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Écrire l’histoire avec des « si »

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Florian Besson
, 
Jan Synowiecki

Seconde partie. Voies

Le tropisme de Christophe Colomb

Pierre Lavielle

Texte intégral

1Christophe Colomb est considéré aux États-Unis comme « le premier Américain » : on lui consacre un jour férié, le Columbus Day, qui commémore son arrivée dans le Nouveau Monde le 12 octobre 1492. Il occupe ainsi une place privilégiée parmi les grands hommes à l’origine de l’identité américaine, mais aussi plus largement parmi les personnages qui ont marqué un tournant radical dans l’histoire mondiale. Sans Colomb, notre monde serait sans doute très différent : il n’est donc pas étonnant que les romans uchroniques se soient intéressés de près à lui, afin de concevoir des versions alternatives de la découverte de l’Amérique. Colomb apparaît comme un tropisme, un turning point fructueux auquel l’uchronie revient sans cesse, car la moindre variation imaginable dans ses actions aurait eu des répercussions historiques à l’échelle mondiale.

2Nous nous intéresserons ici à quatre de ces romans uchroniques centrés sur la figure du célèbre navigateur : The Redemption of Christopher Columbus [La Rédemption de Christophe Colomb] d’Orson Scott Card (1995), The Years of Rice and Salt [Chroniques des années noires] de Kim Stanley Robinson (2002), ainsi que The Gate of Worlds [La Porte des mondes] et Roma eterna [Roma aeterna] de Robert Silverberg (1962 et 2003). Nous étudierons également le treizième tome de la série de bandes dessinées Jour J : Colomb Pacha, scénarisé par Jean-Pierre Pécau et Fred Duval et dessiné par Emem (2013). Présentons brièvement ces cinq œuvres avant d’entamer notre étude.

  • 1 « Colomb est bel et bien l’un des pivots de l’histoire, et [en] contrecarrant ses projets on ouvre (...)

3L’action de La Rédemption de Christophe Colomb se situe au xxiiie siècle. Une équipe de l’Observatoire du Temps, une institution universitaire chargée d’observer directement les siècles passés grâce à un appareil nommé « chronoscope », est chargée de mettre en œuvre le « Projet Colomb » : modifier le passé en agissant sur Christophe Colomb, considéré comme le point de départ des désastres majeurs de notre histoire1. En observant l’existence de Colomb, les chercheurs découvrent que notre histoire est déjà le fruit d’une manipulation opérée par un futur alternatif, qui a envoyé le navigateur vers l’ouest afin d’empêcher une uchronie terrifiante : l’invasion de l’Europe et du monde entier par les Tlaxcaltèques, une redoutable civilisation guerrière d’Amérique centrale. Le Projet Colomb consacre dès lors toutes ses forces à créer une nouvelle uchronie moins désastreuse : trois « messagers » sont envoyés à l’époque de Colomb pour unifier l’Amérique centrale en un seul empire et y répandre le christianisme avant l’arrivée des Espagnols.

4 Chroniques des années noires est un roman entièrement uchronique, qui embrasse l’histoire mondiale sur une période de sept cents ans. Après la disparition de l’Europe chrétienne, engloutie par la peste au xive siècle, l’Islam et la Chine se battent pour la suprématie planétaire. Le livre III du roman relate la découverte involontaire de l’Amérique, au xviie siècle, par une expédition chinoise menée par l’amiral Kheim. Celui-ci aborde tout d’abord en Amérique du Nord chez les pacifiques Indiens Miwoks, mais il est contraint de partir lorsque ces derniers sont décimés par la variole, transmise par ses hommes. Il explore ensuite l’Amérique du Sud et combat des Incas adeptes des sacrifices humains, avant de rentrer en Chine, désabusé.

5Dans l’uchronie de Roma aeterna, l’Empire romain a survécu au christianisme et aux invasions barbares. Au début du xiie siècle, l’empereur Saturninus lance une expédition militaire dans le but de coloniser le Mexique. Le narrateur, Titus Livius Drusus, y participe en tant qu’officier auxiliaire. Arrivés au Yucatán, les Romains se heurtent à un empire maya belliqueux, dirigé par le roi scandinave Olaus Danus, qui anéantit leurs troupes. Titus revient faire son rapport à l’empereur, qui envisage pourtant de lancer une nouvelle attaque.

6 La Porte des mondes se situe dans une uchronie où la Peste noire a quasiment anéanti l’Europe. Passée sous domination turque, cette dernière n’a découvert le nouveau continent, ici nommé Hespérides, qu’en 1585 : la colonisation n’a donc pas eu lieu et l’empire aztèque est resté très puissant.

7Enfin, la bande dessinée Colomb Pacha imagine ce qui se serait passé si Christophe Colomb s’était converti à l’islam et avait été financé par le calife de Cordoue, suite à l’échec de la Reconquista. Le navigateur découvre l’Amérique en 1492 avec un équipage musulman et un marchand juif nommé Cohen. Après avoir combattu des guerriers vikings qui ont déjà colonisé le pays, il est tué par des Indiens. Alors que Cohen choisit de vivre parmi eux, le second de Colomb décide de rentrer en Europe.

8Tout en mettant en scène Christophe Colomb sous des jours et des avatars très divers, nos cinq œuvres lui accordent toujours une importance capitale dans la construction de leur scénario uchronique. Nous pouvons à présent poser le problème qui sera au centre de notre étude : pourquoi la figure de Christophe Colomb occupe-t-elle une place centrale dans ces uchronies et quels sont les enjeux des histoires alternatives créées à partir de lui ?

Enjeux romanesques du personnage de Colomb

9L’exploration de la psychologie de Colomb (ou de ses substituts) dans des contextes uchroniques peut permettre d’expliquer son geste apparemment fou : pourquoi ce navigateur, fils d’un modeste tisserand génois, s’est-il lancé à travers un océan réputé infranchissable pour rejoindre un continent inconnu ? Les romans uchroniques que nous allons étudier proposent deux explications divergentes, dont on analysera les implications romanesques.

  • 2 Voir D. Crouzet, Christophe Colomb : héraut de l’Apocalypse, Paris, Payot, 2006.
  • 3 O. S. Card, La Rédemption de Christophe Colomb, p. 378.

10Colomb apparaît tout d’abord comme un grand homme porteur d’une mission. La Rédemption de Christophe Colomb met ainsi en lumière les motivations qui ont poussé Colomb vers l’ouest, par le biais d’un récit biographique explorant les moments fondateurs de son existence. Désireux d’obtenir une forme de revanche sociale sur les aristocrates génois qui ont humilié son père, le navigateur est également animé par une foi profonde : il fait vœu de croisade pour libérer Constantinople, jusqu’à ce qu’une apparition « divine » (en réalité une projection holographique envoyée par un futur alternatif) le persuade de partir vers l’ouest afin d’évangéliser un nouveau continent, qu’il croit être l’Asie. Convaincu d’être chargé d’une mission divine, porteur d’une idéologie de croisade2, il emporte par son ardeur le soutien des Rois Catholiques. Orson Scott Card souligne d’ailleurs le charisme remarquable de Colomb lorsque celui-ci rencontre la jeune Diko, l’une des envoyés du futur : « Elle ne concevait pas l’énergie qui émanait de cet homme [...] Dans toutes les circonstances, le temps aidant, force restait toujours à Colomb3. » Dans Roma aeterna, Titus apparaît comme un Colomb romain. Décidé à conquérir le Mexique au nom de l’empereur, il défend l’idéologie officielle de l’Empire : la mission universelle de Rome, vouée à gouverner le monde. C’est l’ambition du dominium mundi, transposée à un autre continent.

11Colomb Pacha nous donne à voir un Colomb beaucoup plus rationnel, dont la mission revêt un intérêt avant tout commercial. Versé dans la science cartographique de son temps, convaincu de pouvoir atteindre la Chine, il n’a rien d’un mystique : il a abjuré le christianisme par pur opportunisme afin d’obtenir ses navires des autorités cordouanes.

12Mais Colomb peut aussi être présenté comme un découvreur involontaire. C’est le cas dans Chroniques des années noires, où Kheim est mandaté par l’empereur de Chine pour établir une base militaire au Japon, mais est entraîné par des courants jusqu’aux côtes de l’Amérique, qu’il nomme Yinghzou (« Continents océaniques »). Déconcerté par l’ampleur de sa découverte, sans projet d’exploration préalable, il n’en mène pas moins une reconnaissance du nouveau continent et tente de comprendre ses habitants. Dans La Porte des mondes, Colomb se voit remplacé par un navigateur portugais, Diogo Lobo, qui découvre l’Amérique par hasard en 1585, en tentant de contourner l’Afrique. Mais sa découverte avorte : il est repoussé par un empire aztèque puissant et hostile. Ce Colomb sans envergure, symbole d’une Europe affaiblie, dessine en creux un portrait laudatif du « vrai Colomb » : pour découvrir l’Amérique de façon efficace, l’Europe avait besoin d’un grand homme, d’un héros.

13Ces œuvres uchroniques s’accordent à donner à Colomb une certaine grandeur, même lorsqu’il est absent, à valoriser la noblesse de ses motivations à défaut des résultats de son entreprise. Cependant, l’étude de sa psychologie n’est pas leur objet principal : les implications géopolitiques de sa découverte offrent en effet à l’uchronie un terrain autrement fécond.

Modification des implications géopolitiques de la découverte de l’Amérique

14Dans l’histoire réelle, Colomb a permis à l’Europe de coloniser l’Amérique ; cependant, l’uchronie modifie ce rapport de force géopolitique entre les deux continents, et ce à divers degrés.

  • 4 Le narrateur l’a bien compris, qui est sur le point de dire à son souverain : « La chose est tout s (...)

15Les auteurs se plaisent tout d’abord à faire varier ce rapport de force. L’uchronie offerte par Colomb Pacha nous semble assez proche de l’histoire réelle : l’Europe chrétienne reste puissante face à l’Islam, même si celui-ci a mis en échec les Rois Catholiques, et la domination technologique des Occidentaux sur les Indiens demeure totale (grâce aux armes à feu), rendant probable la perspective d’une colonisation future, significativement annoncée à la fin de l’œuvre. Dans Roma aeterna, les expéditions vikings vers le Nouveau Monde font l’objet d’un développement uchronique audacieux : Olaus Danus a quitté la colonie viking de Terre-Neuve et conquis l’empire maya, avant de repousser l’invasion romaine. L’Amérique, trop lointaine et exotique, met en échec les ambitions expansionnistes de Rome. Seule la folie de l’empereur Saturninus le pousse à envoyer de nouvelles expéditions, qui affaibliront son empire et provoqueront une grave crise politique4. Enfin, Kheim, Colomb chinois, symbolise une Chine qui n’a pas rompu avec le dynamisme des explorations de Zheng He et remplace l’Europe dans son rôle de puissance colonisatrice. L’uchronie développe cette analogie avec l’histoire réelle : comme l’Europe, la Chine est prête à s’emparer du Nouveau Monde avec une supériorité technologique et bactériologique écrasante, les marins de Kheim apportant avec eux les armes à feu et la variole.

  • 5 L’idée selon laquelle le choc bactériologique fut tout aussi déterminant dans le processus de la co (...)

16Les uchronies peuvent aussi radicalement inverser le rapport de force. Dans La Porte des mondes, la Turquie et le Mexique ont acquis le rang de superpuissances et devancent largement l’Europe : sans colonisation, le rapport de force entre l’Europe et l’Amérique s’est inversé. Cette lecture apparaît fort peu satisfaisante : elle laisse en effet complètement de côté le choc bactériologique, ce qui n’a rien d’un hasard puisque le roman a été publié en 1967, avant les travaux de l’École de Berkeley, qui ont fait prendre la juste mesure de ce choc5. Une telle erreur méthodologique présente l’intérêt de montrer combien l’uchronie reflète l’état des connaissances et des interprétations historiques d’une époque donnée. La première uchronie proposée par Orson Scott Card, qui s’appuie pour sa part sur une solide documentation, bouleverse également la situation géopolitique : si Colomb avait mené une croisade vers Constantinople au lieu de partir vers l’ouest, l’Amérique tlaxcaltèque aurait conquis une Europe affaiblie, à l’aide d’une technologie avancée et d’une organisation politique efficace et meurtrière. La seconde uchronie élaborée par le Projet Colomb, plus nuancée, recherche un équilibre des forces entre les deux continents. Les envoyés du futur travaillent à la consolidation politique, militaire et sanitaire de l’Amérique centrale, afin de la placer dans un rapport d’égalité avec l’Europe : unifiée en un seul « Empire caraïbien » par un mariage royal, dotée d’une technologie militaire dissuasive, immunisée contre les maladies européennes par un « virus curatif » mis au point par le Projet Colomb, elle conclut une alliance avec l’Espagne de la reine Jeanne. Une ère de coexistence pacifique peut alors s’ouvrir.

17Colomb joue donc un rôle clé dans ces uchronies : son ambition et son charisme font de lui un acteur politique crucial. Et crucial, il l’est à plus d’un titre, puisqu’il incarne la rencontre entre deux mondes que tout oppose, entre deux cultures prêtes à se découvrir mutuellement ou au contraire à entrer en conflit ouvert.

Le conflit des cultures entre l’Ancien Monde et le Nouveau

  • 6 Il est à cet égard très révélateur qu’O. S. Card déclare à la fin de cet ouvrage avoir écrit ce rom (...)

18La découverte de l’Amérique symbolise la rencontre par excellence avec l’altérité culturelle6. Aux yeux de Colomb, représentant de l’Occident chrétien, les cultures d’Amérique centrale ne pouvaient en effet qu’apparaître barbares et inhumaines. On le perçoit bien à la lecture de ces cinq œuvres uchroniques.

19L’altérité est souvent incomprise. Titus nie l’humanité des Mayas, radicalement étrangers aux valeurs romaines. Malgré la grandeur de leur civilisation, aucun rapprochement n’est possible : seule une guerre « coloniale » est envisageable. Dans La Porte des mondes, la culture aztèque demeure largement étrangère à l’Europe, même au xxe siècle. Robert Silverberg suppose en effet, avec une certaine naïveté, que l’impérialisme culturel européen a survécu à l’effondrement politique du Vieux Continent : Shakespeare, qui existe toujours dans cette uchronie, est lu et admiré par les Aztèques pour ses pièces écrites en turc, dans lesquelles Richard III est remplacé par Soliman le Magnifique !

20Certaines versions plus optimistes insistent au contraire sur les possibilités de contact. Dans Colomb Pacha, Colomb reconnaît la valeur guerrière des Indiens, et Cohen accepte de considérer leur tribu comme une communauté humaine digne de ce nom. Kheim, émerveillé par le pays sauvage des Miwoks, couvert de forêts et foisonnant d’animaux, remet en question son idéologie anthropocentriste et éprouve une certaine empathie pour la culture indienne, plus respectueuse de la nature. Toutefois, les pratiques sacrificielles des Incas réveillent le conflit culturel car elles représentent l’étrangeté radicale, monstrueuse, inacceptable pour un homme du Vieux Monde : en représailles, Kheim massacre sans pitié les chefs incas. Rappelons que cette dichotomie entre Indiens « vertueux » du Nord et Indiens « sanguinaires » du Sud constitue un cliché persistant chez les auteurs américains. Dans la première uchronie de La Rédemption de Christophe Colomb, la culture tlaxcaltèque, fondée sur les sacrifices humains, est imposée au monde entier et anéantit les cultures nationales. Dans notre histoire, une incompréhension radicale s’installe entre Europe chrétienne et Amérique « païenne », rendant possible l’instauration de l’esclavage sous couvert d’évangélisation. Colomb, suivant les conceptions de son temps, est convaincu que les Indiens n’ont pas d’âme. Pour le délivrer de ce préjugé, les envoyés du futur influencent les cultures d’Amérique centrale afin de les rendre acceptables aux yeux des Européens : les Indiens abandonnent les sacrifices humains et se convertissent à un proto-christianisme adapté à leurs croyances. Colomb les reconnaît comme des chrétiens et des êtres humains à part entière, leur évitant d’être asservis et assimilés. Chaque culture respecte ainsi la dignité de l’autre, même si c’est au prix d’une acculturation des Indiens, laquelle pose question.

21En reproduisant le conflit culturel ou en jetant des passerelles entre les continents, les auteurs de notre corpus (américains pour la plupart) tentent de conjurer le traumatisme collectif d’une civilisation construite sur les cadavres des Indiens et s’interrogent sur le poids de l’héritage européen dans la construction de leur identité. Certains poursuivent cette démarche sur un plan plus global et réfléchissent, à partir de la figure de Colomb, aux implications d’une histoire dont le cours n’aurait rien de figé.

La figure de Colomb, pivot d’une réflexion sur la causalité historique

22Turning point idéal pour l’uchronie, le personnage de Christophe Colomb permet au genre uchronique d’initier une réflexion sur la causalité historique. Si cette causalité n’est pas inéluctable, les scénarios uchroniques qui divergent radicalement de la découverte « réelle » de l’Amérique ne peuvent-ils prétendre à une certaine légitimité historique ?

  • 7 K. S. Robinson, Chroniques des années noires, p. 312.

23Le roman peut être l’occasion de remettre en question la fatalité. Avec Kheim, Robinson a créé un Colomb mélancolique, rongé par le remords de sa découverte, porteuse de destruction. À son insu, le navigateur chinois s’est comporté en instrument de la conquête de l’Amérique par l’Empire du Milieu : il semble dès lors s’inscrire dans une conception de l’histoire dirigée par la fatalité, où les puissances politiques priment sur les actions vertueuses de l’individu. « Lorsqu’une grande mer est traversée, ce n’est le fait de personne7 », déclare Kheim à l’empereur. Mais ce schéma pessimiste ne s’applique pas au roman tout entier. Dans le livre V, le Japonais Busho modifie l’histoire volontairement, en préservant la liberté des Indiens Hodenosaunees (fondateurs de la Ligue iroquoise) face aux envahisseurs chinois. La causalité historique ne présente donc pas de caractère absolu mais peut être modifiée par l’action individuelle – dans l’uchronie et, par analogie, dans l’histoire réelle. Kheim représente un jalon, encore imparfait, dans cette patiente conquête de la liberté humaine.

  • 8 O. S. Card, La Rédemption de Christophe Colomb, p. 250.

24Au sein de l’uchronie, une réflexion éthique poignante peut également voir le jour. Dans La Rédemption de Christophe Colomb, l’histoire uchronique ne prend pas pour cadre un univers parallèle ou hypothétique : elle se développe dans le même espace-temps que l’histoire « réelle » et la remplace. Tandis que l’humanité du xxiie siècle est condamnée à l’extinction faute de ressources alimentaires, le Projet Colomb se heurte au problème déchirant de la mémoire. Une fois le passé modifié, toute histoire postérieure disparaît en effet comme si elle n’avait jamais existé : avons-nous le droit d’effacer les vies des morts en même temps que nos propres vies ? « Comment faire voter les morts ? », se demande Diko8, avant d’apporter un début de réponse : tout comme l’uchronie « tlaxcaltèque » s’est sacrifiée pour créer notre histoire, celle-ci s’effacera à son tour pour engendrer une histoire plus juste. Chez Card, l’uchronie se présente donc comme un choix éthique : celui de fonder une nouvelle causalité à rebours du continuum espace-temps, afin d’améliorer l’histoire humaine dans son ensemble. Elle confère ainsi au message humaniste du romancier une puissance inégalée et porte haut les valeurs qu’il défend avec ardeur dans le reste de son œuvre, à travers ses sagas Les Chroniques d’Alvin le Faiseur et Le Cycle d’Ender : la rencontre entre les cultures, le dépassement de la peur et de la haine par la compréhension et l’amour, ainsi que l’enrichissement mutuel qui en résulte, porteur de progrès pour l’humanité tout entière.

Conclusion

25Notre corpus permet ainsi de dégager quelques constantes particulièrement intéressantes.

26Notons que, dans tous les romans, la découverte de l’Amérique constitue une rupture brutale qui très souvent précipite le décollage économique du colonisateur et la fin rapide des civilisations autochtones : un scénario commun, analogue au déroulement de l’histoire réelle et visiblement considéré comme inévitable par les auteurs, qui forme le point de départ des histoires hypothétiques.

27Remarquons ensuite qu’aucun auteur n’envisage un passé uchronique où l’Amérique n’aurait pas été découverte : elle l’est toujours, et qui plus est à peu près dans la même période (entre le xiie et le xviie siècle), ce qui est peu original. Nous ne pouvons qu’imaginer une uchronie qui nous montrerait l’Amérique découverte par les Phéniciens, ou au contraire de façon très tardive. Ainsi, alors même que l’uchronie remet en jeu l’histoire, elle n’en réintroduit pas moins une fatalité : l’Amérique ne pouvait pas ne pas être découverte. C’est là une des problématiques majeures que nous avons rencontrées lors du séminaire à l’origine de ce livre, et l’une des grandes apories de l’uchronie, depuis Charles Renouvier : la divergence n’induit pas nécessairement de rupture constitutive du cours de l’histoire – alors même qu’elle prétend en modifier l’orientation – et n’empêche pas la continuation d’une même histoire. Ce sont plutôt les échelles de temps qui semblent jouer le rôle de bifurcation, l’histoire prenant quelques siècles d’« avance » ou de « retard ».

28Enfin, la découverte de l’Amérique constitue pour nos auteurs l’occasion de rejouer ce qui est à la fois la geste fondatrice et le péché originel des États-Unis, à savoir le massacre des indigènes et l’élimination systématique de leur culture. On sent, chez Card mais aussi avec Kheim, un regret très fort, une nostalgie très vivace : à cet égard, les uchronies ne déroulent pas seulement ce qui aurait pu se passer mais ce qui aurait dû se passer. Ce qui est en jeu, à travers la figure de Colomb, c’est le rapport de l’Amérique à son passé et à son identité, autrement dit à sa mémoire. Dans cette perspective, le choix du titre La Rédemption de Christophe Colomb, avec ses connotations religieuses, prend tout son sens : en s’ouvrant à l’altérité des Indiens, le Colomb d’Orson Scott Card a racheté ses crimes en même temps que ceux d’une nation tout entière.

Notes

1 « Colomb est bel et bien l’un des pivots de l’histoire, et [en] contrecarrant ses projets on ouvre a voie à un nouvel avenir pour l’humanité. » (O. S. Card, La Rédemption de Christophe Colomb, p. 273)

2 Voir D. Crouzet, Christophe Colomb : héraut de l’Apocalypse, Paris, Payot, 2006.

3 O. S. Card, La Rédemption de Christophe Colomb, p. 378.

4 Le narrateur l’a bien compris, qui est sur le point de dire à son souverain : « La chose est tout simplement impossible à réaliser, César. Nous n’y arriverons jamais... » (R. Silverberg, Roma aeterna, p. 197).

5 L’idée selon laquelle le choc bactériologique fut tout aussi déterminant dans le processus de la colonisation que les autres facteurs (voire davantage) est solidement ancrée dans l’historiographie depuis les années 1990, avec notamment les travaux de D. N. Cook, Born to Die : Disease and New World Conquest, 1492-1650, Cambridge, Cambridge University Press, 1998. Plus directement, dans L’Aigle et le Dragon. Démesure européenne et mondialisation au xvie siècle, Paris, Fayard, 2012, S. Gruzinski – sans recourir à l’uchronie ! – rappelle que la Chine, de par ses contacts séculaires avec le monde musulman entre autres, avait développé des défenses immunitaires très efficaces, bien davantage que les Mexicains. On pourrait également voir dans le livre III du roman de K. S. Robinson des références aux courants de l’histoire connectée et de la géohistoire.

6 Il est à cet égard très révélateur qu’O. S. Card déclare à la fin de cet ouvrage avoir écrit ce roman après avoir lu T. Todorov, La Conquête de l’Amérique : la question de l’Autre, Paris, Le Seuil, 1982. Cet ouvrage a eu une grande influence sur l’histoire globale, nourrissant notamment les débats sur la commensurabilité des cultures : on lira S. Subrahmanyam, « Par-delà l’incommensurabilité : pour une histoire connectée des empires aux temps modernes », Revue d’histoire moderne et contemporaine, 54, no 5, 2007, p. 34-53.

7 K. S. Robinson, Chroniques des années noires, p. 312.

8 O. S. Card, La Rédemption de Christophe Colomb, p. 250.

Auteur

Ancien étudiant normalien de l’ENS Ulm et agrégé de lettres modernes.

© Éditions Rue d’Ulm, 2015

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