L’Invention de l’autobiographie d’Hésiode à saint Augustin
| , ,Deuxième partie. Le moi dans l’histoire et dans les documents politiques
À propos des Res Gestae Divi Augusti
Héritage et nouveauté dans la pensée politique
Texte intégral
- 2 K. Fittschen, « Zur Datierung des Augustus-Roma Tempels in Ankara », Arch. Anzeiger, 1985, p. 309-3 (...)
- 3 Selon K. Tuchelt et F. Preisshofen, « Zur Identitatsfrage des Augustusternpels in Ankara », ibid., (...)
1Sans prétendre aborder ici les questions, importantes certes, de la datation du temple de Rome et d’Auguste d’Ankara, récemment encore remise en cause2, ni bien entendu de la destination véritable du monument3, il est sans doute nécessaire de réfléchir un instant sur ce que E.S. Ramage a appelé dans un livre plein d’intérêt, paru à Stuttgart en 1987, The Nature and Purpose of Augustus « Res Gestae ». Petit livre plein d’intérêt, d’abord parce qu’il fournit une bibliographie critique des quelque cent cinquante titres parus sur les Res gestae dans les cinquante dernières années, ensuite parce qu’avec une solide étude philologique, il montre la cohérence remarquable de cette « synthèse » laissée en 14 par Auguste à ses successeurs et à l’opinion publique sur le régime qu’il a établi et que nous appelons le Principat. Cette cohérence – J.-P. Callu l’a soulignée dans l’intéressant compte rendu qu’il a donné dans la Revue des études latines (no 66, 1988, p. 331) – s’exprime dans un texte qui veut être à la fois une « explication concrète par les Res gestae et les honneurs reçus » et un « essai de philosophie politique fondant une nouvelle idéologie impériale ». Bien entendu, il y est fait un large usage de divers procédés rhétoriques destinés à valoriser le message du Prince.
- 4 Z. Yavetz, « The Res Gestae and Augustus’ Public Image », in F. Millar et E. Segal, Caesar Augustus (...)
- 5 Cf. L. Giuliano, Gioventù e istituzioni nella Roma antica. Condizione giovanile e processi di socia (...)
2À qui était destiné ce message ? Sans aucun doute d’abord à Tibère et à ses successeurs, pour qui il devait représenter à la fois une explication du régime auquel ils étaient appelés à présider, et une philosophie de gouvernement, une sorte de « théorie du Principat ». On a pu penser – c’est le cas de Z. Yavetz4 – que les Res gestae étaient particulièrement destinées à la iuuentus ; il est vrai qu’Auguste a eu une « politique de la jeunesse5 ». Mais il est clair qu’en prévoyant l’affichage de son texte devant son mausolée du Champ de Mars et dans toutes les capitales provinciales de l’Empire, il cherchait à toucher un public aussi large que possible. Cela dit, on peut croire que les Res gestae n’étaient pas un simple récit, un compte rendu des res gestae (comme on l’a cru parfois), assorti d’une justification de caractère juridique par exposé des « pouvoirs », mais que le texte avait valeur d’exemplum politique, philosophique et éthique. De là le recours à certains procédés rhétoriques et même « publicitaires », qui ont été bien étudiés, notamment par E.S. Ramage.
3La principale finalité des Res Gestae étant évidemment politique et visant à fournir une explication du régime, c’est sur ce plan que j’aimerais me placer pour examiner, à partir du texte lui-même, mais en le replaçant autant que possible clans le contexte des autres documents du temps – Forum d’Auguste, statue de Prima Porta, Ara Pacis et son environnement, Gemma Augustea, Sebasteion d’Aphrodisias de Carie –, d’une part les héritages qui ont pesé sur Auguste et qu’il a voulu utiliser ou qu’il a résolument récusés, d’autre part une nouveauté qu’il a introduite et exploitée à fond.
Les héritages
4Vient d’abord à l’idée tout naturellement l’héritage césarien. Il est frappant que le nom de César ne figure pas dans le texte des Res gestae.
5Tout au plus y lit-on quatre fois « mon père » :
- chap. 2 : « ceux qui avaient assassiné parentem meum… » ;
- chap. 10 : le grand pontificat, sacerdotium quod pater meus habuerat, « je l’ai refusé… » ;
- chap. 15 : à propos des distributions à la plèbe romaine, ex testamento patris mei… ;
- chap. 20 : « j’ai achevé les grands travaux entrepris : opera a patre meo perfeci ».
6Outre ces périphrases, le nom de César n’apparaît, si j’ose dire, indirectement que sous la forme templum/aedes diui Iuli (chap. 19 et 21), Forum Iulium et curia Iulia (chap. 19, 20, 34 et 35).
7Alors que l’on aurait pu attendre une exaltation du nom et de l’œuvre de César, on constate non pas certes un rejet, mais des rappels allusifs destinés surtout à célébrer la pietas d’Auguste, vengeur de la mort de César, héritier de sa fortune, exécuteur des œuvres inachevées, et même à souligner son refus d’un lien dynastique : il a récusé le souverain pontificat qu’avait exercé son « père » adoptif. En revanche on lit trois fois me principe, qui ne prend que plus de valeur face à l’absence de César.
8Octave a pourtant su exploiter cette filiation et cet héritage quand il en avait besoin, dans les premières années du Second Triumvirat, pour fonder son autorité. Diui filius faisait alors partie de sa nomenclature officielle ; les inscriptions et les légendes monétaires l’affichaient. Mais on sait bien que, dès 36 avant J.-C., quand il eut besoin surtout d’apparaître face à Marc Antoine comme le défenseur de la libertas, il laissa peu à peu tomber le rappel d’une filiation devenue gênante, commençant ainsi à prendre ses distances vis-à-vis du dictateur perpétuel et de l’aspirant à la royauté.
- 6 J. Gagé, « De César à Auguste. Où en est le problème des origines du Principat ? À propos du César (...)
9Pourtant, de son père et de l’expérience politique paternelle il a su tirer plus d’une leçon. Il a retenu d’abord que, pour détenir la « puissance réelle », l’essentiel était de constituer entre les mains d’un seul le commandement militaire (avec le pouvoir civil, évidemment) total et illimité, c’est-à-dire l’imperium dans le sens ancien et plein du mot. Il a retenu aussi qu’à l’imperium devait être associé le sacerdoce suprême ; César a voulu être élu pontifex maximus dès 63 avant J.-C. César pensait sans doute à l’indivision primitive de l’autorité des anciens rois. Auguste pensait peut-être davantage aux pouvoirs des imperatores de l’époque républicaine. En tout cas, ce souverain pontificat, il entendait, mieux il affectait de le tenir, non de l’héritage césarien direct, mais de la légalité républicaine. Il a retenu enfin l’appel répété et insistant à l’ancêtre commun Romulus, fondateur de Rome et « père de la patrie » (parens patriae). C’est le titre donné à César très officiellement et solennellement, et c’est le héros représenté face à Énée dans les exèdres des portiques latéraux du Forum d’Auguste, non loin de l’inscription qui exaltait comme pater patriae le restaurateur de la paix civile. Tout cela a été excellemment analysé par J. Gagé dès 19366.
- 7 Outre J. Gagé, ibid., en particulier p. 44, voir H. Bellen, « Cicero und der Aufstieg Octavians », (...)
10Il y a un autre héritage que dévoilent les Res gestae sans le nommer, bien entendu, c’est l’héritage cicéronien. C’est un sujet qui a été déjà amplement traité7 et sur lequel je n’insisterai donc pas longuement. Seulement trois mots pour évoquer quelques éléments communs à l’idéologie cicéronienne et à l’idéologie augustéenne sans pouvoir fournir la moindre preuve d’une influence de la première sur la seconde. Tout au plus peut-on rappeler qu’en 30 avant J.-C., exerçant le consulat avec l’empereur – honneur choisi – , Q. Cicéron reçut de celui-ci un témoignage appuyé sur le « patriotisme » de son père ; Auguste n’allait tout de même pas jusqu’à la réhabilitation !
11On se souvient du rôle providentiel qu’accordait l’orateur au priuatus se dressant au secours de l’État menacé par une crise aiguë, cf. Tusc., IV, 51 ; De Rep., II, 25 (46). Pour lui, « il n’est pas de priuatus quand il s’agit de sauvegarder la liberté des citoyens ». Or, d’emblée – c’est le chapitre I des Res gestae –, Auguste a soin de mettre en lumière que annos undeuiginti natus exercitum priuato consilio et priuata impensa comparaui, per quem rem publicum a dominatione factionis oppressam in libertatem uindicaui.
12De même, on connaît le souci constamment affirmé de Cicéron de sauvegarder la libertas, fondement de la République. Ce même souci, on le retrouve proclamé par Auguste, on vient de le voir. Mais il y a là, on le sait bien, question de vocabulaire. Pour le premier, la libertas représente l’essentiel de l’idéal républicain. Pour le second, elle est l’affranchissement de la tyrannie d’une faction. C’est plus ou moins le même sens (un peu frelaté) qui va se trouver désormais attaché à l’expression qui, dans l’Empire, désigne une ciuitas libera !
13Impossible de ne pas dire un mot de la notion d’auctoritas. Cicéron a plus d’une fois insisté sur le rôle du rector patriae, du tutor ou moderator rei publicae (Ad Att., VIII, 11 ; Somn. Scip., 13) qui met son prestige (auctoritas) au service de l’État dans les moments difficiles, mais toujours de manière provisoire, transitoire, occasionnelle. Pour Auguste, I’auctoritas a une signification sensiblement plus large, et surtout le rôle de celui qui la détient est permanent : post id tempus (après 27) auctoritate omnibus praestiti (chap. 34). Comme pour la libertas, le mot est le même, mais le contenu a changé !
- 8 Cf. déjà J. Gagé, ibid., p. 36 sq. Voir M. Hammond, « Hellenistic influences on the structure of th (...)
- 9 F. Coarelli, « Il Complesso pompeiano di Campo Marzio e la sua decorazione sculturea », RPAA, no 44 (...)
14Le troisième héritage qui apparaît dans le texte et l’esprit des Res gestae est plus lointain : il est hellénistique. On s’est beaucoup occupé du problème des influences hellénistiques sur les imperatores de la République finissante et notamment sur César et même, plus largement, sur les milieux dirigeants de Rome à partir du iie siècle avant J.-C. Mais on n’a pas tout dit, on n’a même presque rien dit quand on a parlé d’influences ! Et la question est particulièrement délicate quand il s’agit des influences d’ordre institutionnel, politique et religieux8. Du moins y a-t-il un point sur lequel il convient – me semble-t-il – d’insister : celui de l’évergétisme impérial. On sait bien, depuis les travaux de F. Coarelli, de P. Gros et de G. Sauron9, que l’énorme complexe architectural (le premier théâtre romain permanent, en dur, sommé d’un temple de Vénus Victrix et accompagné d’un vaste jardin entouré de portiques où l’on pouvait admirer les statues colossales des quatorze nationes deuictae et celle de Pompée lui-même, figuré nu, héroïsé et tenant en main le globe, emblème du kosmokratôr) dressé sur le Champ de Mars pour perpétuer la mémoire du triomphe de 61, était non seulement une nouveauté urbanistique, mais que cette nouveauté avait une finalité idéologique.
- 10 Voir les travaux d’A. Alfoldi, « Die Ausgestaltung des monarchischen Zeremoniells am römischen Kais (...)
- 11 Voir en particulier P. Gros, Aurea templa. Recherches sur l’architecture religieuse de Rome à l’épo (...)
15On sait aussi que César, sensible aux impulsions venues de l’Orient – même si les insignes attachés au triomphateur… et au roi, la robe de pourpre, la couronne de laurier (ou le diadème), le siège curule en or (un trône) avaient d’autres racines qu’orientales, notamment étrusques et italiques10 –, a tenu lui aussi, et sans doute pour concurrencer l’œuvre spectaculaire de son rival Pompée, à doter Rome de l’ensemble impressionnant du Forum qui porte son nom, centré à la fois sur le temple de Vénus Genitrix, son ancêtre et celle du peuple romain, et sur sa propre statue équestre qui le figurait en demi-dieu11.
- 12 Voir surtout P. Zanker, Augustus und die Macht der Bilder, Munich, Beck, 1987 et The Power of Image (...)
16Il s’agissait là – on le voit bien – d’entreprises individuelles liées à des ambitions personnelles précises. Auguste va beaucoup plus loin. Reprenant les traditions des monarques hellénistiques, il fait de I’évergétisme impérial un moyen d’action et d’expression politiques12, laissant à l’évergétisme aristocratique sa finalité purement sociale. De là l’énumération attentive des chapitres XIX et XX des Res gestae, où sont étalées avec complaisance les constructions nouvelles et les restaurations monumentales entreprises sur son initiative et le plus souvent à ses frais. Aucune de ces constructions n’est innocente :
- La Curie, c’est la curia Iulia de César.
- Le chalcidicum est une annexe de la Curie.
- L’aedes diui Iuli est le temple qui témoigne de sa pietas.
- Le Lupercal, lui, renvoie à l’idéologie romuléenne.
- La porticus Octauia, près du théâtre de Marcellus, renvoie au culte impérial.
- L’aedes Iouis Feretri sur le Capitole concerne le dieu des triomphateurs. Tandis que l’aedes Iouis Tonantis est un ex-voto d’Auguste commémorant un miracle intervenu pendant la guerre cantabrique en 26-25, miracle qui révélait un Auguste protégé des dieux.
- L’aedes Quirini concerne Quirinus = Romulus divinisé.
- L’aedes Iouis Libertatis est consacrée à Zeus Eleutherios, à qui Auguste est assimilé en Orient.
- L’aedes Larum intéresse le culte populaire des Lares à qui est associé le culte du Genius impérial. Les autels des Lares portent en général des représentations d’Auguste et (ou) des deux lauriers liés à sa maison du Palatin.
- L’aedes Iuuentatis renvoie à la politique augustéenne de la jeunesse et au souvenir des deux petits-fils du Prince, principes iuuentutis.
- L’aedes Matris Magnae in Palatio, proche de la maison du Prince, et qui figure aussi sur la base de Sorrente, rappelle à tous que la Magna Mater de Pessinonte, ici nationalisée romaine depuis la deuxième guerre punique, était la protectrice de Troie, patrie d’Énée.
17Sans parler des quatre-vingt-deux temples restaurés in Urbe, qui attestent eux aussi la pietas d’Auguste.
- 13 Cf. P. Zanker, Forum Augustum. Das Bildprogramm (Mon. Artis Ant. II), Tübingen s. d. [1970].
- 14 Voir H. Kahler, Die Augustusstatue von Prima Porta, Cologne, 1959 ; A. Alfoldi, « Zum Panzer – schm (...)
- 15 Voir en dernier lieu G. Moretti, Ara Pacis Augustae, Rome, La Libreria del Stato, 1948 ; E. Simon, (...)
- 16 Après les belles découvertes de K. Büchner, « Solarium Augusti und Ara Pacis », Röm. Mitt., no 83, (...)
- 17 Voir en dernier lieu le bel article de L. Duret, « Néron-Phaéthon ou la témérité sublime ». REL, no(...)
- 18 Sur les représentations de la Gemma Augustea, voir C. Küthmann, Arch. Anz., no 65-66, 1950-1951, p. (...)
18On ne peut plus isoler ce texte des Res gestae des préoccupations idéologiques qu’expriment l’architecture et le décor architectural du Forum Augustum13, la cuirasse historiée de Prima Porta14, l’Ara Pacis Augustae dont la procession solennelle des registres supérieurs n’est pas seule à avoir ce que l’on appelle aujourd’hui une valeur signifiante, mais dont les magnifiques rinceaux des registres inférieurs portent un message politique autant qu’esthétique15 ; ceci dans un environnement architectural (le Mausolée augustéen, la kaustra d’Auguste et l’obélisque solaire, offrande du Prince au Soleil), où l’on retrouve l’ébauche d’une mystique solaire du pouvoir impérial empruntée à l’Égypte16. Ce qui rejoint d’ailleurs le souci constant d’Auguste de convaincre les Romains de sa légitimité, souci qu’exprime plus d’une fois le texte des Res festae17. On pense aussi bien entendu à la Gemma Augustea et à l’escamotage du signe de la Balance, vrai signe de naissance du Prince, au profit du signe du Capricorne, symbole de victoire18.
19Si de ces divers héritages Auguste a dans les Res gestae avec une habileté consommée tantôt camouflé les traces, tantôt amplifié les leçons – toujours sans l’avouer, bien sûr –, il a aussi et surtout exalté une nouveauté, peut-être la grande nouveauté du régime : le montrer comme seul capable et se montrer lui-même, lui, le Prince (me principe), comme seul apte à assurer, dans la paix retrouvée (entendons surtout la paix civile), la maîtrise de l’espace et du temps.
La nouveauté du régime
- 19 Voir les subtiles remarques de P. Le Roux, « L’État augustéen servi par la géographie (à propos du (...)
20La maîtrise de l’espace obtenue par Auguste est bien ce qui a le plus vivement frappé ses contemporains. Les premiers mots du texte présentés en guise d’introduction ou d’en-tête, et qui ne sont évidemment pas de l’empereur lui-même, le soulignent clairement : Rerum gestarum diui Augusti, quibus orbem terrarum imperio populi Romani subiecit… Ce n’est pas une rodomontade ou une majoration de circonstance. Plus loin (chap. 3), il rappelle qu’il a conduit des guerres civiles et extérieures, sur terre et sur mer, toto in orbe terrarum. Et les chapitres 25, 26 et 27, puis les chapitres – 30 à 33 sont consacrés à l’énumération des conquêtes qui ont assuré I’αὔξησPς du monde romain et fait d’Auguste I’auctor imperii Romani par excellence. Dans son livre paru en 1998, L’Inventaire du monde. Géographie et politique aux origines de l’Empire romain, C. Nicolet a parfaitement mis en lumière la part d’héritage des prétentions œcuméniques des prédécesseurs. Esquissées depuis Polybe, elles ont pris un caractère officiel chez Pompée et chez César. Mais là encore, comme pour l’évergétisme, Auguste innove en élevant ces prétentions au rang d’une grande politique mondiale destinée à asseoir la domination romaine sur l’oikoumène. Enfin, en donnant, contraint et forcé, à cet imperium Romanum des limites, Auguste restait fidèle à son principe initial en montrant que rien ne pouvait s’opposer à une domination plus large et en organisant dans la paix un contrôle cohérent sur un territoire stabilisé et construit géographiquement et administrativement19. Par là Auguste – et ce n’était pas un mince mérite – faisait de l’Empire un État territorial, doté d’une armature politique et administrative qui permettait la gestion et le contrôle de territoires immenses et de millions d’individus.
- 20 K. T. Erim, Aphrodisias City of Aphrodite, New York, Muller, Blond & White, 1986 ; R. R. Smith, « T (...)
21Les belles découvertes du Sébasteion d’Aphrodisias de Carie sont venues à point nommé soutenir ces points de vue20 en montrant, associé aux reliefs historiques et mythologiques, un alignement de figurations des nations et des peuples soumis par Auguste, comme si l’exaltation du caractère cosmocratique du pouvoir augustéen constituait un élément de la religion du souverain.
22Il est vrai que, maître de l’espace, le Prince s’affirmait aussi comme le maître du temps.
23La maîtrise du temps, il se l’est également attribuée. Un court passage des Res gestae est passé presque inaperçu. C’est la fin du chapitre 8 : « Par de nouvelles lois prises sur mon initiative, j’ai remis en honneur bien des exemples de nos ancêtres (multa exempla maiorum), qui tendaient à disparaître de notre siècle, et moi-même j’ai laissé à l’imitation de la postérité beaucoup de mes actes en exemple (exempla imitanda posteris tradidi) ».
24Dans l’excellent commentaire qui accompagne l’édition de J. Gagé, comme dans ceux qui ont suivi, rien n’est dit sur ce passage. Il me semble pourtant riche de sens. On y retrouve la notion d’exemplum. Mais il y a plus. On y perçoit le souci d’Auguste d’apparaître comme le lien entre le passé de Rome, la tradition ancestrale et le futur de Rome, la postérité. Il est celui qui empêche la rupture, qui assure la continuité. Mais par là il entend aussi et surtout rompre avec la vision déterministe de la fatalité de la décadence à laquelle beaucoup croyaient. On sait que depuis Polybe, règne à Rome comme ailleurs une conception quasi biologique de la vie des États : « Tous les États, quels qu’ils soient, doivent périr… » (VI, 57) : ils naissent, croissent, puis déclinent et meurent. La dégradation et le déclin sont la conséquence inéluctable de la réussite qui provoque l’inuidia ; ils sont aussi la conséquence de l’abandon des exempla maiorum. Ce sont là des idées qui hantent les esprits sous le Second Triumvirat. Dans les années 35-33la décadence de Rome paraît fatale et proche la fin de l’Urbs.
- 21 P. Grimal, Cicéron, Paris, Fayard, 1986, p. 275 ; Virgile ou la seconde naissance de Rome, Paris, A (...)
25Heureusement Octave est venu ; Actium a stoppé l’évolution fatale. L’espoir est de retour. Dès 42, Virgile avait amorcé une réorientation des esprits. Après 31, avec Horace et ses Odes romaines, a resurgi une vision optimiste des choses. Comme l’a bien souligné P. Grimal, ces Odes n’annoncent pas seulement, après Virgile, le retour de l’Âge d’or, elles sont aussi « une méditation lyrique sur le destin de Rome » ; elles montrent qu’on s’oriente alors vers une nouvelle conception du temps historique21. Grâce à Actium et à Auguste, Rome échappe désormais au cycle biologique de l’homme et de la nature – naissance, croissance, déclin et mort. Rome augustéenne est conçue et organisée pour être éternelle. À la conception polybienne dépassée se substitue la conception nouvelle du temps infini et heureux, du sueculum uureum, d’un ordre nouveau et éternel.
26À une condition toutefois, qu’Auguste proclame dans ses Res gestae que ses successeurs suivent l’idéal de gouvernement qui a été défini en janvier 27 avant J.-C. Idéal qu’exprime la série des quatre vertus cardinales que reconnaissaient au Prince le Sénat et le peuple romain et qui furent gravées sur le fameux bouclier d’or placé dans la curie uirtutis clementiueque iustitiue et pietatis causa (chap. 34). Blason du régime augustéen, le bouclier inscrit était aussi une leçon et un avertissement.
Notes
2 K. Fittschen, « Zur Datierung des Augustus-Roma Tempels in Ankara », Arch. Anzeiger, 1985, p. 309-315, qui défend une datation augustéenne contre H. Hanlein, ibid., 1981, p. 511-513, qui avançait la date de 15-16 après J.-C., en s’appuyant sur les évergésies du prêtre Pylaimenes.
3 Selon K. Tuchelt et F. Preisshofen, « Zur Identitatsfrage des Augustusternpels in Ankara », ibid., 1985, p. 317-322, qui penchent en faveur d’un temple d’une divinité locale favorisée par Auguste.
4 Z. Yavetz, « The Res Gestae and Augustus’ Public Image », in F. Millar et E. Segal, Caesar Augustus, Seven Aspects, Oxford, Clarendon Press, 1984.
5 Cf. L. Giuliano, Gioventù e istituzioni nella Roma antica. Condizione giovanile e processi di socializzazione, Rome, Tipografia Artistica Editrice, 1979, p. 145-156 sur la politique de la jeunesse à l’époque augustéenne. Pour une explication et une exploitation du texte des Res gestae, il n’était pas inutile d’en examiner le montage chronologique, ce qu’a fait récemment R. T. Ridley, « Res Gestae Diui Augusti : The problem of chronology », in Studi tardoantichi, II, 1986 (Hestiasis, Stud di tarda Antichità offerti a S. Calderone), p. 265-291.
6 J. Gagé, « De César à Auguste. Où en est le problème des origines du Principat ? À propos du César de M. J. Carcopino », RH, no 177, 1936, p. 3-66.
7 Outre J. Gagé, ibid., en particulier p. 44, voir H. Bellen, « Cicero und der Aufstieg Octavians », Gymnasium, no 92, 1985, p. 161-189 ; A. Oltramare, « La réaction cicéronienne et les débuts du Principat », REL, no 10, 1932, p. 58-90 ; P. Grenade, « Remarques sur la théorie cicéronienne du Principat », MEFR, no 57, 1940, p. 32.
8 Cf. déjà J. Gagé, ibid., p. 36 sq. Voir M. Hammond, « Hellenistic influences on the structure of the Augustan Principate », Mem. Amer. Acad. Rome, no 17, 1940, p. 1-25.
9 F. Coarelli, « Il Complesso pompeiano di Campo Marzio e la sua decorazione sculturea », RPAA, no 44, 1971-72, p. 99 sq. ; P. Gros, Architecture et société à Rome et en Italie centro-méridionale aux deux derniers siècles de la République, Latomus, no 156, 1978 ; G. Sauron, « Le complexe pompéien du Champ de Mars : nouveauté urbanistique à finalité idéologique », L’Urbs, espace urbain et histoire, Rome, École française de Rome, 1987, p. 457-473.
10 Voir les travaux d’A. Alfoldi, « Die Ausgestaltung des monarchischen Zeremoniells am römischen Kaiserhofe », Röm. Mitt., no 49, 1934, p. 1-118, et « Insignien und Tracht der römischen Kaiser », ibid., no 50, 1935, p. 1-158 ; rééd. sous le titre Die monarchische Repräsenration im römischen Kaiserreiche, Darmstadt, 1970.
11 Voir en particulier P. Gros, Aurea templa. Recherches sur l’architecture religieuse de Rome à l’époque d’Auguste, BEFAR, no 231, 1976.
12 Voir surtout P. Zanker, Augustus und die Macht der Bilder, Munich, Beck, 1987 et The Power of Images in the Age of Augustus, trad. angl. (avec quelques différences dans le texte), Ann Arbor, The University of Michigan, 1988 ; avec le c. r. d’A. Wallace-Hadrill, dans JRS, no 79, 1989, p. 157-164.
13 Cf. P. Zanker, Forum Augustum. Das Bildprogramm (Mon. Artis Ant. II), Tübingen s. d. [1970].
14 Voir H. Kahler, Die Augustusstatue von Prima Porta, Cologne, 1959 ; A. Alfoldi, « Zum Panzer – schmuck der Augustusstatue von Prima Porta », Röm. Mitt., no 52, 1937, p. 48 sq. ; E. Simon, « Zur Augustusstatue von Prima Porta », ibid., no 64, 1957, p. 46-68 ; R. Rebuffat, MEFR, no 73, 1961, p. 161- 228 ; R. Brilliant, Gesture and Rank in Roman Art, New Haven, Connecticut Academy, 1963, p. 66 sq.
15 Voir en dernier lieu G. Moretti, Ara Pacis Augustae, Rome, La Libreria del Stato, 1948 ; E. Simon, Ara Pacis Augustae (Mon. Artis Ant.), Tübingen, 1967 ; et surtout G. Sauron, « Le message symbolique des rinceaux de l’Ara Pacis Augustae », CRAI, no 1, 1982, p. 81 sq. ; « Le message esthétique des rinceaux de l’Ara Pacis Augustae ». RA, no 1, 1988, p. 3-40.
16 Après les belles découvertes de K. Büchner, « Solarium Augusti und Ara Pacis », Röm. Mitt., no 83, 1976, p. 319-365 = Die Sonnenuhr des Augustus, Mayence, 1982 ; « L’orologio solare di Augusta », Rendic. Pont. Acc. Arch., no 53-54, 1980-1982, p. 331-345 ; et de V. Jolivet, « Les cendres d’Auguste. Note sur la topographie monumentale du Champ de Mars septentrional ». Archeologia Laziale, no 9, 1988, p. 90-96, voir M. Le Glay, « L’idéologie solaire, les Pharaons, Auguste, Louis XIV », Archeologia, no 249, 1989, p. 56-66.
17 Voir en dernier lieu le bel article de L. Duret, « Néron-Phaéthon ou la témérité sublime ». REL, no 66, 1988, p. 139-155, en part. p. 152 sq.
18 Sur les représentations de la Gemma Augustea, voir C. Küthmann, Arch. Anz., no 65-66, 1950-1951, p. 89 sq. ; E. Will, Latomus, no 13, 1954, p. 597 sq ; H. Kahler. Die Gemma Augustea, Berlin, 1967 ; J. R. Fears. Princeps a diis electus. Rome 1977. p. 207 sq. (avec bibliographie). Voir E. L. Dwyer. « Augustus and the Capricorn » Röm. Mitt., 1973, p. 59-67, pour qui le Capricorne est le symbole de la victoire.
19 Voir les subtiles remarques de P. Le Roux, « L’État augustéen servi par la géographie (à propos du livre de C. Nicolet) », Annales. Économies, Sociétés, Civilisations, no 2, 1990, p. 423-432.
20 K. T. Erim, Aphrodisias City of Aphrodite, New York, Muller, Blond & White, 1986 ; R. R. Smith, « The imperial reliefs from the Sebasteion at Aphrodisias », JRS, no 77, 1987, p. 88-138 ; « Simulacra gentium : The ethne from the Sebasteion at Aphrodisias », JRS, no 78, 1988, p. 50-77 ; en dernier lieu Ch. Roueché et K. T. Erim (éd.), Aphrodisias Papers. Recent Work on Architecture and Sculpture, Journal of Roman Archaeology, Suppl. ser. no l, 1990. Sur les découvertes d’Aphrodisias, leur importance archéologique et historique, voir M. Le Glay, JRA, no 4, 1991, p. 1.
21 P. Grimal, Cicéron, Paris, Fayard, 1986, p. 275 ; Virgile ou la seconde naissance de Rome, Paris, Arthaud, 1985 ; « Virgile, artisan de l’Empire romain », CRAI, no 4, 1982, p. 748-760, repris dans Rome, la littérature et l’histoire, 2, Paris, 1986, p. 903-915 ; « Les Odes romaines d’Horace et les causes des guerres civiles », REL, no 53, 1976, p. 135-156, repris dans Rome… 1, p. 81-101 ; ibid., p. 843 sq., p. 911 sq., p. 1261 sq. Sur ce thème, voir M. Le Glay, Rome. Grandeur et déclin de la République, Paris, Perrin, 1990, p. 359 sq. et p. 383 sq.
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