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Introduction à la lecture de Karl Popper

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Alain Boyer

A. méthodologie générale

2. L’utopie unificatrice du Cercle de Vienne1

Texte intégral

  • 1 Tiré de : Le Cercle de Vienne, Doctrines et Controverses, sous la direction de Jan Sebestik et Anto (...)

Je tiens que cette langue (universelle) est possible,
et que l’on peut trouver la science de qui elle dépend,
par le moyen de laquelle les paysans pourraient
mieux juger de la vérité des choses,
que ne le font maintenant les philosophes.
Mais n’espérez pas de la voir jamais en usage ;
cela présuppose de grands changements en l’ordre des choses,
et il faudrait que tout le monde ne fût qu’un paradis terrestre,
ce qui n’est bon à proposer que dans le pays des romans.
René Descartes, Lettre à Mersenne, 20 novembre 1629.

1Il est peu de philosophies qui ne comportent une thèse sur les conditions de l’unité du savoir. La visée de l’unité est le plus souvent autofondatrice, dès lors que l’un est reconnu comme supérieur au multiple, l’organique au dispersé, le cosmos au désordre, le système à la rapsodie. Le spectacle de la dispersion engendre un projet militant de construction d’une unité résistante et stable. Ce projet implique une thèse sur la finalité de la science, et suppose un critère – plus ou moins précis – de démarcation, sans lequel l’unité du savoir authentique se perdrait au sein des pseudo-savoirs. Les diverses sciences, particularisées par leur domaine d’objet ou par la faculté qui les produit, sont unies par la différence qui les spécifie eu égard à leurs mimes.

  • 2 K. Popper, Conjectures and Refutations, p. 67 et O. Neurath, Philosophical Papers, chap. 18 : The D (...)

2La conformation du système des sciences apparaît le plus souvent comme calquée sur une ontologie ou sur une théorie des facultés, une science particulière exerçant par la dignité de son objet ou de sa source le rôle d’un paradigme : une doctrine sera d’autant plus scientifique qu’elle s’en rapproche. On pourrait distinguer le même phénomène régionalement : de la psychologie à la linguistique structurale ou à l’économie, les prétendants au Paradigme furent nombreux à la cour des sciences morales. Classifier, c’est unifier en hiérarchisant. Mais désormais les classifications savent qu’elles sont mortelles. Ce qu’elles excluent ne tarde pas à s’imposer, ce qu’elles séparent à se rejoindre, ce qu’elles confondent à s’autonomiser. Du reste, « nous n’étudions pas des sujets, mais des problèmes. Et les problèmes peuvent transcender les frontières de toute discipline2 ».

  • 3 Popper parle malicieusement de « meurtre du Père » à propos de la passion antimétaphysique des néop (...)
  • 4 Cf. K. Popper, Conjecture and Refutations, chap. 7 : « Kant’s critique and cosmology ».

3Dans la division intellectuelle du travail, le philosophe tend à se donner la science elle-même comme objet, modèle de véracité et de rationalité, et à considérer comme une de ses tâches propres l’élimination des concurrents fraudeurs, simulacres de science et obstacles d’autant plus dangereux qu’ils miment la science ou prétendent même détenir les secrets du savoir authentique. L’imitation de la science est louable, mais il y a des « mauvais imitateurs », qui peuvent séduire même de « vrais » scientifiques : le mathématicien (Théétète) peut soutenir des thèses (sensualistes) que sa pratique même contredit. Avec plus d’assurance que Platon cherchant à identifier le sophiste, Carnap poursuit le pseudo-savant et le chasse de la cité scientifique. Comme Aristote, son arme est la logique : mais celle de Frege et Russell permettra de prendre le philosophe à son propre piège. Le chasseur est chassé. L’ontologie est la faute suprême. La métaphysique avait inauguré le projet unificateur comme sa tâche propre : celle-ci sera réalisée par son élimination3. L’idée (positiviste) n’est pas neuve. De même, celle d’une science achevée, universelle et unie, envisagée avec enthousiasme par Descartes dès 1619, avait connu un début de réalisation grâce au paradigme newtonien : enfin I’épistémè était possédée !4 Une science à la fois universelle, précise, et non ad hoc était née. Le positivisme sera profondément influencé par l’idée que l’unification peut procéder de l’intérieur, par extension, et non de l’extérieur, par mise en ordre surplombante. Les leçons de Frege et Hilbert vont dans le même sens.

  • 5 Critiqué par A.-A. Cournot, cf. Essai sur les fondements de nos connaissances et sur les caractères (...)
  • 6 Cf. Cours de philosophie positive, 2e leçon, i, à propos de Laplace.

4Sans point d’ancrage dans une ontologie ni dans un champ transcendantal, l’unité sera construite par le langage : le rêve d’un langage universel comme fondement de l’Encyclopédie est un thème leibnizien5, comme le rappellent Neurath et Morris, mais, plus proches en cela de Condillac, les positivistes feront de l’Idée de langage universel une utilisation antimétaphysique. Une classification à la Comte n’est plus nécessaire ni souhaitable, puisque l’Unité est si forte qu’à la limite il n’y aura plus qu’une Science : le fondateur du positivisme aurait considéré cette thèse comme « peu philosophique6 », voire comme le produit d’une « aberration matérialiste ».

  • 7 Cf. l’interprétation « propensionniste » des probabilités selon Popper : les fréquentistes – dont l (...)
  • 8 Cf., par exemple, l’explication atomiste du mouvement brownien par Einstein en 1905, éloignée de to (...)

5Le projet unificateur du Cercle est équivalent au projet d’élimination. Seul un langage universel permettra d’éliminer définitivement et complètement la métaphysique, seule une science débarrassée de toute métaphysique pourra être réellement et solidement unifiée. Ce langage doit permettre d’exprimer toute la science et rien que la Science. Chez Carnap, il est conçu comme pouvant être de deux sortes : soit toute proposition peut être traduite en une proposition portant sur le donné sensible (« positivisme méthodologique ») ; soit (« deuxième système de constitution »), tous les concepts sont réduits à des termes physiques, suivant le principe du béhaviourisme (physicalisme), seule méthode légitime pour Neurath. On passe de la nécessité que toute théorie ait des conséquences empiriques à l’idée que la théorie doit être réduite à ces conséquences, c’est-à-dire de l’implication à l’équivalence, ce qui suppose la vérité de la réciproque : les énoncés empiriques doivent impliquer les théories. Si cela n’est pas possible, on renoncera aux théories, ou on affaiblira la notion d’implication, en généralisant la logique classique. Le coût est élevé. Or, selon Popper, le jeu n’en vaut pas la chandelle : rien n’oblige à confondre énoncés tests et énoncés explicatifs7. Pourquoi donc se restreindre aux observables ? Parce qu’ils sont infaillibles ? Neurath avait déjà éloigné cette idole. Sa conception est encyclopédique et non fondatrice. Parce qu’il convient de se contenter d’engagements ontologiques minimaux ? L’histoire des sciences tend à montrer qu’il faut aussi se garder de multiplier les coups de rasoir d’Occam sans nécessité8.

  • 9 Cf. O. Neurath, Philosophical Papers, chap. 7, « Protocol statements », à propos du « jargon », mix (...)
  • 10 Elles sont pour cela paradigmatiques, depuis Russell et Hilbert, d’un côté, Einstein et Bridgman, d (...)

6 Quoi qu’il en soit, dès 1932, le « physicalisme » devient le drapeau officiel de la doctrine. L’idée sous-jacente en est que le « langage physique » (ou celui de la physique)9 est un langage universel dans lequel tout énoncé doué de sens pourra être effectivement traduit sans reste. Il faut noter que Neurath, comme Wittgenstein, Schlick et plus tard Toulmin, soutient une conception « non énonciatrice » des lois, les considérant comme des directives pour la dérivation de prédictions à partir d’observations (instrumentalisme). Mais pour lui, l’enjeu central de la lutte ne semble pas tant constitué par les sciences dites « dures », mathématiques et physique, où l’élimination est déjà pratiquement effectuée10, que par la biologie et surtout les sciences humaines. Il s’agit de combattre pied à pied le métaphysicien, qui, chassé des terres nobles de la physique, campe encore solidement sur les ambiguïtés et les difficultés des humanités, érigées en impossibilité de construction de théories empiriques en ces lieux. L’adversaire, tout autant que Heidegger, considéré comme typique parce qu’il exhibe sans s’en cacher les symptômes caricaturaux de la « maladie » métaphysique, est représenté alors par tous les héritiers du dualisme néokantien (nature/liberté), qui, depuis Droysen, tentent eux-mêmes de réagir contre le « scientisme » en multipliant les déclarations d’autonomie « sécessionniste », selon le mot de Collingwood.

  • 11 D’où, encore une fois, l’ironie de Popper lorsqu’il « construit » dans le langage de Carnap un énon (...)

7Il faut démontrer qu’il n’y a décidément qu’un seul bateau (de Neurath). Même s’il n’est pas possible de le réparer en cale sèche et d’en inspecter les fondements à l’air pur, il est la seule arche qui puisse sauver tout le monde. Hors de lui, les sciences de la vie et de la culture risquent de sombrer, attirées par de vaines sirènes métaphysiques, globalement assimilées à l’irrationalisme : le positivisme est un renversement radical. Les fils de Hume déclarent la fin de la métaphysique, incapable de sortir de son rêve, délire de la raison, et considèrent comme acquis l’échec du kantisme à la mettre dans la voie sûre de la science. De plus, l’irrationalisme est reconnu comme danger culturel et politique : on sent dès 1929 dans les textes du Cercle un fort sentiment d’encerclement et d’urgence, face à la montée de la réaction obscurantiste. Carnap cite… Marx, Nietzsche et Freud à l’appui du physicalisme, ces auteurs fournissant des armes démystificatrices pour combattre les résistances émotionnelles que cette doctrine provoque nécessairement. Neurath, fidèle à Voltaire et aux Encyclopédistes, rattache explicitement la métaphysique à l’obscurantisme et à la théologie11. L’œuvre du nouvel Aufklärer sera pédagogique et donc sociopolitique.

  • 12 Schlick lui-même passera aux yeux de Hempel pour « métaphysicien ou poète », à propos de sa concept (...)

8Le point commun qui réunit les néopositivistes est donc la volonté d’élimination de la métaphysique par la construction d’un langage unitaire pour la science. Cette construction permettra la fermeture de la Science aux influences néfastes. On sait que, par ailleurs, le Cercle ne constituait rien moins qu’une école dogmatique, constituée de disciples respectueux de la parole d’un maître12 ; si le Tractatus a pu jouer ce rôle de texte sacré, Neurath eut tôt fait d’en réduire les obscurités à du non-sens, et à du non-sens sur lequel il ne fallait pas s’attarder.

  • 13 Ainsi, pour ce qui est des « énoncés protocolaires », préfère-t-il la construction « objectiviste » (...)

9Carnap apparaît au sein de ces discussions parfois virulentes comme étant le positiviste le plus cohérent, désireux de concilier les points de vue : la traduction en « mode formel » permet de dissoudre les oppositions, ou de montrer qu’il y a place pour des choix pragmatiques13. Il convient de réduire tout débat soit à un pseudo-problème métaphysique, soit à une question technique de choix de langages. Cette stratégie explique qu’il y ait, en fin de compte, après I’Aufbau, moins de « philosophie » chez Carnap que chez Church et Gödel, comme le note Hao Wang, ou que chez Bohr et Einstein.

  • 14 Ce dont Heidegger ou Bergson seraient fort aises ! Comme le remarque Popper, la « libéralisation » (...)
  • 15 L’épistémologie est ancilla scientiae, elle n’a pas à s’immiscer dans ses débats propres. Au contra (...)

10La nouveauté du néopositivisme ne tient pas dans la volonté d’exclusion de la métaphysique du langage de la Science14, mais dans le projet d’en montrer l’impossibilité. Kant demandait que l’on arrête de spéculer et que l’on « soulève la question de savoir si une chose telle que la métaphysique est possible » ; les positivistes logiques répondent, sans prolégomènes : non ! L’analyse logique sera beaucoup plus rapide et radicale que la dialectique transcendantale, car il n’est pas question de transformer la métaphysique en science (contradictio in adjecto). Comme, chez Frege, la logique devait permettre d’éliminer l’intuition, elle servira d’instrument de purification, voire de « décontamination ». En permettant la traduction de tous les énoncés déclaratifs dans un même idiome, elle donnera enfin la possibilité de décider (calculemus !), non de la vérité d’un énoncé15, mais des conditions générales et minimales de son acceptabilité : le démon positiviste vérifie que n’entre pas dans la forteresse scientifique d’énoncé métaphysique, porteur de maladies épistémiques. Un énoncé « vérifiable » est acceptable du fait que l’on imagine les conditions qui lui permettraient de s’enraciner une fois pour toutes. Le démon de Popper n’est d’ailleurs qu’apparemment plus tolérant : n’est acceptable que celui qui est tel que l’on puisse le renvoyer.

  • 16 Cf. déjà l’autoréfutation de la thèse de Protagoras selon Platon, dans le Théétète, et les analyses (...)
  • 17 L’identification de la philosophie des mathématiques à la métamathématique semble avoir fait long f (...)
  • 18 Cf. R. Carnap, The Logical Syntax of Language, p. 9.

11Une condition nécessaire de cohérence est que cette critique de la métaphysique soit endogénéisée : la philosophie ne saurait devenir « science rigoureuse » en s’installant franchement en dehors des sciences constituées, mais seulement en s’identifiant à une partie propre du corps uni de la science. La solution wittgensteinienne, ou retenue comme telle par Schlick, qui consiste à refuser toute valeur explicative et cognitive à la philosophie en la transformant en activité d’élucidation, n’est pas satisfaisante, du fait de l’hétérogénéité qu’elle suppose entre discours scientifique et philosophique, et des risques encourus de « Tu quoque »16. Neurath considère cette position comme métaphysique, et préfère ne plus parler de « philosophie » du tout. Pour Carnap, le terrain ne doit pas être abandonné : il faut transformer la philosophie et non la détruire. Elle est le lieu de l’union contre nature entre la raison et la métaphysique, c’est ici qu’il faut trancher. Carnap abandonne Wittgenstein pour Hilbert : la philosophie sera logique de la science, comme la métamathématique est logique de la mathématique17. Le programme carnapien est une extension du programme de Hilbert18.

  • 19 Cette thèse – même eu égard aux antinomies kantiennes – est rejetée par Popper : cf. Logic of Scien (...)

12 Il faut passer de la métaphysique à la métascience. Les pseudo-problèmes sont isomorphes aux pièges de l’autoréférence19, qu’est censée avoir éliminés la théorie des types. Sous prétexte qu’en « philosophant » à partir des résultats scientifiques, on risque évidemment de dire n’importe quoi, on en conclut qu’il ne faut plus philosopher. Le philosophique ne sera sauf que d’être partie intégrante de la science. Mais la question de ce qu’est la science est philosophique. S’il ne faut pas philosopher, il faut philosopher. Donc il faut philosopher : « conséquence admirable ». Les néopositivistes se refusent à penser qu’une question puisse être à la fois rationnellement discutable et non scientifique. Pour Popper, même le transcendant peut être argumentable, critiquable, sinon prouvable. L’ensemble des énoncés scientifiques est une partie propre de l’ensemble des énoncés rationnels et la science n’est pas « self-contained ».

  • 20 Et connaissaient la thèse de Duhem, acceptée par Carnap – Logical Syntax, p. 318 – et citée par Neu (...)

13Carnap, à l’exact inverse de Popper, pense qu’il n’existe pas de problèmes génériquement « philosophiques », mais seulement une discipline et des méthodes spécifiquement philosophiques, i. e. sémiotiques. Ce dont il est (prétendument) possible de démontrer qu’il ne saurait s’intégrer au corps uni de la science n’a pas de sens, et n’a pas à être formulé comme question. En ce sens, les empiristes logiques étaient holistes20.

  • 21 Cf. I. Scheffler, Science and Subjectivity, p. 98.
  • 22 « Il n’y a de Noli me tangere pour aucun énoncé », ibid., p. 95. Quine encore une fois radicalise c (...)

14En considérant que les énoncés protocolaires sont faillibles, Neurath affirme qu’ils peuvent être rejetés sous la pression du conflit avec d’autres énoncés. Aucun énoncé n’est une île, chacun peut survivre seulement à l’intérieur d’une communauté systématiquement harmonieuse d’énoncés21. Aucune strate d’énoncés (synthétiques) n’a de privilèges qui la rendrait intouchable22. Le contrôle n’est pas unilatéral, hiérarchique et automatique, mais mutuel et dialectique. Tout est en surface, au même niveau.

  • 23 Les positions respectives, dans les années 1930-1935, de Schlick, Neurath, Reichenbach, Carnap et P (...)
  • 24 Conjectures and Refutations, p. 269 ; cf. R. Carnap, Introduction to Semantics, p. 29 ; A. Tarski, (...)

15La conception radicale de Neurath est intenable, comme l’ont montré Schlick et Russell, et en fin de compte conservatrice. À l’instar du pragmatisme (James, Dewey), elle conduit, selon Popper et Carnap, à confondre vérité et confirmation23. D’où l’importance, aux yeux de Popper, mais aussi de Carnap, de la « réhabilitation » du concept de vérité par Tarski. Lorsqu’en 1935, à Paris, Popper s’opposa à la fondation de l’Encyclopédie en utilisant cette théorie, Neurath suggéra qu’elle devrait être mauvaise, et, d’après Popper, inspira les travaux empiriques de Arne Naess pour la réfuter24. Son instrumentalisme était plus fort encore que son empirisme :

  • 25 O. Neurath, Foundations of the Social Sciences, p. 13.

Un sociologue peut atteindre un stade où il a affaire à des systèmes globaux d’énoncés en compétition avec d’autres. Il n’y a pas alors place pour une question de type empiriste : quel est le « vrai » système ? Il s’agit seulement de savoir si le sociologue a suffisamment de temps et d’énergie pour essayer plus d’un système, ou pour décider que, vu son manque de temps et d’énergie – et c’est là le point important – il doit travailler avec l’un des systèmes seulement25.

16Le syncrétisme positiviste est en cela compatible avec la pratique de la « science normale » : une science commence lorsque l’on cesse de débattre des questions fondamentales.

  • 26 L’abandon de la théorie « naturaliste » du sens est néanmoins un progrès selon Popper.
  • 27 « Empiricism, semantics and ontology », in L. Linsky (éd.), Semantics and the Philosophy of Languag (...)

17Le mythe du langage universel n’est pas obligatoirement monothéiste : plusieurs langages, pourvu qu’ils soient logiquement sains et ontologiquement neutres, peuvent être proposés. Suivant K. Menger, Carnap propose en 1934 son fameux « principe de tolérance », qui ne met pas en cause la possibilité du langage universel, au contraire26. D’autre part, les distinctions analytique/ synthétique et déduction/induction ne constituent pas une menace, puisque le langage est le même : les théories empiriques sont des calculs (partiellement) interprétés par des termes observationnels. En mathématiques, les querelles sur les « objets » sont intégralement réductibles à des questions de choix de langages. La remise en cause de cette thèse par Quine touche ici un point fondamental. La réponse que lui fait Carnap en est d’autant plus révélatrice27.

  • 28 Cf. le fameux « Je ne vous comprends pas ! » de Schlick en 1930, qui n’est pas sans rapport avec un (...)
  • 29 « Lorsqu’on écoute des discussions (sur la « métaphysique »), on a parfois l’impression que (ce ter (...)
  • 30 Parues dans l’Encyclopédie…, au titre de contribution historico-sociologique à l’unité de la scienc (...)

18Carnap, en guerre contre le verbiage métaphysique, se veut pacificateur perpétuel en philosophie. D’une part, on retire au métaphysicien le droit de discuter sa condamnation28, d’autre part, on exagère d’autant plus la violence antimétaphysique que l’on veut minimiser les désaccords entre les partisans de la « vision scientifique », par exemple Popper, Quine ou Tarski29. La science de la science réalise en principe la clôture de la science. Si l’on refuse, comme le fait Popper, de considérer l’épistémologie comme une science, on risque d’ouvrir la porte à la métaphysique, comme le laisse entendre Hempel dans son compte rendu de Logik der Forschung. Il s’agit de permettre une autodescription de la science, qui reste paradoxalement l’un des derniers objets de la métaphysique. Chez Comte, cette autodescription était du ressort de la sociologie. Celle-ci, pas plus que l’histoire les sciences, n’est aucunement rejetée par les néopositivistes, même si elle occupe une place subalterne. Cela explique peut-être qu’ils aient pu mieux accepter en fin de compte les thèses de Kuhn30 que celles du métaphysicien Popper.

19Le langage universel devrait permettre de :

  • lever les obstacles à l’unité que sont les verrous dualistes, présents jusque dans la langue ordinaire (« imparfaite ») ;
  • établir une communauté de langage entre tous les scientifiques31 ; il n’y a pas de « science allemande » ou « prolétarienne ». Les divergences radicales disparaîtront d’elles-mêmes ;
  • mettre sur la voie d’une unification conceptuelle totale : le réductionnisme linguistique est un préalable à la réduction des lois ;
  • répondre aux dangers de la spécialisation par la planification et la désignation d’un adversaire commun.

20Quoiqu’ils soient loin d’être dénués de sens, il me semble possible de caractériser ces objectifs comme reposant sur une utopie : celle d’une science autonome, par rapport à toute métaphysique ; purifiée de tout élément exogène ; transparente, car dénuée de toute opacité irréductible ; unifiée, sans écoles divergentes. Ce projet n’est pas sans analogie avec certaines utopies sociales optimistes et historicistes. La philosophie, comme la politique, lieu du Mal (le conflit), est destinée à disparaître. Après l’écrasement de l’infâme, la dictature ne sera plus nécessaire. L’avenir (radieux) de la science est assuré par le meurtre fondateur de la seule métaphysique. Kuhn a reproché à Popper de décrire plus l’arène philosophique que l’organisation scientifique. Il est vrai que « falsificationnisme » et inductivisme semblent s’opposer comme un état de nature à la Hobbes et une tranquille gestion technocratique :

  • 32 I. Lakatos (éd.), The Problem of Inductive Logic, p. 380.

Dans l’impitoyable société des théories chez Popper, où la loi est la (courte) survie du plus apte, une théorie peut devenir héroïque seulement par le meurtre. Elle vaut la peine d’être testée seulement si elle constitue une menace à l’égard d’une théorie existante ; elle est « bien testée » lorsqu’elle a fait ses preuves en produisant un fait nouveau qui réalise la menace et liquide une rivale. Cette jungle poppérienne contraste fortement avec la société civilisée de Carnap, paisible « Welfare State » de théories faillibles mais respectablement âgées, fiables (selon leur « qualified instance confirmation ») à des degrés différents mais toujours positifs, quotidiennement enregistrés avec une pédante précision au bureau du juge inductif. Les meurtres sont inconnus32.

  • 33 Cf. J. Watkins, « Epistemology and politics ».

21Il convient toutefois de tempérer cette description : il n’est pas facile de « tuer » une théorie bien corroborée, alors que dans la guerre de tous, chacun est aussi fort que l’autre, sinon physiquement, du moins par la ruse. D’autre part, certaines manières de défendre une théorie sont prohibées (« stratégies immunisantes », paralogismes et autres gestes sophistiques). Une théorie apparemment « réfutée » peut être ressuscitée sans miracle. Enfin, le principe de correspondance garantit une certaine continuité. Il est vrai que le progrès est, comme tout, fils du conflit ; mais on passe « from swords to words ». Toute épistémologie impliquant qu’il serait possible de se passer de la délibération argumentative est à rejeter. Idem pour les théories politiques33.

22Je me propose maintenant d’exprimer rapidement un certain nombre de thèses poppériennes qui s’opposent chacune à un présupposé de l’empirisme logique :

  • Il est possible de viser l’unité méthodologique des sciences. Mais celle-ci est fondée sur la primauté de la logique déductive : il n’y a pas plus de logique inductive que dialectique, transcendantale, herméneutique ou quantique etc. La logique est « méta », normative, et régulatrice : est logique tout ce qui transmet le vrai, et « retransmet » le faux.
  • Toute autre unité est utopique : ni le sujet, ni l’objet, ni le langage ne doivent être conçus comme opérateurs d’unification. Le réductionnisme à priori est dangereux et futile, le réductionnisme méthodologique seul est fructueux, en tant que règle heuristique, même si on peut douter de sa réalisation finale (indéterminisme).
  • La testabilité n’est pas le sens. Ce dernier ne réside pas dans le rapport à l’expérience possible. Et le caractère dénué de sens d’une expression dépend du langage employé.
  • La méthodologie ne conduit pas à éliminer des questions ou des concepts, mais des méthodes.
  • Il est impossible et n’est pas souhaitable d’éliminer tous les éléments métaphysiques de la science, même si le progrès de celle-ci consiste à rendre testables de plus en plus d’énoncés. Mais une thèse non réfutable n’a pas moins de chances d’être vraie qu’une thèse réfutable.
  • Il existe une troisième voie entre l’essentialisme et l’instrumentalisme. Les positivistes identifient essentialisme et métaphysique, et tendent à l’instrumentalisme.
  • On ne peut « constituer » les termes théoriques, ni les éliminer. Leur usage ne doit pas être réglementé. Si l’on ne dispose que de l’analytique et de l’observable, on peut vouloir faire appel à une logique inductive, car le lien entre observables n’est pas déductif. L’acceptation d’énoncés non réductibles permet seule de préserver le monisme déductif. Les énoncés métaphysiques ne sont ni analytiques, ni empiriques, ni dénués de contenu factuel.
  • Tout est, plus ou moins, théorique et conjectural. Il n’y a pas de « langage observationnel ».
  • Schlick et Neurath étaient en accord sur le fait que si la théorie de la vérité-cohérence n’est pas suffisante, alors il y a de la certitude quelque part. Par contraposition, Neurath soutenait que si aucun énoncé n’est irrécusable, aucun n’exerce de contrainte référentielle sur les autres. La « fonction descriptive » du langage est évacuée. Or celle-ci présuppose un concept absolu et objectif de vérité, simplement régulateur, et compatible avec l’abandon de la certitude.
  • On doit renoncer à l’idée selon laquelle l’usage rigoureux d’un concept requiert que l’on dispose d’un critère pour son application.
  • Un langage unitaire et univoque34 est un non-sens, même si cette idée a joué un rôle heuristique réel.

23Deux points mériteraient ici pour le moins approfondissement :

  • Qu’en est-il de l’impact des théorèmes « de limitation » sur la thèse du langage universel ?
  • Qu’en est-il de la spécificité des sciences humaines ?
  • 35 Conjectures and Refutations, chap. 11, p. 268-273.

24Selon Popper35, la thèse du langage universel, publiée par Carnap en décembre 1932, était pour ainsi dire « née réfutée », étant incompatible avec la découverte de Gödel (1931), (apparemment) « membre » du Cercle, et à qui Carnap doit la relecture de la Syntaxe logique :

Carnap fut le premier philosophe à reconnaître l’immense importance des découvertes du Gödel, et il fit de son mieux pour les faire connaître au monde philosophique. Il est donc plutôt surprenant que le résultat de Gödel n’ait pas produit sur les principes du Cercle l’effet qu’il aurait dû produire, en ce qui concerne le langage et le domaine de la science (principes selon moi clairement métaphysiques et bien trop obstinément maintenus).

25En effet, le théorème d’incomplétude montre qu’un langage unifié ne serait pas assez universel même pour la théorie des nombres :

  • 36 Carnap le dit lui-même dans Logical Syntax, § 60, p. 222.

Bien que nous puissions construire un langage dans lequel toutes les assertions de la théorie peuvent être exprimées, aucun langage ne suffit pour prouver toutes les assertions qui peuvent être prouvées (dans un autre langage)36. (id.)

  • 37 K. Popper, Objective Knowledge, chap. 9 ; F. Recanati dans « Le mythe de la langue universelle » co (...)
  • 38 Plus précisément : toute énumération effective des procédés de démonstration est incomplète. II exi (...)
  • 39 Cf. K. Popper, The Open Universe, p. 40, à propos de Hadamard et du problème des n-corps. Démontrab (...)

26De la même manière, la théorie de Tarski stipule que tout langage « universel » est paradoxal37. « Une science unifiée dans un langage unifié est vraiment un non-sens, ai-je le regret de dire ; et ceci est démontrable, puisqu’il a été prouvé, par Tarski, qu’aucun langage cohérent de ce type ne peut exister. Sa logique lui est extérieure. Pourquoi pas sa métaphysique ? » De plus, les théorèmes de Gödel et de Church réfutent selon Popper la thèse wittgensteinienne, reprise par Carnap dans I’Aufbau, selon laquelle « l’énigme (Das Rätsel) n’existe pas. Si une question peut être posée, elle peut aussi recevoir une réponse ». (Tractatus, 6-5). Car nous savons maintenant que « nous ne pouvons pas même compléter nos méthodes de résolution des problèmes38 ». Le chercheur – comme l’humanité – peut se poser des problèmes qu’il ne pourra pas résoudre : ceux-ci ne sont pas « dénués de sens » mais insolubles39.

27D’autre part, un langage universel devrait contenir les négations des EBF, donc en particulier des existentielles non bornées : il existe une pierre philosophale etc., typiquement non réfutables. Est-on prêt à les accepter au sein du « langage de la science » ? L’illusion consiste à croire qu’il existe une connexion entre grammaticalité et scientificité. La formalisation, souvent souhaitable, n’est ni (toujours) nécessaire ni (jamais) suffisante :

  • 40 LDS, Appendice ix, p. 394.

À notre époque postrationaliste (1959), de plus en plus de livres sont écrits dans les langages symboliques, et il devient de plus en plus difficile de voir pourquoi : où est le problème, et pourquoi il serait nécessaire, ou avantageux, de consentir à être assommé de volumes pleins de trivialités symboliques. Il semble presque que tout se passe comme si le symbolisme devenait une valeur en soi, que l’on doit vénérer pour sa sublime « exactitude » : une nouvelle expression de la vieille quête de la certitude, un nouveau rituel symbolique, un nouveau substitut de religion40.

28Le philosophe, inquiet, mime le mathématicien, sans espoir d’être lu par lui pour autant, au contraire ; et chacun croit que les problèmes de l’induction ou de la nécessité peuvent être entièrement résolus par un formalisme. Illusion du more geometrico.

  • 41 In the Encyclopedia of Unified Science (Foundations of Logic and Mathematics).
  • 42 Cf. J. Katz, La Philosophie du langage, p. 39.

29Il conviendrait sur ces points délicats de discuter de l’échec du programme de Hilbert et de sa signification, de celle des travaux de Gentzen, etc. Il est clair cependant, quoi qu’il en soit de l’interprétation des théorèmes de limitation, que Carnap ne les a jamais considérés comme remettant en cause le projet encyclopédique, bien qu’il fût, comme à son habitude, prudent sur leur sens : « À l’heure actuelle (1937), on ne sait pas encore si le but de Hilbert – construire une preuve de cohérence dans un métalangage finitiste – peut être atteint en dépit du résultat de Gödel41. » Notons que le fait que le projet de langue idéale soit au moins rendu problématique par les résultats de limitation n’est pas seulement défendu par Popper, mais par J. Katz, d’un tout autre point de vue42.

30Popper considère qu’il n’y a pas de méthode philosophique privilégiée : ceux qui croient que celle-ci réside dans « l’analyse de la science », une fois qu’ils ont admis que « malheureusement, il semble qu’il n’y ait rien de tel », tentent donc d’en construire un :

  • 43 LDS, Préface, p. 20 (à propos de Hempel, Carnap et Kneale) ; cf. aussi, à propos du langage constru (...)

Aussi trouvons-nous ces philosophes engagés dans la construction de modèles miniatures fonctionnant de manière compliquée – de vastes systèmes de petits (minute) gadgets. Cette méthode leur fait manquer les problèmes les plus excitants de la théorie de la connaissance, ceux qui sont liés à son progrès (advancement). La complexité de l’attirail n’est pas en rapport avec son efficacité et pratiquement aucune théorie scientifique intéressante ne peut être exprimée dans ces vastes systèmes de petits éléments. Ces modèles de langage n’ont de rapport ni avec la science ni avec le sens commun43.

  • 44 Conjectures and Refutations, p. 270 ; cf. O. Neurath, Philosophical Papers, chap. 27 ; sur l’effet (...)

31Si l’on parle, avec Neurath, de « jargon universel », l’utopie se métamorphose en vœu innocent : s’il n’y a pas de règles de formation strictes du langage universel, « l’affirmation selon laquelle nous ne pouvons y exprimer d’énoncés métaphysiques est purement gratuite44 ».

32À propos des sciences humaines, il semble difficile d’en nier la spécificité, tout autant que leur souhaitable appartenance au genre « science ». Il me paraît possible de soutenir la thèse selon laquelle – mis à part Weber et quelques autres – les « autonomistes » comme les « assimilationnistes » partageraient une même prémisse : si les sciences humaines doivent adopter les méthodes de la science de la nature, elles doivent se conformer aux canons positivistes. Les autonomistes nient – avec raison – le conséquent, et les assimilationnistes affirment – avec raison – l’antécédent. La disjonction des méthodes des sciences de la nature et du positivisme permet de dissoudre en partie la querelle.

  • 45 Cf. Misère de l’historicisme, p. 166 ; sur « I’historicisme » de Neurath, id.

33Exclure les questions ontologiques, et avec elles l’appel à des entités « intentionnelles » échappant à l’observation directe, est un des slogans positivistes dénoncés par Hayek comme « scientistes ». Popper fit remarquer à ce dernier que le scientisme n’était pas « l’imitation servile des méthodes des sciences de la nature », mais de ce que l’on croit être ces méthodes45. Par peur de la métaphysique, on méconnaît la distinction entre « sciences naturelles de la société » et « sciences sociales », lesquelles ont affaire immédiatement à des significations.

  • 46 i. e. : physicalistes.
  • 47 F. Hayek, Scientisme et sciences sociales.

Les objets de l’activité économique ne peuvent être définis en termes objectifs46, mais seulement en référence à une fin humaine. Ni une « marchandise », ni un « bien économique », ni « nourriture » ni « monnaie » ne peuvent être définis en termes physiques, mais seulement dans les termes des conceptions que les individus se font de ces choses. L’économie n’a rien à dire des petits disques de métal par lesquels une vision matérialiste pourrait essayer de définir la monnaie […] Nous ne pourrions distinguer en termes physiques si deux hommes troquent ou échangent, ou s’ils jouent un jeu ou réalisent quelque rituel religieux. À moins que nous ne puissions comprendre ce que les acteurs veulent dire par leurs actions, toute tentative de les expliquer, de les subsumer sous des règles qui mettent en relation des situations similaires, est destinée à échouer47.

  • 48 Par où l’on retrouve le problème de l’induction, i. e. celui de l’apprentissage par l’expérience ; (...)
  • 49 Ainsi Putnam et Oppenheim, dans leur célèbre texte réductionniste sur l’unité de la science, confon (...)

34Le modèle déductif (Popper-Hempel) est ici sans intérêt si l’on fait l’impasse sur la rationalité des agents. Toute théorie béhavioriste du comportement est insuffisante, et même radicalement infirme48. Si l’on ne précise pas les engagements ontologiques que l’on fait, par peur de la métaphysique, on risque de tomber dans la naïveté49. Un martien physicaliste, en situation de « traduction hyperradicale », ne sachant pas s’il a affaire à des êtres soumis simplement à des lois physiques ou à des agents rationnels, gagnerait énormément à faire cette dernière supposition, car la description et la prédiction du comportement d’un corps se rendant au marché ou au concert exigerait, si le déterminisme ontologique était vrai, un savoir laplacien, ce que le principe de rationalité permet d’éviter. Or ce principe est antérieur à toute réduction.

  • 50 « L’ontologie fait corps avec la science et ne peut en être séparée », cité par W. Quine, From a Lo (...)

35Unies par des principes formels communs, les sciences se distinguent (historiquement) par ce que Popper appelle des « programmes métaphysiques de recherche ». Ces programmes s’expriment par des principes normatifs « matériels », qui ont la forme de règles heuristiques permettant de diriger la recherche en décrivant des types idéaux d’explication. Et si ces principes ne sont pas réfutables, ils peuvent le devenir, ou être contredits par des lois scientifiques réfutables et corroborées : il y a une possibilité de « progrès métaphysique ». La métaphysique est une chose trop sérieuse pour être laissée aux métaphysiciens professionnels, peu mécontents de s’entendre dire que ce qu’ils font n’a rien à voir avec la science : si celle-ci ne peut donner des leçons ontologiques, on pourra continuer à parler du temps, de l’ordre et de la vie comme si Boltzmann, Einstein et Darwin n’avaient pas existé. Notons que des penseurs comme Meyerson50 ou Cassirer n’ont pas accepté cette division concordataire des tâches, à la différence de Heidegger, Sartre et quelques autres. Si les positivistes avaient raison sur la neutralité de la science vis-à-vis de l’être, alors la conception heideggérienne en serait renforcée.

  • 51 Cf. J. Popper, « The myth of the framework », in E. Freeman (éd.), The Abdication of Philosophy.
  • 52 K. Popper, Conjectures and Refutations, p. 352 ; sur « la problématique philosophique de l’Unité de (...)

36L’unité de la science par la construction de langages unitaires a fait long feu. Au réveil, on s’aperçut que les langues effectivement parlées étaient « intraductibles », voire « incommensurables ». Fidèle au dogme du langage universel, on en a conclu à l’irrationalité. S’il n’y a pas de cadre commun, d’accord sur l’essentiel, il n’y a pas de discussion possible. D’où l’on peut tirer qu’il n’est pas possible de discuter de l’essentiel51. C’est oublier que « valeur d’une discussion dépend largement de la variété des conceptions concurrentes. S’il n’y avait pas eu de tour de Babel, nous aurions dû l’inventer52 ».

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Notes

1 Tiré de : Le Cercle de Vienne, Doctrines et Controverses, sous la direction de Jan Sebestik et Antonia Soulez, Paris, Klincksieck, 1986.

2 K. Popper, Conjectures and Refutations, p. 67 et O. Neurath, Philosophical Papers, chap. 18 : The Departementalisation of Unified Science, où I’« Encyclopédisme » est opposé au « pyramidisme » statique.

3 Popper parle malicieusement de « meurtre du Père » à propos de la passion antimétaphysique des néopositivistes, in Conjectures and Refutations, chap. 11.

4 Cf. K. Popper, Conjecture and Refutations, chap. 7 : « Kant’s critique and cosmology ».

5 Critiqué par A.-A. Cournot, cf. Essai sur les fondements de nos connaissances et sur les caractères de la critique philosophique, p. 262 ; également très critique à l’égard de l’idée d’élimination de la métaphysique : cf. Considérations sur la marche des idées et des évènements, p. 90 ; sur Leibniz, cf. Y. Belaval, in Langages de Leibniz à l’Encyclopédie.

6 Cf. Cours de philosophie positive, 2e leçon, i, à propos de Laplace.

7 Cf. l’interprétation « propensionniste » des probabilités selon Popper : les fréquentistes – dont lui-même dans La Logique de la découverte scientifique – confondraient la disposition d’un système à engendrer une suite d’événements avec la fréquence relative d’une propriété dans cette suite : cette dernière permet de tester l’attribution d’une probabilité à se comporter d’une certaine manière au système des conditions d’engendrement. On peut alors parler de manière naturelle de la « probabilité d’un événement singulier » : cf. Realism and the Aim of Science, chap. iii.

8 Cf., par exemple, l’explication atomiste du mouvement brownien par Einstein en 1905, éloignée de tout canon machien. Sur le « théorème de Craig », on se rapportera aux critiques de son usage antithéorique par Hempel, Putnam et Popper.

9 Cf. O. Neurath, Philosophical Papers, chap. 7, « Protocol statements », à propos du « jargon », mixte de « langage ordinaire » et de « langages scientifiques avancés ».

10 Elles sont pour cela paradigmatiques, depuis Russell et Hilbert, d’un côté, Einstein et Bridgman, de l’autre.

11 D’où, encore une fois, l’ironie de Popper lorsqu’il « construit » dans le langage de Carnap un énoncé « archimétaphysique » portant sur un être omniscient et omnipotent : cf. Conjectures and Refutations, p. 216.

12 Schlick lui-même passera aux yeux de Hempel pour « métaphysicien ou poète », à propos de sa conception de la vérité et des énoncés protocolaires. Quelle injure ! On ne lit pas sans un certain effarement les textes où Carnap affirme tranquillement que les œuvres de Platon, saint Thomas, Kant, Schelling et Hegel apparaissent « devant la critique inexorable de la logique nouvelle, comme relevant d’une doctrine dépourvue de toute signification ». Tous les non-sens sont équivalents : il n’y a qu’une « métaphysique » (occidentale) ; cf. L’Ancienne et la Nouvelle logique.

13 Ainsi, pour ce qui est des « énoncés protocolaires », préfère-t-il la construction « objectiviste » de Popper : cf. R. Carnap, « Testability and meaning ».

14 Ce dont Heidegger ou Bergson seraient fort aises ! Comme le remarque Popper, la « libéralisation » de l’empirisme à partir de 1936 ramène à cette position, inoffensive pour les métaphysiciens, quoique nocive pour les sciences. Ce que Popper retiendrait peut-être, c’est que « la métaphysique ne saurait se constituer en discours autonome, et autoritaire, à mille lieues des sciences, avec des prétentions exorbitantes, et au prix de la clarté. Il faut parler « d’hypothèses métaphysiques ».

15 L’épistémologie est ancilla scientiae, elle n’a pas à s’immiscer dans ses débats propres. Au contraire, Popper, comme du reste Reichenbach, n’hésite pas à se jeter à l’eau, en particulier l’eau philosophiquement chargée de la mécanique quantique. Cf. K. Popper, Quantum Theory and the Schism in Physics.

16 Cf. déjà l’autoréfutation de la thèse de Protagoras selon Platon, dans le Théétète, et les analyses en ce sens de Popper à propos du Tractatus, in The Open Society and its Enemies, ii, p. 356. L’énoncé « Ceci est dénué de sens » n’est pas dénué de sens, mais faux.

17 L’identification de la philosophie des mathématiques à la métamathématique semble avoir fait long feu (cf. Kreisel, Hao Wang). Car il faut bien « interpréter » les résultats comme ceux de Gödel ou de Skolem… Je ne veux pas dire que ce travail peut ou doit être le fait de « philosophes professionnels » ; cf. G.-G. Granger, « Pour la connaissance philosophique ».

18 Cf. R. Carnap, The Logical Syntax of Language, p. 9.

19 Cette thèse – même eu égard aux antinomies kantiennes – est rejetée par Popper : cf. Logic of Scientific Discovery, Préface, p. 17 ; sur l’« hypostase » de la théorie des types par les néopositivistes, cf. Conjectures and Refutations p. 69, et The Open Society and its Enemies, ii, p. 356, à propos de la corbeille du chef du contre-espionnage…

20 Et connaissaient la thèse de Duhem, acceptée par Carnap – Logical Syntax, p. 318 – et citée par Neurath contre Popper : cf. « Pseudorationalismus der Falsifikation », in Philosophical papers, chap. 5. Quine ira plus loin en l’utilisant pour réfuter l’idée de contenu empirique d’un énoncé isolé ; cf. W. Quine, From a Logical Point of View, p. 43.

21 Cf. I. Scheffler, Science and Subjectivity, p. 98.

22 « Il n’y a de Noli me tangere pour aucun énoncé », ibid., p. 95. Quine encore une fois radicalise ce point de vue égalitariste en l’élargissant aux énoncés logiques.

23 Les positions respectives, dans les années 1930-1935, de Schlick, Neurath, Reichenbach, Carnap et Popper, mise à part la question du non-sens de la métaphysique, ne sont pas celles d’un groupe uni contre un individu : ainsi Schlick et Neurath sont opposés à l’idée de logique inductive, Carnap à la théorie cohérentiste, Neurath à l’infaillibilité des énoncés protocolaires, Reichenbach à la conception subjective des probabilités, et Popper à toutes ces thèses.

24 Conjectures and Refutations, p. 269 ; cf. R. Carnap, Introduction to Semantics, p. 29 ; A. Tarski, in L. Linsky (éd.), Semantics and the Philosophy of Language, p. 27.

25 O. Neurath, Foundations of the Social Sciences, p. 13.

26 L’abandon de la théorie « naturaliste » du sens est néanmoins un progrès selon Popper.

27 « Empiricism, semantics and ontology », in L. Linsky (éd.), Semantics and the Philosophy of Language.

28 Cf. le fameux « Je ne vous comprends pas ! » de Schlick en 1930, qui n’est pas sans rapport avec une « stratégie immunisante » ; cf. LDS, § 78, où Popper, à propos de Heisenberg, évoque « la méthode bien connue qui consiste à éliminer en tant que “pseudo” les problèmes désagréables », en particulier celui du réalisme. « To say that metaphysics is nonsense is nonsense » dira plus tard F. Waismann : cf. « How I see philosophy », in A.-J. Ayer (éd.), Logical Positivism.

29 « Lorsqu’on écoute des discussions (sur la « métaphysique »), on a parfois l’impression que (ce terme) a perdu tout sens objectif, et qu’il est purement utilisé comme une sorte d’invective philosophique professionnelle », A. Tarski, « The semantic conception of truth », in L. Linsky (éd.), Semantics and the Philosophy of Language, p. 35.

30 Parues dans l’Encyclopédie…, au titre de contribution historico-sociologique à l’unité de la science.

31 On connaît l’attrait qu’exerça l’espéranto sur Carnap, et la violente réaction de Wittgenstein à cette occasion : cf. R. Carnap, Autobiography, in P. A. Schilpp (éd.), The Philosophy of Rudolph Carnap. Sur la foi socialiste de Neurath, cf. les souvenirs de K. Popper, in Otto Neurath : Empiricism and Sociology, p. 51-56.

32 I. Lakatos (éd.), The Problem of Inductive Logic, p. 380.

33 Cf. J. Watkins, « Epistemology and politics ».

34 Cette thèse ne constitue pas une critique de l’idée de formalisation, mais de celle d’idéographie non ambiguë. Dans le débat Frege-Hilbert sur les définitions, Popper se déclare franchement opposé à Frege : cf. K. Popper, Unended Quest, p. 29. Sur l’impossibilité de formuler les hypothèses scientifiques dans un langage « purement nominaliste », cf. Conjectures and Refutations, p. 262.

35 Conjectures and Refutations, chap. 11, p. 268-273.

36 Carnap le dit lui-même dans Logical Syntax, § 60, p. 222.

37 K. Popper, Objective Knowledge, chap. 9 ; F. Recanati dans « Le mythe de la langue universelle » conteste la pertinence de cette thèse. Popper s’en était expliqué dans un petit dialogue entre Socrate et Théétète, qui est une réfutation particulièrement élégante de la « thèse » selon laquelle « Sir Karl » manquerait d’humour : cf. Conjectures and Refutations, chap. 14 : « Self-reference and meaning in ordinary language ».

38 Plus précisément : toute énumération effective des procédés de démonstration est incomplète. II existe toujours une question à laquelle on ne peut répondre à l’intérieur du système.

39 Cf. K. Popper, The Open Universe, p. 40, à propos de Hadamard et du problème des n-corps. Démontrablement insoluble ne veut pas dire dénué de sens. Ce point crucial oppose, selon G. Lebrun, les projets critique et positiviste : cf. Kant et la fin de la métaphysique, p. 34.

40 LDS, Appendice ix, p. 394.

41 In the Encyclopedia of Unified Science (Foundations of Logic and Mathematics).

42 Cf. J. Katz, La Philosophie du langage, p. 39.

43 LDS, Préface, p. 20 (à propos de Hempel, Carnap et Kneale) ; cf. aussi, à propos du langage construit par Woodger (in The Encyclopedia of Unified Science, 1939, et BJPS, 2, p. 193), K. Popper, « The principle of individuation », p. 115 ; « L’utilisateur de ce langage s’engage à une telle ontologie : […] les objets changeants n’existent pas. (Il) avait été construit pour éviter une ontologie platonicienne. Une ontologie parménidéenne est-elle préférable ? » ; cf. la critique plus générale de Woodger par John Smart, in A. Flew (éd.), Logic and Language, chap. xii, qui met en cause l’application de la « rigueur » mathématique à la physique ; sur le problème de cette miraculeuse applicabilité, abordé de front par René Thom, cf. Conjectures and Refutations, chap. 9.

44 Conjectures and Refutations, p. 270 ; cf. O. Neurath, Philosophical Papers, chap. 27 ; sur l’effet des résultats de Gödel sur les thèses de Husserl, cf. J.-T. Desanti, La Philosophie silencieuse, p. 94 ; sur la construction de « petits objets phénoménologiquement apprivoisés » : id., p. 107.

45 Cf. Misère de l’historicisme, p. 166 ; sur « I’historicisme » de Neurath, id.

46 i. e. : physicalistes.

47 F. Hayek, Scientisme et sciences sociales.

48 Par où l’on retrouve le problème de l’induction, i. e. celui de l’apprentissage par l’expérience ; cf. la critique de la notion de « réflexe conditionné » par Popper, par ex. in Realism and the Aim of Science, p. 45.

49 Ainsi Putnam et Oppenheim, dans leur célèbre texte réductionniste sur l’unité de la science, confondent « individualisme méthodologique » et réduction à la psychologie (in P. Jacob, De Vienne à Cambridge) ; cf. déjà R. Carnap, Der Logische Aufbau der Welt, § 150, sur la « constitution » des « objets culturels ».

50 « L’ontologie fait corps avec la science et ne peut en être séparée », cité par W. Quine, From a Logical Point of View, p. 45.

51 Cf. J. Popper, « The myth of the framework », in E. Freeman (éd.), The Abdication of Philosophy.

52 K. Popper, Conjectures and Refutations, p. 352 ; sur « la problématique philosophique de l’Unité de la science », on se reportera plus généralement au livre du Ruytinx, qui porte ce titre : cf J. Ruytinx, La Problématique philosophique de l’unité de la science.

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