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L’Invention de l’autobiographie d’Hésiode à saint Augustin

 | 
Marie-Françoise Baslez
, 
Philippe Hoffmann
, 
Laurent Pernot

Quatrième partie. Poètes, sophistes et philosophes

À la découverte de l’autobiographie

Simone Follet

Testo integrale

1Les débats approfondis dont rend compte ce volume ont considérablement enrichi notre conception du genre autobiographique, et peut-être permis également de comprendre pourquoi l’Antiquité semble l’avoir si longtemps refusé. II est apparu clairement aussi qu’on ne peut parler de l’Antiquité en bloc, que la conception du monde s’est sensiblement modifiée de l’époque archaïque à l’Empire chrétien : place de l’homme dans le monde, régime politique, structure sociale, système de valeurs. Nous avons décelé assez tôt des embryons d’autobiographie ; l’environnement paraît, pendant longtemps, avoir été peu favorable à leur croissance, sauf peut-être dans le cas de personnalités exceptionnelles, et encore avec des précautions.

2En reprenant les trois éléments qui composent le mot « autobiographie », je voudrais tenter d’analyser ces freins qui ont retardé, pendant toute l’Antiquité, l’avènement d’un genre autobiographique aux structures formelles bien définies.

Dire le « moi »

3Auto représente « moi »… et « je ». Sauf dans quelques cas (Flavius Josèphe, Augustin), nous avons senti peu de distance entre les deux pronoms, cette distance temporelle susceptible de créer la nostalgie ou de susciter une réflexion sur le temps. Cette expérience du moi déchiré est moderne.

4Dire le « moi » ne va pas de soi. À travers les premiers exposés sont souvent apparus des éléments d’autobiographie, confidences lyriques (en poésie) ou récits d’un moment exceptionnel (guérison, passion, exil, crise politique). Les contraintes du mètre, pour la poésie, du support, pour l’inscription, ont imposé la concision, voire un certain formulaire (tous les récits de guérisons miraculeuses d’un sanctuaire donné se ressemblent).

5Les normes morales peuvent limiter l’expression du moi : l’aidôs, pour les passions excessives, par exemple ; une certaine inquiétude devant les dieux et l’univers, la crainte de I’hubris, susceptible d’attirer le courroux divin.

6Le problème de la vérité est posé très tôt, avec celui de la sincérité : les mensonges d’Homère, l’avertissement des Muses d’Hésiode (« Nous savons conter des mensonges tout pareils aux réalités… ») sont connus de tous les Hellènes. On a bien souligné ici la présence du thème vérité/mensonge dès les apologies les plus anciennes. Dès le Ve siècle, on voit que la vérité a plusieurs visages : le discours judiciaire des orateurs attiques sait en user, comme Flavius Josèphe plus tard dans sa double autobiographie.

7Un jeu de conventions (eikos, prepon) empêche aussi de tout dire. La mise en scène (skênê) est évoquée explicitement à l’époque impériale, mais elle est déjà présente à travers le récit apparemment tout simple de Xénophon ou l’autojustification du Discours sur la couronne, comme plus tard dans les Commentaires de César, même si divers procédés stylistiques (tis, troisième personne…) font semblant d’effacer le « moi ».

8On peut se demander alors comment on a pu franchir le pas, d’où viennent les premiers éléments autobiographiques, encore rudimentaires et dispersés. À travers les premiers exemples, plusieurs points sont apparus très souvent :

  • Le goût du monument (mnêma), de la commémoration. Dans un article humoristique, J. S. Traill présentait le fichier automatisé des noms de tous les Athéniens connus : plus de 100 000, alors que pour d’autres cités quelques dizaines de noms tout au plus sont connues. La civilisation grecque a voulu inscrire les noms, commémorer, laisser des traces. Grégoire de Nazianze a gardé toute sa vie l’empreinte des huit années d’études passées à Athènes.
  • Le goût de l’exemplaire. Montrer, à travers un écrit, un individu exemplaire, est le moyen de faire connaître une aretê, dans quelque domaine qu’elle se manifeste : champion, musicien, philosophe, homme politique, homme de guerre. Le cas est particulièrement net chez César ou Auguste : il faut immortaliser le général ou le fondateur d’empire. On peut aller jusqu’au cas limite de I’absorption de la personnalité dans la fonction, de la perte du moi individuel.
  • La « crise ». Souvent, pour déclencher l’écrit autobiographique, il a fallu une crise : Xénophon, Démosthène, Josèphe, Paul, Ovide ont été attaqués ; l’apologie, l’autojustification, l’indignation parfois ont pu aider à franchir les barrières et à « tout dire ». Déjà une expérience exceptionnelle peut justifier une prise de parole du sujet : voyage d’exploration, guérison miraculeuse, expérience mystique, victoire éclatante.

9Mais ces cas restent peu nombreux tant que demeure le monde de la polis. L’individu en tant que tel intéresse peu, les valeurs collectives dominent : es lois retiennent même un Socrate dans le sein de la cité.

Choisir le « moi »

10À l’époque classique, les conditions générales semblent peu favorables à l’épanouissement d’un genre autobiographique et même à l’expression du moi. Après l’aventure d’Alexandre, les brassages de population, un certain affaiblissement du cadre de la cité, les succès de quelques individus, favoris de la Fortune (Tukhê), commence à se dégager l’idée d’un bios exceptionnel, singulier, ce qui ne veut pas dire nécessairement exemplaire. Le thème partout présent du « premier inventeur » trouve ici des applications, mais il existe aussi des récits de voyage – même vers les îles d’Utopie… –, des débuts de journaux, de notes intimes, qui peuvent servir à des ouvrages littéraires ultérieurs, des prières justifiées par divers évènements d’une vie (demande, action de grâces). On commence à s’intéresser aux grands hommes et à faire précéder le texte de leurs œuvres d’une notice biographique (citons ici notamment les travaux de l’école péripatéticienne, puis des philologues alexandrins : la vie d’Euripide par Satyros, celle de Démosthène par son neveu, etc.). Mais la vie d’un homme plus simple peut susciter aussi l’intérêt : un pêcheur, un malade…

11En même temps s’élabore un modèle littéraire : on pourra choisir un bios intéressant et on saura comment le présenter. La biographie n’est jamais un récit continu de tous les évènements d’une vie ; c’est une œuvre composée pour mettre en lumière des aspects importants et significatifs de la vie et de la personnalité du héros. Une grande partie de cette littérature est perdue, mais nous trouvons la marque de ces réflexions et de l’élaboration du genre dans les Vies de Plutarque, avec certains schémas récurrents qui ont été étudiés :

  • famille, naissance ;
  • paideia ;
  • exploits, bienfaits (erga) ;
  • voyages (historiens, philosophes) ;
  • mort du héros, moment capital (voir la mort de Cyrus l’Ancien dans la Cyropédie de Xénophon, biographie romancée à des fins d’édification morale).

12Hormis le dernier, tous ces éléments se retrouvent dans les formes assez proches de l’autobiographie que nous avons rencontrées chez les hommes politiques romains. Le choix des éléments est peu différent de celui d’une biographie comme l’Agricola de Tacite.

13L’idée essentielle est celle du choix : choix d’une vie intéressante ou exceptionnelle, mais aussi de moments exceptionnels. Souvent, à la fin, l’auteur présente une sorte de bilan, d’évaluation rétrospective.

14On peut tenir pour une conquête de l’époque hellénistique le fait de chercher des vies intéressantes, de les ordonner et d’en raconter les moments essentiels. Il semble qu’il suffirait de passer du « il » au « je » pour faire, avec la même matière, une autobiographie. En fait celle-ci n’apparaît pas encore, en tout cas sous la forme achevée d’une narration assez longue et organisée à la première personne.

Narrer ma vie

15Comme on l’a souligné très justement, il n’y a pas encore autobiographie lorsque apparaissent seulement quelques éléments personnels dans une œuvre (chez Flavius Josèphe ou Aelius Aristide, par exemple). Au contraire, au IVe siècle, à côté d’autres œuvres qui survivent et permettent de dire en partie le moi (apologies, lettres…), on rencontre de longs récits où l’auteur expose ses expériences personnelles, sa philosophie en même temps que les évènements principaux de sa vie, en vers ou en prose. Une certaine richesse, durée, continuité à travers les fluctuations de l’existence donne à l’ensemble son unité, et l’élaboration littéraire est évidente, même lorsqu’il y a parti pris de simplicité. L’autobiographie est bien constituée en tant que genre quand sont publiées les œuvres de Libanius, Grégoire de Nazianze et saint Augustin. Le souci de la forme apparaît comme la marque de la paideia hellénique, même chez les auteurs chrétiens.

16L’expression du moi peut néanmoins se faire à travers d’autres formes. Les Pensées de Marc Aurèle sont un monologue intérieur, elles ne constituent pas un récit autobiographique. Aelius Aristide distingue justement le témoignage qu’est le récit exact d’un rêve envoyé par son dieu et l’élaboration littéraire ultérieure, le « journal » et le « discours sacré », où il peut sélectionner et bouleverser la chronologie. Les formes rhétoriques subsistent : apologie, lalie, où le moi peut se mettre en scène (Lucien). Mais c’est sans doute la lettre qui, sous l’Empire, contient le plus d’éléments personnels, forme souple, brève ou longue et détaillée, abordant divers sujets ou un seul, à diffusion restreinte, même lorsque les auteurs sont des hommes de lettres : la belle correspondance de Julien offre d’excellents exemples de la richesse autobiographique que peut comporter la lettre.

17Mais l’expression du moi, que ce soit ou non dans une autobiographie proprement dite, connaît une nouvelle restriction ou, plus justement, réorientation : un païen comme Aelius Aristide parle beaucoup de lui-même, mais pour louer son dieu ; chez le chrétien, le récit autobiographique est intéressant surtout en tant que récit de conversion, suite de manifestations de la grâce divine dans une vie humaine. Le moi peut de nouveau être déprécié, humilié. La conscience de l’indignité de la créature peut limiter strictement l’expression de son moi. De nouveau, il doit s’effacer devant un dessein collectif. Seules quelques personnalités exceptionnelles osent donner à l’autobiographie son plein développement, en transcendant à l’occasion les limites du genre (saint Augustin).

18Finalement, même dans l’Antiquité tardive, l’environnement est peu propice à l’avènement du genre autobiographique. D’autres formes se prêtent à I’expression de sentiments, au récit d’expériences personnelles. Malgré quelques réussites, l’autobiographie n’apparaît pas comme un genre constitué au même titre que, par exemple, le roman. Le colloque à l’origine de ce volume nous a permis d’en analyser diverses approches, d’établir des distinctions nécessaires et d’assister à la première invention du genre. À la poursuite de cette Ithaque toujours lointaine, n’avons-nous pas pensé finalement, avec l’Ulysse de Cavafy, que le plus beau c’était le voyage ? Je pense pouvoir dire alors, en notre nom à tous, toute notre gratitude à nos hôtes et aux organisateurs de ce colloque, qui nous ont accueillis pendant trois journées et entraînés dans ce vertigineux voyage, à la découverte de l’autobiographie.

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