argument permet, comme en passant, de réfuter logiquement l’historicisme, i. e. la doctrine selon laquelle la tâche des sciences sociales serait de prédire l’histoire humaine, (p. 54 ; cf. MH11, Préface de 1956).

13Le chapitre 22 vise à montrer qu’une machine laplacienne ne peut pas prédire le résultat de ses propres prédictions futures, à tout le moins pas avant que l’évènement « prédit » n’ait eu lieu. L’argumentation est difficile mais élégante, en ce qu’elle vise à prouver l’incohérence d’un système de prémisses plausibles. Est réfuté celui qui affirme que le déterminisme est justifié par l’expérience scientifique, et qu’il s’agit là d’une légitime extrapolation (p. 67). La démonstration est d’autant plus intéressante qu’elle a quelque chose d’un paradoxe autoréférentiel et ne fait appel à aucune spécificité de l’esprit humain. D’un point de vue dialectique, cette concession à l’adversaire mécaniste-déterministe vise à l’obliger à accepter l’argument.

14Popper en tire des conclusions philosophiques intéressantes :

Nous ne pouvons pas remplacer nos décisions par des prédictions scientifiques sur nos propres actions futures […] L’argument décisif en faveur de l’indéterminisme est l’existence de la connaissance rationnelle elle-même. Nous sommes libres (ou quelque autre terme que vous voudrez employer pour dénoter ce fait), non point parce que nous sommes sujets au hasard plutôt qu’à des lois naturelles strictes, mais parce que la rationalisation progressive de notre monde […] a des limites, à tout moment, dans la croissance de la connaissance elle-même, laquelle, évidemment, est un processus qui appartient au monde. L’action rationnelle sans anticipation (foreknowledge) […] est impossible ; et c’est précisément cette anticipation qui s’avère limitée de telle manière qu’elle laisse une marge pour l’action – i. e. pour l’action libre. (chap. 23, in fine) [D’autre part, ] l’idéal du « connais-toi toi-même », i. e. connais tes limites, est logiquement irréalisable. Puisque nous sommes des calculateurs, nous ne pouvons pas nous connaître pleinement, pas même toutes nos limitations, du moins pas celles de notre savoir. (p. 89)

  • 12 i. e. de la « fonction argumentative » du langage.

15Aucun esprit philosophique ne saurait rester insensible à ces conclusions, que malheureusement Popper énonce sans en discuter les conséquences. Par la suite, il reprend et reformule un argument traditionnel, qu’il rattache à saint Augustin, Descartes et Haldane, selon lequel le déterminisme serait incompatible avec l’existence d’arguments valides12. S’il est soutenu par un rationaliste, alors la position de celui-ci est « self-defeating », puisqu’elle revient à nier l’existence réelle de « raisons » pour ou contre (chap. 24). C’est l’existence même de la délibération rationnelle dans le cosmos qui rend problématique le déterminisme.

  • 13 Cf. p. 2, n. 2 : sur l’asymétrie de la « flèche du temps », cf. p. 47, n. 1.
  • 14 Thème repris par Popper, p. 126, à propos du réductionnisme ; cf. J. Watkins, in P. A. Schilpp (éd. (...)

16Le chapitre iv explique les raisons pour lesquelles Popper refuse (sans le réfuter) le déterminisme métaphysique. Sa « conversation avec Parménide-Einstein » (1950) porte sur la question de la redondance du futur et du temps, si le déterminisme métaphysique est vrai. Or la croyance en la réalité du temps (aspect du réalisme transcendantal !) est pour Popper le critère du réalisme13. Par ailleurs, il utilise l’argument du physicien Landé (chap. 29), qui tend à acculer le déterministe à expliquer une régularité statistique par l’appel à une distribution « adéquate » des conditions initiales, autrement dit à une forme d’harmonie préétablie14.

  • 15 II faudrait parler du « rêve » propensionniste de Popper, décrit dans un autre volume : K. Popper, (...)

17Mais le rejet du déterminisme métaphysique ne serait pas simplement un gain « pour le sens commun, l’éthique, la philosophie de la science, la cosmologie, et, je l’espère, la vérité », mais pourrait en représenter un pour la science elle-même, et singulièrement la mécanique quantique ; l’indéterminisme ouvre la voie à une approche propensionniste des probabilités, qu’il est impossible ici de résumer15. Un point central de la théorie poppérienne des probabilités, constamment répété et amélioré depuis 1934, est que des conclusions probabilistes (énoncés synthétiques affirmant des probabilités autres que 0 et 1) peuvent être dérivées seulement de prémisses probabilistes (p. 81). Il semble que ce principe soit fondamental pour Popper. Il mériterait d’être discuté en tant que tel, car il ne paraît rien moins qu’évident. La théorie propensionniste permet de parler d’hypothèses probabilistes non statistiques sur des évènements singuliers. La propension est une dynamique formelle et relationnelle. La cosmologie poppérienne y trouve son couronnement : tout est sublunaire, en quelque sorte…

  • 16 Popper est conscient du « cercle vicieux » déconcertant du « code qui ne peut être traduit excepté (...)
  • 17 Rappelons que Popper rattache sa théorie de Monde 3, non seulement à Bolzano et Frege, mais à Plato (...)

18Au texte de 1956 sont adjoints trois appendices. Le premier (« Indeterminism is not enough », 1973) développe l’idée selon laquelle s’il est vrai que l’indéterminisme est une condition nécessaire de la liberté, il n’en est pas une condition suffisante. Il nous faut également penser l’ouverture causale du monde physique (Monde 1). Car ce que nous voulons comprendre n’est pas seulement « comment nous pouvons agir de manière non prédictible et fortuite, mais comment nous pouvons agir de manière délibérée et rationnelle » (p. 104). La liberté, Popper la voit d’abord sous son aspect « poïétique » : « Écrire une poésie bonne ou mauvaise, ou avancer une nouvelle hypothèse, par exemple sur l’origine du code génétique16. » La liberté se manifeste alors par la capacité d’inventer des formes (Monde 3) dont la structure peut réagir sur nous et nous amener à changer de comportement : une signification abstraite peut « guider » notre comportement physique17. Si cela est autre chose qu’une harmonie ou un parallélisme, alors le monde physique, non seulement a du « jeu », mais est « incomplet » et peut être influencé causalement par des processus appartenant à un autre « règne », pour parler comme Frege. Si l’homme est libre, la nature est ouverte. L’univers déterministe (donc fermé) conduit à la prédestination. Et le hasard n’est qu’une pseudo-solution.

19La conception poppérienne de la liberté pourrait être considérée comme une méditation sur l’affirmation paradoxale de Cantor selon laquelle la liberté est l’essence des mathématiques. « Le Monde trois, autonome, est celui où il (Beethoven, ou Gödel) fit ses grandes et authentiques découvertes, libre qu’il était de choisir son chemin comme un explorateur (discoverer) dans l’Himalaya, contraint à la fois par le chemin choisi jusque-là et par les restrictions du monde qu’il était en train de découvrir » (ibid.). La liberté de l’alpiniste, comme celles du chercheur et du musicien, constitue le paradigme préféré de Popper.

  • 18 Cf. p. 22, n. 2.
  • 19 p. 130 ; c’est, on le sait, l’un des arguments de l’antithèse empirique contre la thèse dogmatique (...)

20L’addendum intitulé « La Réduction scientifique et la nature essentiellement incomplète de toute science » date de 1974. Les détracteurs de l’épistémologie « formaliste » devraient y trouver leur compte : le problème du réductionnisme y est traité d’un point de vue historique et non d’un point de vue formel. Des « Remarques supplémentaires sur la réduction », de 1981, complètent la position : le réductionnisme philosophique à priori (monisme matérialiste, sensualiste, « neutre », etc.) est dangereux, car l’un des intérêts du réductionnisme comme méthode provient de la découverte de problèmes inattendus qui montrent combien la réduction sera plus difficile que prévu. Popper doute que l’on puisse un jour réduire la psychologie à la biologie, puis à la physique. Mais il n’en conclut aucune mise en garde « holistique » ou obscurantiste. Son « inter-actionnisme » néocartésien (p. 130-131) n’est pas aussi débile que l’on veut bien le dire. Mais il me semble plus indiquer l’existence d’un continent obscur (l’union) que constituer un programme de recherche concurrent. Les successeurs de Descartes, comme le voit bien Popper, tentent chacun à leur manière, de Geulincx à Leibniz, d’éliminer le « scandale » du mystère de l’union. Popper semble considérer que Descartes n’avait pas eu tort de poser le problème comme il le fit, bien que sa solution ne soit pas convaincante18. L’ouverture causale du Monde 1, « thèse peu attrayante pour les physiciens19 », est en ce sens une thèse de type cartésien traduite en poppérien. On pourrait tenter de la mettre en relation avec celles de Bergson.

21La notion de « définition créatrice » dans un système d’axiomes est utilisée pour mettre en doute le projet réductionniste global. Popper, en des termes que n’aurait pas reniés Bachelard, fait l’éloge des réductions « partielles », progressives, et de leurs « résidus » problématiques inattendus. Quelques pages concernant Prigogine et la thermodynamique des systèmes loin de l’équilibre concluent ces remarques terminales.

22Certains s’étonneront de voir Popper-1954 attaquer le déterminisme, alors que Popper-1934 attaquait Heisenberg et semblait se ranger dans le camp réaliste-déterministe d’Einstein. En fait, le seul changement important qui oppose Popper-I (1934) à Popper-II (à partir de 1937) concerne le statut rationnel de la métaphysique. Dès 1932, Popper adopte une attitude antipositiviste : on ne peut exclure les énoncés synthétiques non empiriques comme dénués de sens, ne serait-ce que d’un point de vue historique. Mais il reste agnostique sur la valeur de vérité de ces énoncés et identifie le domaine du rationnel à l’union du logico-mathématique, de l’empirique (testable) et du méthodologique (conventions normatives d’ordre pragmatique). Il utilise alors un analogue de la tactique carnapienne de « traduction en mode formel » : la traduction en mode pragmatique, si l’on peut dire. Ainsi, il décrit « la croyance en la causalité (comme n’étant qu’une) hypostase métaphysique typique d’une règle méthodologique bien justifiée – la décision du scientifique de ne jamais abandonner sa recherche des lois » (LDS, p. 248). Il ne reviendra pas sur l’idée selon laquelle une hypothèse déterministe est potentiellement plus informative qu’une hypothèse probabiliste. La règle méthodologique qui demande l’augmentation du contenu informatif équivaut donc au « déterminisme méthodologique » (L’Univers irrésolu, p. 37). Mais Popper en vint à considérer qu’une assertion synthétique mais non empirique (non testable) peut, dans certaines conditions, être soumise à la critique rationnelle : le rationnel s’identifie à ce qui est « ouvert à la critique ». En un sens, Popper revient peut-être même en deçà de Kant : certains problèmes factuels inaccessibles à la critique empirique peuvent néanmoins être discutés sans que l’on soit inéluctablement condamné à la structure antinomique et à sa solution critique. Popper accorde au kantisme que la réalité non phénoménale n’est pas déterministe (p. 47), mais il nie que la théorie newtonienne soit vraie, qu’une théorie de la Nature doive être déterministe, et que la réalité non déterministe soit inconnaissable.

L’aporie fondamentale de la solution kantienne, à savoir le fait qu’en tant que choses-en-soi libres, nous ne sommes pas dans l’espace et le temps, alors même que nos actions le sont, et, par conséquent, sont déterminées, n’apparaît de toute évidence pas dans ma solution. Il est dès lors possible d’affirmer que nous prenons des décisions morales ici et maintenant, ce que, je n’en doute pas, Kant aurait voulu pouvoir dire.

  • 20 p. 41 ; E. Kant, Critique de la raison pratique, p. 105 ; A. Philonenko (ii, p. 144) juge ce texte (...)

23Et Popper de citer le fameux passage de la Raison pratique : « On peut accorder que s’il était possible pour nous […] on pourrait calculer la conduite future d’un homme avec autant de certitude qu’une éclipse de lune ou de soleil20 ».

24Ce livre est censé constituer les « prolégomènes » d’une théorie positive de la créativité. Il veut exorciser le démon de Laplace et le « cauchemar déterministe », en montrant que rien dans la science, même préquantique, n’implique le « déterminisme scientifique », soutien idéologique moderne le plus puissant du déterminisme ontologique. On peut penser ce que l’on veut de Sir Karl, mais pas qu’il manque d’audace : il n’a rien d’un « minute philosopher ».

  • 21 Que R. Ackermann juge lui-même trop compliqué (tortured) pour être résumé. Il le remplace par un ar (...)

25On peut regretter qu’il n’ait pas jugé bon de reprendre tous les arguments de son article de 1950, « Indeterminism in classical physics and in quantum physics », qu’il trouve trop complexe. Assurément, cet article est d’une difficulté inouïe, mais il contient des modes d’argumentation d’une subtilité et d’une richesse qui font regretter leur disparition des débats contemporains sur le déterminisme ou le mécanisme. En particulier, l’argument sur les « énoncés gödeliens21 », celui dit Tristram Shandy, quelque peu borgésien, et celui que Popper appelle « l’effet Œdipe » sont à retenir. Il est compréhensible que la difficulté de cet article lui vaille une place marginale dans l’œuvre du Viennois : il est trop difficile à critiquer.

  • 22 Cf. J. Largeault, Critiques et Controverses, ii, Créteil, Université de Paris Val-de-Marne, 1983 «  (...)
  • 23 Cf. Aristote, De l’Interprétation (Paris, Vrin) ; la conception « correspondantiste » de la vérité (...)

26On pourrait se demander d’autre part si les progrès de la dynamique depuis trente ans ne rendent pas caducs certains arguments du livre22. Popper n’a pas ajouté en 1981 d’allusion à la théorie des systèmes dynamiques, à la simulation de processus stochastiques par des mécanismes déterministes, etc. (voir cependant, p. 80, n. 1). On pourrait regretter par ailleurs l’absence de traitement de la question du « nécessitarisme » diodorien et de la « raison paresseuse », comme dit Kant, à la suite de Cicéron (Critique de la raison pure, p. 477)23.

Bibliography

Bibliographie

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Duhem, Pierre, La Théorie physique, ii, Paris, Vrin, 1981.

Ferry, Luc, Philosophie politique, ii, Paris, PUF, 1984.

Frege, Gottlob, Écrits logiques et philosophiques, Paris, Le Seuil, 1971.

Kant, Emmanuel, Critique de la raison pratique, trad fr. F. Picavet, Paris, Alcan, 1921. Philonenko, Alexis, L’Œuvre de Kant, Paris, Vrin, 1970.

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Schilpp, Paul A. (éd.), The Philosophy of Karl Popper, LaSalle (Illinois), Open Court, 1974.

Vuillemin, Jules, Nécessité et contingence, Paris, Minuit, 1984.

Notes

1 Tiré de : Cahiers du CREA, 13, 1989, (à propos de L’Univers irrésolu de Karl Popper, traduction française Renée Bouveresse, Paris, Hermann, 1984).

2 K. Popper, L’Univers irrésolu. Plaidoyer pour l’indéterminisme.

3 Non pas au sens de « réfutable empiriquement », mais au sens d’une doctrine soi-disant scientifique, « qui doit sa popularité […] à la croyance largement répandue selon laquelle elle ferait partie de la science » (p. xvi).

4 Sauf si le problème est de nature statistique.

5 Popper ne semble pas connaître Cournot. Une comparaison serait intéressante. Popper affirme dans la préface de 1982 que son point de départ n’est pas Hume, mais Laplace et son fameux « démon ». Il s’agit d’en démontrer l’inexistence. Le hasard « cournotien » est évoqué à la p. 103, mais Popper le considère comme « compatible avec le déterminisme laplacien », qui conduit à une conception subjectiviste de la probabilité, « mesure de notre ignorance ».

6 Cf. K. Popper, Objective Knowledge, p. 220.

7 La négation de DM n’est pas le chaos, mais l’indéterminisme : il existe au moins un évènement non totalement prédéterminé : sur les conséquences fâcheuses de cette erreur triviale (confusion de la contrariété et de la contradiction), cf. Objective Knowledge, chap. 6 : « Of clouds and clocks ».

8 P. Duhem, La Théorie physique, ii, chap. 3.

9 Littéralement : tâche prédictive.

10 II s’agit en quelque sorte d’en donner une version « finitiste ».

11 K. Popper, 1956.

12 i. e. de la « fonction argumentative » du langage.

13 Cf. p. 2, n. 2 : sur l’asymétrie de la « flèche du temps », cf. p. 47, n. 1.

14 Thème repris par Popper, p. 126, à propos du réductionnisme ; cf. J. Watkins, in P. A. Schilpp (éd.), The Philosophy of Karl Popper.

15 II faudrait parler du « rêve » propensionniste de Popper, décrit dans un autre volume : K. Popper, Quantum Mechanics and the Schism in Physics. Les arguments mathématiques (critique du fréquentisme, Church et les « collectifs », liens avec la théorie de la mesure…) sont développés dans le vol. i, Realism and the Aim of Science.

16 Popper est conscient du « cercle vicieux » déconcertant du « code qui ne peut être traduit excepté par l’utilisation de certains produits de sa traduction », p. 123.

17 Rappelons que Popper rattache sa théorie de Monde 3, non seulement à Bolzano et Frege, mais à Platon, Hegel, et surtout aux stoïciens (lekton) : cf. Objective Knowledge, p. 158 ; sur l’« efficience » des « pensées » grâce à « l’acte de celui qui les pense », cf. G. Frege, « La pensée », in Écrits logiques et philosophiques, p. 105.

18 Cf. p. 22, n. 2.

19 p. 130 ; c’est, on le sait, l’un des arguments de l’antithèse empirique contre la thèse dogmatique dans la troisième antinomie.

20 p. 41 ; E. Kant, Critique de la raison pratique, p. 105 ; A. Philonenko (ii, p. 144) juge ce texte « contestable », « dialectique au mauvais sens du terme » et « terrifiant pour la doctrine kantienne de la liberté » ; cf. L. Ferry, Philosophie politique, ii, p. 213 sq.

21 Que R. Ackermann juge lui-même trop compliqué (tortured) pour être résumé. Il le remplace par un argument (plus trivial) sur le fameux problème de l’« arrêt » des machines de Turing (cf. The Philosophy of Karl Popper, p. 136).

22 Cf. J. Largeault, Critiques et Controverses, ii, Créteil, Université de Paris Val-de-Marne, 1983 « Sa distinction des horloges et des nuages (cf. cristal et fumée), repose sur la méconnaissance du fait que des processus d’apparence aléatoire peuvent être décrits par des lois déterministes », p. 229

23 Cf. Aristote, De l’Interprétation (Paris, Vrin) ; la conception « correspondantiste » de la vérité inspirée de Tarski, et le thème des propensions devraient rendre nécessaire une confrontation des thèses poppériennes avec celles du Stagirite (cf. J. Vuillemin, Nécessité et contingence).

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