Versión clásicaVersión móvil

L’Invention de l’autobiographie d’Hésiode à saint Augustin

 | 
Marie-Françoise Baslez
, 
Philippe Hoffmann
, 
Laurent Pernot

Avant-propos

Marie-Françoise Baslez, Philippe Hoffmann y Laurent Pernot

Texto completo

1Après Le Monde du roman grec, l’Équipe de recherche sur l’hellénisme postclassique de l’École normale supérieure a choisi, pour son deuxième colloque (14-16 juin 1990), de se pencher sur le thème de l’autobiographie dans l’Antiquité. Une grande distance sépare apparemment ces deux sujets, puisque le premier nous transportait dans l’univers de la fiction, tandis que l’autre nous convie à la recherche des vérités intimes. Mais telles sont les ruses de l’esprit, que l’imagination et le ψεῦδος tiennent une grande place dans les livres du « je », tout comme les romans reflétaient largement la réalité. C’est donc un peu la même recherche qui se poursuit, d’un volume à l’autre, en une enquête pluridisciplinaire sur les formes littéraires dans leur environnement matériel et moral.

2Ces deux formes, roman et autobiographie, ont en commun de n’être guère représentées dans la Grèce classique et de s’être constituées à partir de l’époque hellénistique et romaine. Elles ne devaient plus cesser, par la suite, de jouer un rôle dans la culture européenne ; et l’on connaît leur importance à l’époque moderne. Ainsi l’Antiquité dite tardive se révèle-t-elle créatrice de modernité. Roman et autobiographie offrent deux éléments de réflexion sur l’apport des sciences de l’Antiquité, et singulièrement de l’Antiquité postclassique, à la compréhension de la culture du monde moderne.

  • 1 G. Misch, Geschichte der Autobiographie, I : Das Altertum, 1 vol., Leipzig, Teubner, 1907 ; 2 vol., (...)

3La voie avait été tracée autrefois par le livre fondamental de Georg Misch1 qui, dès 1907, reconnut des esquisses autobiographiques non seulement dans la littérature classique, à travers les apologies ou les journaux de voyage, mais aussi dans les Res gestae d’Auguste ou les débris de diaires, de carnets de route et de mémoires personnels – périples, ὑπομνήματα, commentarii – que H. Peter et F. Jacoby avaient mis à la disposition des spécialistes. Les inscriptions, les épigrammes, les papyrus, les fragments entraient désormais dans leur champ d’investigation au même titre que les œuvres classiques. Et déjà certaines conclusions s’imposaient quant aux conditions d’écriture particulières à l’Antiquité, puisque le « moi » se diluait habituellement dans un « nous » dépersonnalisé et que l’autobiographie fonctionnait comme un récit plutôt que comme une introspection.

  • 2 A. Momigliano, The Development of Greek Biography, Cambridge (Mass.), Harvard University Press, 197 (...)

4Enfin Misch proposait un schéma explicatif d’ensemble en relevant l’importance des modèles orientaux dans l’élaboration du genre, suivi en cela par Arnaldo Momigliano2, l’auteur de Sagesses barbares.

  • 3 A. Sizoo, « Autobiographie », Reallexikon für Antike und Christentum, I, Stuttgart, Hiersemann, 195 (...)

5L’émergence de l’autobiographie paraît donc résulter de différentes traditions culturelles, aussi bien que de plusieurs genres littéraires, et l’enquête ne saurait éviter désormais le détour par Nicolas de Damas ou par Flavius Josèphe. C’est aussi que l’hellénisme postclassique est maintenant mieux connu et réévalué, que son contexte social et culturel est apprécié pour lui-même. Misch lui accordait moins d’importance, mais il est possible d’élargir la perspective – ce qui fut l’un des buts de ce colloque. Le matériel épigraphique, dont il avait perçu l’intérêt, a décuplé de volume et ouvre un champ de réflexion, plus vaste que Misch ne le supposait, sur les conditions dans lesquelles l’homme antique se raconte. Car dès la fin de l’époque classique, l’épigraphie officielle atteste que l’on fournissait des curriculum vitae détaillés et élogieux, tandis que l’épigraphie religieuse met en évidence l’émergence de l’individu, parallèlement aux plaidoyers et aux ὑπομνήματα que l’on considère habituellement comme les premières ébauches autobiographiques. De plus, les auteurs juifs et chrétiens sont maintenant mieux intégrés à l’évolution générale de la littérature et des mentalités, si bien que les Confessions d’Augustin n’apparaissent plus comme un monument isolé. On n’hésite plus à établir une filiation entre les Lettres de Platon et les Épîtres de saint Paul, ni à chercher dans les Discours sacrés d’Aelius Aristide un modèle à l’autobiographie conçue comme l’histoire d’une âme. Ainsi I’inventaire des formes autobiographiques inclut-il désormais, à côté des apologies, des mémoires et des confessions, les épigrammes, les inscriptions funéraires, votives ou honorifiques, les récits de conversions ou de crises intérieures3.

  • 4 Citons les mots mêmes de Ph. Lejeune, auxquels se réfèrent beaucoup d’auteurs du présent volume : « (...)

6 Si l’enquête méritait d’être reprise après Misch, c’est aussi parce que la définition même du genre autobiographique pose problème et suscite un débat toujours renouvelé. Qu’est-ce qu’une autobiographie, et à quelles conditions a-t-on le droit d’appliquer ce terme aux œuvres antiques ? Cette question fut au centre du colloque et, pour y répondre, tous les intervenants ont senti le besoin d’une définition stricte. En référence aux travaux de Philippe Lejeune, l’accord s’est fait sur deux critères principaux : le caractère de récit rétrospectif global, couvrant la totalité d’une vie, et l’identité postulée entre l’auteur, le narrateur et le protagoniste du récit4. Au ive siècle de notre ère, plusieurs œuvres remplissent ces conditions : celles de Libanios, Grégoire de Nazianze, Augustin.

  • 5 Voir G. Gusdorf, Lignes de vie, t. I : Les Écritures du moi ; t. II : Auto-bio-graphie, Paris, Odil (...)

7Ces œuvres majeures, dans lesquelles l’Antiquité finissante offre une forme déjà achevée du genre, prennent leur sens par rapport à un ensemble beaucoup plus vaste et divers, l’immense continent des « écritures du moi », formé de tous ces textes dont les auteurs, selon la formule de Georges Gusdorf, « ont entrepris, la plume à la main, de dire le sens de leur vie à leurs contemporains et à eux-mêmes »5. C’est pourquoi on suit ces « lignes de vie », non seulement dans les ouvrages à la lisière du genre, mais dans la silve des préfigurations, des esquisses et des contrefaçons. Et dès lors les autobiographies au sens strict ne font plus figure de curiosités isolées, mais elles apparaissent comme des formes de cristallisation, qui regroupent, transmuent et en même temps éclairent les tendances préexistantes. Si le dernier mot n’est certes pas encore dit sur cette alchimie du genre autobiographique, les jalons posés ici montrent déjà l’étendue des territoires conquis par le moi.

8Ce problème littéraire se relie à une vaste question anthropologique et philosophique qui en constitue comme l’horizon. Quelle est la signification – et même la réalité – de l’individu et de son ego aux yeux des Anciens ? L’autobiographie a pour condition implicite la valorisation d’une subjectivité particulière, et l’on constate que sa naissance a rencontré des obstacles et des freins.

  • 6 Ce thème, qui est au cœur de l’expérience spirituelle de l’Antiquité, a été analysé par Pierre Hado (...)

9 À bien des égards, de grandes zones de la pensée antique semblent en effet marquées par une réticence à l’égard du particulier. D’un point de vue philosophique, la réalité singulière n’est pour certains que déficience au regard du paradigme universel, et c’est un malheur pour l’homme que d’être un individu : tout son effort doit tendre à coïncider avec un Universel6, comme la Raison divine des stoïciens. L’écriture du moi pourrait donc s’être heurtée à cet obstacle chez de grands esprits : si le moi ne peut être, en son essence, exemplaire, pourquoi en écrire l’histoire ? À supposer, en outre, qu’il fût intéressant de se raconter, fallait-il publier le texte autobiographique ? Publié, n’était-il pas menacé à terme de disparaître (ainsi s’expliquerait la perte de nombre d’œuvres) ? Plus profondément, il ne faut pas oublier que pour les πεπαPδευμένοP de tradition classique, l’introspection tendait très souvent à prendre la forme de la conversion vers un soi, en direction d’une transcendance, bien plus que vers la riche singularité d’un moi engagé dans une histoire : l’âme est une réalité dont on parle à la troisième personne, et, dix siècles après Platon, les néoplatoniciens Proclus et Damascius discuteront encore avec un extrême raffinement le sens de l’expression « se connaître soi-même ». Il n’y a pas, dans un tel univers, de métaphysique de la subjectivité.

10En outre, le rapport de l’individu au groupe – religieux, social, intellectuel, politique – a changé. Notre concept moderne de l’autobiographie fait à l’homme privé une place, non certes exclusive, mais importante, sinon essentielle. Le moi intime, ses amours, ses souffrances, sa sensibilité aux aspects passagers et éphémères des choses du monde, voilà ce que nous nous attendons à trouver dans une autobiographie moderne. Or, dans le monde antique, la frontière de la vie privée est d’une définition délicate. Le moi tend à se résoudre dans la personne publique, le πολPτPκὸν ζῷον absorbe la substance du sujet. Et il faut alors une expérience exceptionnelle, une passion, une révolte contre l’injustice subie, ou des souffrances physiques, pour éveiller, parfois au plus près du corps, l’affirmation, et le récit, du moi individuel.

Notas

1 G. Misch, Geschichte der Autobiographie, I : Das Altertum, 1 vol., Leipzig, Teubner, 1907 ; 2 vol., Francfort, Schulte-Bulmke, 3e éd., 1949-1950.

2 A. Momigliano, The Development of Greek Biography, Cambridge (Mass.), Harvard University Press, 1971 ; trad. fr. E. Oudot, La Naissance de la biographie en Grèce ancienne, Strasbourg, Circé, 1991. Voir aussi A. Momigliano, « Marcel Mauss and the quest for the person in Greek biography and autobiography », in M. Carrithers, S. Collins et S. Luke (éd.), The Category of the Person, Cambridge, Cambridge University Press, 1985, p. 83-92.

3 A. Sizoo, « Autobiographie », Reallexikon für Antike und Christentum, I, Stuttgart, Hiersemann, 1950, col. 1050-1055.

4 Citons les mots mêmes de Ph. Lejeune, auxquels se réfèrent beaucoup d’auteurs du présent volume : « DÉFINITION : récit rétrospectif en prose qu’une personne réelle fait de sa propre existence, lorsqu’elle met l’accent sur sa vie individuelle, en particulier sur l’histoire de sa personnalité », Le Pacte autobiographique (Paris, Le Seuil, 1975), p. 14. Voir aussi, du même auteur, Je est un autre. L’autobiographie, de la littérature aux médias (Paris, Le Seuil, 1980) ; Moi aussi (Paris, Le Seuil, 1986). Philippe Lejeune a bien voulu présider l’une des séances de ce colloque : qu’il en soit chaleureusement remercié.

5 Voir G. Gusdorf, Lignes de vie, t. I : Les Écritures du moi ; t. II : Auto-bio-graphie, Paris, Odile Jacob, 1991, 2 vol. (vol. 1, p. 57, pour la formule citée ici).

6 Ce thème, qui est au cœur de l’expérience spirituelle de l’Antiquité, a été analysé par Pierre Hadot, dans son livre Exercices spirituels et philosophie antique, Paris, Albin Michel, 2e éd., 1987, notamment p. 37-47.

Salvo indicación contraria, el texto y otros elementos (ilustraciones, archivos adicionales importados) se puede utilizar bajo licencia OpenEdition Books License.

Comprar

Volumen papel

decitre.fr
Buscar en OpenEdition Search

Se le redirigirá a OpenEdition Search